Hallucinations psychotiques et énonciation
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LA VOIX DANS LA RENCONTRE CLINIQUE
Psychologie Clinique 19
mai 2005
Hallucinations psychotiques et énonciation
Par François Sauvagnat[1]
Résumé : L’auteur présente les rapports entre hallucination psychotique et énonciation dans la théorie psychanalytique lacanienne. Il montre qu’il existe une spécificité centrale de cette conception de l’énonciation, qui est sa dérivation à partir de la théorie de l’hallucination selon Jules Seglas ; à ce titre elle se distingue, non seulement des théories anglo-saxonnes de la pragmatique de la parole, mais également des théories linguistiques de l’énonciation, initiées par E. Benveniste et R. Jakobson. Après avoir décrit les concepts empruntés par J. Lacan à Edouard Pichon et à Roman Jakobson, l’auteur commente l’article de J. Lacan "Subversion du sujet et dialectique du désir", et montre que s’y trouve définie la séparation névrotique entre l’énonciation et l’énoncé, mais également une théorie de la subjectivité psychotique, selon trois aspects : la pré-psychose comme équilibre fragile, le vécu hallucinatoire centré sur le code (néologismes) et le vécu hallucinatoire centré sur le message (insultes hallucinées, messages interrrompus). Deux aspects doivent dès lors être isolés dans la notion lacanienne d’énonciation : 1) la coupure ou séparation, liée au discordantiel pichonien, 2) la désignation du sujet, que J. Lacan théorise par une mise en équivalence entre la « personne ténue » pichonienne et le shifter jakobsonien C/M. De son côté, la notion pichonienne de personne étoffée est « corrigée » par J. Lacan qui y voit l’étoffe pulsionnelle du fantasme.
Mots-clés : Psychanalyse ; énonciation ; hallucination .
Summary : Psychotic hallucinations and enunciation, The author presents the relationship between psychotic hallucination and enunciation in the Lacanian psychoanalytic theory. He shows that there is a central specificity in the latter : its special relationship with Jules Seglas’ theory of hallucinations. This separates it from the Anlo-Saxon theories of pragmatics, and also from the linguistic enunciation theories initiated by E. Benveniste and R. Jakobson. The author describes the concepts Lacan borrowed from Edouard Pichon and from Roman Jakobson and comments on Lacan’s article Subversion du sujet et dialectique du désir. He shows that Lacan defines in it : 1) the neurotic differentiation between enunciation and statement (énoncé), 2) a theory of psychotic subjectivity, with three aspects, the fragile stabilization of pre-psychosis, the code-centered hallucination (neologisms), and the message-centered hallucinations (interrupted sentences, hallucinatory insults). Consequently, two aspects must be differntiated in the Lacanian theory of enunciation : 1) the cut or separation, derived from the Pichonian discortantiel, 2) the designation of the subject, which Lacan constructs by identifying the Jakobsonian C/M shifter with the Pichonian personne ténue. On the other side, the Pichonian personne étoffée is corrected as being in fact the material of the fantasy, the core of which is the object of the drive.
Key words : Psychoanalysis ; enunciation ; hallucination
Dans plusieurs publications (Sauvagnat 1983, 1990, 1997, 2002), nous avons montré que la théorie lacanienne du signifiant n’était pas, comme on le croit trop souvent, le résultat d’une sorte de placage de théories linguistiques sur l’expérience analytique, mais qu’il fallait au contraire tenir compte du fait que pour Lacan, le « signifiant dans le réel » (Séminaire “Les psychoses”, 1955), le signifiant à l’état pur, si l’on peut dire, apparaît lors d’expériences psychotiques sous les espèces d’interprétations délirantes et d’hallucinations verbales. Plus encore que la référence à Clérambault, la référence au principal inspirateur de celui-ci, Jules Séglas, est essentielle. Que nous dit ce dernier ? Sa thèse essentielle est que les hallucinations verbales, loin de devoir être considérées comme des « erreurs de perception », comme le voulait Esquirol, sont avant tout à comprendre comme des formes pathologiques de langage intérieur. Il a effectivement démontré que les hallucinations auditives psychotiques sont pratiquement toutes proférées par le sujet de façon plus ou moins perceptible. Cette hypothèse a été confirmée par toute une ligne de recherches encore bien vivante actuellement, dans laquelle les mouvements du larynx et du pharynx du sujet halluciné sont observés, les proférations à voix basse sont captées et leur sonorité augmentée et régulièrement, on vérifie que le contenu même des hallucinations dont se plaint le patient correspond bien à des proférations (Sauvagnat 1997).
Mais il y a évidemment aussi une thèse subsidiaire : si les hallucinations verbales sont bien une pathologie du langage intérieur, on peut renverser cette proposition et se demander si on ne peut pas décrire toute une série de configurations plus ou moins continues allant du vécu d’hallucination (vécu d’étrangeté, d’écho, d’annexion par un Autre mystérieux de nos propres proférations) à un vécu d’appropriation, dans lesquels le sujet, se parlant à soi-même comme dans le Lieutenant Gustel d’Arthur Schnitzler, s’éprouve au contraire être lui-même dans la parole qu’il ne destine à personne d’autre. Jules Séglas s’était contenté de décrire une telle continuité entre l’hallucination psychomotrice verbale et toute une série de proférations involontaires d’intensité croissante. L’idée que nous allons soutenir dans les lignes qui suivent est que la théorie de l’énonciation de J. Lacan est une façon de décrire ce qui fait la différence entre des cas où la parole est vécue comme totalement étrangère au sujet, et le cas normal où celui-ci se sent être le maître d’une parole qu’il peut considérer comme un simple instrument de sa pensée. Une telle perspective n’est pas à vrai dire isolée dans notre champ. Dans un horizon culturel différent, Lev Vygotsky avait soutenu que le langage tel qu’il est utilisé par l’adulte est le résultat final d’une difficile transition, chez l’enfant, entre des proférations infantiles asémantiques et phonétiquement libres, et la reprise du langage formel tel qu’il est utilisé par son entourage. Nous allons proposer une lecture de la notion d’énonciation telle qu’elle est utilisée par J. Lacan, dans laquelle nous allons voir que cette notion essaie précisément de répondre à cette question de savoir quel type de rapport entretiennent, d’une part, l’expérience des hallucinations verbales chez le psychotique et, d’autre part, l’expérience de la profération normale d’un sujet névrotique, parfaitement certain que c’est bien lui qui parle au moment où il le fait. Cette utilisation de la notion d’énonciation est à notre avis particulière à J. Lacan et à certains de ses élèves. Elle est à distinguer d’un certain nombre d’usages classiques de la notion de cette notion.
Que le terme d'énonciation n'apparaisse pas massivement sous la plume de Benveniste ne doit pas induire de fausses conclusions. Lorsqu'il thématise le terme, c'est pour l'arrimer solidement à deux types de considérations : la relation temporelle, renvoyant elle-même à la question de la référentialité, et la question des pronoms personnels. Il est incontestable que ces deux – ou plutôt ces trois – points seront au centre de ce qui sera donné comme énonciation, et notamment énonciation inconsciente dans les travaux psychanalytiques contemporains, même si ce n'est pas là un destin que Benvéniste lui-même a nécessairement souhaité. Néanmoins, il est important de noter que la notion d'énonciation est souvent située par les linguistes aux marges de leur discipline, pour renvoyer habituellement à la psycholinguistique, à la sociolinguistique ou à la pragmatique. Depuis Saussure, ils préfèrent le domaine de la langue comme système, au domaine plus périphérique de la parole, où l'énonciation est habituellement rangée. Il est également frappant que la linguistique générative, au moins dans sa version chomskienne, ne s'intéresse nullement à l'énonciation, ce qui lui est d'ailleurs interdit par le type même de locuteur automatique (le « locuteur-auditeur idéal ») qu'elle construit, ou plutôt qu'elle tente de construire. On constate, chez les linguistes récents se situant dans l'aire francophone et qui souhaitent donner une certaine consistance à la notion d'énonciation (les autres préfèrent parler de pragmatique), deux types de positions. Soit on considère que l’énonciation est une sorte de condition de la sémantique ; soit on considère, et c’était par exemple la position de T. Todorov dans son Dictionnaire encyclopédique des sciences du langage, qu’il existerait nécessairement une « empreinte stylistique de l'énonciation dans l'énoncé » renvoyant aux caractéristiques propres de l’énonciateur. Nous allons voir que le concept d’énonciation tel que l’utilise J. Lacan est beaucoup plus radical. Nous en suivrons les différentes réalisations en faisant référence aux deux linguistes qui l’ont le plus inspiré à ce propos, E. Pichon et R. Jakobson.
Les apports linguistiques d'Édouard Pichon : la distinction sémième/taxième
Édouard Pichon (1890-1940) aura fortement contribué à la problématique de l'énonciation, même s'il n'utilise guère ce terme, par au moins trois aspects de son œuvre grammaticale. Rétrospectivement, il semble que la dialectique lacanienne entre énoncé et énonciation doive beaucoup à la façon dont Pichon envisageait les rapports entre la pensée et le langage. Pour lui, s'il existe bien une dialectique par laquelle l'un et l'autre s'influencent réciproquement, c'est avant tout la pensée, résultat des coutumes, du degré de civilisation, de la subtilité ou non des échanges, qui en dernier ressort influence la langue, et en constitue l'esprit. L'exemple le plus évident en est, pour Damourette et Pichon, la façon dont les trois temps du passé en indo-européen (aoriste, parfait, imparfait) se réduisent, dans les langues germaniques, à un seul, cette simplification étant pour lui le signe d'une rusticité foncière. Quoi qu'on puisse penser de cet exemple, en particulier en dépit de l'objection selon laquelle l'usage des particules est en géréral fort riche dans les langues germaniques, ce qui est susceptible de compenser ce déficit, l'idée directrice qui s'impose est bien la relative indépendance entre la pensée et le langage et l'avantage relatif de la première sur le second, qu'elle tend à transformer selon ses exigences propres. De la sorte, Damourette et Pichon estiment que la charpente d'une langue est constituée de taxièmes, c'est à dire d'idées directrices (§6). « Le grand caractère commun des sujets parlant un même idiome, c'est qu'ils portent tous en eux, d'une façon surtout inconsciente d'ailleurs, un même système de notions d'une façon surtout inconsciente d'ailleurs, d'après lesquelles s'ordonnent toutes les notions qu'ils viennent à formuler en langage ». Ces taxièmes sont à distinguer des sémièmes, idées libres qui ne se reflètent pas dans un mot unique, mais ne peuvent être exprimées que par plusieurs. De la sorte, si Damourette et Pichon prétendent admettre, avec Joseph de Maistre, que « cest une folie égale de croire qu'il y ait un signe pour une pensée qui n'existe pas, ou qu'une pensée manque d'un signe pour se manifester », ils considèrent néanmoins qu'il peut exister une relative indépendance entre la pensée et la langue. Ceci aura une certaine importance lors de leur analyse de la négation en français, puisqu'ils arrivent à l'idée surprenante qu'il n'existe pas de taxième de la négation en français, mais seulement un sémième, qui ne peut s'exprimer que par certains types de combinaisons entre des taxièmes partiellement négatifs.
La distinction discordantiel/forclusif et ses implications sur la question de l'énonciation
Le second aspect porte sur la question de la négation. La thèse centrale de Damourette et Pichon est qu'il n'existe pas à proprement parler de « négation logique » en français, c'est à dire de négation globale portant uniquement sur un contenu. La négation à proprement parler n'est qu'un des résultats possibles de l'usage de deux sortes de taxièmes : les forclusifs et le discordantiel. Pour Pichon, la raison en est que l'esprit de la langue française insiste avant tout sur les différente formes de refus, réticence, etc. qu'exprime un sujet. En d'autres termes, la négation est davantage une attitude subjective – nous voyons ici pointer bien évidemment quelque chose que Lacan caractérisera comme un aspect essentiel de la question de l'énonciation – qu'une véritable négation portant sur des objets. À cet égard, Damourette et Pichon distinguent forclusif et discordantiel. Le discordantiel ne, exprime selon eux une discordance entre la proposition subordonnée et la proposition principale. À ce titre, il est employé de la façon la plus pure dans les comparatifs d'inégalité. Damourette et Pichon citent ainsi R. Boylesve, qui écrit dans Nymphes dansant avec un satyre : « Il a plus de génie qu'il n'en a l'air ». Mais il apparaît également « dans les propositions complétives gouvernées par des verbes exprimant la crainte, la précaution et l'empêchement ». Au sixième tome de leur ouvrage, néanmoins, Damourette et Pichon ajoutent à cette série d'autres colorations impliquant nécessairement la discordance : la contrariété, l'interdiction, la lueur d'espoir, le faillissement, la disparité, la confrontation, la réserve, l'absence de réalisation, la précession, l'enfouissement temporel. Quelles que soient les contestations qui aient pu surgir, notamment de la part de linguistes (voir par exemple Michel Arrivé 1994), cette notion de discordantiel sera promise à un bel avenir par la suite. Une des preuves avancées à l'appui du sens fondamentalement discordantiel de ne, en français, est le fait que cette particule prend tout spécialement le sens négatif lorsqu'elle est employée avec des verbes « dont la nature même lui donne cette couleur ». Il s'agit des verbes pouvoir, savoir, oser, cesser, bouger et leurs équivalents sémantiques. Pour Damourette et Pichon, ces verbes « expriment, chacun à sa façon, une rupture d'inertie, une discordance, de sorte que le discordantiel marque la continuation même de cette inertie ».
Quant au forclusif, second aspect de la négation, il est « constitué par des mots comme rien, jamais, personne, plus, guère , etc. [ainsi, naturellement, que pas, qui possède en outre des pouvoirs de "surnégation"] et s'applique aux faits que le locuteur n'envisage pas comme faisant partie de la réalité. Ces faits sont en quelque sorte forclos, ainsi donnons-nous à ce second morceau de la négation le nom de forclusif ». Pour les auteurs, les idées touchées par le forclusif sont « expulsées du champ des possibilités aperçues par le locuteur ». Lorsque Mme Jourdain déclare à propos de Covielle, dans Le Bourgeois Gentilhomme, « Je ne veux point qu'il me dise rien », la particule forclusive « scotomise en somme la possibilité […] qu'elle se refuse à envisager ». La chose est d'autant plus frappante dans le cas du repentir, où ce désir d'expulsion hors de la réalité porte sur des choses du passé. Damourette et Pichon citent à ce propos un article de J. Marcillac qui écrivait dans Le Journal du 18 août 1922 : « L'affaire Dreyfus c'est pour moi un livre qui est désormais clos. Il dut se repentir de l'avoir jamais ouvert ». Voilà qui, pour Damourette et Pichon, constitue un exemple particulièrement frappant, éclairant les mécanismes de l'énonciation sous sa forme la plus pure : celle de l'inconscient. « Le langage, écrivent-ils, est pour celui qui sait en éclairer les images un merveilleux miroir des profondeurs de l'inconscient. Le repentir est le désir qu'une chose passée, donc irréparable, n'ait jamais existé ; la langue française, par le forclusif, exprime ce désir de scotomisation, traduisant ainsi le phénomène normal dont la scotomisation, décrite en pathologie mentale par M. Laforgue et l'un de nous, est l'exagération pathologique ».
Dans les divers commentaires (Chazaud, Roudinesco) consacrés à la notion de scotomisation, on a beaucoup insisté sur l'idée qu'il s'agirait d'une forme de négation extrême ( ayant pour réalisation clinique l'hallucination négative). Néanmoins, dans la présentation faite par Damourette et Pichon du forclusif, ils estiment que celui-ci n'est « ni pleinement négatif, ni pleinement affirmatif ». Il s'agit seulement d'« exclusion de la réalité », de situer tel rêve « hors des possibilités du monde », ou encore d'indiquer que « le fait amplecté est exclu du monde accepté par le locuteur », ou encore, avec jamais plus, d'indiquer que les limites des possibilités ont été dépassées – ce qui est le sens exact de forclusion au sens juridique du terme. De la sorte, on assiste, dans le cas du discordantiel comme dans le cas du forclusif, au maintien d'une contradiction, et non pas à une négation pure et simple : pour Damourette et Pichon, « il semble bien que la langue française se soit constitué deux taxièmes plus fins que l'antique taxième latin de négation ; l'un, le discordantiel, qui marque une inadéquation du fait qu'il amplecte avec le milieu ; l'autre, le forclusif, qui indique que le fait amplecté est exclu du monde accepté par le locuteur ». La seule véritable négation en français, pour Damourette et Pichon, résulte d'une alliance entre le forclusif et le discordantiel. Lorsque nous lisons, sous la plume d'Alfred Jarry, « Je n'en finirai jamais » (Ubu Roi, III.8), pour Damourette et Pichon, cela veut dire deux choses. D'une part, « en finir n'appartient pas à la réalité temporelle que j'aperçois » et « je n'aperçois aucun signe qui permette de diagnostiquer que j'en finisse » (forclusif). En outre, « que j'en finisse serait en discordance avec toute l'ambiance dans laquelle je baigne (discordantiel) ». En fait, le raisonnement de Damourette et Pichon semble être le suivant :
- le forclusif indique que le fait considéré n'apparaît pas dans mon champ de connaissance : l'exclusion porte ici sur un ensemble, et non sur ses éléments.
- le dicordantiel porte sur l'exclusion de chacun des éléments particuliers de cet ensemble.
La véritable négation en français résulterait donc de l'exclusion d'un ensemble puis de ses éléments . Que cette négation totale soit en fait le résultat de la conjonction de deux formes spécifiques explique que certaines occurences de « ne… jamais » ne soient pas négatives, à condition que le discortantiel porte sur un fait dont la réalité est relative. La thèse conclusive de Damourette et Pichon est que la négation simple a en français un statut « presque sémiématique », c'est à dire qu'elle n'est pas inclue dans les taxièmes de la langue, mais ne peut être exprimée que comme un cas particulier, à partir « de deux notions qui dépassent le domaine de la négation ».
Personnaison ténue et étoffée
Le troisième aspect concerne les deux formes que connaissent les pronoms personnels, qui lui aussi sera repris et critiqué par J. Lacan. Ils relèvent de la « répartitoire d'empersonnement » et deux séries sont à relever : les pronoms personnels agglutinatifs (dits aussi ténus : je, tu, il…), c'est à dire « aussi étroitement unis au verbe que s'ils étaient coalescents » et soumis au même accent d'intensité du point de vue de la scansion ; d'autre part les pronoms personnels indépendants (dits étoffés : moi, toi, lui…), ayant une rhèse (accent d'intensité) à eux ; mis à part le fait qu'ils exigent l'accord du verbe, leur syntaxe est très proche des celle des noms propres. La « physe d'empersonnement ténue » exprime « la substance personnisée uniquement en ce qu'elle a à jouer, dans l'ocurrence, son rôle de personne grammaticale ». Lorsque le sujet est uniquement représenté par la personne ténue, « il se dépouille de ce qui n'est pas la notion de locuteur », il « s'intimise ». Cette personne ténue est « bien plus endo-psychique, bien plus spiritualisée que la personne étoffée moi, laquelle est jusqu'à un certain point, vue de l'extérieur comme pourrait l'être une autre substance ». La personne ténue se présente en outre comme « continue et identique à elle-même ». En revanche, la personne étoffée ajoute à cette présentation « tous ses caractères tant essentiels qu'accessoires », au point de se sentir parfois étranger à soi-même : vu introspectivement, « le moi […] peut laisser tomber des pans entiers de lui-même, et y voir surgir de nouveaux appartements ». Au contraire de la personne ténue, qui pour les auteurs se caractérise par sa continuité, la personne étoffée est particulièrement adaptée pour exprimer la dépersonnalisation, dans la mesure où ses identifications lui sont au départ étrangères. Damourette et Pichon citent ainsi plusieurs auteurs évoquant la transformation d'un personnage selon plusieurs identités successives. Nous avons donc chez Damourette et Pichon une série de notations tout à fait consistantes sur la notion d'énonciation, même si le terme n'est pas employé par eux et même si, pourrait-on ajouter, leur vocabulaire technique rend parfois leur propos peu abordable.
Énonciation et shifters chez Roman Jakobson
C'est néanmoins Roman Jakobson dans son fameux article de 1957 (mais dont les parties essentielles étaient prêtes dès 1950), "Les Embrayeurs, les catégories verbales et le verbe russe", qui a été le plus directement mis à contribution par J. Lacan, et très probablement du fait de ses références à la théorie de l'information, alors un sujet extrêmement brûlant. Tant le message que le code, nous indique Jakobson, peuvent être traités comme objets d'emploi ou de référence : un message peut renvoyer soit au code, soit à un autre message ; d'autre part, la même chose est vraie de toute une unité de code. À partir de là, quatre « types doubles » peuvent être distingués : M/M, C/C, M/C et C/M. Jakobson discute d'abord du discours cité (M/M), en évoquant fort classiquement les recherches de V. N. Volochinov, mais, contrairement à Todorov, il ne considère pas qu'il s'agisse ici d'énonciation. Puis il considère que le type double C/C correspond aux noms propres, qui « désignent quiconque porte ce nom » : Fido désigne un chien qui s'appelle Fido, sans qu'il existe aucune propriété spéciale de « fidoïté » ; la nomination n'est qu'un sec renvoi au code, sans aucun contenu, estime Jakobson, qui s'appuie ici largement sur la théorie purement arbitraire de la nomination développée par Bertrand Russell. Vient ensuite le mode autonyme (M/C), qui désigne « toute interprétation ayant pour objet l'élucidation de mots ou de phrases, qu'elle soit intralinguale (circonlocution, synonymes) ou interlinguale (traduction) ». Il s'agit toujours d'un « message renvoyant au code ». Enfin viennent les embrayeurs (en anglais shifters, C/M), dont la nature sémiologique a été, pour Jakobson, établie par l'étude d'A. W. Burks sur la classification des signes selon Peirce. Burks, estime Jakobson, a montré que les pronoms sont à la fois des symboles (associés conventionnellement à des objets) et des index (en relation existentielle avec des objets). « Le mot "je" désignant l'énonciateur est dans une relation existentielle avec l'énonciation, donc il fonctionne comme un index », écrit-il. Jakobson critique la lecture proposée par Husserl, qui insistait uniquement dans ses Recherches logiques sur le caractère interchangeable des locuteurs de la première personne et celle proposée par B. Russell, qui estimait que les « particuliers égocentriques » ne s'appliquent jamais à plus d'une chose à la fois. En fait, la vraie caractéristique des embrayeurs, estime Jakobson, est d'être des constituants du code linguistique qui renvoient obligatoirement au message. Jakobson insiste également sur le caractère sophistiqué des shifters, qui ne sont acquis que très tardivement par les jeunes enfants, et leur concurrence avec les noms propres (C/C), qui constituent le premier type d'autodésignation. Il montre très finement à quel point les shifters peuvent avoir un caractère inquiétant pour certains enfants, qui ne s'habituent pas aisément à des termes aussi aliénables que les pronoms personnels, après avoir eu l'expérience d'un nom propre inaliénable. Certains, par réaction « tentent de monopoliser le pronom "moi" ; dans d'autres cas, certains sujets refusent de dire leur patronyme, retrouvant en cela des pratiques propres à certaines sociétés traditionnelles ».
J. Lacan et la figure séparative de l'énonciation : « plutôt qu'il sache, que je meure ! »
Si nous nous penchons maintenant sur la façon dont le notion d'énonciation est thématisée chez J. Lacan, nous notons d'emblée deux choses. D'une part, les références sont assez nombreuses – Henry Krutzen note 46 références en se basant uniquement sur les séminaires de J. Lacan – et elles sont très principalement concentrées sur une construction théorique particulière, celle du graphe du désir, qui est construit dans la continuité du séminaire sur la lettre volée (Séminaire I), c'est à dire d'une application de la cybernétique à la psychanalyse comme l'a montré J.-A. Miller. Nous nous bornerons ici essentiellement à discuter la présentation développée de ce graphe dans "Subversion du sujet et dialectique du désir". Une première constatation : c'est avec le concept d'énonciation que J. Lacan essaie de saisir la réalité du sujet de l'inconscient. Dès la septième page de ce long article, nous constatons que J. Lacan propose de définir le sujet « à partir de la définition strictement linguistique du Je comme signifiant ». Il n'est alors « rien d'autre que le shifter ou indicatif qui dans le sujet de l'énoncé désigne le sujet en tant qu'il parle actuellement ». Il faut probablement comprendre index au lieu d'indicatif. Cette indication, estime Lacan, va bien au-delà de la signification : le shifter désigne le sujet de l'énonciation « mais ne le signifie pas ». Il est de même tout à fait possible que dans un énoncé, aucun signifiant ne représente le sujet de l'énonciation. Tel est, estime Lacan, le cas du ne explétif, qui est un signe d'énoncation beaucoup plus net que les pronoms eux-mêmes, à qui est donc dévolue la lourde charge de différencier la désignation et la signification. Il propose les exemples suivants :
1) « Puisse la charge que nous lui donnons, les faire s'y reprendre, avant qu'il ne soit avéré qu'ils n'y comprennent rien ». Dans ce cas, indique Lacan, le ne a une « valeur d'attaque » qui renvoie à une énonciation singulière. Si en revanche le ne explétif n'était pas employé, l'énonciation serait élidée dans l'impersonnalité du nous.
2) « Mais je crains ainsi qu'ils n'en viennent à me honnir ». Dans ce cas l'explétif insiste sur « la crainte alléguée de l'avis de ma répugnance » (autrement dit, la crainte d'être rejeté), où se manifeste l'énonciation. Si en revanche l'explétif était supprimé, explique Lacan, il s'agirait d'une assertion timide, l'énonciation n'étant plus séparée de l'énoncé. Le sujet serait alors situé dans l'énoncé avec lequel il se confondrait.
La question de l'énonciation peut également être posée sous la forme suivante : « Qui parle ? ». S'inspirant du ne explétif, Lacan considère alors qu'il faut « tout ramener à la fonction de coupure dans le discours ». Dès lors « le discours dans la séance analytique ne vaut que de ce qu'il trébuche ou même s'interrompt ». La structure du sujet serait celle d'une « discontinuité dans le réel », « coupure dans la chaîne signifiante » ; le sujet ne venant à l'être qu'en « disparaissant de [son] dit » : c'est une « énonciation qui se dénonce », un « énoncé qui se renonce », une « ignorance qui se dissipe », une « occasion qui se perd ». L'illustration la plus parfaite de cette figure du sujet est donnée, pour Lacan, par le fameux énoncé d'un patient obsessionnel : « Il [le père] ne savait pas qu'il était mort », rapporté par Freud dans ses "Formulations sur les deux principes de l'advenir psychique". L'existence du sujet y est affirmée sous condition d'un non-savoir du père, présenté comme un souhait, conséquence ultime de la définition du sujet de l'énonciation comme désigné par le ne explétif : « Il ne savait pas… un peu plus il savait, ah ! que jamais ceci n'arrive ! Plutôt qu'il sache, que je meure. Oui, c'est ainsi que ce Je vient là, là où c'était : qui donc savait que j'étais mort ? ». Le je est donc alors un « être de non-étant », doublement : sa subsistance s'abolit à partir du savoir propre au signifiant et, d'autre part, la mort symbolique est le point d'où jaillit son existence : mortifié par le signifiant, le sujet se refuse à se réduire à une pure désignation. À partir de là, le sujet ne se soutient pas d'une globalisation, mais bien au contraire d'un objet qui est le témoin d'un refus de savoir, en même temps qu'il noue le désir du sujet au désir de l'Autre.
Nous pouvons donc conclure provisoirement que l'énonciation réside essentiellement pour Lacan, non pas dans la simple indication de marques ou de traces concernant l'énonciateur, mais dans une négativité qui vient séparer la place du sujet en tant qu'existence distinguée de la pure et simple prise dans l'énoncé. La mise en place du graphe du désir va permettre de préciser comment articuler la problématique de l'énonciation en répartissant ce qui revient à la négation et au shifter. Dans "Subversion du sujet et dialectique du désir dans l’inconscient freudien", J. Lacan fait du sujet un effet de l’interruption de la chaîne signifiante. Il distingue deux niveaux, qui correspondent aux deux étages du graphe :
1) un niveau où le sujet est directement, déterminé par l’effet de signification, sans nulle autre médiation éventuelle qu’un évitement caractéristique de la méconnaissance moïque.
2) un deuxième niveau (l’étage supérieur) où le sujet va pouvoir jouer sa séparation par rapport à l’effet de signification grâce aux pulsions, c’est à dire en se présentant comme divisé.
La thèse de Lacan concernant la différence entre ces deux niveaux est simple. Pour lui, le sujet psychotique ne connaît que l’étage inférieur, qui décrit deux configurations: soit l’hallucination verbale (entre A et s(A)), soit la prépsychose ( entre m et i(a)). Ce niveau inférieur décrit donc le dilemme psychotique : soit être parlé par les hallucinations, soit raser les murs dans la prépsychose. En revanche, l’étage supérieur décrit la configuration névrotique où le sujet assume la division de l’Autre à l’aide du montage du fantasme, qui lui garantit à la fois une sorte de mainmise sur le désir de l’Autre et une séparation minimale par rapport aux caprices de celui-ci.
L'hallucination psychomotrice verbale saisie à partir de l'articulation entre code et message
Le premier étage du graphe distingue deux instances :
- l'instance de l'Autre comme lieu du code (A).
- le moment d'effet de retour sur l'émetteur à partir du code, moment constitutif de la désignation du sujet, (s(A)).
On voit que ces deux instances ne mettent en jeu que les catégories jakobsoniennes du code et du message. La thèse de Lacan est la suivante : ce mouvement est celui de l'hallucination, au sens que donne Séglas à l'hallucination psycho-motrice verbale (réception anormale du discours intérieur) en tant que le sujet ne peut s'abriter derrière aucune négation qui pourrait le couvrir. « Messages de code et codes de message se distingueront en formes pures dans le sujet de la psychose, celui qui se suffit de cet Autre préalable ». J. Lacan évoque ici la façon dont il a réparti les deux types d'hallucinations du Président Schreber :
1) D'une part, un code constitué de messages sur le code (ce que nous pouvons écrire, en usant des formules jakobsoniennes : C=M/C).
2) D'autre part, des messages réduits à ce qui dans le code indique le message (ce que nous pouvons écrire, en usant des formules jakobsoniennes : M=C/M).
Le néologisme comme mode autonyme et l'hallucination interrompue comme échec de la nomination
Les phénomènes de code sont essentiellement constitués par ce que D. P. Schreber appelle la Grundsprache , « un allemand quelque peu archaïque, mais toujours rigoureux qui se signale tout spécialement par sa grande richesse en euphénismes ». Une particularité essentielle de cette langue est qu'elle abonde en locutions néologiques. Les hallucinations « informent le sujet des formes et des emplois qui constituent le néocode ». La structure énonciative de ces hallucinations est proche, estime Lacan, des autonymes décrits par Jakobson : c'est le signifiant même et non ce qu'il signifie, qui « fait l'objet de la communication ». Dans son article, Jakobson cite Carnap pour qui ce mode autonyme suppose que « le mot est employé comme sa propre désignation » et non pas comme désignant directement des objets extérieurs. La particularité des « messages sur le code » schrébériens réside néanmoins en ceci que « ces messages sont tenus pour supportés par des êtres dont ils énoncent eux-mêmes les relations », qui s'avèrent « analogues aux modes de connexions du signifiant », puiqu'ils consistent en des « nerfs annexés et désannexés ». Cette relation des entités délirantes aux hallucinations pourrait selon Lacan être versée au dossier du métalangage, mais à condition de considérer qu'il n'y a pas de métalangage possédant en soi quelque consistance. Au départ, ces hallucinations ne proviennent de rien d'autre que d'un vide énigmatique qui, au fur et à mesure que le délire s'organise, est remplacé par des entités, elles-mêmes de plus en plus inoffensives au fur et à mesure que leurs proférations deviennent de simples ritournelles. En outre, les hallucinations sont régulièrement différenciées des pensées propres du sujet, dont il s'éprouve toujours l'instigateur intentionnel. Ce qui n'empêche pas qu'à partir de là, un véritable traité de psychologie ait été rédigé par Schreber.
Le deuxième type de phénomène (M=C/M) consiste en des messages hallucinatoires adressés à Schreber par son interlocuteur divin, messages qui sont toujours interrompus. Or le point d'interruption est toujours le même : un shifter, ou une particule référant directement à un shifter, celui de la deuxième personne désignatrice, ou celui d'une première personne que Schreber doit endosser : Sie sollen nämlich, Nun will ich mich, Das will ich mir. Dans tous les cas, Schreber est convoqué à y répliquer pour compléter la phrase, faute de quoi l'interlocuteur divin concluera qu'il est mort ou idiot et devra sur le champ l'abandonner. La structure de ces hallucinations consiste en un arrêt sur les shifters (les « termes qui, dans le code, indiquent la position du sujet à partir du message lui-même »), en laissant à Schreber la charge de la partie « proprement lexicale de la phrase », qui définit les termes par rapport à leur emploi. Cliniquement, dans le cas Schreber, il est remarquable que dans les moments où le sujet se met à refuser de répondre à ces hallucinations, c'est à dire de les compléter, il devienne le siège de « miracles de hurlements », dans lesquels il sent des hurlements lui sortir de la gorge au moment même où le cigare qu'il fume habituellement lui tombe des lèvres. Une enquête sur le contenu exact de ces hurlements a montré qu'ils consistaient en fait en des protestations concernant sa nomination : « Je suis Schreber, président du Sénat ! ». Où il se vérifie que l'insistance sur le shifter (M/C) a bien comme résultat une dépossession par rapport à la nomination (C/C). Nous avons donc vu que, dans ces deux cas, aucune forme de négativité, en particulier discordantielle, n'est en jeu (la désignation du sujet est sans écran, dans le deuxième cas et dans le premier cas, les entités profératrices ne sont nullement distanciées de leur profération).
L'évitement de l'énonciation dans la prépsychose
Nous devons néanmoins faire ici une incise : que se passe-t-il lorsque le sujet de structure psychotique n'est pas encore halluciné ? Ici il faut, nous semble-t-il, évoquer la façon dont le moi est décrit par J. Lacan sur son graphe 58. Le trajet propre au moi, m <--- i(a) (c'est à dire allant de l'image virtuelle dans le miroir au moi), est situé au-dessous du trajet s(A) ---> A, que nous avons décrit précédemment, mais également au-dessus du $ (point de départ de la boucle de la signification) et de I(A), point d'aboutissement de la boucle de signification. Deux particularités sont annoncées pour le trajet du moi :
1) Ce trajet (A ---> i(a) ---> m -----> s(A) ), est en court-circuit sur $ ---> I(A), c'est à dire qu'il permet de ne pas effectuer ce trajet tout entier, qu'il coupe avant d'aboutir au lieu du code (A). Ce court-circuit permet d'éviter l'effet de signification métaphorique, c'est à dire les formations de l'inconscient pour le sujet névrotique ; cet effet est catastrophique dans le cas du sujet psychotique, pour qui il produit des phénomènes de type hallucinatoire.
2) Le moi ne s'achève que par une voie de retour sur s(A) ---> A, par un trajet $ --- i(a) --- m ---> I(A), qui est dit métonymique, c'est à dire qu'il se règle non pas sur le « je du discours » (C/M, c'est à dire A ---> (s(A)), mais sur un objet sans cesse repoussé à l'infini, que Lacan précise ailleurs comme étant le phallus maternel. Le réglage du sujet psychotique sur la « métonymie de la signification » correspond à ce que « Damourette et Pichon prennent pour la personne étoffée », et que Lacan considère bien plutôt comme un leurre.
En ce qui concerne les sujets psychotiques, la solution prépsychotique consiste à éviter les effets de signification A ---> s(A), et à s'en tenir à des relations en court-circuit, réglées sur une identification d'allure plus ou moins schizoïde au phallus maternel, présenté comme doté de capacités limitatives par rapport aux significations extérieures. Dans la même page, Lacan confirme que pour lui, la « personne subtile » de Damourette et Pichon n'est rien d'autre que la fonction du shifter, dans sa désignation directe des aspects essentiels du sujet.
L'étoffe du fantasme comme doublure du moi : une objection à la « personne étoffée »
Si nous avons vu J. Lacan, dans l'élaboration du premier étage du graphe du désir, utiliser essentiellement la notion de shifter et de personne ténue, nous avons également noté qu'un bref passage est consacré à la notion de personne étoffée, pour la rapporter à la deuxième articulation du moi, l'articulation métonymique. Nous allons voir que Lacan pousse plus loin son utilisation critique de la notion pichonnienne de personne étoffée dans le deuxième étage du graphe, caractéristique du sujet névrosé. Que nous retrouvions la même notion dans les deux étages du graphe se justifie par l'homologie de construction de ces deux étages, comme l'a montré J.-A. Miller. Chacun de ces deux étages est en effet muni d'un circuit de retour supplémentaire, en court-circuit, à contre-courant par rapport à l'effet de signification métaphorique. De la même façon que le circuit de retour du moi était doublement spécifié au premier étage du graphe, le circuit de retrour propre au fantasme se trouve également doublement spécifié, d'une part comme retour métonymique entre la pulsion et le signifiant d'un manque dans l'Autre :
(S(A barré) <--- s<>a <--- d <--- $ (D) ), mais aussi comme effet de retour entre A (le code) et s(A) le symptôme. Ce mouvement est la stricte doublure du mouvement de retour formateur du moi, l'un comme l'autre partent du code et aboutissent au symptôme. La thèse de Lacan est ici que le fantasme fournit véritablement au moi son étoffe, dans cette doublure réalisée par le second étage du graphe, par l'accollement entre :
A---> i (a) ---> m ---> s(A)
A---> d---> $ <> a ---> s(A)
J. Lacan fait de ce deuxième étage du graphe la conséquence d'une négation fondamentale, qui concerne la complétude de l'Autre. L'incomplétude de l'Autre est ce qui permet au sujet de s'en séparer, en faisant de son désir une condition absolue, dont il faut comprendre selon nous que la fonction paternelle permet l'humanisation. Ce qui permet d'écrire que le message signifiant est redoublé d'une face de jouissance (S(A barré)) qui trouve l'équivalent du code dans la pulsion ($ <> D), activité pulsionnelle du sujet soumise, comme le signalait Freud en s'inspirant des observations pédiatriques du budapestois Samuel Lindner, à une véritable grammaire (Sauvagnat 1999). C'est à partir de là que J. Lacan propose de reconsidérer l'étoffe de la personne étoffée de Damourette et Pichon. Il est clair que son point de vue est critique : s'il n'y a pas de consistance du moi autre que par une identification au « furet métonymique », la véritable consistance, la véritable étoffe doit être située au niveau du véritable sujet de l'énonciation, c'est à dire du sujet en tant qu'il est refoulé (et bien sûr… qu'il fait retour). Cette étoffe est constituée par le fantasme, en tant que sa formule, $ <> a vient tisser les relations entre le sujet et l'objet. Cet objet lestant dans le fantasme le sujet refoulé, qui lui donne sa constance, est présenté comme la doublure du « sujet de la conscience » (le moi), alors même qu'il est insaisissable dans « le miroir de l'image spéculaire ». Remarquons par ailleurs que la coupure qui sépare l'objet, tel qu'il est classiquement décrit comme objet partiel ou transitionnel, vient ici de son côté donner son préalable au ne discordantiel. Ce qui confirme que pour Lacan, le discordantiel, c'est à dire ce qui assure la distance entre énoncé et énonciation, est bien à concevoir comme indice de ce qu'il appelle à la fin des années 1950 la « castration symbolique » caractéristique du névrosé.
Conclusion
Nous avons tenté, par ces quelques brèves notations, de préciser la nature exacte de l'usage de la notion d'énonciation en psychanalyse – tout particulièrement chez J. Lacan, qui semble avoir été le premier à en imposer la notion – et la torsion qui lui avait été imprimée à partir de son emprunt par rapport à la linguistique. Il nous est apparu évident d'emblée que cet emprunt n'était pas une importation directe, comme semblaient le soutenir certains linguistes, mais qu'il était orienté par ce que l'on pouvait savoir des troubles du langage chez les sujets psychotiques, qui fournissait d'emblée un contraste frappant pour mieux saisir la nature de l'énonciation chez le sujet névrosé. En revanche, la prévalence des apports de Pichon et Jakobson est incontestable. À partir de là, nous avons noté une frappante dissymétrie :
1) l'énonciation en tant que prise de distance par rapport à l'énoncé est envisagée par J. Lacan à partir du discordantiel selon Pichon, ou du moins à partir des critiques faites par Pichon à la notion de négation explétive ; dès lors, nous notons une expansion de ce versant de l'énonciation vers la notion de coupure, de scansion de séance, mais également vers la notion de modalités séparatives de l'énonciation névrotique.
2) en revanche, la personne subtile selon Pichon est donnée comme un équivalent du shifter jakobsonien, dont la réalisation est attestée dans les psychoses sous la forme des hallucinations désignatrices ou interrompues, ce phénomène ayant son pendant dans les hallucinations centrées sur le code (de type néologique).
Nous aurions à compléter cette étude par l'examen des hallucinations propres à la schizophrénie, où le caractère discordant – au sens de Falret cette fois-ci – est prévalent, ce qui implique pour J. Lacan de remettre en question la notion même d'une chaîne signifiante, pour lui préférer la notion d'une tresse d'anneaux qui se dénoue.
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[1] Professeur de psychopathologie, Université de Rennes-II, EA Psychopathologie et champs cliniques. 40 av. du Président Wilson 75116 Paris.