Quelques notes sur la représentation et sur le souci des limites

PENSER, RÊVER, CRÉER

Psychologie Clinique 18

janvier 2005

Quelques notes sur la représentation et sur le souci des limites

Par Marie José Mondzain*

Résumé : Qu’est-ce penser et représenter un événement sans qu’il ne devienne une convulsion spectaculaire sans lendemain ? Il ne suffit pas de confier aux images la fonction de fixation des impressions émotives. Tout terrorisme aujourd’hui est une industrie du spectacle qui s’acharne à anéantir la représentation. Penser notre temps ne consiste pas à montrer les actualités. La représentation en toujours inactuelle et nous confronte à la condition même de l’illimité et des seuils. « L’artiste, dit Hannah Arendt, n’est contraint par rien pas même par la vérité ». L’incapacité de représenter, l’inaptitude à produire des images, l’absence d’opérations imaginaires coupent le sujet de tout accès aux fonctions symboliques et donc à son humanité même et au partage avec la communauté. C’est la démesure et l’infinité propre au sujet qui produisent justement les seules limites effectives de la représentation. Cela signifie donc qu’à chaque moment de la vie, créateurs et spectateurs traversent quelque chose de l’ordre d’une crise.

Mots-clés : Représentation ; image ; spectacle ; (il)limité ; seuil ; communauté ; partage.

Summary : A few notes on representation and the regard for limits. How can one think and represent an event without it becoming a spectacular and short-lived convulsion. Images are unable to fix the emotional impact, and it is therefore unrealistic to intrust them with such a function. Any kind of terrorism nowadays pertains to the industry of entertainment, which endeavours to annihilate any kind of representation. Thinking our time does not consist in showing the news. Its representation is, by nature, un-new, not in the news, and confronts us to the very condition of boundlessness, and thresholds. « The artist, says Hannah Arendt, is constrained by nothing, not even by truth ». The incapability of representing, the inability to produce images, the absence of imaginatory processes cut the subject from any kind of access to the symbolistic functions and, therefore, to his or her own humanity and capacity to share with the community. It is both the disproportion and the infinity peculiar to the subject which produce the only efficient limits to the representation.This is why at any moment in life, creators and spectators undergo something of a crisis.

Key-words : Representation ; image ; show ; limits ; boundlessness ; community ; sharing.

Montrer n’est pas représenter ou comment penser ce qui arrive ?

Jamais on n’aura tant parlé de représentation que depuis le 11 septembre 2001. Il semble bien que l’événement ait réussi à modifier la perception des événements eux-mêmes ou plus précisément ait atteint notre capacité de distinguer ce qui est un événement politique de ce qui est une convulsion spectaculaire sans lendemain. Le paradoxe se tient là. À partir du moment où quelque chose arrive qui modifie le cours et le sens de notre histoire, il faut bien que nous en gardions la mémoire, que nous en composions le récit et que nous en interprétions la signification dans un débat public, inévitablement contradictoire. Le caractère éruptif voire traumatisant d’un événement est par définition inscrit dans la durée, mais il en déchire l’apparente linéarité, rompant le sentiment de continuité. Cependant il ne prend sa place d’événement qu’à partir du moment où il s’inscrit dans une temporalité où vont se négocier la blessure et la cicatrice c’est-à-dire se recomposer la continuité d’un tissu. Autrement dit, ce qui arrive échappe par définition à toute représentation et à ce titre pourrait rester dans l’abstraction de ce qui nous décompose sans jamais s’offrir à la moindre composition. Dès lors à quel titre pourrions nous même dire que quelque chose est arrivé, comment donnerions nous un nom, produirions nous des phrases qui témoignent d’une rétention et produiraient le partage d’un souvenir ? Cette quadrature du cercle à laquelle s’attachent les médias lorsqu’ils se mettent au service d’une dictature de l’impensable et de l’impensé, est donc la suivante : comment garder le souvenir et maintenir intacts les effets d’un événement que l’on veut soustraire à toute composition c’est-à-dire à tout récit critique, modifiable et contradictoire, à tout sens mobile et recomposable partageable dans une histoire commune ? La réponse qui nous est donnée, à la fois naïve et perverse, c’est qu’il suffirait de confier aux images la fonction de fixation des impressions émotives et convulsives et la fonction de blocage impérieux de tout mouvement de la pensée, de toute élévation de la voix pour obtenir la transe continue d’un auditoire devenu public exorbité inapte à la représentation.

Les images seraient donc le mode sous lequel le réel viendrait en silence s’imposer, dans une paralysie générale du temps. C’est ce qu’on appelait dans les romans « la mort sans phrase », à ceci près qu’il s’agit de la mort du spectateur ou de l’auditeur réels et non pas du personnage fictif. Autrement dit, l’image et l’événement ne faisant plus qu’un, l’événement est défini et inscrit dans la mémoire comme l’emblème figé d’un réel sans mémoire. C’est l’image qui fait l’événement. Les industries qui produisent les événements visuels sont au service de l’anéantissement de tout récit et de toute histoire. C’est cela la terreur, c’est cela que le terrorisme cherche à produire : une incapacité de la mémoire à composer le récit de ce qui arrive et donc une inaptitude généralisée à la représentation. Tout terrorisme aujourd’hui est une industrie du spectacle qui s’acharne à anéantir la représentation. Ce qui déroute souvent face à ce déficit radical de toute composition psychique, de toute production symbolique c’est la pléthore des informations visuelles qui accompagnent la paupérisation de la mémoire et de la pensée. La difficulté vient de ce que l’on a du mal à saisir ceci : montrer n’est pas représenter, plus on montre, moins on représente. La représentation consiste à faire voir ce que l’on renonce à montrer, ce que l’on choisit de ne pas montrer afin d’en faire l’objet d’un partage puisqu’il s’agit du sens. On ne partage pas l’œil de son voisin, mais on peut partager avec lui la parole et débattre d’un sens. Or c’est bien là que se situe la gravité des enjeux puisque ce sont les images elles-mêmes que l’on met au service de l’anéantissement de la représentation, elles à qui devrait revenir l’éminente fonction de la représentation. Tant et si bien que face à toutes ces images dont le but est de nous convaincre qu’il existe grâce à elles un contact immédiat, total et ininterrompu avec les événements, le consommateur de ces flux visuels se pose des questions du genre de celle-ci : est-il bon ou mauvais, est-il nécessaire ou inutile de tout montrer ? C’est dans le non sens de telles questions que se fait sentir le lien qui existe entre la naïveté et la perversité. Naïveté de celui qui pose la question et perversité de celui qui conduit à la poser. Se demander si l’on doit tout montrer suppose déjà que l’on croit ou que l’on fait croire qu’on en a le pouvoir et les moyens. Là est le mensonge ou plutôt l’abus et la violence. Que la pensée théologique ait pu imaginer un Être suprême doué d’un regard totalisateur est une hypothèse qui a son clergé et ses croyants fidèles, mais que dans le champ des échanges humains, que dans l’espace politique il se trouve des instances qui s’attribuent de tels pouvoirs pour obtenir la confiance de tous semble pour le moins abusif et serait cocasse si la chose ne concernait pas précisément les modalités de la construction commune du sens et du partage de la mémoire. La destruction de toute puissance politique commence avec cette prétention totalitaire du regard à laquelle vient inévitablement s’ajouter le pouvoir de décider du tout et du rien que l’on montre ou que l’on dissimule.

Fabrice del Dongo n’a rien vu à Waterloo, rien qui ait pu faire de lui un acteur de l’histoire et un spectateur privilégié des récits que l’Histoire construirait car l’Histoire ne se donne pas plus à lire sur les champs de bataille qu’elle ne donne à penser sur un écran de télévision. La différence entre Stendhal et nous vient de ce qu’une industrie du spectacle est venue convaincre les spectateurs qu’elle était une industrie de la représentation susceptible de prendre en charge le récit univoque de notre histoire. À moins que cette industrie du spectacle ne cherche plutôt à nous persuader que la représentation n’est plus nécessaire, qu’elle est même un obstacle dans la construction d’un partage communiel des convulsions et des éruptions quotidiennes. Penser, représenter prennent du temps, demandent un ralentissement, une patience du regard. Penser notre temps ne consiste pas à montrer les « actualités ». La représentation en toujours « inactuelle ».

Il ne s’agit pourtant nullement de condamner ce que l’on montre et encore moins de le censurer, bien au contraire. À la question peut-on tout montrer la réponse est claire : personne ne peut montrer quoi que ce soit qui vaille pour un tout. On ne montre jamais que « quelque chose », et mieux vaut dire : on peut tout montrer sauf le tout. Lorsque Hannah Arendt aborda la question de savoir si la construction d’un sens partagé de l’Histoire appartenait à ceux qui en étaient les acteurs ou plutôt à ceux qui en étaient les spectateurs, elle a conclu avec Kant que c’était le regard des spectateurs qui produisait ce sens pour la communauté. Mais ce spectateur est alors défini comme le sujet du jugement, le corps sensible et parlant de celui qui participe au débat collectif à une distance suffisante pour devenir l’architecte d’un lien dans le respect des écarts. Le spectateur est donc le sujet de la représentation et non le consommateur d’un spectacle. Le sujet de la représentation est donc celui qui est placé ou qui se place à une certaine distance de ce qu’il juge pour pouvoir en juger.

De quelle nature est cette distance, cet écart indispensable pour que ce que l’on voit puisse devenir le lieu d’une représentation ? Du point de vue du spectateur comme du producteur du visible, cet écart concerne non seulement le traitement de l’espace où se tiennent les corps qui regardent, et leur rapport institué à l’espace construit de ce qu’ils regardent, mais aussi le traitement du temps durant lequel se déploie la représentation. Le cinéma est sans doute par excellence le lieu de ce débat puisqu’il est à la fois travaillé par la problématique de la scène et de l’écran. Le dialogue actuel très vif entre le théâtre et le cinéma est devenu pour cette raison même un enjeu majeur. La crise sociale des intermittents l’a rendu évident pour tous.

Rien n’est plus singulier et irréductible que le sentiment que chacun a de son corps, de l’espace qu’il occupe et des durées intimes qui le traversent, l’éprouvent et le poussent inéluctablement vers un terme sans partage, la mort. Ainsi partager de l’espace et du temps nécessite que l’on produise les conditions imaginaires du partage, les signes qui symbolisent une commune condition. C’est cela, la représentation : produire les conditions imaginaires du partage qui nous arrachent à l’épreuve solitaire d’une situation irréductible pour nous proposer de porter nos regards sur une condition commune. L’humanité n’est ni une essence abstraite ni une réalité biologique qui nous conditionnerait de toute éternité ou pour toujours, c’est la condition de tout sujet qui se veut inconditionné, inventeur, créateur des lieux et des temps du partage. C’est bien là l’étrange paradoxe du sujet de la représentation que d’être celui dont la condition n’est que le produit de ses représentations, et celui que ses représentations déconditionnent. Les opérations de la représentation sont celles de la liberté elle-même. Il n’y a de liberté qu’imaginaire. C’est pourquoi, tant que l’on préservera les conditions de la représentation, on préservera l’humanité elle-même, ce qu’on a pu appeler la condition humaine et que Hannah Arendt définissait comme la capacité de commencer. La représentation permet à l’événement même le plus traumatique de devenir inaugural en termes d’humanité.

À quelle condition un spectacle préserve-t-il les chances de la représentation ?

Or que se passe-t-il aujourd’hui ? Ce n’est plus la condition humaine qui se détermine au cœur actif des représentations mais le spectacle du conditionnement qui se substitue à la représentation de l’inconditionné. Que les sujets dans un tel paysage soient devenus infiniment accessibles à la peur, à l’effroi, aient un sentiment de vulnérabilité sans limites, soient réduits à l’impuissance de petits enfants en quête de surpuissance paternelle, voilà qui n’a rien de surprenant. Mais la réponse apportée à cette angoisse engendrée par l’absence de toute représentation est précisément celle qui alimente et renouvelle cette angoisse. À la terreur on oppose et on propose la sécurité, à la vulnérabilité on répond en termes de protection par la police, l’armée ou la censure. La solution proposée n’est jamais celle qui viendrait de l’intérieur des sujets et de leurs constitutions intersubjectives de sujets parlants. Nul ne cherche à rendre à chacun les ressources subjectives du partage. Éduquer, apprendre à parler, apprendre à voir, s’approprier sa propre puissance de représentation, sont autant de forces vives qui rendraient à chacun son pouvoir sur le visible en en faisant du pensable. Au lieu de cela, les instances de formation et d’information inscrivent les jeunes comme les plus âgés dans une immaturité impuissante, une faiblesse dont on entend à la fois la plainte et la violence inévitables. La perte des pouvoirs de représentation est l’origine implacable de toutes les violences civiles. Sans représentation, toute expression n’a d’autre recours que le passage à l’acte. La machine à faire peur est une vieille machine inusable qui n’est capable de produire que du cri, du crime et de l’infigurable. La machine à faire peur dévouée à la mort de toute pensée politique est inséparable des industries du spectacle. Une opération spectaculaire est sans aucun doute une opération qui veut montrer mais une opération qui représente met en scène les choix d’un regard proposés aux jugements de tous. Donc un spectacle est un produit qui circule comme un bien que l’on met à la disposition d’un consommateur alors qu’une représentation est un service que l’on rend à la communauté, qui met en circulation quelque chose qui n’appartient à personne mais qui fait circuler du sens entre tous. Les deux dimensions, spectacle et représentation, coexistent toujours dans les productions de visibilité. L’ambivalence du terme de production permet de comprendre la complexité de la question. La représentation produit un effet sur la communauté des regards et à ce titre la représentation n’est pas un produit. Il faut donc sans cesse considérer et analyser avec la plus grande vigilance ce qui dans un produit qui s’appelle un spectacle permet à la communauté des spectateurs de produire ce qui la définit dans le partage d’une condition. De ce fait, il est capital d’analyser les conditions de la production pour s’assurer qu’elles ne portent pas atteinte à l’avènement de la parole et de la pensée des sujets dont la commune condition est de s’inscrire dans une histoire inconditionnée. Ces distinctions sont nécessaires pour éviter les contresens et les malentendus, mais en aucun cas la distinction entre spectacle et représentation ne peut fonder une disjonction manichéenne. La vie matérielle et sociale des œuvres nous montrent chaque jour que les régimes de visibilité sont intimement mêlés et que notre pensée de sujet parlant, notre parole de sujet pensant doit sans cesse se tenir en éveil, se mettre au travail pour construire et défendre ses exigences de sens et de partage.

Mais puisque la visibilité, la sensibilité sont nécessaires pour qu’il y ait spectacle et pour qu’il y ait partage de la représentation, la question sera la suivante : à quelle condition un spectacle préserve-t-il les chances de la représentation ? ou encore : à quelle condition, ou dans quelles limites une représentation peut ne pas renoncer à produire un spectacle ? Le cinéma est au cœur du questionnement où se nouent le spectacle et la représentation sans qu’il s’agisse de décider de la souveraineté de l’un sur l’autre mais de reconnaître par un travail critique ce qui dans leur relation rend sa souveraineté au spectateur lui-même ou au contraire bafoue en lui tout respect et toute liberté. Revenons donc à la machine à faire peur car elle est devenue le lieu crucial d’une confrontation des regards posés sur ce qui est désigné comme limite du visible, seuil du figurable, hors champ du représentable. C’est avec la peur et l’horreur que s’engage aujourd’hui le débat sur la légitimité de la figuration et de la représentation. Je dis aujourd’hui car, à la fin du XIX° siècle, la question avait été déjà clairement mais autrement posée par les artistes lorsqu’ils abandonnèrent la figuration pour la non figuration que l’on appela à tort l’abstraction. Mais en ce temps-là ce n’était pas tant l’horreur et l’infigurable qui faisaient débat mais la soumission des regards asservis par la consommation des produits plus ou moins mimétiques de l’art bourgeois. C’est au nom de la liberté que l’on se débarrassait de la figuration ou de la forme. L’art était travaillé par les utopies. Les guerres et les révolutions ont changé les enjeux des combats pour la liberté, on ne se bat plus pour des utopies mais pour construire l’espace public d’un partage et d’une résistance. Les mutations dans l’objet ont laissé place aux interrogations sur le statut des sujets pris dans le réseaux des objets et menacés de devenir eux-mêmes objets. Le spectacle immédiat de l’actuel s’adresse à une solitude massifiée. Donc paradoxalement la machine à faire peur et à tout montrer qui depuis le 11 septembre semble avoir fait l’unanimité dans l’effroi n’a rien pu produire de partageable car ce qui est contagieux n’est pas partagé. Agoniser ou mourir ensemble ne fait pas de la souffrance et la mort une expérience commune. Les crimes et les abominations du nazisme nous ont appris que dans les camps l’horreur était sans partage et que c’est à nous aujourd’hui les vivants qu’il appartient de penser et de produire la représentation qui rendra sa dignité au partage de la mémoire. Cette œuvre de sépulture n’a rien de commun avec une quelconque figuration de l’horreur, une reconstitution visuelle. La représentation travaille inlassablement avec l’invisible. En ce sens c’est toujours l’infigurable qui est l’objet de la représentation, quels que soient les choix formels de la visibilité et l’objet de la représentation. L’œuvre décisive de Claude Lanzmann vaut en ce sens à la fois comme exemplaire au sens où elle définit et expose dans toute sa radicalité un choix de représentation en correspondance avec ce qu’il évoque, la Shoah, et comme exemplaire d’un enjeu de toute représentation. La vertu et la liberté ne sont pas plus figurables que le crime. Tout est représentable et la représentation fait par définition le deuil du tout au cœur même de ce qu’elle montre. La question n’est donc pas celle d’un droit à la figuration mais d’un devoir de représentation.

On a eu l’exemple quasi caricatural de ce que l’industrie du spectacle peut produire avec la révélation des tortures en Irak. Sous prétexte de ne rien cacher des horreurs de la guerre, les téléspectateurs et les lecteurs de la presse ont été confrontés aux photos de famille des tortionnaires. La guerre transformée en lieu de production des permanents du spectacle que sont devenus les soldats américains, la torture et ses plaisirs pervers faisaient de la guerre la scène de la condition humaine définie comme suppôt de fantasmes partageables dans l’aveu, partageables dans le châtiment, partageables dans la parodie d’un procès ou d’un pardon. Derrière cette fiction de guerre transformée en partouze inavouable mais avouée comme à une soirée de reality-show, se dissimule la réalité de la guerre, celle qui est faite par la puissance des armes et des intérêts, la guerre qui n’a que faire de la morale, de la confession et du pardon, la guerre impitoyable dont nous sommes en droit de vouloir débattre. La guerre n’est pas montrable et ne l’a jamais été. La représentation de la guerre ne peut être que le partage construit et différé de son récit. Être d’accord ou en désaccord avec cette guerre ne peut en aucun cas passer par le spectacle de ces images-là. L’effondrement de toute représentation est le plus sûr moyen de rendre impossible toute idée de paix, de trêve, de confiance retrouvée dans des contrats humains fondés sur la parole. Le spectacle de ces images n’est rien d’autre qu’un plaidoyer indirect pour légitimer la poursuite de la guerre elle-même alors qu’en apparence nous sommes saisis dans le régime de l’aveu et de la dénonciation. Voilà pourquoi la défense de la représentation est notre seule arme contre le mensonge et contre la dictature.

Tout représenter sauf le Tout

Cette défense de la représentation ne peut aller sans aborder la problématique des limites. Si j’ai dit plus haut que l’on peut tout représenter sauf le Tout, n’est-il pas nécessaire de s’arrêter sur les notions de limite et d’illimitation telles qu’elles sont pour ainsi dire ballottées dans le discours général, dans la vulgate médiatique ? Dans un paysage social et politique où la police et toutes les formes de censure s’exercent sur la création et sur la pensée en général formuler une question en termes de limites pourrait donner le sentiment ambigu que l’on ouvre une réflexion propice à la justification de toutes mesures policières et morales qui aujourd’hui sont mises au service de la répression au nom du combat. Nous sommes entourés, baignés même dans une atmosphère d’intolérance à tout débordement. Trop d’images, trop d’informations, trop d’artistes, trop d’étrangers… la pensée des limites est devenue le substitut de toute pensée politique et la justification de toutes les peurs et des remèdes qu’elles appellent. Exagérer est bien le verbe qui désigne tous les abus. Interdire, limiter contrôler, brider, réguler, normaliser, encadrer on pourrait multiplier les verbes qui à l’inverse sont là pour rassurer et mettre de l’ordre là où l’excès est synonyme du désordre. Ainsi toutes les modalités de l’empêchement et de l’obstacle sont bonnes à saisir. L’absence de limites annoncerait l’anarchie. Or c’est dans le même mouvement que la pensée de la production, de la productivité, c’est-à-dire du profit et de la consommation, se nourrit d’une idéologie de la surabondance, d’un engouement pour l’excès. L’insatiabilité des besoins justifiés confusément au nom du désir est le maître mot du marché qui doit tout satisfaire. On n’est jamais trop riche, jamais trop puissant. Le vocabulaire hyperbolique de la prospérité capitaliste aime les superlatifs, les supermarchés, les superpuissances qui peuvent à leur tour brandir l’évidence fracassante des formules telle que « justice sans limite ! » formule qui est à elle seule une monstruosité sémantique et conceptuelle. La justice est-elle même pensable lorsqu’elle se donne pour illimitée ? La justice n’est-elle pas nécessairement une composition des rapports et des droits intersubjectifs limitant les rêves de toute puissance de chacun ? C’est de ce fait la même société qui dans le même mouvement déploie le rêve cultivé et illustré par les media d’un monde sans frein, sans tabou, sans différence des sexes, sans écart, sans les limites d’une quelconque altérité. Ce monde qu’on dit mondialisé ne connaît ni frontière ni obstacle il est la face idéologique d’une réalité économique ultra libérale. Il est le contraire d’un monde en ce sens que le terme même de monde a toujours voulu désigner l’unité partagée d’une organisation signifiante. Un monde c’est toujours la fiction opératoire d’une communauté, y compris quand elle dépassait ses frontières. Quand Christophe Colomb découvrait le nouveau monde, il déployait encore la notion d’un monde intériorisé dans les dispositifs de croyances et de savoirs. Les limites reculaient mais ne disparaissaient point. Désormais il semble que le discours des limites, de l’altérité, du contrôle et du respect des différences a laissé place au bornage de la censure et de la police. Le sujet citoyen, le sujet parlant s’inquiète en nous au seuil de ce siècle, du devenir des constituants du monde et de l’humanité mêmes dont il croyait pouvoir se réclamer sans fin. Ces constituants sont ceux qui fondent la sociabilité d’un vivre ensemble sur des opérations symboliques et contractuelles, des opérations qui cadrent et donnent forme définie aux écarts qui nous séparent infiniment les uns des autres et aux liens qui nous unissent les uns aux autres.

Ainsi toute problématique des limites est confrontée à ces deux faces contradictoires, la répression et la régulation. Est-il possible de concevoir un monde habité par l’homme, conçu, pensé par lui qui ne porte la marque du débordement et de l’infinité ? Est-il possible inversement de penser la communauté humaine dans sa cohabitation paisible sans reconnaître la nécessité d’une composition ordonnée des rapports qui ne peut se passer d’une pensée des limites. Mais de quelles limites s’agit-il dans chaque cas ? On ne parle pas de la même chose si l’on évoque la contrainte de réalités toujours mouvantes et historiquement variables, ou encore la détermination matérielle et technique des événements c’est-à-dire leurs causes ou si l’on invoque que les relations d’altérité sont constituées par la reconnaissance et le respect mutuels qui exigent la limitation de la toute puissance de la force ou du désir. Pourtant entre ces différents registres les nouages sont constants. Je crois que la question de l’art se situe très exactement au carrefour de cette problématique inextricable. Il est en effet impossible de séparer ce que nous venons de distinguer. Ne pas confondre les différents registres de l’expérience des limites et ceux de leurs débordements, ne signifie nullement que nous sommes en mesure de repousser les uns pour mieux servir les autres. C’est au cœur des déterminations et des contraintes que se pose avec toute sa pertinence la question de l’illimité. L’infini habite le fini, c’est là qu’il faut le faire opérer ; l’invisible est immanent au visible. C’est la plus forte avancée de la pensée philosophique que d’avoir reconnu contre toutes les prérogatives de la théologie que l’infini n’était pas un attribut de la transcendance, que l’invisible n’était pas un privilège divin. L’infini est humain et l’invisible est le lieu de germination de tous nos signes. L’image en est la trace, le signe spécifique. Si Dieu n’aime pas les images c’est qu’il redoute que sa créature y reconnaisse sa propre illimitation, la puissance de sa démesure, son génie de l’excès. Dieu n’aime pas la concurrence de celui qu’il pourtant voulu, nous dit-on, à sa propre image, donc participant à son infinité. Cela signifie donc qu’à chaque moment de la vie, créateurs et spectateurs traversent quelque chose de l’ordre d’une crise : nous faisons sans cesse l’épreuve de nos déterminations, de nos limites et de ce qui nous conditionne en même temps que nous éprouvons notre propre incommensurabilité. Autrement dit nous ne sommes pas sommés par la vie de choisir entre le réel et le fictif mais nous sommes inévitablement confrontés à ce qui nous limite et nous asservit au cœur même du sentiment indélébile que nous sommes les penseurs du possible et de l’impossible, les opérateurs intempestifs du débordement. Nous sommes les maîtres de l’irréel du présent, c’est cela le pouvoir imageant.

Cette disposition pour l’infini est la marque du sujet parlant en tant qu’il est sujet du désir et c’est pour cette raison même que j’y vois sa condition d’homme qui rencontre la question des limites dès que s’impose sa sociabilité et sa capacité de cohabiter et de partager. Là est le paradoxe qui fait la sève de notre questionnement : vivre ensemble c’est trouver la mesure d’un partage, du partage de notre humanité c’est-à-dire de l’incommensurable. Voilà pourquoi je crois important de revenir un instant sur le terme même de condition. Disons que la question des limites renvoie non seulement à ce qui conditionne mais à la notion même de condition. Il faut ici entendre le terme de condition tour à tour comme ce qui est nécessaire à titre de cause. Il n’y a pas de fumée sans feu, le feu est la condition de la fumée. Mais la condition est aussi ce qui fonde le sujet dans son humanité même. Condere fonder. La condition est ici à comprendre dans les trois sens que j’isole par commodité : au sens où Malraux en tant que romancier parle de condition humaine, Simone Weil dans une démarche sociale de condition ouvrière, Hannah Arendt du point de vue de la philosophie politique de condition de l’homme moderne. Il s’agit comme on l’entend bien non pas de désigner la soumission à des conditions, causes qui imposeraient leur ordre, leur nécessité et leurs limites, mais régime propre à tout geste, état intrinsèque de tout acteur humain. Or ici la condition ne renvoyant à aucune antériorité donne au contraire sa forme à un horizon d’être, à une visée de sens, à une forme existentielle. La condition est alors à la fois dessin et dessein, figure et projet. En effet Malraux parle de condition humaine pour construire une fiction historique sur la communauté des combats et le partage des résistances au cœur des émotions les plus fondatrices, qu’est-ce qu’un lien dans l’affrontement de la mort ? Un sujet humain est une existence vouée à la révolution. La condition humaine n’est que l’ensemble des mouvements faits pour se débarrasser des conditions. Le sujet du désir tend vers l’inconditionné. Simone Weil aborde la situation humaine du travail pour y saisir ce qui s’y joue de la définition même du sujet digne de la grâce. Il ne s’agit plus de geste historiquement héroïque mais bien au contraire d’une réflexion sur la soumission des corps et l’insoumission possible ou impossible de l’esprit. Rien de plus limitant et contraignant que le travail en usine auquel Simone Weil est allée volontairement se soumettre. C’est dans ce conditionnement maximum qu’elle veut saisir ce qui se joue de la condition humaine elle-même. Pour Arendt la condition de l’homme moderne est celle du sujet pris dans la crise irréductible que provoque la construction des totalitarismes qui menacent le sujet de la pensée et de la liberté. La condition de l’homme moderne, délivré ou orphelin des amarres qu’offraient les traditions, doit construire sa visée de sujet inconditionné. Définissant l’homme comme être des commencements elle dit bien que la condition de l’homme moderne est celle d’un sujet qui doit se battre car il est menacé de ne plus avoir accès à la liberté de ses gestes inconditionnés. Avoir accès à son intime illimitation, c’est se débarrasser de toutes limites et de toutes contraintes. « L’artiste, dit-elle, n’est contraint par rien pas même par la vérité ». Mais cet homme inaugural et inaugurant est d’abord et pour toujours membre d’une communauté sans laquelle aucune vie n’est possible. C’est donc dans la construction des échanges intersubjectifs, dans les rapports d’altérité que se dessinent les figures vivantes de la réalité et du possible. Arendt est sans doute la philosophe du XX° siècle qui a approché le plus près le paradoxe critique de l’infini et du partage. Dès lors la question des limites de la représentation ne peut plus être pensée en termes de limitations et de déterminations castratrices ou réductrices mais comme horizon intentionnel, visée signifiante, infinité non maîtrisable du possible. Le même homme étant penseur et acteur de l’incommensurable, est aussi confronté à sa finitude.

Rien n’arrête le mouvement de la libre représentation, que ce soit sous le signe du fantasme ou de la raison, sous le signe de l’expérience, de l’hallucination ou du rêve, sous le signe de la science ou celui de l’art. Un sujet humain est un sujet que rien n’arrête qui vise avec ses mots avec son regard un horizon qui excède sans fin les limites de l’épreuve actuelle qu’il fait du monde. Alors que sont les limites de la représentation pour un sujet que rien n’arrête si la puissance imageante ne connaît pas de déterminations contraignantes ? C’est ailleurs qu’il faut chercher les raisons de la forme, du cadre, des déterminations historiques… Quelles sont les réalités ou la réalité qui fondent les conditions de la représentation ? Avant d’aborder ce régime des conditions qui n’est autre que celui du partage des signes et de la construction commune du sens, il faut d’abord s’arrêter un moment sur la question du temps. Pourquoi ? Parce que le sujet de l’incommensurable est un sujet fini, mortel, marqué dès son entrée dans le monde par la caducité de son corps, d’un corps qui est le lieu subjectif, privé, irréductiblement singulier avec lequel il fait l’épreuve, l’expérience du monde et de l’irréversibilité de tout ce qui lui arrive. La condition de tout geste et de toute pensée c’est d’abord la vie et la vie pour un sujet humain n’est une suite ininterrompue de franchissement, de seuils de passages. La psychanalyse a découvert à travers la clinique, c’est-à-dire par la voie de la souffrance psychique, que tout ce qui limitait la liberté d’un sujet renvoyait à des traumatismes et à des échecs dans les passages successifs qui constituent le sujet désirant et parlant. C’est d’abord et avant tout la carence des opérations imageantes, la déficience des capacités symboliques qui retiennent le sujet dans les rets paralysants d’un désir qui n’est pas le sien et qui pourtant ne lui donne accès à aucun autre. Sans image point de rapport c’est-à-dire point d’altérité ni par conséquent de mouvement constituant pour le sujet lui-même. Sans image point de parole donc. L’incapacité de représenter, l’inaptitude à produire des images, l’absence d’opérations imaginaires coupent le sujet de tout accès aux fonctions symboliques et donc à son humanité même. Faute d’avoir pu franchir des seuils le sujet qui souffre psychiquement transgresse dans une sorte de parodie douloureuse de son illimitation. Je renvoie ici aux travaux clinique et théorique de Laurie Laufer sur l’expérience du deuil, qui est sans doute le paradigme fondateur de toute expérience des seuils. Le rapport des vivants à la mort, c’est-à-dire toujours nécessairement à la mort de l’autre, me pousserait à dire que vivre c’est toujours survivre à la mort d’un autre.

C’est en ce sens que notre société produit dans le même mouvement une déficience croissante d’images et d’imaginaire et une croissance de passages à l’acte, de crimes et de gestes pervers qui miment l’absence complète de limites. Nous perdons l’art des passages et des seuils. Et comment cela se fait-il ? Par une atteinte portée à la structure temporelle de l’imaginaire ; les media par leur flux, leur mise en boucle, leur rythme mercantile, produisent à proprement parler de la précipitation ce qui veut dire tomber la tête la première prae caput. Par quoi je veux indiquer que la question des limites n’a de sens que dans la prise en compte de l’histoire des seuils. Franchir, s’affranchir, c’est un même mouvement qui permet à celui qui pense qui parle et qui désire d’être animé d’un mouvement ininterrompu de va et vient entre l’infinité de son désir et la finitude de sa condition corporelle, sa mortalité. L’expérience du temps est celle de la mort. J’ai dit plus haut que vivre c’est toujours franchir la mort d’un autre, c’est lui survivre, que cet autre soit un autre sujet ou que cet autre soit déjà en soi-même celui dont on fait le deuil à chaque instant. Survivre c’est donc recevoir la puissance de vivre de ceux qui sont morts. Franchir c’est sans arrêt aller de la vie vers la mort mais aussi aller de la mort vers la vie sans ce double mouvement de passage qui fait de la vie elle-même l’épreuve de passes et de passages incessants. Il n’y a ni représentation ni image mais peut-être faut-il plutôt dire que ce sont les opérations imageantes et de représentation qui constituent le tissu temporel des passages. En quoi consiste l’art des artistes documentaristes qui produisent des images de ces sujets qui passent sans cesse de la vie à la mort et de la mort à la vie ? Il consiste justement en ceci qu’ils saisissent ce qui en chacune de leur rencontre avec les conditions réelles d’existence d’un sujet dans un cadre donné fait de ce sujet un lieu incommensurable et produire l’image d’un sujet parlant et imageant, saisir la scène invisible où il se représente son propre accès à l’illimité. C’est faire au spectateur un présent infini, lui offrir la figure de son accès intime au possible, bref lui donner bien plus que ce que l’on a soi-même puisqu’il s’agit de faire circuler entre le créateur et le spectateur une monnaie invisible, une espèce indivisible, il s’agit de partager un manque, l’objet même du désir, l’horizon de nos faims et de nos soifs. C’est en vertu de cette surabondance du don dans l’image, de ce principe de débordement que la seule chose qui devient impossible c’est l’accès à la totalité. C’est la démesure et l’infinité propre au sujet qui produisent justement les seules limites effectives de la représentation : il n’ y aura jamais de représentation de la totalité ni de sujet totalisé, ni de regard totalisant. L’infinité ne sera jamais l’objet de la vision et au cœur du visible lui-même. L’invisible se manifeste comme sa secrète et irréductible infinité. Seules la métaphysique et la théologie ont voulu concevoir et imposer à la croyance l’existence d’un être qui auquel on puisse attribuer l’infinité et la totalité. Mais faut-il rappeler comment Emmanuel Levinas a lui-même retraversé la parole biblique pour faire de l’infinité de son Dieu un principe irréductible à quelconque totalisation et donc à tout totalitarisme ? L’infinité qui fait le deuil du tout n’est autre que le terme par lequel se fait reconnaître l’écart incommensurable qui nous sépare de l’autre et la nature incommensurable du lien qui nous relie à lui.

* Philosophe, Directrice de recherche au CNRS. Dernières parutions Le commerce des regards Paris : Le Seuil, 2003