Présentation d’Olivier Douville au discours prononcé par le citoyen Chaumette

Présentation du discours prononcé le Décadi 30 pluviôse, l’an II de la République [1], par le citoyen Chaumette au nom de la Commune de Paris, à la fête célébrée à Paris, en réjouissance de l’abolition de l’esclavage (Lien vers le discours de Chaumette )

Par Olivier Douville

“ Généralement parlant, des idées en ne peuvent rien mener à bonne fin. Pour mener à bonne fin des idées, il faut des hommes qui mettent en jeu une force pratique ”

Karl Marx (La Sainte Famille)

“ Si, d’après ces principes solennellement proclamés dans toute l’Europe, les Nègres de vos îles, hommes comme nous, ont un droit incontestable à la liberté,

d’où vient que cette assemblée n’a point encore détruit les rapports de maître et d’esclave dans toute l’étendue de l’empire français ? ”

Mirabeau (Les bières flottantes des négriers)

Le texte que j’ai l’honneur de préfacer pour Les cahiers des anneaux de la mémoire est à considérer comme un document quasiment inconnu, que, pour, ma part, je n’ai pas vu à ce jour cité ou commenté.

L’amateur d’incunables, qui n’a d’enchantement qu’à rechercher le rare et qui se mêle, périodiquement, de re-découvrir et d’exhumer pourrait ici trouver son contentement.

S’il y a toujours un peu de ce plaisir à diffuser une curiosité et à la recevoir, je prie le lecteur de situer autrement la raison de cette réédition. La valeur de symptôme de la belle péroraison de Chaumette est ici le plus important critère qui puisse retenir l’attention des historiens. C’est ainsi : malgré tout l’humanisme dont ce discours est empli à ras bord, il règne aussi dans son emphase et son lyrisme, dans sa construction que révèle sa chute, du calcul politique.

Et la situation générale de la politique coloniale de la France révolutionnaire s’en trouve un peu plus éclairée. Nous aurions même l’audace de penser qu’un tel discours, même re-situé dans le contexte qui est le sien, annonce les ambiguïtés qui accompagnèrent le seconde abolition de l’esclavage, plus connue, celle de 1848.

Décidée lors de la Terreur, l’abolition de 1794 est une mesure d’une valeur humaine et symbolique décisive. Et elle a été inspirée par des motifs auxquels on se doit d’être toujours attaché. La mise en jeu du principe de la souveraineté du peuple, la participation décidée des esclaves libérés à la démocratie, état dans lequel selon l’expression de Robespierre “ on est citoyen et membre du souverain ” [2], sont des étapes décisives de la mise en place du principe de souveraineté démocratique. Sans l’abolition de l’esclavage, la notion même de liberté universelle était vidée de tout sens. Avec et par l’abolition, un sujet de l’histoire, neuf, cohérent, symbolique, voit le jour. La naissance du sujet libre réclamait donc comme condition cette abolition. Par cette mesure, l’esprit de l’universalité devenait un principe effectif. Ce vote est un acte qui arrache une certitude de principe à l’angoisse et à la Terreur. Lors du débat, le rapport de Dufay qui précéda le vote est pris dans une inspiration époustouflante. Ni le lyrisme de Dufay, ni même celui dont Chaumette fera preuve dans son Discours, e sont là de simples conséquences d’une habileté oratoire pourtant incontestable. Il s’y trahit quelque chose. Quelque chose de plus et d’inusité. Un hapax. Ces discours flambent de l’éclat que confère le surgissement d’un nouveau –ici un nouveau lien social à fraternité maximale. Leur ton comme leurs projets disent au mieux ce moment où la conscience se révèle être l’exacte contemporaine des bouleversements symboliques que génère la radicalisation d’un principe souverain lorsqu’il est réalisé dans l’empan historique d’un hic et nunc sans précédents. Et la conscience s’en grise. Revenons à l’apostrophe de Dufay “ Vous pouvez, citoyens législateurs, vous préparer des souvenirs consolateurs… en faisant un grand acte de justice… Créez une seconde fois un nouveau Monde ”[3].

Pour autant, l’esprit critique, soucieux d’éviter de tomber dans les commodités et les pièges de reconstruction et des procès à rebours, ressent toutefois une surprise, puis une gêne. La date de ce décret peut lui sembler tardive ; et, il faut le reconnaître : elle est tardive. La révolution aurait-elle tardé à concrétiser les espoirs qu’elle avait fait naître ? Ce retard passerait d’autant plus facilement inaperçu que le lien entre cette mesure et l’histoire de la France révolutionnaire et de ses possessions coloniales serait ignoré. Et il faut alors proposer et tenir une hypothèse : loin de n’être que l’effet d’une diffusion progressive, dans les consciences et dans les mœurs des colonies, dans l’esprit des colons et des marchands, des principes humanistes et rationnels qui donnèrent à la révolution sa consistance idéologique, cette loi d’abolition a été arrachée à la Convention en raison des menaces ennemies (les convoitises anglaises) et des importants mouvements d’émeutes et de révoltes des esclaves. De telles menaces et de tels mouvements avaient déjà amené en 1793 les commissaires de la République, Sonthonax et Polverel, craignant de voir passer à l’ennemi les propriétés de Saint-Domingue, à décréter une première émancipation des esclaves[4], dans le calculateur espoir, il est vrai, que cette mesure fournirait des recrues supplémentaires aux troupes françaises engagées dans la défense du territoire national.

Examinons, maintenant, le discours de Chaumette ;

Qui est son auteur, qui est Chaumette ?

Pierre Gaspard dit Anaxagoras Chaumette est né à Nevers, le 24 mai 1763, il finira guillotiné à Paris, Place de la Concorde, le 13 avril 1794. D’origine populaire, il connaît une jeune vie mouvementée. Engagé comme mousse à 13 ans, il suit des leçons d’anatomie de 1782 à 1786 à l’Hôtel-Dieu de Nevers, puis accompagne le médecin anglais Thuck. En 1790, à près de 18 ans, il arrive à Paris, et devient rapidement un des meneurs du Club des Cordeliers. Il donne alors l’impression d’inspecter avec virulence tout ce que l’Ancien Régime peut encore conserver, afin de le mettre à bas. Au Club, il propose en vain la suppression de la royauté, le 22 juin 1791 -juste après que la fuite du Roi et de sa famille a été stoppée à Varennes. Le 12 juillet de cette même année, son Appel à la nation rédigé et lu par lui au Club des Cordeliers jouit d’un succès plus net. L’homme est un orateur captivant, puissant, habile au plus haut point dans le maniement du pathétique.

La manière qu’il a d’être toujours proche des éléments radicaux qui tenaient les rues de Paris fait qu’on fait appel à ses servies pour préparer la journée insurrectionnelle du 20 juin 1792. Ce jour-là-là, une manifestation commémorative de la fuite du roi est prétexte à une émeute populaire et à l’invasion des Tuileries par une foule conduite par Santerre. Louis XVI est contraint de porter le bonnet rouge et de boire à la gloire de la Nation, mais il refuse d’accepter les exigences des émeutiers : rappel des ministres et retrait des veto aux décrets de l’Assemblée législative ordonnant la déportation des prêtres réfractaires et portant levée de vingt mille fédérés devant former un camp à proximité de Paris - Décrets des 27 et 29 mai de cette année. Cette journée de juin doit être considérée comme une répétition générale de celle du 10 août où, suite à une insurrection populaire, les Tuileries furent prises, le roi et sa famille trouvant refuge à l’Assemblée législative. Après cette journée d’août, Chaumette devient membre de la Commune révolutionnaire de Paris, où il est rapidement nommé “ procureur-syndic ”, le 12 décembre. Il y joue un rôle très important. N’a-t-il pas trouvé des accents de prophétie, un peu avant, 16 novembre, à l’Hôtel de Ville annonçant que toute l’Europe “ jusqu’à Moscou sera bientôt francisée, municipalisée, jacobinisée ” !

La logique qui conduit ses prises de position à la Convention est celle d’un des porte-parole les plus véhéments des exigences de la rue et, surtout, de celles des sans-culottes parisiens : loi sur les suspects, tribunal révolutionnaire, impôts sur les riches sont des mesures qu’il promeut, qu’il vante et qu’il soutient.

Chaumette est un exécuteur zélé de la Terreur. C’est aussi un homme au caractère violent, emporté, résolu, qui trouve jouissance dans la dénonciation. Soucieux de la morale publique et sans doute insupporté par la sexualité féminine, il prononce un réquisitoire terrifiant contre les filles publiques que la Convention va jusqu’à juger excessif. Mais sa grande vocation, son passe-temps le plus intense est d’organiser des déchristianisations et des mascarades religieuses en compagnie de “ l’apôtre du genre humain ”, l’illuminé et généreux Cloots, tout en lançant mille accusations grotesques et fantaisistes, et misogynes, toujours, contre la Reine. Profondément athée, il est avec Hébert, aux premiers rangs de la déchristianisation du peuple. En lançant les masses à l’assaut du Ciel et de ses représentants terrestres, Hébert et Chaumette canalisaient non sans succès les aspirations concrètes des pauvres et des sans-culottes. La déchristianisation se systématise juste après que les ouvriers parisiens envahissent, le 4 septembre 1793, l’Hôtel de Ville en exigeant des mesures de taxations et des mesures de contrainte autres afin que des marchandises soient de nouveau disponibles. Entre le 4 septembre et les 29, dates où, enfin est votée la loi dite du “ maximum ” qui correspond à ces exigences populaires, la déchristianisation est à son comble. “ Le peuple doit être le Dieu des fêtes nationales, il n’y en a pas d’autre ” est, pour Chaumette, son leitmotiv et son credo. À Paris, le 14 octobre 1793, la Commune interdit les cérémonies religieuses en dehors des églises. Le 6 novembre (16 brumaire), une délégation de Mennecy annonce à la Convention qu’elle renonce au culte catholique et demande la suppression de sa paroisse. La nuit du 16 au 17 brumaire, des délégués du Comité, qu’escortent Cloots et Bourdon, obtiennent l’abdication de l’évêque de Paris, Gobel. Chaumette décide alors la célébration d’une fête de la liberté dans l’ex-église Notre-Dame.

Tant d’outrances ont-elles lassées un Robespierre infiniment théiste, la popularité de Chaumette aurait-elle porté ombrage à l’ “ incorruptible ” au point de le menacer ? C’est que Chaumette n’est pas un simple agité, ni un simple agitateur. Il a sur l’économie des vues radicales et novatrices, on dirait aujourd’hui “ gauchistes ”. Le14 octobre 1793, il propose hardiment à la Commune une mesure qui est de nature à casser tout le système de la monnaie, en proposant la substitution du travail à l’or comme étalon de valeur. C’était aller un peu loin. Robespierre, convaincu que Chaumette n’est qu’un pion dans la stratégie de Cloots, scelle son sort, le fait arrêter comme agent d’une “ conspiration des prisons ”.

L’acte d’accusation reproche, pêle-mêle, au procureur-syndic de vouloir “ anéantir toute sorte de morale, étouffer tout principe de vertu, persuader aux peuples voisins que la nation française en était venue au dernier degré de la dissolution ”. Autant de flèches et d’accusations absurdes, infondées, injustes. Il s’invente à l’époque, pour les besoins des épurations politiques, une conspiration par semaine, sinon par jour. La terreur empoisonne aussi l’imaginaire. La “ conspiration des prisons ” est amalgamée à la dite “ conspiration du Luxembourg ”, une simple rumeur elle aussi. Cette collision sera fatale à Chaumette.

Le 10 avril 1794, le procès de la “ conspiration du Luxembourg ” rassemble dans les accusés ce qui reste encore des partisans de Danton, d’Hébert et diverses personnes de toutes opinions. Le but de ce procès est de calmer les ardeurs ultra-révolutionnaires de l’extrême gauche de l’époque, bord dont Chaumette et Hébert, exécuté, lui, le 24 mars, sont les principales figures. Le verdict du procès de la “ conspiration du Luxembourg ” est sans surprises : 7 acquittements et 19 condamnations à mort dont outre Chaumette, la veuve d’Hébert, Lucille Desmoulins, l’évêque défroqué Gobel élu en 1791 comme évêque constitutionnel de Paris, le général Dillon.

Voilà qui fut l’auteur de notre texte. Un professionnel du bourrage de crâne, un démagogue, haineux du genre féminin, mais aussi un penseur politique hardi et, parfois visionnaire.

Son discours fait donc suite au décret d’abolition de l’esclavage. Voyons quelle est la teneur de ce décret.

Le décret d’abolition

Le décret n° 2262 de la Convention nationale, du 16° jour, pluviose, an second [5] de la République Française une & indivisible abolit, sur proposition de Levasseur, Danton et Lacroix “ l’Esclavage des Nègres dans les Colonies ”.

Il est rédigé ainsi : “ La Convention nationale déclare que l’esclavage des Nègres dans toutes les Colonies est aboli ; en conséquence de quoi elle décrète que les hommes, sans distinction de couleur, domiciliés dans les colonies, sont citoyens français, et jouiront de tous les droits assurés par la constitution. Elle renvoie au comité de salut public, pour lui faire incessamment un rapport sur les mesures à prendre pour assurer l’exécution du présent décret.

Visé par les inspecteurs, Signé Auger, Cordier et S.E. Monnel

Collationné à l’original, par nous président et secrétaire de la Convention nationale. À paris, le 22 germinal, an second de la République française[6], une & indivisible. Signé Amar, président, A.M. Baudot, Monnot, Ch. Pottier & Peyssard, secrétaire. ”

Deux semaines plus tard, au nom de la Commune de Paris -c’est ainsi que fut nommé le gouvernement municipal de Paris entre 1789 et 1795- Chaumette, le chef des “ Exagérés ” célèbre en termes lyriques l’abolition de l’esclavage. Il en recherche les origines dans l’ “ avilissement de l’espèce humaine ” par la découverte de la propriété et la soif de domination. Actif propagandiste de la “ déchristianisation ”, il dénonce la responsabilité des “ prêtres ” qui utilisaient l’esclavage comme moyen de conversion et décrit, de façon tout à juste, la condition terrible des esclaves depuis leur transport. C’est ainsi qu’il peut ensuite décrire un tableau apocalyptique des désordres qu’aurait provoqué le maintien de l’esclavage aux Antilles. L’abolition est, au contraire, facteur de paix et de maintien de l’ordre. Sans cette mesure des révoltes auraient submergé l’ensemble des possessions coloniales, car alors les esclaves “ formeraient une marée de 300.000 hommes invincibles puisqu’ils se battront pour leur liberté et pour celle d’un pays qui sera le leur ”. L’orateur loue alors l’œuvre bienfaisante de la Révolution française qui, par cette mesure, contribue à donner plein droit à “ l’ordre naturel ”.

L’ordre naturel. Tout est là. Et toujours la bonne nouvelle qui vient d’ailleurs, de France, de métropole. La Convention, par la voix de Danton, un de ceux qui avaient proposé cette abolition, avait bien pris la précaution de confier au Comité colonial le soin de mettre en place le calendrier des mesures d’application de cette loi abolissant l’esclavage. Son discours débutait pourtant dans une improvisation d’une valeur éthique stupéfiante “ Représentants du peuple français, jusqu’ici nous avons décrété la liberté qu’en égoïstes et pour nous seuls. Mais aujourd’hui nous proclamons la Liberté Universelle ”

Répétons-le : il n’y a peut-être pas de jours de l’enfance de la République française plus pleinement fondateurs d’un principe universel barrant les intérêts singuliers et les calculs égoïstes que ceux où il fut décidé d’abolir la servitude. La scène conserve encore toute la beauté du mythe fondateur. L’affect, la structure de la mise en scène, l’événement, tout est là. La scène est belle… comme de l’Antique. Trois députés sont présents, qui sont venus de Saint-Domingue. Emportée par l’émotion la “ citoyenne de couleur qui a partagé tous les mouvements révolutionnaires vient de ressentir une joie si vive, nous dit Cambon[7], qu’elle s’évanouit ”. Mais après l’envoi donné enfin à un sujet universel, la lecture des intérêts du capitalisme naissant reprenait tout de suite. Et le coup de théâtre se trouvait alors raccommodé, repris dans des mouvements de compromis, des calculs. Aussitôt après avoir fait tonner ses éblouissantes apostrophes, Danton rajoute et conclut. “ La Convention vient de faire son devoir. Mais après avoir accordé le bienfait de la liberté, il faut que nous en soyons pour ainsi dire les modérateurs. Renvoyons au comités de salut public et des colonies, pour combiner les moyens de rendre ce décret utile à l’humanité sans aucun danger pour elle ”[8]. L’abolition n’allait pas encore de soi. La reconnaissance de la citoyenneté de l’esclave délivré n’allait pas de soi, tout autant.

Comment donc expliquer que la Révolution qui pensa, écrivit, les Droits de L’Homme et du citoyen et qui plaça ses Droits, dès 1791, en tête de sa constitution échoua à mettre en place, au plus tôt, une abolition de l’esclavage, échoua à se défaire au plus vite de la plus virulente négation du Droit de l’Homme, libre, égal, fraternel, qu’est l’esclavage ?

Pour comprendre ce “ retard ”, pour situer les réserves, voire les hostilités que rencontrèrent dès le début de la révolution, les projets abolitionnistes, il est nécessaire de revenir sur l’arrière-plan historique et géographique qui caractérise la politique coloniale de la France.

Durant la Révolution : La France et ses colonies, attitudes par rapport à l’esclavage.

Il faudrait commencer par une touche d’espoir et de fierté républicaine. Il faudrait commencer par souligner que dans ce grand mouvement de nouvelle saisie de soi que représente la Révolution française à ses débuts, dans cette promotion du sujet citoyen qu’elle invente et institutionnalise, des re-symbolisations voient le jour qui tendent véritablement à conférer à la vertu de fraternité une cohérence universelle. Les propos de l’abbé Grégoire, dans son Mémoire en faveur des gens de couleur, et tenus encore par lui près de trente-cinq après, résument bien ce qu’il en était alors pour quelques-uns, partisans d’un “ paternalisme éclairé ”. Écoutons-le : “ Certes, ils sont aussi amis des blancs ces amis des noirs qui, intercédant pour les malheureux Africains, vous conjuraient de remplacer les fers par des lisières, de substituer à la cruauté des actes de bonté qui, sans trouble, sans effusion de sang, auraient préféré le passage de la servitude à la liberté ” [9].

Les premiers soulèvements d’esclaves à la Martinique éclatèrent dès la fin du mois d’août 1789, avant donc que la nouvelle de la prise de la Bastille et du vote de la déclaration des Droits de l’Homme, du 20 août 1798, aient pu être connus dans les Antilles. Il faudrait alors penser l’ensemble de la situation coloniale, comme une situation hautement conflictuelle où les dominants vivaient dans une menace des révoltes d’esclave. C’est aussi sur ce fond de peur que les négociants, les propriétaires blancs et les propriétaires “ libres de couleur ” reçoivent ce bouleversement symbolique que représenta le principe d’un droit universel pour l’humain. L’impact des principes de la révolution sur les esclaves n’en sera que plus fort. Plusieurs esclaves qui, entendant que les couleurs du monde nouveau, la cocarde, sont pour la liberté et pour l’égalité, tenteront de se soulever. Ils seront très rapidement expédiés à l’échafaud.

Remontons maintenant jusqu’au 19 février 1788. Au 3, rue Française à Paris, se crée sous la direction de Brissot, Clavière[10], Mirabeau, Carra, Cerisier, Valady et Duchesnay la Société des amis des noirs. Elle compte 141 membres à ses débuts donc Lafayette et l’abbé Grégoire. L’abolition des privilèges, puis la déclaration des Droits de l’Homme semblaient annoncer la fin de la traite et de la servitude. Mirabeau s’occupait d’un grand discours sur la question et, à cette fin, il accumulait une très importante documentation. Le discours prévu, Les bières flottantes des négriers, ne fut hélas pas prononcé [11]. Par des campagnes de presses dans le Patriote Français, L’Analyse des Papiers Anglais, Le Courier de Provence, La Chronique de Paris, elle milite en faveur de l’abolition de l’esclavage entre 1789 et 1793. Brissot est la cheville ouvrière de cette association présidée par le banquier Clavière. Le règlement ainsi que la déclaration de principe sont de la main de Condorcet. Le radicalisme de cette société qui place au cœur de ses objectifs une émancipation immédiate des esclaves dans les colonies anglaises, lui vaut la défiance des abolitionnistes anglais qui souhaitent en priorité l’abolition de la traite, non celle de l’esclavage dans les colonies.

Grâce à la propagande de Brissot, 49 Cahiers de Doléances sur 600 mentionnèrent dans leurs revendications l’abolition de l’esclavage. Il faut noter ici ce passage du cahier de doléances des habitants de Champagney en Franche-Comté qui fut peut-être suggéré par un notable de Champagney, Priqueler, capitaine de cavalerie et membre de la Société des Amis des Noirs .

"Les habitants et communauté de Champagney ne peuvent penser aux maux que souffrent les nègres dans les colonies sans avoir le cœur pénétré de la plus vive douleur, en se représentant leurs semblables, unis encore à eux par le double lien de la religion, être traités plus durement que ne le sont les bêtes de somme. Ils ne peuvent se persuader qu'on puisse faire usage des productions desdites colonies si l'on faisait réflexion qu'elles ont été arrosées du sang de leurs semblables, ils craignent avec raison que les générations futures, plus éclairées et plus philosophes, n'accusent les Français de ce siècle d'avoir été anthropophages ce qui contraste avec le nom français, et plus encore celui de chrétien. C'est pourquoi leur religion leur dicte de supplier très humblement Sa Majesté concerter les moyens pour de ces esclaves en faire des sujets utiles au royaume et à la patrie.[12]"

La coalition des planteurs et des grands négociants des ports de Bordeaux, Nantes et le Havre combat les entreprises de cette société, qui ne peut jamais faire triompher son point de vue à la Constituante. Pour se figurer les oppositions les plus déterminées des colons, il suffit de penser aux indignations qui secouent le Club de l’Hôtel Massiac. Assez virulent à défendre le privilège des colons, ce Club, composé de planteurs et de nobles, de même le comité colonial de la rue de Provence, présidé par le marquis Gouy d’Arcis n’accepte que des réformes très modérées.

Sans doute, il se trouve au sein des révolutionnaires de véritables passionnés par la cause abolitionniste, mais ils ne sont ni ne seront légion. Enrichies et encouragées par les peurs d’une récession de la production de matières premières que produisent les colonies, par la crainte d’une chute du commerce, par la raison supérieure de la concurrence internationale, les prétentions des armateurs et des planteurs passent bien, et elles sont le plus souvent tenues pour légitimes. Le capitalisme marchand doit maintenant régner. Ainsi, Mosneron de l'Aunay, armateur nantais député à l'Assemblée législative, peut tenir un discours à la société des Jacobins, 26 février 1790 dont voici un extrait : "Il convient, Messieurs, de ne pas perdre un moment pour rassurer les planteurs et pour les ramener aux sentiments d'amour et d'attachement qu'ils doivent à la mère patrie. Il faut ôter tout prétexte aux ennemis étrangers et intérieurs ; il faut donc que l'Assemblée décrète que la traite des Noirs sera continuée comme par le passé. Ici, j'aperçois la Déclaration des Droits de l'homme qui repousse ce décret ; (...) mais j'aurai le courage de vous dire que c'est l'écueil placé dans toutes nos relations extérieures et maritimes. (...) Il faut donc décréter que l'Assemblée nationale n'entend faire aucune application de ses décrets aux colonies, et que leur commerce ainsi que toutes les branches qui en dépendent seront exploités comme par le passé."

L’Assemblée nationale crée dès le mois de mars 1790 des assemblées coloniales, tout en décidant de maintenir l’esclavage ; en octroyant une forme d’autonomie interne elle combla les vœux de l’oligarchie locale qui voulait le plus possible se réserver le droit et le pouvoir de légiférer sur l’état des personnes afin de contrôler le plus sévèrement possible l’accès des “ hommes de couleur libres ” à la citoyenneté et de refuser la liberté aux esclaves. Le décret du 8 mars de cette année, proposé par un comité dont Barnave est le rapporteur, statue sur la possibilité laissée aux colonies de proposer elles-mêmes les aménagements constitutionnels qui conviendraient le mieux aux réalités des intérêts locaux, avec un souci d’harmoniser ces dispositions particulières avec les lois de la métropole. Quiconque s’emploierait à susciter des troubles et des révoltes serait criminel envers la nation. Le groupe des hommes libres de couleur était assez prompt à réclamer leur droit de citoyen. Or ces libres de couleurs étaient eux-mêmes le plus souvent des propriétaires d’esclave. De sorte que les mouvements abolitionnistes risquaient de mécontenter fortement cette catégorie de futurs citoyens, il devenait très difficile de prévenir les risques d’insurrection de ces hommes de couleur libres et de militer contre la traite et contre l’esclavage. lmpuissante à résoudre ce genre de contradictions, L’Assemblée nationale réussit, de fait, à rassembler les meilleures conditions pour que se développe, rapidement, une situation quasi-insurrectionnelle dans les colonies. Un trimestre plus tard, la Martinique s’enflamme à nouveau, les mulâtres qui désirent la citoyenneté promise s’insurgent. Le 4 novembre, l’Ile de France (aujourd’hui l’île Maurice) s’embrase à son tour

Le 29 novembre, un décret de l’Assemblée nationale suspend l’Assemblée de la Martinique et décide l’envoi de commissions aux îles du Vent (Petites Antilles). C’est ensuite au tour de Saint-Domingue de connaître des troubles. Barnave, élu en octobre 1790 à la présidence de l’Assemblée fait un Rapport sur les affaires de Saint-Domingue au nom du comité des colonies les 11 et 12 octobre 1790[13]. Il sera vite attaqué sur sa gauche par l’abbé Grégoire, Brissot, Marat qui lui reprochent de prendre la défense des colons de Saint-Domingue contre les noirs. Dès l’année 1791, les esclaves se soulèvent et Saint-Domingue fut, à compter de ce moment, perdue pour la métropole. Au mis de mai 1791, du 7 au 15, on débat à l’Assemblée du statut et de la situation des colonies. La situation des hommes de couleur libres et des esclaves est examinée. Robespierre s’y montre radical. “ L'intérêt suprême de la nation et des colonies est que vous demeuriez libres, et que vous ne renversiez pas de vos propres mains les bases de la liberté. Périssent les colonies ! (il s'élève de violents murmures) s'il doit vous en coûter votre bonheur, votre gloire, votre liberté ! Je le répète : périssent les colonies si les colons veulent par leurs menaces, nous forcer à décréter ce qui convient le plus à leurs intérêts ! Je demande que l'Assemblée déclare que les hommes libres de couleur ont le droit de jouir des droits de citoyens actifs. ” s’exclame-t-il le 13. Le résultat le plus net des débats est le maintien de l’esclavage. Des mois passent. Le 27 septembre, un décret de l’Assemblée nationale déclare “ libre ” tout homme vivant en France, quelle que soit sa couleur, ce qui laisse subsister l’esclavage aux colonies. La citoyenneté française est, enfin, accordée aux juifs.

Les conséquences de l’insurrection de Saint-Domingue [14] pèsent sur le commerce et sur l’économie. Dans Paris et Bordeaux on spécule sur le sucre et sur le café. Des épiceries sont pillées au début de l’année 1792. La révolte inquiète, un peu tard. La condition des hommes de couleur libres s’en trouve un peu améliorée. Le 4 avril, un décret accorde aux “ gens de couleur libres ” les mêmes droits électoraux qu’aux citoyens blancs.

C’est enfin en 1793 qu’est décidée à Haïti la première émancipation des esclaves, non sans que les deux commissaires de la république aient établi l’équation qui fait d’un esclave libéré un soldat républicain de plus[15].

Sans nier la portée symbolique essentielle, il faut souligner en conclusion la grande part d’opportunisme qui put se satisfaire dans cette décision d’abolition. C’est bien au moment où l’autonomisme colon est prêt à s’allier avec l’ennemi que l’extension de la citoyenneté française aux habitants des colonies est reconnue comme nécessaire. En revanche, l’impasse que certains parmi les plus prolixes théoriciens de la citoyenneté ont pu faire par rapport à la situation humaine politique, concrète, des esclaves peut se remarquer, dans de nombreux écrits et discours. L’esclavage comme institution antique, barbare est tout à fait condamnée quand elle est pratiquée dans les temps anciens, chez les grecs et chez les romains, ou pourquoi pas les Assyriens. “ Le peuple romain s’étudiait à perpétuer l’esclavage, le peuple français va s’occuper des moyens de perpétuer la liberté universelle ” écrit A. Cloots dans ses Bases constitutionnelles de la République du genre humain. En revanche, les esclaves insurgés qui combattent dans les colonies françaises les armes à la main pour leur liberté, pour la liberté proclamée, ne sont pas mentionnés par Cloots, ni par bien d’autres.

Avec la Guadeloupe reprise le 29 septembre 1794 par Victor Hugues, puis Sainte-lucie, La Dominique, Saint-Domingue et la Guyane française peuvent bénéficier de cette mesure.

Quelque révision éblouie que l’on puisse tenter de cette longue période qui sépara la Déclaration des Droits de l’Homme de ce Décret d’abolition, on ne peut s’empêcher de conclure que le grand acteur de cette histoire fut bien l’esclave en lutte pour sa liberté alors que très peu d’hommes politiques osaient envisager une contemporanéité entre abolition de la traite et abolition de l’esclavage. Il fallait aussi canaliser la lutte des esclaves pour protéger les possessions coloniales et les oligarchies et les groupements d’intérêt économique qui y régnaient en maître. [16].

Olivier Douville

Références bibliographiques

Association des professeurs d'histoire et de géographie régionale de Besançon, (1988) Histoire de la Franche-Comté de 1789 à nos jours, collection Archives et documents du CRDP (Centre Régional de la Documentation Pédagogique) de Besançon

Pierre Gaspard dit Anaxagore Chaumette (1794) Discours prononcé au nom de la Commune de Paris, le décadi 30 Pluviose, l'an II de la République française, une et indivisible, à la fête célébrée à Paris, en réjouissance de l'abolition de l'Esclavage. Imprimé par ordre de la Convention Nationale, Paris, Imprimerie Nationale

Jean-Pierre Faye (1993) “ Ce grand mot de terreur… L’aléa histoire ” Cliniques Méditerranéennes, 1993, 39/40 “ 1793-1993. Terreur, violence, pouvoirs de la parole du trauma au conflit ”, Toulouse, Érès : 21-26

Edouard Glissant (1981) Le discours antillais, paris, Seuil, 1981

Abbé Grégoire (1826) De la noblesse de la peau, Grenoble, éditions Joseph Million, collection “ Atopia ”, 1996

Bernard Gainot (1990) Dictionnaire des membres du comité de Salut public (préface de M. Vovelle), Paris, Tallandier

Daniel Guérin (1973) Bourgeois et bras-nus 1793-1795, Paris, Gallimard, collection “ Idées ”

Mirabeau (1790) Les bières flottantes des négriers. Un discours non prononcé sur l’abolition de la traite des noirs. Texte présenté et annoté par Marcel Dorigny. Publications de l’Université de Saint-Étienne, 1999

David Rigoulet-Roze (1998) “ À propos d’une commémoration. L’abolition de l’esclavage en 1848 ”. L’Homme, 145/1998 “ De l’esclavage ” : 127-136

Patrick Kessel (1969) Les gauchistes de 89, Paris, Union Générale d’Éditions, collection “ 10/18 ”

Jean Tulard, Jean-François Bayard, Alfred Fierro (1987) Histoire et dictionnaire de la Révolution française (1789-1799), Paris, Robert Laffont, collection “ Bouquins ”

[1] 18 février 1794

[2] Rapport sur la morale politique du 17 pluviose (5 février) de l’an II (1794)

[3] cité par Jean-Pierre Faye “ le grand mot de terreur ” page 23

[4] le 19 août dans la province du nord de l’île et le 4 septembre dans la partie sud,

[5] 4 février 1794

[6] 11 avril 1794

[7] fondateur, à Montpellier des la Société des Amis de l’églaité, affiliée au club des jacobins.

[8] cité par David Rigoulet-Roze “ À propos d’une commémoration. L’abolition de l’esclavage en 1848 ” page 129

[9] in De la noblesse de la peau page 88

[10] Qui avait protégé Brissot, alors compromis dans un complot organisé au Palais-Royal en l’envoyant aux Etats-Unis

[11] Le texte de ce discours, reconstitué à partir de diverses archives est enfin et depuis très peu, disponible au lecteur, grâce au travail Marcel Dorigny pour la Société Française d’Étude du XVIII° siècle.

[12] Cité dans Histoire de la Franche-Comté de 1789 à nos jours, Association des professeurs d'histoire et de géographie régionale de Besançon, collection Archives et documents du CRDP (Centre Régional de la Documentation Pédagogique) de Besançon, 1988, p. 94

[13] Nous ferons présentation des rapports de Barnave et Tarbé dans un prochain numéro des Cahiers

[14] il serai plus judicieux de parler de Révolution dans la révolution

[15] se dévouer, une fois libre, à sa patrie jusqu’à la mort n’était-ce pas le mondre des devoirs selon Chaumette “ L'esclave n'a ni bras ni pensée ; c'est une machine mise en mouvement malgré elle : l'esclave, devenu libre, retrouve des bras, une raison, un cœur reconnaissant ; toutes ses facultés se doublent, et ils les consacre à sa patrie… ”

[16] cf cet autre aspect du Discours de Chaumette : “ Mais que vois-je ? … hommes noirs !… la flèche homicide entre vos mains ! … Bientôt elle va, signal de la guerre, parcourir toutes les habitations de la contrée ; le sang va couler encore … Arrêtez, gardez cette flèche pour le Gesler [16] anglais ou espagnol qui tenterait de vous asservir. Arrêtez, il n'y a plus dans le pays que vous habitez, ni maîtres durs à punir, ni esclaves à délivrer ; vous êtes tous égaux. ”