Voies de l’inspiration

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LA VOIX DANS LA RENCONTRE CLINIQUE

Psychologie Clinique 19

mai 2005

Voies de l’inspiration

Par Anne Juranville[1]

Résumé : La voix, au même titre que la vision, est abordée dans sa dimension d’hallucination non pathologique à partir du phénomène de la médiumnité. En prenant appui sur ce que Lacan a théorisé sur la logique du féminin hors castration, il s’agit de cerner une position subjective définie par l’inspiration. Être inspiré correspond à un procès d’ouverture psychique, spirituelle – ici tournée du côté des Esprits pour les spirites – qui repose sur un mode singulier de deuil.

Mots-clés : Occultisme ; animisme ; inspiration ; psychisme ; voix ; vision ; deuil ; féminin.

Summary : Voice, in the same way as vision, is considered in its dimension of non-pathological hallucination, from the vantage point of the mediumistic phenomenon. Building on Lacan's understanding of the logic of the Feminine (apart from castration), we aim at delimiting a subjective position defined by inspiration. To be inspired corresponds to a process of psychic, spiritual openness – here turned towards the Spirits for the spiritists – which relies on a particular mode of mourning.

Key words : Occultism ; animism ; inspiration ; psyche ; voice ; vision ; mourning ; feminine.

Ma contribution portera sur l'occultisme, par l’évocation de l’univers des médiums, plus précisément des spirites, au sens des adeptes de la doctrine d’Allan Kardec, chef de file du mouvement spiritiste français tel qu’il s’est développé au milieu du XIX° siècle. Ces médiums, qui sont en contact avec l’autre monde, se situent, pour s’en tenir à quelques repères massifs dans notre culture, rien moins que dans la filiation des prophètes chez qui résonne la voix de Dieu, ou de la Pythie de Delphes rendant les oracles d’Apollon, ou encore de Jeanne d’Arc. Posons d’emblée qu’ouvrant du côté du surnaturel – nous dirions du côté du Réel, au sens précis de la formule de Lacan, « les dieux, c’est du réel » – ces états de médiumnité constituent des expériences hors du commun. Mais que, s’ils relèvent de la folie, ce n’est pas nécessairement une folie pathologique. Il ne s’agit pas de rejeter l'occultisme d'emblée dans les ténèbres du superstitieux, du naïf. Le surnaturel n’est pas à prendre par opposition au naturel dogmatique du scientisme positiviste, mais en tant qu’il relève d’une subversion de la raison prise dans une acception étroite. L’occultisme en ce sens pourrait permettre d’interroger le « changement de raison »[2] que, selon Lacan, promeut la logique de l'inconscient.

Il est intéressant de noter aujourd’hui le regain de l'intérêt des épistémologues et des historiens des sciences[3] pour ces champs nébuleux de l'occultisme qui ont jusqu’ici été abordés surtout par les tenants des sciences humaines (en sociologie : D. Camus, S. Dufoulon ; en ethnologie : F. Laplantine[4], C. Bergé[5], …). Certes, la psychanalyse ne s'intéresse guère au domaine impur des guérisseurs dont elle ne retient – à juste titre, car c'est un aspect insuppressible – que les aspects d'identification aliénante, exhibée ou ignorée, à la figure idéalisée du maître. Et pourtant, il y a un dialogue à renouer entre la psychanalyse et l'occultisme : il concerne notamment tout ce qui touche aux limites de la psyché. De sorte qu’au-delà du folklore des tables tournantes, des esprits frappeurs et de toutes les variantes dégradées des rapports de l'homme à l’au-delà du monde, il faut prendre au sérieux (au sens où Lacan nous conviait à « prendre au sérieux les mystiques ») ce que propose à la réflexion ce modèle du spiritisme. Il semble recouper d’autres démarches de la subjectivation à l’état naissant ; ainsi le moment inaugural de l'inspiration dans le processus créateur[6] (pour Anzieu, la première des cinq phases du travail créateur). Il concerne aussi un aspect décisif de la position qu'occupe l'analyste, là où il rejoint les authentiques guérisseurs. C'est en ce lieu originaire, de fondation, que se noue l'articulation d'une traversée de la mélancolie structurelle et la question de la féminité, en-deçà de la différence des sexes. C'est dans ce prolongement de l'exploration du versant positif, sublimatoire, d’études sur la possession[7], et plus précisément, sur la voyance[8], qu’on abordera ici quelques aspects structuraux de la médiumnité comme contribution à l’approche psychanalytique du deuil.

La fabrique de l'autre, tel qu'il se donne dans les voix (et les visions)

D'un autre à l'Autre

Quel est le statut d’altérité de ce qui se manifeste aux médiums spirites authentiques par le truchement des voix ? Il s'agit pour eux de capter la voix des morts. Ils prétendent entrer en communication avec des entités distinctes d'eux, les Esprits désignés aussi comme matérialisations spirituelles, entités désincarnées, mystérieuses substances, et autres variantes plus ou moins nébuleuses pour ne pas dire fumeuses (comme les ectoplasmes, matérialisation par quoi se présente un esprit désincarné). La voix dans sa pure signifiance se prête exemplairement à leur statut subtil – ni substantiel ni psychique, entre les deux. Notons que des tables tournantes à la bande magnétique aujourd'hui, les désincarnés suivent de près l'évolution technologique.

Contrairement aux surréalistes, qui se revendiquent aussi médiums, mais qui explorent leur propre inconscient et ne croient nullement écrire sous l'influence d'un Esprit étranger à leur personne, les spirites affirment, eux, dialoguer avec les morts. Certes, le principe de l’animation de la réalité a été bien cerné par Freud (dès Totem et tabou ) dans sa dimension régressive de fonctionnement de la psyché. Ces revenants et autres spectres, sinon divins ou infernaux, du moins toujours affectés d'une dimension de toute-puissance, venus d’outre-tombe, hantent les vivants sur le mode du principe surmoïque qui les constitue, jusqu’à produire notamment des délires mélancoliques. La toile de fond de toute démarche spirite, avec son élément de consolation, là où achoppe le deuil, reste cette menace mélancolique constante. Pourtant, ce n'est pas, de nouveau, sur cette horizon d’une animation pathologique qu’on va mettre l'accent, mais sur l'intérêt de la position de transition entre deuil et mélancolie, qu'occupent les bien-nommés médiums, et qui concerne un autre mode d’animation de la psyché.

C'est toujours le corps qui est le vecteur du passage vers l'autre monde, de l'autre côté du miroir. Sans entrer bien sûr dans ce domaine immense et controversé des états de conscience modifiée, disons que tout médium au sens large entre dans un état de transe, plus ou moins profond (à propos des prophètes, on peut lire les pages qu’a consacré Max Weber sur ce thème dans Le judaïsme antique, en 1920. Sans développer cela ici, bornons-nous à souligner qu’est sollicitée la catégorie d’identification réelle, de nature incorporative : elle concerne indissociablement le corps pulsionnel du médium et l’esprit dans la substantialité subtile de la voix (ou de la vision). On peut faire l’hypothèse d’un continuum : à un extrême, il y a bien l'incorporation narcissique mélancolique, qui est une véritable possession pathologique (Allen Kardec lui-même l’évoque), mais ce type d’identification – d’essence psychotique – peut connaître des gradations, et peut surtout n’être que partielle et transitoire ; ainsi les identifications narcissiques qui sont obtenues dans les états de transe : empathie du guérisseur avec transfert en soi de la souffrance de l'autre, dépersonnalisation, changement de personnalité[9]. Tous ces états modifiés de la conscience sont canalisés par les rites dans les sociétés traditionnelles ; il sont également codifiés dans les sociétés médiumniques, mais surtout, s’ils sont contenus, c’est en vertu de la structuration psychique du guérisseur : il est dit qu’il a développé son don en l'apprivoisant, en le contrôlant, ce qu’on peut traduire par le fait qu’il a accompli un certain travail de deuil qui définit par-là même une position subjective. On va y revenir. En tout cas, dans l'inquiétante étrangeté et dans les diverses étapes des états seconds (léthargie, catalepsie, somnambulisme, jusqu'aux hallucinations comme telles), on aurait affaire à un élément psychotique, mais non forcément pathologique. Laissant de côté le grand débat sur statut de l'hallucinatoire que suppose ce propos, posons seulement qu’on doit bien maintenir le postulat d’un fonctionnement psychotique, dès lors que le signifiant du Nom-du-Père n’est pas opératoire comme tel. Mais que la frontière qui marque une différence structurale doit être déplacée ; non pas, en l’occurrence, entre névrose et psychose, qui reste évidemment majeure, mais entre le rejet forclusif du Nom-du-père et la non encore advenue du signifiant du Nom-du-Père. C’est ce versant-là qui est ici décisif et qui confirme bien en quoi l‘hallucinatoire implique toujours le verbal.

Pour aller au plus vite, disons qu’on pourrait aborder cet état hallucinatoire singulier à partir de brèves indications que donne Lacan : d’une part, dans Les psychoses[10], lorsqu’il illustre aussi la formule « du signifiant dans le réel » par l’analyse de la phrase « La paix du soir » qui renvoie à un contexte inaugural de rapport au monde, comme procès, dit-il, d’« anticipation de la signification » ; d’autre part, dans Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse[11], où il reprend les analyses de Merleau-Ponty pour suggérer le fond hallucinatoire de la perception, avec les effets d’ouvertures du côté de l’hors-monde, de l’en-deçà du monde, ou de son envers, quand se défait l’unité imaginaire et fantasmatique constitutive de la perception. Mais, de nouveau, dans cet entraînement subjectif qui est celui du médium, il ne s’agirait pas nécessairement d’une régression – même topique – caractérisant un état pathologique, mais d’une posture subjective bien particulière et qui repose sur une structure psychique qui sort du commun. Tout le monde n’est pas médium, comme tout le monde n’est pas créateur, même si ce sont là des potentialités présentes en chacun.

D’où l’hypothèse – déjà explicitée ailleurs – que de cette formule de l'hallucination peuvent surgir deux destins psychiques diamétralement opposés : ou bien le surmoi sur son versant de loi sadique fait retour dans le réel lorsqu'il y a eu forclusion du signifiant phallique et « éclatement de la signification » (cas de la psychose mélancolique) ; ou alors, on a affaire à une véritable genèse du symbolique, émergence de la parole s'extrayant de la gangue signifiante de la voix. Acte de métaphorisation – franchissement de la barre saussurienne selon l’interprétation du premier Lacan – mais métaphore inaugurale dont le corps se fait le support dans sa dimension réelle de Chose. Acte de castration par quoi le corps chosifié du médium dans l’élément hallucinatoire de la transe, s'évide pour se faire objet, objet perdu. Cette position de Chose, s'écartelant pour se réduire au rien de l’objet a, expliquerait la féminité de tout médium, de tout créateur, féminité hors phallus, au-delà de la différence des sexes Même s’« il y a des hommes qui peuvent s'y ranger », dont les mystiques et les poètes, écrit Lacan à propos du tableau de la sexuation[12]. On pourrait donc ajouter les médiums.

Concrètement, cette étape de vacuité de l'être est systématiquement décrite par les grandes sagesses (faire le vide chez les yogi atteignant les sommets de leur technique, ascèse théorico-éthique méthodiquement portée à son acmé chez les mystiques rhénans et certains saints, chez les grands médiums, chez beaucoup de grands artistes (Cézanne parmi tant d’autres)[13]. Cette ascèse, codifiée par Allan Kardec, suppose « un long apprentissage de dispositions intérieures ». Par là-même, il est impossible de superposer ces effets de désubjectivation, qui impliquent une organisation psychique très particulière, à ceux produits par de simples techniques (prise de drogue, déprivation sensorielle, etc.). La structure mentale singulière repose notamment sur une potentialité mélancolique et sur un certain traitement du traumatisme et du deuil, qu’on ne pourra aborder ici, mais qui est évoqué systématiquement en d’autres termes par ceux qui étudient ces phénomènes avec d’autres concepts que ceux de la psychanalyse (problématique particulière de la souffrance). Bref, elle implique une position de vacuité, de dépossession, condition de la réceptivité, maître-mot du vocabulaire des guérisseurs, contrepartie du don qui caractérise tout médium. Se faire pur instrument, pur « outil » (Kardec), pur « objet a » dirait Lacan, objet-déchet non masochiste, mais réalisant l'essence même de l'objet qui est de n'être rien, telle est la passivité active, la pauvreté de l'amour que donne le médium. Don en effet de ce qu'on n'a pas pour « se brancher » sur l'autre dans le cas des guérisseurs, ou se faire la courroie de transmission de l'Esprit-défunt dans le cas du spirite. Le médium se situe et s'installe dans cette zone indécise : condition, préalable, préliminaire à tout véritable processus sublimatoire dont la création demeure pour notre culture le paradigme.

On peut parler alors parler d'inspiration, d’advenue de l'esprit, au sens de spiritus : in-spirer, procès de spiritualisation, ou de psychisation si on préfère, d'émergence d'une signifiance qui n'est pas encore du signifié, même si le sens tend à se libérer. La voix, comme lieu d’arrachement du Verbe encore fixé à la chair, c’est les paroles sibyllines proférées par la pythie, qui appellent l’interprétation, c’est le lyrisme poétique des mots d'amour des grandes mystiques qui exigent que des « secrétaires »[14] les recueillent et les transmettent mais aussi les déforment. Dans ces états d'ex-stase (étymologiquement, être hors de soi) le médium se vide (réceptivité du don comme dépossession) tout en se remplissant d'un autre (possession). Cet autre, c'est un Esprit, un esprit matériel, comme le disent très justement les spirites, une voix sensible pour lui, mais non perceptible pour les autres, qui a un statut métapsychologique très particulier.

On est de nouveau dans l'ordre de l'entre-deux : cette voix – ou cette vision – ne fait que transiter chez le médium. Certes, il s’agit d’un état d'exaltation, de folie douce où le sujet désubjectivé s'ouvre à un univers signifiant (l’aperception visionnaire de toute son œuvre à venir que décrit Rousseau illuminé sous le chêne de Vincennes). Il s’accompagne toujours de la menace de se laisser envahir par la jouissance hallucinatoire de l'ivresse maniaque ou du masochisme mélancolique « si l'outil n'est pas bien réglé » comme dit Allan Kardec. Mais, si l’on s’en tient au versant créateur, les voix ou les visions définissent l’émergence de l'autre, sur le mode d'une présence singulière qui est à la fois produite et trouvée par le spirite. Objets-voix à la fois séparés de lui (objets perdus) et non-séparés (le spirite incorpore ces dits objets au moment de la transe inspirée). Statut donc très particulier de ces êtres hybrides que sont ici les défunts réduits à leur voix (ou leur être de vision) au moment métaphorique où le même se fait autre, moment donc de dénarcisisation primaire qu'est le procès de dépouillement du moi, d'évidement de la Chose (le médium), condition de l'ouverture sur « un signifiant nouveau » ou sur « un nouvel ordre symbolique » (Lacan). Les visions des voyants peuvent illustrer un mode d'identification à l'Autre réel, thème dont parle Lacan dans l'un de ses derniers séminaires : « Identifiez-vous au réel de l'Autre réel, vous obtenez ce que j'ai indiqué du Nom-du-Père, où Freud désigne ce que l'identification a à faire avec l'amour »[15]. Formule admirable, énigmatique et d'une extrême richesse : elle ouvre des perspectives, sur fond de transfert, du côté des identifications inédites, créatrices portées par les visions et les voix. Par exemple, l’annonce d’un destin hors commun pour Jeanne d'Arc (à propos de qui des historiens signalent qu’il n’était pas si exceptionnel à son époque, comme simple femme du peuple, de prendre la parole au nom de Dieu ; cf. aussi à propos du peintre Lesage[16]) ; ou ce que nous avons pu nous-même travailler sur Antonin Artaud[17]. Sans développer cela non plus, soulignons simplement ce que suggère cette formule quant à la promotion d'un nouveau Nom-du-Père, à la fois trouvé et produit (créé-recréé) dans l'acte métaphorique par quoi la voix ou la vision ont une fonction inspiratrice. Non pas métaphore délirante, mais premier temps fondateur d’un procès de deuil qui produit de l’autre en soi.

Ce nouage en le médium de l’objet a et de l’Autre symbolique, c’est bien en théorie ce qui définit la place du psychanalyste. Et en pratique, c’est ce que M. Montrelay appelle le génie dans le cadre de recherches sur la télépathie[18] : ce génie caractérise les médiums, les grands cliniciens et de tous ceux qui ont le don de réactiver un système donné, de mettre en mouvement un réseau informatif déjà-là mais figé, bloqué, ou flottant. On va là dans le sens de tout ce que rapportent les sociologues et les ethnologues, mais cela va aussi bien au-delà de l'efficacité symbolique du guérisseur, selon Lévi-Strauss (la réorganisation de l'univers culturel), ou de la simple perspective systémique (une reconstitution de réseaux généalogiques et de liens sociaux par quoi S. Dufoulon[19] décrit la fonction des voyantes). Dans la perspective psychanalytique, on rejoindrait alors tout à fait M. Montrelay pour dire que le don du médium est un don de forme (in-formation), d’âme (animation), don de sens qui caractérisent le principe d’altérité alors posé. Cela correspondant à une cristallisation transférentielle qui crée un événement psychique inédit porteur d’un changement subjectif. Si on peut le montrer à propos de la relation voyant-consultant comme on a tenté de le faire avec Artaud, qu’en est-il dans le cas d’un spirite ?

Pour certains spirites eux-mêmes (ainsi Camille Flammarion, en 1900), quand Victor Hugo produit des centaines de pages écrites comme sous la dictée par ses chers défunts à Jersey – notamment sa fille Léopoldine – cela émane de Hugo lui-même, autrement dit, c’est du Victor Hugo. Mais qu'est-ce que cela veut dire, néanmoins ? C'est bien Hugo qui produit ces voix, et qui écrit. Mais si on peut dire que ses morts l'inspirent, c'est parce qu'ils ne se réduisent pas à une simple projection : projection du même, partir du même comme dans le délire, suprêmement. Certes, c'est à partir de son propre fonds, culturel, familial, mythique, linguistique, qu'Hugo va produire toute cette organisation signifiante dont les voix ne sont que le truchement. Mais l'acte de métaphorisation corporelle qui conditionne la production de ces voix – la position féminine d'Hugo accueillant ce qui surgit dans l'hallucination douce de la transe – est en même temps l’ébauche de la métamorphose par quoi les défunts acquièrent un statut signifiant, un statut d’objets perdus. Le moment de métabolisation est l'instant d'inauguration du deuil : en l’occurrence, le mort animé subit la mortification en quoi consiste la réduction de la voix, objet pulsionnel hallucinatoire, à un écrit dicté, une écriture (automatique). La transmutation concerne à la fois le sujet (Hugo) et son objet (le défunt), fusionnés et séparés dans l'instant de l'inspiration, moment d'exaltation intense où ce qui se perd se retrouve sous une forme nouvelle, comme autre, dans une production du Nom-du-Père, qui s'opère grâce à l'amour (selon la citation de Lacan évoquée plus haut, en l’occurrence, l’amour d’Hugo pour sa fille). Traversée du fantasme qui conditionne la construction comme telle du fantasme, dans une indifférence des sexes, en-deçà du masculin et du féminin sexués. Un créateur comme Hugo est à la fois la Chose et l'Autre dans une telle construction du fantasme.

Tout le problème alors est celui de la poursuite de ce processus – au-delà de son ébauche, la constitution même du système symbolique comme tel – son achèvement, dont l'œuvre dans le domaine de l’art, est le paradigme. Qu’on pense aux témoignages de Cézanne s'extrayant de la « sensation colorante » du réel où il était englouti, pour élaborer sa vision dans le tableau (« tout s’organise »), qui est une écriture proprement dite et non seulement l’écriture automatique dictée par les voix.

Les voix de l'inspiration : un moment seulement inaugural, où se fixe le médium. La question du masculin et du féminin

Car la vision dans sa fulgurance n'est pas encore œuvre, la voix n'est pas encore parole. Voix et visions, qui caractérisent donc en propre le moment inspiré, visionnaire, ou médiumnique, du processus créateur au sens large – on en retrouverait trace dans la cure – n'ont pas vocation de demeurer telles quelles. On peut en rester à l'épure du paradigme de la création, qui nous maintient dans l'absolu des commencements. Le moment médiumnique de l’inspiration pourrait se formuler en parodiant la formule de Picasso, « Je ne cherche pas, j'ai trouvé ». Encore reste-t-il la tâche, moins enivrante, moins maniaque, de travailler, c'est-à-dire de mettre en forme la vision. Cela concernerait aussi les écrits automatiques qui doivent être élagués, épurés, organisés pour advenir, au sens strict, à de l'écriture[20]. Or cette étape du processus ne concerne plus les voix, dans leur caractère mixte de signifiant se dégageant du réel, selon une vocation à faire sens, tel qu’on a essayé d'en isoler la fonction comme moment d'inspiration. L'accomplissement de cette métamorphose des voix se fait évidemment dans la poésie, qui n'existe que saturée de sens, ou dans la musique qui, comme composition, est écriture par excellence. La musique, du fait qu'elle est composée, marque l’advenue d'un monde symbolique nouveau, témoignant du deuil de la substantialité jouissante de la Chose ; et pourtant, elle est en même temps, signifiance pure, jouissance non moins absolue dont elle est gorgée : jouissance de la Chose réduite aux sons, Chose qui demeure donc, nostalgiquement le traitement charnel des sons, et grâce à lui. Ce qu’exprime si bien Jouve à propos de Mozart : « Son chant est tout baigné par la présence inéluctable de la mort…, mais nous gardons intacte notre espérance ».

Terminons très brièvement en ouvrant deux grandes pistes de recherche concernant ce destin de la mélancolie originelle inhérente aux voix, en tant qu'il est lié à la question de la différence des sexes.

Le médium n'a pas vocation de faire œuvre. Pur canal, pur instrument, il se définit par cette vocation de transit : médium. Il s’installe, se fixe dans ce que Blanchot appelle le dés-œuvrement : pur don au consultant de ses visions, de ses flashs, dans le cas du voyant ; pure réceptivité des voix transmises par l'écriture sous la dictée dans celui des spirites. On a évoqué plus haut les paroles prophétiques qui, à l'instar des vaticinations de la sibylle ou des messages des saintes mystiques, coulent en direct, sur un mode torrentiel (d’où le titre si suggestif de Mme Guyon : Torrents spirituels). Le en direct, l'automatisme, renvoient au registre du non-travail, à un arrêt sur l'étape de l'inaugurale intuition ou inspiration, à un inachèvement de structure qui caractérise la médiumnité. Tout médium, homme ou femme, est ainsi retenu et maintenu dans son identification corporelle de Chose, dans sa féminité archaïque, en-deçà de la différence des sexes. N'est-ce pas là un lieu clinique de sa part de folie, là où fait butée la prise dans l'organisation phallique ? Folie qui est consubstantielle aux femmes, dit Lacan, repérable en ce lieu du « pas tout » qui caractérise les femmes selon la logique de la sexuation, mais où les hommes, on l'a déjà rappelé, peuvent aussi se placer. En ce sens, on peut faire l’hypothèse que tout médium est féminisé. Mais un homme l’est de façon non-structurelle, à la différence d’une femme, d’où le fait que ce soit pour lui une position qui offre un plus grand danger, à moins de dépasser cette position en allant jusqu'au bout du deuil, par l'écriture. D’où deux destins de la médiumnité, selon les sexes.

Là où Nerval ou Proust écrivent leur œuvre, là où le mystique-homme déploie son rapport à Dieu en système spéculatif (Saint-Jean de la Croix ou Maître Eckhart pour s’en tenir à des exemples cités par Lacan), la femme mystique, elle, écrit, mais sous la contrainte de pressions extérieures (Thérèse d'Avila, Thérèse de Lisieux), laissant donc à ses secrétaires le soin de laisser trace de son expérience du divin. Comme si le corps féminin, dans sa structurale dimension hystérique était le lieu d’accueil privilégié pour la médiumnité, du fait de la non-prise totale de la jouissance dans l'organisation phallique. Il y aurait une part spécifique de deuil inachevé liée à la jouissance féminine qui objecte par principe à renoncer à son être de Chose substantielle, d’où les destins d’animation à même le corps -encore, selon le jeu de mots de Lacan- propres aux femmes.

Cette hypothèse d’un dépassement de la médiumnité pour l'homme et de l'inscription structurelle dans la médiumnité pour la femme semble alors rejoindre la thèse que défend Pascal Quignard sur la musique[21], dans son rapport à la mélancolie et la différence des sexes. Pour lui aussi, la femme n'accomplirait pas jusqu'au bout comme l'homme l'épreuve mélancolique de la perte de la voix maternelle, « première patrie sonore ». Elle demeure à jamais en continuité corporelle avec la voix ou les voix (« Les femmes naissent et meurent dans un soprano qui paraît indestructible ») ; elle est par son corps instrument de musique, objet a esthétisé par la substance jouissance de la Chose qui y maintient ses traces. Médium par définition : sorcière, guérisseuse, pythie ou diva, selon les destins de son hystérie, de toute façon, elle demeure virtuose de son corps.

Là où l'homme, à moins de castration réelle, ainsi à se faire castrat, renonce mélancoliquement à la jouissance de la Chose – qu’il traverse dans le moment médiumnique de l'inspiration – pour se faire, lui, compositeur de musique, par un arrachement (« Ou bien les hommes composent avec la voix perdue. On les appelle les compositeurs. Ils recomposent autant qu'ils le peuvent un territoire sonore qui ne mue pas, immuable. Ou encore, ils suppléent à l'aide d'instruments les défaillances et l'abandon où l'agravement de leur voix les a plongés. Ils regagnent de la sorte les registres aigus, à la fois puérils et maternels, de l'émotion naissante, de la patrie sonore. Ils s'en font les virtuoses »). Prix fort pour advenir au statut d'Autre symbolique dans l'exemplarité d'une identification à l’Autre comme mort, à une part de soi comme mort. Dans cette mortification de soi, paradigme du deuil, le compositeur puise le pouvoir de ressusciter les morts, non pas comme des revenants, mais comme des œuvres. C’est leur splendeur offerte à l'écoute musicale qui les rend vivantes et immortelles. Mais cela exige, pour un compositeur et sans doute, mais différemment, pour un interprète génial, pensons par exemple à Glenn Gould , qu’il aient pu ne pas s'arrêter aux incantations fatales des Sirènes et autres magiciennes, qu'ils ont affronté de très près, parce qu'elles ont à un moment été la partie la plus intime d'eux-mêmes.

[1] Professeur, Université Nice Sophia-Antipolis. Psychologue, service du Dr Françoise Gorog, Centre Hospitalier Sainte-Anne, Paris.

[2] J. Lacan, Encore, Seuil, 1975, p. 20.

[3] B. Bensaude-Vincent, et C. Blondel (sous la direction de), Des savants face à l’occulte (1870-1940), Ed. La Découverte, 2002.

[4] F. Laplantine (sous la direction de), Un voyant dans la ville, Payot, 1991.

[5] C. Bergé, La voix des Esprits, éd. Métailié, 1990.

[6] D. Anzieu, Le corps de l’œuvre, Gallimard, 1981.

[7] An. Juranville, Figures de la possession, PUG, 2000.

[8] An. Juranville, « Entre deuil et mélancolie : la voyance », in Des mélancolies, (collectif), Editions du Champ lacanien, 2001.

[9] C. Bergé, op. cit., p.136, 163, 165.

[10] J. Lacan, Les psychoses, Seuil, 1981, p.156.

[11] J. Lacan, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Seuil, 1973.

[12] J. Lacan, Encore, op.cit.

[13] Conversations avec Cézanne, Ed. Macula.

[14] Thème abordé dans J.-N. Vuarnet dans plusieurs écrits, dont Extases féminines, Arthaud, 1980.

[15] J. Lacan, « RSI », in Ornicar ?, 18 mars 1975.

[16] Cf. C. Bergé, op.cit.

[17] An. Juranville, « Entre deuil et mélancolie… », op. cit.

[18] M. Montrelay, « Lieux et génies », in Télépathie, revue Confrontation, n°10, Aubier, 1983.

[19] S. Dufoulon, Femmes de paroles, Métailié, 1997.

[20] « Ecriture » au sens où Alain Juranville déploie ce concept. Cf. notamment Lacan et la philosophie, PUF, 1996, § 44.

[21] P. Quignard, La leçon de musique, Hachette littératures, 1998.