Création et procréation
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PENSER, RÊVER, CRÉER
Psychologie Clinique 18
janvier 2005
Création et procréation
Par Paul Audi[1]
Résumé : Outre son enjeu esthétique, la création recèle un enjeu inapparent qui est proprement éthique. Créer est une façon de s’expliquer avec la finitude de son être, c'est-à-dire avec cette condition qui fait que nul, jamais, ne s'est apporté lui-même dans la vie, ou que nul, jamais, n'est à l'origine de sa propre existence. Un créateur est alors celui qui veut se dresser au lieu de cette origine qui, par essence, lui fait défaut ; il veut prendre la place du roi, alors même qu'il est un sujet avant de pouvoir aspirer à la royauté, ou la place du père, alors même que c’est en tant que fils qu'il peut accéder à la paternité. Mais le besoin qu'il éprouve dans les deux cas n'est pas celui, réputé œdipien, de tuer le père, mais celui, tout différent, d'abolir son être de fils c'est-à-dire de devenir lui-même, à son tour, source d'héritage. Telle est la thèse de l'auteur de cette étude, en prenant pour fil conducteur de sa démonstration le point de vue de Kafka, interprété par Walter Benjamin.
Mots clés : Subjectivité ; finitude ; création ; paternité ; filiation.
Summary : Beyond its aesthetic stake, the creation process harbours a less visible stake which is purely ethical. Why? Because creating is a means of coming to terms with the finitude of one's being, or, in other words, with the human condition which makes it impossible for anyone to bring one own self to life, to be the origin of one's own existence. A creator is, therefore, the rebel who wants to erect his or her presence at the place of origin, which, by essence, he or she lacks; the creator covets the position of the king, even though he is a subject and can only aspire to kingship, or he comes to envy the position of the father, even though he is only a son, for whom the condition of being a son is prior to achieve fatherhood. Nevertheless the need at work in both cases is not the one, known as oedipean, to "kill the father", but another, entirely different: a desire to abolish one's "sonness", and, therefore to become a source of heritage. Such is the thesis that the author of this study offers to submit, using, as a constant reference, the work of Kafka interpreted by Walter Benjamin
Key words : Creation ; fatherhood ; filiation ; finitude ; subjectivity.
Telle est la nature de la finitude humaine qu’elle ne repose pas tant sur la mortalité de l’homme, comme l’affirme Heidegger à l’instar de la plupart des philosophes de la tradition[2], que sur cet être-acculé à (être) soi, que je conçois, pour ma part, comme une certaine butée sur soi. J’ai eu l’occasion de l’indiquer ailleurs[3]. Or, tel est aussi le savoir que nous tous avons de notre insurmontable finitude, la connaissance que nous tous possédons de cet impouvoir fondamental qui s’attache invinciblement à notre vie subjective absolue, que Kafka a été conduit à prononcer cette parole aussi fulgurante que terrible : « Nous avons la connaissance »[4] ; l’auteur de ce constat sous-entendant par là que cette connaissance que nous tous avons, nous l’avons en réalité dès l’origine, dès cette Origine dont aucun de nous, en raison précisément de sa finitude, n’est jamais lui-même à l’origine. Car c’est un fait que de l’arbre de cette singulière connaissance, nous avons, tous autant que nous sommes et chacun pour sa part, toujours déjà goûté le fruit, et ce fruit tout à la fois amer et tonique n’est autre que celui par lequel le désespoir pénètre à l’intérieur de nous. Interrogeons donc ici Kafka, dont l’interprétation de la finitude humaine fut tout au long de sa vie l’obsession constante et le thème central de l’œuvre[5]. Interrogeons-le en nous intéressant tout spécialement aux remarques que Walter Benjamin a émises à son sujet dans un texte admirablement suggestif écrit à l’occasion du dixième anniversaire de sa mort[6]. Le point de départ est le suivant : toute considération au sujet de la finitude se fonde sur l’idée que nul ne s’est jamais apporté de lui-même dans la vie ; ce qui signifie pour une philosophie de l’immanence que la vie, notre vie, le fait même de vivre, nous n’en devons jamais l’existence à notre propre volonté, mais à cette vie elle-même et comme telle. Ou bien encore que c’est au vouloir de la vie et à sa subjectivité absolue que nous devons d’être vivants ; tant et si bien que face à cette vie qui est la nôtre, face à cette vie que nous sommes, c’est-à-dire que nous incarnons, que nous expérimentons en nous éprouvant nous-mêmes, que nous exprimons en nous exprimant nous-mêmes, nous nous trouvons toujours comme un fils devant son père. Et cela, de fait, parce qu’à l’origine il nous est toujours donné de vivre malgré que nous en ayons. Car qu’est-ce qu’un père ? C’est là l’une des grandes questions que Kafka aura cherché à poser dans certaines parties de son œuvre et dont les réponses, si tant est que ce mot ait la moindre signification dans ce contexte, auront fait de lui non pas seulement un écrivain de génie, mais un penseur exceptionnel. Un penseur dont le savoir ne saurait être réductible à rien qui nous fût déjà connu. Un penseur envers qui notre dette est immense – d’autant plus immense, en effet, que nous lui devons précisément une pensée de la dette ! Oui, de la dette – mais en un sens qu’il faut davantage associer à l’idée d’héritage (être en dette de ce que l’on a reçu en héritage, à savoir en l’occurrence la vie) qu’à l’idée de faute (être coupable d’une faute). C’est que ce sens renvoie à cette faute sans faute (qui ne manque jamais de se produire), mais sans aucune faute (sans aucune action coupable), à quoi l’on donne communément le nom de chute.
Mais la question, ai-je dit, est celle de la paternité. La question c’est : Qu’est-ce qu’un père ? À quoi l’on répondra avec bon sens que reçoit le nom de père tout être qui se trouve à l’origine d’une filiation, ou qui se trouve en être lui-même l’Origine. Or, la réponse que suggère d’apporter le commentaire annoncé de Walter Benjamin est sensiblement différente, car nous y apprenons que pour Kafka, le père est plus encore que l’origine d’une filiation : il est aussi, et peut-être même surtout, celui qui punit. Mais il est également, en même temps que l’auteur de la punition, celui qui accuse. Bref, père, pour Kafka, est l’être qui non seulement punit mais accuse son fils. Qui l’accuse, très exactement, de l’accuser lui-même. Car tel est le fils, telle est « filialité » du fils, qu’il ne cesse en tant que fils d’accuser le père d’être à l’origine de sa vie, de son être, et, partant, d’être l’auteur de cette punition qu’il subit toujours, la punition d’être né ! En effet, comme l’explique Benjamin, « la faute dont le père accuse son fils semble une sorte de péché originel ». Et, « de fait, la définition que Kafka donne de celui-ci [le péché originel] ne s’applique à personne mieux qu’au fils ». Ce que Benjamin justifie alors en citant cet aphorisme de Kafka : « Le péché originel, cette vieille injustice que l’homme a commise, consiste dans le reproche que l’homme fait et auquel il ne renonce pas, à savoir qu’une injustice a été commise à son égard, qu’il a été victime d’un péché originel »[7]. Toutefois, se demande aussitôt notre commentateur, « qui est accusé de ce péché originel – le péché d’avoir engendré un héritier – sinon le père par le fils ? »[8]. Que dire de tout cela ? Au moins trois choses pour commencer :
1. Tout d’abord, qu’il ne faut pas prendre les mots péché originel dans un sens biblique, comme synonyme d’une faute transgressant une loi impérative, étant donné que cette locution nomme ici le malheur de l’Origine, la catastrophe de la naissance, ce mal inhérent à l’existence de la filialité, ce tourment, inéluctablement lié à l’impouvoir de la finitude, qui fait le lit du désespoir.
2. Ensuite, que le fils, à l’instar du père, est celui qui accuse – qui accuse le père du péché de sa propre naissance (celle du fils).
3. Enfin, que si le péché ne consiste pas seulement dans le fait qu’une injustice soit commise, mais dans le reproche qu’une injustice de cette nature a été commise à son égard, alors, dans ce cas, le pécheur n’est pas seulement le père dans le regard accusateur et réprobateur du fils, mais le fils lui-même, en tant qu’il accuse son père et lui reproche d’être le père qu’il est.
Benjamin ajoute alors finement : « Du principe posé par Kafka on ne peut pourtant conclure que l’accusation est un péché parce qu’elle est fausse. Nulle part il ne dit qu’elle est portée à tort »[9]. Et en effet, l’accusation – c’est-à-dire le reproche que le fils adresse à son père – n’est pas une erreur de jugement, ni le fruit d’une illusion. L’accusation portée est tout à fait juste, elle est pleinement justifiée, et cela dans la mesure où la finitude (soit le fait d’être éternellement et invinciblement en défaut par rapport à soi ; ou bien encore la chute telle qu’elle résulte du fait de ne pas pouvoir se trouver à l’origine, ou à la source, et donc de ne jamais être l’auteur de son être même) fait corps avec sa naissance, avec le fait même d’avoir été engendré. Finitude et filialité sont ici, à cet égard et dans ce contexte, le Même.
Donner naissance à un fils, ce crime dont le père se rend coupable au regard du fils, c’est alors – que le père le veuille ou non – exposer nécessairement ce fils à une injustice fondamentale, imprescriptible et irréparable : au fait qu’il lui est toujours déjà interdit (que le pouvoir lui est toujours déjà ôté) de se fonder lui-même, en sorte qu’il ne pourra jamais se justifier à lui-même le fait d’être né et donc de vivre. L’injustice première, le tort primordial, le péché originel consistent en cette absence de justification possible, que rien, jamais, ne saurait entamer. Naître, pour un fils, c’est savoir qu’il ne lui est pas permis, et que rien ne pourra jamais l’autoriser, à se faire justice à soi-même de cette Origine qui est pourtant toujours déjà la sienne, qui lui est d’ores et déjà donnée en partage, qui est son destin singulier, mais dont il ne peut être lui-même à l’origine – ainsi que, dans son esprit de fils, en raison de sa filialité, de la connaissance qu’il en a, il croit que son père l’est (qu’il est donc à l’origine de son Origine), en tant qu’il représente, ce père, l’auteur de ses jours, comme le fils croit aussi pouvoir le dire. C’est bien là une croyance qui, au lieu de résulter de la naissance, se trouve plutôt donnée avec la naissance, par le fait même de naître, mieux, par le fait d’être né. La connaissance de la naissance est co-naissance de sa filialité. Seulement si le fils sait qu’il y a chute ou péché originel, s’il sait qu’il est privé à tout jamais de la possibilité de se justifier sa naissance à lui-même, il ne sait pas pour autant de quoi il retourne avec ce très étrange péché, pas plus qu’il ne sait d’où vient sa condamnation, ni à quoi une pareille condamnation le condamne proprement. Tout ce à quoi il se raccroche dans cette angoisse qui l’étreint avec force, c’est au fait qu’il peut toujours dresser à l’encontre de cette chute (et par là même à l’encontre du père et, donc, de l’Origine elle-même et comme telle) une certaine accusation. Qu’il le peut, en effet, même si rien n’est plus injuste que la réalisation d’un tel possible ! Ainsi, confiait Kafka à Milena, « c’est de naître que je me plains, c’est de la lumière du soleil »[10]. Quant à nous tous qui sommes nés et qui vivons sous la lumière toujours aveuglante et parfois suffocante du soleil, nous savons que nous ne nous sommes pas apportés dans la vie, sur le plan invisible de cette vie qui est la nôtre, c’est-à-dire aussi bien sous ce soleil qui, comme la mort, ne se peut regarder fixement… Et nous ne savons pas pourquoi il en est pour nous ainsi. Mais nous avons connaissance de ce fait aveuglant. Nous en avons la très angoissante connaissance. C’est en raison de cette terrible connaissance qu’il nous arrive toujours, ou presque, de nous armer contre la vie, de nous dresser contre le fait même de vivre, contre ce factum originel qui nous a été donné en partage et qu’il nous est donné constamment d’éprouver sous la forme du sentiment de l’existence, sans que pour cela nous ayons été consultés le moins du monde. Or, en nous dressant ainsi contre la vie, en nous retournant contre elle, nous nous fermons à elle, inévitablement. Nous fermer à la vie, à ce que la vie peut encore nous offrir, nous donner à vivre, c’est laisser se refermer sur nous le piège de la connaissance première et absolue. Ce qui veut dire que notre chute est telle que c’est en raison même de notre rapport à l’arbre de la connaissance que nous n’avons jamais accès aux fruit que nous tend l’arbre de la vie. Arbre de la connaissance, arbre de la vie, je me cale ici sur l’usage que Kafka fait de cette image fameuse, puisqu’il déclare dans un remarquable aphorisme : « Ce qui fait de nous des pécheurs n’est pas seulement d’avoir goûté aux fruits de l’arbre de la connaissance mais de n’avoir pas encore goûté aux fruits de l’arbre de vie. L’état de péché où nous nous trouvons est indépendant de la faute »[11].
Alors, pécher – ce pécher indépendant de toute faute – ne consiste pas seulement à se retourner contre la vie, c’est-à-dire à retourner contre la vie le savoir aveuglant que l’on a d’elle. Pécher, c’est aussi, et c’est peut-être même surtout, se détourner de ce savoir, à cause du retournement auquel on l’a d’abord contraint. Lorsque le fils incrimine le père en l’accusant d’être à l’origine de sa naissance, ce qu’il ne sait pas dans son savoir, ce qu’il ignore dans la connaissance qu’il a que son père incarne cette Origine qui lui fera, en tant que fils, irrémédiablement défaut, ce qui échappe donc à son douloureux savoir de fils, c’est qu’il devrait plutôt incriminer son incrimination. Incriminer l’incrimination serait justice en effet. Car enfin, dans cette finitude éprouvée par le fils et dont il impute au père la responsabilité, ni l’un ni l’autre ne sont pour rien ! De plus, quand le fils reproche au père d’être un père, c’est en qualité de fils qu’il le lui reproche ; or, fils, il ne l’est que parce que son père est un père. De sorte que ce que le fils reproche au père, ce dont il l’accuse, c’est d’abord, et avant tout, la possibilité même de son accusation. On comprend dès lors que dans une parole abyssale Kafka ait évoqué le fait que l’on soit « diabolique en toute innocence »[12]. Ce qui d’une certaine manière, prolonge et approfondit la perspective dans laquelle se déroule toute l’intrigue du Procès. Car dans ce roman Kafka s’était borné à écrire (à décrire aussi) que le « propre de cette justice » que l’on réclame, alors même qu’elle est de toute éternité impossible à rendre, « est que l’on est condamné en étant non seulement innocent, mais aussi ignorant »[13]. Or, quoi qu’elle fasse de notre ignorance, qu’elle fasse de nous des êtres diaboliques ou des êtres innocents, ou les deux à la fois selon toute vraisemblance, notre chute demeure intrinsèquement liée à notre naissance dans la vie, à notre être-né, c’est-à-dire à notre condition de fils. De sorte que même si la chute a trait à cette condition-là, le fait qu’elle soit indissolublement attachée à la nécessité de vivre sans jamais que nous puissions nous dire à nous-mêmes que nous avons été à l’origine de cette vie qui nous est donnée en partage (sauf dans le délire ou la folie – et c’est peut-être cela le délire, c’est peut-être cela la folie…), ce fait à lui seul explique que la chute n’ait pas seulement lieu à la naissance, à l’heure de la naissance, mais qu’elle dure autant que dure une existence. La chute ce serait l’existence même – en ce sens que sa durée serait co-extensive au temps de la vie.
Mais n’est-ce pas dire dans le même temps que le fils et le père ne se quittent jamais ? En tout cas, le fils n’en a guère le pouvoir. Certes, père et fils ne cessent de s’opposer, mais jamais ils ne se quittent. Et, d’ailleurs, s’ils s’opposent en général, c’est pour autant qu’ils se savent pris tous les deux à l’intérieur d’un même destin, du destin commun qui se surimpose à leurs destinées respectives et les expose l’un à l’autre. D’où la violence qui à tous les coups entoure ce différend – puisqu’un fils n’en a jamais fini avec son père, et que la seule façon pour un fils de se débarrasser de son père, le seul moyen dont il dispose pour ce faire, c’est de se débarrasser de lui-même. C’est-à-dire de se tuer en tant que fils. Père et fils cheminent ensemble, côte à côte. Tout au long de ce chemin, que Kafka appelle le « vrai chemin »[14], il ne peuvent faire autrement que de s’expliquer l’un l’autre (et parfois, si possible, face à face). En fait, et ce point est essentiel, si le fils s’explique avec lui-même, il ne peut le faire qu’en s’expliquant – non pas tant avec son père que devant son père. Car s’expliquer devant son père (et non avec lui, car, on l’a vu, le fait de lui reprocher sa naissance, c’est en cela que consiste le péché lui-même), s’expliquer devant lui, cela revient certes à s’expliquer avec soi-même, avec sa finitude, sa chute, son être-en-défaut-par-rapport-à-soi-même, mais c’est le faire au regard de la vie, parce que c’est à la vie, c’est à l’injustice foncière de sa justice, c’est au caractère injustifiable du fait même de vivre (ce factum originel auquel nous nous trouvons condamnés d’avance), c’est à tout cela, en effet, qu’il appartient de prononcer le verdict, de brandir le Jugement dernier, bref, que revient le mot de la fin. S’expliquer avec la vie, devant la vie, au nom de la vie, est la grande affaire de l’éthique, c’est même là sa seule tâche véritable. L’éthique se définit comme un travail dans lequel c’est moi-même qui suis la tâche. Du bist die Aufgabe, « tu es la tâche », écrit magnifiquement Kafka quelque part dans son Journal[15]. L’affaire de l’éthique, en tant que « travail sur soi »[16], c’est de tâcher de se tirer d’affaire, de s’en tirer le mieux possible et, idéalement, sans préjudice pour autrui. Toutefois, cet effort pour se tirer d’affaire, ce travail du moi sur lui-même (qui ferait de la psychanalyse une éthique, avant d’être une thérapie, une science, ou je ne sais quoi d’autre), ne se comprend et ne s’assume pleinement que si l’on admet au préalable que la faute sans faute, c’est-à-dire l’être-en-défaut-par-rapport-à-soi dont on ressent toujours le besoin de reprocher à la vie la connaissance (amère et douloureuse) que l’on en a, et ce à cause du désespoir, sinon de l’angoisse, dans lesquels il arrive que cette connaissance nous plonge, que cette faute, donc, est identique à ce reproche lui-même. C’est dire qu’il n’y a pas plus éthique que la propre attitude de Kafka qui, après avoir ressenti le besoin d’écrire sa Lettre au père – probablement une des plus admirables et des plus belles explications avec soi-même qui ait jamais été rédigée par un homme ici-bas – s’est contenté de cet accomplissement et n’est pas allé plus loin, n’a pas éprouvé le même besoin de l’adresser à qui de droit. Non pas qu’il ait éprouvé en cela de la gêne, de la honte ou de la timidité ; ni non plus qu’il ait ressenti in extremis une certaine compassion pour son père ou, même, de la pitié envers soi-même. Non, si cette épître est restée lettre morte c’est parce que, dans le fond, il n’avait (il n’avait jamais eu) aucune raison valable de la lui envoyer. D’une part, en effet, il savait mieux que personne que l’explication (de soi avec soi-même, c’est-à-dire avec sa filialité, sa finitude et, donc, avec le père) n’avait aucune chance de prendre fin à la réception ou à la lecture de sa missive par le père (car l’explication, comme la chute, ne peut que durer autant que la vie même) ; mais, d’autre part, il avait fini par comprendre et exprimer en des termes remarquables que ce reproche qu’il lui faisait de l’avoir condamné à vivre sa vie (et à assumer son destin), c’est-à-dire de l’avoir acculé à (être) celui qu’il est, c’était cela, et rien d’autre, le péché originel.
De fait, ce que Kafka aura si bien montré et légué en testament à notre humanité malade de son angoissante finitude, c’est qu’une parole qui se targue de vouloir dire son fait à la filialité (donc, par ricochet, au père), une parole qui croit pouvoir se mesurer au destin – et Dieu sait si cette obsédante prétention est absurde tout autant que nécessaire, sublime aussi bien que ridicule – ne saurait parvenir à destination. Car comme telle cette parole n’a aucun destinataire. Et pour autant qu’elle ne s’adresse à personne, elle ne vise pas à la communication ; elle n’a rien à communiquer[17]. Par contre, tout ce que cette parole qui s’énonce sans bruit entend faire – et ce serait un truisme que de préciser qu’elle aura abouti à infiniment plus – tout ce que cette parole silencieuse aura jamais voulu faire, c’est crier : crier solitairement sa solitude, puissamment son impouvoir, héroïquement sa finitude et cela, je le répète, sans vocifération ni agitation aucune. Seulement dans ce très bruyant silence, la Lettre au père en témoigne, il ne s’agit absolument pas de se demander ce qu’est un père – cette question, de fait, n’a pas à se poser, au sens où celui qui la pose, le fils, ne peut pas (ou pas encore) y répondre – mais de confesser (de professer même) ce que c’est que d’être un fils. Or, si le fils sait ce que c’est que d’être un fils, le père, lui, a conscience de quelque chose que pour sa part le fils ignore : il sait que ce cri, cette plainte, ce reproche, cette accusation lancés à son visage par son fils, ont vocation à s’éteindre dans la bouche du solitaire qui injustement les profère. Le père sait qu’il peut arriver, qu’il arrive même presque toujours, que le fils se rende sourd à son propre cri de fils ; parce que son cri de détresse finit par lui déchirer les tympans. Il sait aussi que c’est de cette façon-là que la plainte, absorbée par la plainte, étouffée par elle-même, ne manque jamais de céder la place à un tout autre genre de revendication. Non pas qu’il s’agisse désormais de se couvrir de cette humilité absolue dans laquelle un Jésus de Nazareth se sera abîmé ad majorem dei gloriam : car c’est du contraire qu’il s’agit bien plutôt. Il s’agit exactement de se draper dans une sorte d’orgueil, une présomption sans bornes qui reflète un désir de toute-puissance et qui mêle, dans le creuset de sa démesure, autant de faiblesse que de défi. Cette sorte d’orgueil, cette présomption, n’est autre que celle qui préside à la création comme à la procréation ; c’est elle en effet qui conduit le fils au seuil de la paternité, comme les artistes créateurs à la conscience de leur propre génie.
Pourquoi ? Reprenons. Le père sait quelque chose que le fils ignore. Il sait ce que le fils ignore de son propre destin (de son destin de fils), c’est pourquoi il arbore, en tant que père, sur son visage, l’éternel sourire de celui qui se dit : « Rira bien qui rira le dernier ; tu m’accuses, toi mon fils, mais un jour peut-être tu seras accusé à ton tour, car ce que tu dis que je suis – quand tu dis que je suis à l’origine de ton être-né – c’est ce qui tu seras sans doute bientôt, comme moi-même je le suis devenu après avoir accusé mon père d’être à l’origine de mon être-né. Oui, toi-même tu seras à l’origine d’une naissance, d’une filialité et, par conséquent, d’un reproche à toi-même adressé ». Ainsi, à l’éternelle réclamation qui relève de cette première et salutaire insurrection que le fils éprouve le besoin de manifester à l’encontre de sa condition de fils, il arrive le plus souvent, que se substitue une proclamation qui entraîne, cette fois, le fils à prendre sur lui (du moins à vouloir et à présumer qu’il a bien le pouvoir de prendre sur lui) ce que j’appellerais le principe d’héritage. Cette proclamation est celle qui justifie la décision de créer et/ou de procréer. Et c’est là une proclamation de sur-vie, c’est-à-dire le souhait d’avoir sa vie devant soi. Ou, exprimé différemment, le désir d’assurer sa succession en assurant la transmission, en assumant tel quel le principe de transmission. Là encore, l’exemple de Kafka vient en renfort. Ne confie-t-il pas à Milena au sujet de la motivation qu’il devine avoir été la sienne au moment de rédiger sa Lettre au père : « Moi, qui ne suis même pas sur le grand échiquier le pion d’un pion – une figure qui n’existe même pas, qui ne participe même pas au jeu – je veux maintenant prendre la place de la reine, peut-être même la place du roi en personne, si ce n’est tout l’échiquier »[18] ? Autant de mots ou d’images en effet, qui expriment à leur manière, tout à la fois incomparable et emblématique, ce qu’il est requis de se dire à soi-même lorsque l’on veut, lorsque l’on se résout, à s’expliquer avec la vie. Car c’est un fait que, en raison même de ma finitude, et parce qu’il ne m’est jamais donné de pouvoir m’acquitter pour de bon de cette faute sans faute que Kafka appelle le péché originel, je n’ai pas d’autre moyen de combler le déficit infini dans lequel ma naissance (le fait d’être né) me plonge malgré que j’en aie, que de me décider à tuer, non pas le père, comme disent les imbéciles, mais le fils en moi, le fils que je suis inévitablement. Comment mourir ainsi à soi-même ? Et comment cette mort peut-elle se situer au commencement d’une vie nouvelle, d’une vie de père et/ou de créateur ? Être père, ou être créateur, est-ce obligatoirement avoir tout à la fois sa mort derrière soi et sa vie devant soi ?
Il n’y a pas que de l’atermoiement et de la dépression chez Hamlet. Il n'y a pas que de l’impuissance. Il y a de l’infécondité. De la stérilité pure et simple et, en ce sens, de l’irrésolution. Hamlet est celui qui ne créera jamais rien ; celui qui ne procréera pas non plus. Celui qui préfère avoir les yeux fixés sur un père assassiné et une mauvaise mère et, donc, sur la vengeance, fût-elle dans ce cas précis « abâtardie »[19], que toute mort et toute trahison réclament dans l’absolu, plutôt que de porter son regard sur le seul enjeu éthique qui soit à la mesure non pas de ce qui est arrivé, mais de ce qu’il est : l’enjeu de tuer en soi cette filialité qui le tourmente, qui le crucifie de toutes parts, qui le rive inexorablement à la mort. Hamlet, ou la figure de l’impossibilité en éthique. Hamlet, ou l’anti-essence de l’éthique[20]. Hamlet ou la récrimination infinie. Hamlet qui incrimine indéfiniment, mais n’incrimine jamais l’incrimination elle-même, sa question à lui étant comme on le sait to be, or not to be ?, alors que la question d’un créateur ou d’un procréateur serait au contraire être encore ou ne plus être un fils ? Tuer ou ne pas tuer le fils en soi ? Mais, derechef, comment ? En vengeant le père ? En se ruant soi-même dans la mort ? Ou dans cette mort-dans-la-vie qui a pour nom la dépression ? Non. Mais en tâchant de se tenir soi-même au lieu de l’Origine. C’est-à-dire de l’incarner, cette Origine, comme le père, lui, l’incarne toujours déjà, l’incarne nécessairement, à ses propres yeux de fils. Ou bien encore, selon les mots de Kafka, en prenant « la place du roi en personne, si ce n’est [d’un seul coup] tout l’échiquier ». Seulement être soi-même l’Origine et occuper ainsi la place du père, n’est-ce pas en tout état de cause chercher à vaincre la finitude et, de ce fait, se mentir à soi-même, se bercer d’illusions ? Cette présomption n’est-elle pas pure folie ? Une chose est sûre, l’on ne se tiendra jamais au lieu de l’Origine si l’on décide de se débarrasser de soi-même. Il n’est rien d’aussi absurde que de chercher à s’en sortir, ou à s’en tirer, en portant la main sur soi ; car les exigences internes du travail sur soi sont tout autres, ne serait-ce que parce que la tâche éthique d’où naît le désir d’occuper tout l’échiquier a d’abord et avant tout soi-même pour sujet et objet, pour principe et pour fin. Aussi, tuer le fils en soi, se débarrasser de sa filialité, cela ne revient-il jamais à se tuer soi-même (ce suicide qui aura été l’obsession constante d’Hamlet), c’est-à-dire à se débarrasser de soi, mais – ce qui est tout différent – à se consumer. « Non pas se débarrasser de soi, mais se consumer », écrit Kafka[21]. Mais qu’est-ce que ça veut dire, se consumer ? Qu’implique cette consomption ? L’assomption de la finitude ne passerait-elle donc que par la présomption et cette présomption, que par la consomption ?
Il importe de garder à l’esprit que la décision de se débarrasser du fils en soi – c’est-à-dire de se tuer en tant que fils et, de cette façon, de dépasser sa condition filiale – procède de cette présomption de pouvoir être soi-même à l’origine, en position d’Origine et d’occuper ainsi, à son tour, cette place que le père, lui, occupe toujours déjà devant ses yeux réprobateurs. Or, cette place, ce n’est la place du père que pour un fils ; de sorte que c’est à un fils qu’il faudra bien que naissance soit donnée si l’on veut parvenir à tuer le fils en soi et occuper la place du père. Ainsi, dans la décision que je prends d’être père à mon tour, il y a toujours cette tentation, cette tentative secrète, de conjurer ma propre finitude – projet pour le moins illusoire et pathétique, impossible et nécessaire, sublime et ridicule, tout cela à la fois, puisque voué dès son principe à ne jamais aboutir. En effet, si la finitude est invincible (ce qu’elle est, de fait, par définition), la place du père que je parviendrais, le cas échéant, à occuper ne saurait être celle que je convoitais au départ, à savoir la place occupée par mon père, cette place qui n’est autre que la sienne propre. Au reste, la réalité est plus compliquée encore. C’est à la découverte de cette complication que je voulais en venir depuis le commencement, au plus serré de ce nœud que je voulais m’attaquer dès le départ. Car le fait est que la tâche éthique ouvre le chemin de la vie non pas à une, mais à deux directions possibles. Ces directions différentes, voire divergentes, sinon incompatibles entre elles – ces directions qui sont telles alors même qu’ils sont nombreux, ceux qui tentent au quotidien et sur un mode tout juste schizophrénique, d’emprunter le chemin de la vie dans les deux sens à la fois – ces directions sont celles de la procréation, mais aussi de la création, celle-ci étant comprise comme cette nouvelle création de soi-même, par soi-même, dont l’autre nom serait : auto-engendrement[22]. Car dans ce désir insensé, dans cette aspiration aussi injustifiable qu’injuste à se situer soi-même à l’origine, posé au lieu de l’Origine en position d’Origine, il s’agit ou bien de devenir un auteur, ou bien de devenir un père. Dans les deux cas, en effet, il y a production d’héritage, ou bien encore, succession. Ainsi, créer et procréer sont des actes qui visent à conjurer l’absence de toute possible auto-fondation, en procédant à une certaine re-fondation de soi. Chacun de ses actes à sa façon prend sa source dans une décision éthique, non pas la décision de se survivre à soi-même (est-il sensé de préjuger d’une telle chose ?), mais de s’expliquer avec soi-même. Un procès qui exige alors que soi-même l’on prenne sur soi (ou du moins que l’on espère pouvoir prendre sur soi) ce lourd principe d’héritage qui témoigne de la réalité et du poids de sa finitude, c’est-à-dire du fait (souvent traumatisant quand on en prend conscience) qu’il n’est au pouvoir de personne de se fonder soi-même, qu’il est impossible qu’un moi soit au fondement de son propre être-soi.
Toutefois, de cette détermination à partir de l’éthique de ces deux actes de re-fondation de soi que sont la création et la procréation, il ne s’ensuit pas seulement que tout père, comme tout auteur, est un fils mort ou décédé ; il en découle aussi que la tâche éthique se présente selon une triple configuration, qui correspond à trois choix possibles : ou bien l’acceptation par soi à la fois de la condition de père et de la condition d’auteur ; ou bien le refus par soi de cette double condition ; ou bien encore l’acceptation par soi d’une seule de ces conditions. (Évidemment l’indifférence à l’un ou à l’autre, ou aux deux, n’entre pas dans le cadre d’une décision éthique visant à la re-fondation de soi.) Or, comme il s’agit ici de mettre en relief le caractère de re-fondation de soi que l’esth/éthique ne peut que conférer à tout acte de création, il convient de souligner encore une fois l’enjeu éthique qui entoure ce type de décision. Cet enjeu, quel est-il tout compte fait ? Si la décision (la re-fondation de soi) consiste à dissoudre l’impouvoir de la finitude dans la puissance de l’engendrement, c’est-à-dire la filialité dans la paternité – le fait d’être auteur devant lui-même être considéré métaphoriquement comme une façon de se résoudre à la paternité (à la paternité d’une œuvre) – c’est parce que tout repose sur une très forte contradiction : sur le fait que l’on ne peut jamais, sur le plan de l’éthique, se débarrasser de sa condition de fils (se défaire de sa filialité) qu’en se débarrassant de soi et qu’en même temps il ne saurait être question, toujours sur le plan de l’éthique, de se débarrasser de soi-même ! C’est pourquoi lever cette contradiction au nom du principe d’héritage exige de devenir soi-même père – non pas son père, mais un père – et cela malgré le risque qui s’attache dès l’origine à la fonction de père, puisque l’on s’y expose toujours à terme, si l’on est un père, à la récrimination incriminante de son fils et, si l’on est un auteur, au retournement contre soi de sa propre œuvre (ce qui peut être tout aussi meurtrissant).
Ainsi donc, outre son enjeu esthétique, la création recèle un enjeu inapparent qui, lui, est proprement éthique. Pourquoi ? Parce que créer est une manière de s’expliquer avec son insurmontable finitude, avec son impouvoir fondamental, c’est-à-dire avec cette condition qui fait que nul, jamais, ne s’est apporté lui-même dans la vie, ou que nul, jamais, n’est à l’origine de sa propre existence. En ce sens, un créateur est celui qui aspire à se dresser au lieu de cette Origine qui, par essence, lui fait défaut ; celui qui prend la place du roi, ce alors même qu’avant de pouvoir songer à quelque royauté que ce soit, avant de pouvoir songer à entrer dans la cercle supposé de la toute-puissance, il est un sujet et rien d’autre qu’un sujet. Certes, c’est en tant que sujet qu’il lui appartient d’accéder à la royauté et en tant que fils qu’il lui revient de devenir un père. Mais le besoin qu’il éprouve dans les deux cas n’est pas celui, réputé œdipien, de tuer le père, c’est celui d’abolir son être de fils, celui d’annuler sa filialité – c’est-à-dire de devenir à son tour source d’héritage, principe de transmission.
Il reste encore un dernier point, sans doute fondamental pour comprendre l’enjeu éthique de toute création. C’est que pour un fils le procès (l’explication avec soi-même) demeure « toujours pendant »[23], comme le souligne W. Benjamin. En fait, le procès de la filialité ou de la filiation – le procès de la finitude – ne prend jamais fin. Il a d’autant moins de fin qu’aucun commencement véritable ne lui a jamais été assigné. Cependant, alors qu’il n’a ni commencement ni fin, ce procès a un milieu. Le milieu de ce procès, nous le sommes nous-mêmes. De ce procès, nous sommes, en notre âme et conscience, mais aussi et surtout, dans notre chair sensible, dans notre corporéité vivante, l’axe central. Disons que de cette justice, nous incarnons nous-mêmes, dans notre chair et, de ce fait, dans notre essence, le fléau de la balance. Ou la fine pointe de la contradiction. Car il y a et il y aura sans doute toujours contradiction. Il y aura toujours contradiction parce que, comme le professe Kafka, « juger réellement, seule la partie intéressée le peut, mais en tant que partie intéressée elle ne peut pas juger. Par suite, il n’y a pas de possibilité de jugement en ce monde, il n’y a que sa lueur »[24]. Mais cette lueur de justice suffit, fort heureusement, à donner le change, à éclairer de tout son long le théâtre de la justice[25], ce théâtre dans lequel se déroule en permanence une parodie de justice à la fois sérieuse et légère, sublime et ridicule. Nous en sommes-là, tous autant que nous sommes et chacun pour sa part, à occuper sans jamais le vouloir ce théâtre d’ombres et de lumière. Et si nous en sommes là, si nous occupons bel et bien ce théâtre de l’impossible, si nous l’arpentons tant bien que mal, ou bien, comme dirait Beckett, « tant mal que mal », si nous y sommes installés en attendant que nous soit un jour notifié un verdict dont nous pressentons, dont nous savons sans vraiment le savoir, qu’il a toujours déjà été prononcé avant nous et qu’il ne sera donc jamais prononcé devant nous, c’est bien parce que nous sommes des êtres vivants et que, comme dit Kafka dans une autre sentence, « vivre signifie être au milieu de la vie »[26]. Mais parce que nous sommes au milieu de la vie, parce que nous en occupons le centre et que cette vie nous déborde de toutes parts, parce que cette vie demeure en excédence sur nous-mêmes, l’éthique, elle non plus, ne saurait avoir de fin. Et, comme le reconnaît Kafka, « le fait que notre tâche est tout juste aussi grande que notre vie lui donne un semblant d’infinité »[27]. Ce à quoi Stig Dagerman, ce grand défenseur de l’esth/éthique au vingtième siècle, n’aurait rien trouvé à redire, puisque pour lui aussi notre besoin de consolation est impossible à rassasier[28].
[1] Philosophe. Derniers ouvrages parus: L'Ivresse de l'art. Nietzsche etl'esthétique, Le Livre de Poche, 2003, Où je suis. Topique du corps et del'esprit, Encre Marine, 2004. 45 Rue de Varennes 75007 Paris.
[2]. Il faudrait donner ici tout son poids et toute son importance à la pensée consignée par Wittgenstein dans l’aphorisme 6.4311 du Tractatus logico-philosophicus : « La mort n’est pas un événement de la vie. » (Voir mon ouvrage Supériorité de l’éthique. De Schopenhauer à Wittgenstein, Paris, PUF, coll. « Quadrige », 2000, pp. 69 sq.) L’opposition du concept de la finitude et de la conception de Heidegger défendue dans Sein und Zeit, a été traitée dans mon livre Où je suis. Topique du corps et de l’esprit, Livre II, chapitre VIII, La Versanne, Encre Marine, 2004, pp. 302-306.
[3]. Voir sur le sens à donner à cette butée sur soi, mon essai L’éthique mise à nu par ses paradoxes, même, Paris PUF, 2000 ; et surtout Où je suis. Topique du corps et de l’esprit, Livre II, chapitre VIII, op. cit., pp. 299-316.
[4]. F. Kafka, Préparatifs de noce à la campagne, trad. M. Robert, Paris, Gallimard, 1957, p. 94.
[5]. C’est cette compréhension qui fait la richesse de ses « aphorismes », qui doivent une part de leur justesse à sa lecture conjointe des œuvres de Schopenhauer et de Kierkegaard ; pour ce dernier une chose cruciale pour comprendre Kafka, le moi est à la fois fini et infini en ce qu’il se définit comme un esprit, c’est-à-dire un pur rapport à soi posé par un autre et jamais par lui-même.
[6]. W. Benjamin, « Franz Kafka. Pour le dixième anniversaire de sa mort », trad. M. de Gandillac (revue par P. Rusch), in Essais, II, paris, Gallimard, coll. « Folio-essais », 2000, pp. 410-453. — En règle générale, on a beaucoup glosé au sujet de l’influence des doctrines de Schopenhauer et de Kierkegaard sur la pensée de Kafka. Les traces de ses lectures des Parerga et des Suppléments au Monde comme volonté et comme représentation de Schopenhauer, ainsi que de Crainte et tremblement de Kierkegaard, sont nombreuses dans son Journal. J'appuye ma lecture de Kafka sur un commentaire de Walter Benjamin, plutôt que sur l’analyse des sources.
[7]. F. Kafka, Préparatifs de noce à la campagne, op. cit., p. 364.
[8]. Cf., sur tout cela, W. Benjamin, « Franz Kafka. Pour le dixième anniversaire de sa mort », op. cit., p. 414-415.
[9]. Ibid.
[10]. F. Kafka, Lettres à Milena, trad. A. Vialatte, Paris, Gallimard, 1956, coll. « Idées/ Gallimard », p. 92.
[11]. F. Kafka, Aphorismes, trad. G. Fillion, Paris, Joseph K., 1994, p. 43 (il s’agit du § 83 des Réflexions sur le péché, la souffrance, l’espérance et le vrai chemin ; cf. aussi Préparatifs de noce à la campagne, op. cit., p. 46).
[12]. F. Kafka, Journal, trad. M. Robert, Paris, Grasset, 1954, p. 373.
[13]. Cité par W. Benjamin, « Franz Kafka. Pour le dixième anniversaire de sa mort », op. cit., p. 415.
[14]. « Le vrai chemin passe par une corde qui n’est pas tendue en l’air, mais presque au ras du sol. Elle paraît plus destinée à faire trébucher qu’à être parcourue » (F. Kafka, Préparatifs de noce à la campagne, op. cit., p. 37 et p. 67).
[15]. Id., p. 39.
[16]. L’expression est de Wittgenstein (cf. Remarques mêlées, trad. G. Granel, Mauvezin, TER, 1990, p. 29 [remarque datée de 1931]).
[17]. Est-ce pour cette raison que Kafka avait signifié à ses proches qu’à sa mort il serait équivalent que l’on brûle ses manuscrits et qu’on les publie ? Si cette décision lui était indifférente, c’était parce que du point de vue de l’esth/éthique, qui était le seul point de vue qui l’importait, son œuvre n’aura jamais été conçue pour communiquer quoi que ce soit, mais uniquement pour s’expliquer avec soi-même. Aussi Kafka en avait-il déduit qu’il fallait, de son vivant, moins publier qu’écrire et, à sa mort, confier ses écrits à un tiers qui déciderait de leur sort.
[18]. F. Kafka, Lettres à Milena, op. cit., pp. 94-95.
[19]. Voir l’explication du problème de la vengeance dans Hamlet proposée par René Girard dans Shakespeare. Les Feux de l’envie, trad. B. Vincent, Paris, Grasset, 1990, (le chapitre consacré à Hamlet s’intitule « La vengeance abâtardie d’Hamlet »).
[20]. Dans la locution « anti-essence de l’éthique » il ne faut pas entendre immoralité, mais : ce qui fait obstacle à la possibilité même de l’éthique en tant que « travail sur soi – l’obstacle, le skandalon, le problèma, étant en l’occurrence l’esprit de vengeance. Ainsi, Hamlet raconterait comment l’esprit de vengeance empêche le sursaut éthique d’avoir lieu. Par son intrigue, Hamlet se présenterait comme le miroir dans lequel se réfléchit le point de basculement par lequel on est passé, en Occident, de la logique antique fondée sur les notions de monde et d’événement à la logique moderne fondée sur les notions de Soi et d’existence.
[21]. Cf. F. Kafka, Préparatifs de noce à la campagne, op. cit., p. 94.
[22]. J’emprunte les mots soulignés à Romain Gary ; cf. le texte cité plus haut, tiré de Vie et mort d’Émile Ajar, Paris, Gallimard, 1981, p. 30.
[23]. W. Benjamin, « Franz Kafka. Pour le dixième anniversaire de sa mort », op. cit., p. 415.
[24]. F. Kafka, Préparatifs de noce à la campagne, op. cit., p. 80.
[25]. Comme le laissent entendre certains dialogues du Procès ; on se reportera à ce sujet aux remarques de W. Benjamin, « Franz Kafka. Pour le dixième anniversaire de sa mort », op. cit., p. 431.
[26]. F. Kafka, Préparatifs de noce à la campagne, op. cit., p. 102.
[27]. Id., p. 90. Semble tout aussi infini le désespoir qui en chaque moi, et sans que ce moi en ait conscience, est toujours à demeure. Wittgenstein confessait que « le désespoir est sans fin et le suicide n’y met pas fin, à moins que l’on y mette un terme en se ressaisissant » (Carnets de Cambridge et de Skoldjen, trad. J.-P. Cometti, Paris, PUF, 1999, p. 81). Là aussi, contradiction, car si le désespoir est sans fin, rien ne pourrait y mettre un terme, pas plus un ressaisissement qu’autre chose. À moins que le sursaut éthique ne mette jamais fin au désespoir lui-même, mais au désespoir du désespoir, c’est-à-dire au fait que le désespoir sans fin soit lui-même et comme tel le premier et le plus écrasant facteur de désespoir.
[28]. Stig Dagerman, Notre besoin de consolation est impossible à rassasier, trad. Ph. Bouquet, Arles, Actes Sud, 1981.