Création et procréation

Meilleurs textes publiés du N°3 au N°26 de Psychologie Clinique

PENSER, RÊVER, CRÉER

Psychologie Clinique 18

janvier 2005

Création et procréation

Par Paul Audi[1]

Résumé : Outre son enjeu esthétique, la création recèle un enjeu inapparent qui est proprement éthique. Créer est une façon de s’expliquer avec la finitude de son être, c'est-à-dire avec cette condition qui fait que nul, jamais, ne s'est apporté lui-même dans la vie, ou que nul, jamais, n'est à l'origine de sa propre existence. Un créateur est alors celui qui veut se dresser au lieu de cette origine qui, par essence, lui fait défaut ; il veut prendre la place du roi, alors même qu'il est un sujet avant de pouvoir aspirer à la royauté, ou la place du père, alors même que c’est en tant que fils qu'il peut accéder à la paternité. Mais le besoin qu'il éprouve dans les deux cas n'est pas celui, réputé œdipien, de tuer le père, mais celui, tout différent, d'abolir son être de fils c'est-à-dire de devenir lui-même, à son tour, source d'héritage. Telle est la thèse de l'auteur de cette étude, en prenant pour fil conducteur de sa démonstration le point de vue de Kafka, interprété par Walter Benjamin.

Mots clés : Subjectivité ; finitude ; création ; paternité ; filiation.

Summary : Beyond its aesthetic stake, the creation process harbours a less visible stake which is purely ethical. Why? Because creating is a means of coming to terms with the finitude of one's being, or, in other words, with the human condition which makes it impossible for anyone to bring one own self to life, to be the origin of one's own existence. A creator is, therefore, the rebel who wants to erect his or her presence at the place of origin, which, by essence, he or she lacks; the creator covets the position of the king, even though he is a subject and can only aspire to kingship, or he comes to envy the position of the father, even though he is only a son, for whom the condition of being a son is prior to achieve fatherhood. Nevertheless the need at work in both cases is not the one, known as oedipean, to "kill the father", but another, entirely different: a desire to abolish one's "sonness", and, therefore to become a source of heritage. Such is the thesis that the author of this study offers to submit, using, as a constant reference, the work of Kafka interpreted by Walter Benjamin

Key words : Creation ; fatherhood ; filiation ; finitude ; subjectivity.

Telle est la nature de la fi­ni­tude humaine qu’elle ne repose pas tant sur la mor­ta­lité de l’homme, comme l’affirme Heidegger à l’ins­tar de la plu­part des philo­so­phes de la tradition[2], que sur cet être-ac­culé à (être) soi, que je conçois, pour ma part, comme une cer­taine butée sur soi. J’ai eu l’occasion de l’indiquer ailleurs[3]. Or, tel est aussi le savoir que nous tous avons de notre insurmontable fi­nitude, la connaissance que nous tous possédons de cet im­pouvoir fon­damen­tal qui s’at­tache invinciblement à notre vie subjective absolue, que Kafka a été conduit à prononcer cette pa­role aussi fulgu­rante que terri­ble : « Nous avons la con­nais­sance »[4] ; l’auteur de ce constat sous-enten­dant par là que cette con­nais­sance que nous tous avons, nous l’avons en réalité dès l’ori­gine, dès cette Origine dont aucun de nous, en raison précisément de sa finitude, n’est jamais lui-même à l’ori­gine. Car c’est un fait que de l’arbre de cette singulière connais­sance, nous avons, tous autant que nous sommes et chacun pour sa part, tou­jours déjà goûté le fruit, et ce fruit tout à la fois amer et to­ni­que n’est autre que celui par lequel le dé­sespoir pénètre à l’intérieur de nous. Interrogeons donc ici Kafka, dont l’interprétation de la finitude hu­maine fut tout au long de sa vie l’obses­sion constante et le thème cen­tral de l’œu­vre[5]. Interrogeons-le en nous inté­ressant tout spécia­lement aux re­mar­ques que Walter Ben­ja­min a émises à son sujet dans un texte ad­mi­ra­blement suggestif écrit à l’occasion du dixième an­niver­saire de sa mort[6]. Le point de départ est le suivant : toute considération au sujet de la fi­nitude se fonde sur l’idée que nul ne s’est jamais apporté de lui-même dans la vie ; ce qui signifie pour une philosophie de l’immanence que la vie, no­tre vie, le fait même de vi­vre, nous n’en de­vons ja­mais l’exis­tence à notre propre volonté, mais à cette vie elle-même et comme telle. Ou bien encore que c’est au vouloir de la vie et à sa sub­jecti­vité absolue que nous devons d’être vi­vants ; tant et si bien que face à cette vie qui est la nôtre, face à cette vie que nous som­mes, c’est-à-dire que nous in­carnons, que nous expérimentons en nous éprouvant nous-mêmes, que nous exprimons en nous exprimant nous-mêmes, nous nous trou­vons toujours comme un fils devant son père. Et cela, de fait, parce qu’à l’origine il nous est tou­jours donné de vivre malgré que nous en ayons. Car qu’est-ce qu’un père ? C’est là l’une des gran­des ques­tions que Kafka aura cherché à poser dans certai­nes par­ties de son œuvre et dont les répon­ses, si tant est que ce mot ait la moindre signification dans ce contexte, auront fait de lui non pas seule­ment un écri­vain de gé­nie, mais un pen­seur exceptionnel. Un pen­seur dont le savoir ne sau­rait être ré­ductible à rien qui nous fût déjà connu. Un pen­seur en­vers qui notre dette est im­mense – d’au­tant plus immense, en effet, que nous lui devons pré­cisément une pensée de la dette ! Oui, de la dette – mais en un sens qu’il faut davantage as­socier à l’idée d’héri­tage (être en dette de ce que l’on a reçu en héritage, à savoir en l’occurrence la vie) qu’à l’idée de faute (être coupable d’une faute). C’est que ce sens renvoie à cette faute sans faute (qui ne manque ja­mais de se produire), mais sans aucune faute (sans aucune action coupa­ble), à quoi l’on donne communément le nom de chute.

Mais la question, ai-je dit, est celle de la paternité. La question c’est : Qu’est-ce qu’un père ? À quoi l’on répondra avec bon sens que reçoit le nom de père tout être qui se trouve à l’origine d’une filia­tion, ou qui se trouve en être lui-même l’Ori­gine. Or, la réponse que suggère d’apporter le commentaire an­noncé de Wal­ter Ben­jamin est sensiblement différente, car nous y ap­pre­nons que pour Kafka, le père est plus en­core que l’origine d’une filia­tion : il est aussi, et peut-être même surtout, celui qui punit. Mais il est égale­ment, en même temps que l’auteur de la pu­nition, celui qui accuse. Bref, père, pour Kafka, est l’être qui non seule­ment punit mais accuse son fils. Qui l’accuse, très exactement, de l’accuser lui-même. Car tel est le fils, telle est « filialité » du fils, qu’il ne cesse en tant que fils d’accuser le père d’être à l’origine de sa vie, de son être, et, partant, d’être l’auteur de cette puni­tion qu’il subit toujours, la puni­tion d’être né ! En effet, comme l’explique Benjamin, « la faute dont le père ac­cuse son fils sem­ble une sorte de péché originel ». Et, « de fait, la dé­finition que Kafka donne de celui-ci [le péché origi­nel] ne s’ap­plique à per­sonne mieux qu’au fils ». Ce que Ben­jamin justifie alors en ci­tant cet aphorisme de Kafka : « Le pé­ché origi­nel, cette vieille in­justice que l’homme a commise, consiste dans le reproche que l’homme fait et auquel il ne re­nonce pas, à savoir qu’une injus­tice a été commise à son égard, qu’il a été victime d’un péché ori­ginel »[7]. Toutefois, se de­mande aussitôt notre com­men­ta­teur, « qui est ac­cusé de ce pé­ché originel – le péché d’avoir en­gen­dré un héritier – sinon le père par le fils ? »[8]. Que dire de tout cela ? Au moins trois choses pour commencer :

1. Tout d’abord, qu’il ne faut pas prendre les mots péché originel dans un sens bibli­que, comme synonyme d’une faute transgressant une loi im­pé­rative, étant donné que cette locution nomme ici le malheur de l’Origine, la catastro­phe de la naissance, ce mal inhé­rent à l’existence de la filialité, ce tourment, inéluctablement lié à l’impou­voir de la finitude, qui fait le lit du désespoir.

2. En­suite, que le fils, à l’ins­tar du père, est celui qui accuse – qui ac­cuse le père du pé­ché de sa pro­pre nais­sance (celle du fils).

3. En­fin, que si le péché ne con­siste pas seule­ment dans le fait qu’une injustice soit com­mise, mais dans le reproche qu’une injus­tice de cette na­ture a été com­mise à son égard, alors, dans ce cas, le pé­cheur n’est pas seule­ment le père dans le re­gard accusa­teur et ré­probateur du fils, mais le fils lui-même, en tant qu’il accuse son père et lui re­proche d’être le père qu’il est.

Benjamin ajoute alors fine­ment : « Du principe posé par Kafka on ne peut pour­tant conclure que l’accusa­tion est un péché parce qu’elle est fausse. Nulle part il ne dit qu’elle est portée à tort »[9]. Et en effet, l’accu­sa­tion – c’est-à-dire le reproche que le fils adresse à son père – n’est pas une erreur de jugement, ni le fruit d’une illu­sion. L’accusa­tion portée est tout à fait juste, elle est pleinement justifiée, et cela dans la mesure où la finitude (soit le fait d’être éternelle­ment et invinci­ble­ment en dé­faut par rap­port à soi ; ou bien en­core la chute telle qu’elle résulte du fait de ne pas pou­voir se trouver à l’ori­gine, ou à la source, et donc de ne jamais être l’au­teur de son être même) fait corps avec sa nais­sance, avec le fait même d’avoir été en­gendré. Finitude et filia­lité sont ici, à cet égard et dans ce contexte, le Même.

Donner naissance à un fils, ce crime dont le père se rend coupa­ble au regard du fils, c’est alors – que le père le veuille ou non – exposer nécessairement ce fils à une injustice fonda­mentale, im­pres­criptible et irré­para­ble : au fait qu’il lui est tou­jours déjà interdit (que le pou­voir lui est toujours déjà ôté) de se fonder lui-même, en sorte qu’il ne pour­ra ja­mais se justifier à lui-même le fait d’être né et donc de vivre. L’injus­tice pre­mière, le tort primor­dial, le péché ori­ginel consistent en cette ab­sence de justification possi­ble, que rien, jamais, ne saurait entamer. Naître, pour un fils, c’est sa­voir qu’il ne lui est pas permis, et que rien ne pourra jamais l’autoriser, à se faire justice à soi-même de cette Ori­gine qui est pourtant tou­jours déjà la sienne, qui lui est d’ores et déjà donnée en par­tage, qui est son destin singulier, mais dont il ne peut être lui-même à l’ori­gine – ainsi que, dans son esprit de fils, en raison de sa filia­lité, de la connaissance qu’il en a, il croit que son père l’est (qu’il est donc à l’origine de son Origine), en tant qu’il repré­sente, ce père, l’auteur de ses jours, comme le fils croit aussi pouvoir le dire. C’est bien là une croyance qui, au lieu de résulter de la nais­sance, se trouve plutôt donnée avec la nais­sance, par le fait même de naître, mieux, par le fait d’être né. La connais­sance de la naissance est co-naissance de sa filialité. Seulement si le fils sait qu’il y a chute ou péché originel, s’il sait qu’il est privé à tout jamais de la possi­bilité de se justifier sa nais­sance à lui-même, il ne sait pas pour au­tant de quoi il re­tourne avec ce très étrange péché, pas plus qu’il ne sait d’où vient sa con­dam­na­tion, ni à quoi une pareille condamna­tion le condamne proprement. Tout ce à quoi il se rac­cro­che dans cette angoisse qui l’étreint avec force, c’est au fait qu’il peut toujours dresser à l’en­contre de cette chute (et par là même à l’en­contre du père et, donc, de l’Origine elle-même et comme telle) une cer­taine accusation. Qu’il le peut, en effet, même si rien n’est plus in­juste que la réalisation d’un tel pos­sible ! Ainsi, confiait Kafka à Milena, « c’est de naître que je me plains, c’est de la lumière du soleil »[10]. Quant à nous tous qui sommes nés et qui vivons sous la lumière toujours aveuglante et parfois suffo­cante du soleil, nous savons que nous ne nous sommes pas apportés dans la vie, sur le plan invisible de cette vie qui est la nôtre, c’est-à-dire aussi bien sous ce soleil qui, comme la mort, ne se peut regar­der fixement… Et nous ne savons pas pour­quoi il en est pour nous ainsi. Mais nous avons connaissance de ce fait aveuglant. Nous en avons la très angoissante connais­sance. C’est en raison de cette terrible connais­sance qu’il nous arrive tou­jours, ou presque, de nous ar­mer contre la vie, de nous dres­ser contre le fait même de vi­vre, contre ce factum originel qui nous a été don­né en partage et qu’il nous est donné constamment d’éprouver sous la forme du sentiment de l’existence, sans que pour cela nous ayons été consultés le moins du monde. Or, en nous dressant ainsi contre la vie, en nous re­tour­nant contre elle, nous nous fer­mons à elle, inévitable­ment. Nous fer­mer à la vie, à ce que la vie peut encore nous of­frir, nous donner à vivre, c’est lais­ser se refermer sur nous le piège de la connais­sance première et absolue. Ce qui veut dire que notre chute est telle que c’est en rai­son même de notre rapport à l’arbre de la connais­sance que nous n’avons jamais ac­cès aux fruit que nous tend l’arbre de la vie. Arbre de la connaissance, arbre de la vie, je me cale ici sur l’usage que Kafka fait de cette image fameuse, puisqu’il déclare dans un remar­qua­ble apho­risme : « Ce qui fait de nous des pé­cheurs n’est pas seu­le­ment d’avoir goûté aux fruits de l’arbre de la connais­sance mais de n’avoir pas encore goûté aux fruits de l’arbre de vie. L’état de pé­ché où nous nous trouvons est in­dépen­dant de la faute »[11].

Alors, pécher – ce pécher indépendant de toute faute – ne consiste pas seulement à se re­tour­ner contre la vie, c’est-à-dire à re­tour­ner contre la vie le savoir aveuglant que l’on a d’elle. Pé­cher, c’est aussi, et c’est peut-être même surtout, se détourner de ce sa­voir, à cause du retourne­ment au­quel on l’a d’abord contraint. Lors­que le fils incrimine le père en l’accusant d’être à l’origine de sa naissance, ce qu’il ne sait pas dans son savoir, ce qu’il ignore dans la connaissance qu’il a que son père incarne cette Origine qui lui fera, en tant que fils, irrémédia­ble­ment dé­faut, ce qui échappe donc à son dou­loureux savoir de fils, c’est qu’il de­vrait plutôt incriminer son incrimination. Incriminer l’incrimina­tion se­rait justice en effet. Car enfin, dans cette fini­tude éprou­vée par le fils et dont il impute au père la responsabilité, ni l’un ni l’autre ne sont pour rien ! De plus, quand le fils reproche au père d’être un père, c’est en qualité de fils qu’il le lui re­pro­che ; or, fils, il ne l’est que parce que son père est un père. De sorte que ce que le fils re­proche au père, ce dont il l’accuse, c’est d’abord, et avant tout, la possi­bilité même de son accusa­tion. On comprend dès lors que dans une parole abys­sale Kafka ait évoqué le fait que l’on soit « dia­boli­que en toute inno­cence »[12]. Ce qui d’une cer­taine ma­nière, pro­longe et approfondit la perspective dans la­quelle se dé­roule toute l’intrigue du Procès. Car dans ce roman Kafka s’était borné à écrire (à décrire aussi) que le « propre de cette jus­tice » que l’on réclame, alors même qu’elle est de toute éternité impossible à ren­dre, « est que l’on est con­dam­né en étant non seulement inno­cent, mais aussi igno­rant »[13]. Or, quoi qu’elle fasse de notre igno­rance, qu’elle fasse de nous des êtres dia­boli­ques ou des êtres inno­cents, ou les deux à la fois selon toute vraisemblance, notre chute de­meure in­trin­sèque­ment liée à notre naissance dans la vie, à notre être-né, c’est-à-dire à notre condition de fils. De sorte que même si la chute a trait à cette condition-là, le fait qu’elle soit indissolu­blement at­tachée à la néces­sité de vivre sans ja­mais que nous puis­sions nous dire à nous-mêmes que nous avons été à l’ori­gine de cette vie qui nous est donnée en par­tage (sauf dans le dé­lire ou la folie – et c’est peut-être cela le dé­lire, c’est peut-être cela la folie…), ce fait à lui seul explique que la chute n’ait pas seulement lieu à la naissance, à l’heure de la nais­sance, mais qu’elle dure au­tant que dure une existence. La chute ce serait l’existence même – en ce sens que sa durée se­rait co-ex­tensive au temps de la vie.

Mais n’est-ce pas dire dans le même temps que le fils et le père ne se quittent jamais ? En tout cas, le fils n’en a guère le pou­voir. Certes, père et fils ne ces­sent de s’opposer, mais jamais ils ne se quit­tent. Et, d’ailleurs, s’ils s’opposent en général, c’est pour au­tant qu’ils se savent pris tous les deux à l’inté­rieur d’un même destin, du destin commun qui se surimpose à leurs destinées respecti­ves et les expose l’un à l’autre. D’où la vio­lence qui à tous les coups entoure ce différend – puisqu’un fils n’en a ja­mais fini avec son père, et que la seule façon pour un fils de se débar­rasser de son père, le seul moyen dont il dis­pose pour ce faire, c’est de se débar­ras­ser de lui-même. C’est-à-dire de se tuer en tant que fils. Père et fils cheminent ensemble, côte à côte. Tout au long de ce chemin, que Kafka appelle le « vrai chemin »[14], il ne peu­vent faire autre­ment que de s’ex­pli­quer l’un l’autre (et par­fois, si possi­ble, face à face). En fait, et ce point est es­sen­tiel, si le fils s’ex­plique avec lui-même, il ne peut le faire qu’en s’expli­quant – non pas tant avec son père que devant son père. Car s’expliquer devant son père (et non avec lui, car, on l’a vu, le fait de lui reprocher sa nais­sance, c’est en cela que consiste le péché lui-même), s’expliquer devant lui, cela revient certes à s’expliquer avec soi-même, avec sa fini­tude, sa chute, son être-en-dé­faut-par-rap­port-à-soi-même, mais c’est le faire au regard de la vie, parce que c’est à la vie, c’est à l’injustice fon­cière de sa justice, c’est au ca­ractère injusti­fia­ble du fait même de vivre (ce factum originel au­quel nous nous trou­vons con­dam­nés d’avance), c’est à tout cela, en effet, qu’il ap­partient de prononcer le verdict, de brandir le Ju­gement der­nier, bref, que revient le mot de la fin. S’expliquer avec la vie, devant la vie, au nom de la vie, est la grande affaire de l’éthi­que, c’est même là sa seule tâche véritable. L’éthique se défi­nit comme un tra­vail dans lequel c’est moi-même qui suis la tâche. Du bist die Auf­gabe, « tu es la tâ­che », écrit magnifique­ment Kafka quelque part dans son Journal[15]. L’affaire de l’éthique, en tant que « travail sur soi »[16], c’est de tâcher de se tirer d’affaire, de s’en tirer le mieux possi­ble et, idéalement, sans préjudice pour autrui. Toute­fois, cet effort pour se tirer d’affaire, ce tra­vail du moi sur lui-même (qui ferait de la psy­chanalyse une éthique, avant d’être une thé­rapie, une science, ou je ne sais quoi d’au­tre), ne se com­prend et ne s’assume plei­nement que si l’on ad­met­ au préala­ble que la faute sans faute, c’est-à-dire l’être-en-dé­faut-par-rapport-à-soi dont on ressent tou­jours le be­soin de repro­cher à la vie la connais­sance (amère et douloureuse) que l’on en a, et ce à cause du désespoir, sinon de l’angoisse, dans lesquels il ar­rive que cette connaissance nous plonge, que cette faute, donc, est identi­que à ce re­pro­che lui-même. C’est dire qu’il n’y a pas plus éthique que la propre attitude de Kafka qui, après avoir ressenti le besoin d’écrire sa Let­tre au père – proba­blement une des plus admirables et des plus belles expli­cations avec soi-même qui ait jamais été ré­digée par un homme ici-bas – s’est contenté de cet accomplissement et n’est pas allé plus loin, n’a pas éprouvé le même be­soin de l’adresser à qui de droit. Non pas qu’il ait éprouvé en cela de la gêne, de la honte ou de la ti­midité ; ni non plus qu’il ait res­senti in extremis une certaine compassion pour son père ou, même, de la pitié envers soi-même. Non, si cette épître est restée lettre morte c’est parce que, dans le fond, il n’avait (il n’avait jamais eu) aucune rai­son va­lable de la lui envoyer. D’une part, en effet, il savait mieux que per­sonne que l’expli­ca­tion (de soi avec soi-même, c’est-à-dire avec sa filialité, sa finitude et, donc, avec le père) n’avait aucune chance de pren­dre fin à la ré­cep­tion ou à la lecture de sa mis­sive par le père (car l’expli­ca­tion, comme la chute, ne peut que durer au­tant que la vie même) ; mais, d’autre part, il avait fini par comprendre et exprimer en des termes remarquables que ce re­proche qu’il lui fai­sait de l’avoir condamné à vi­vre sa vie (et à assumer son destin), c’est-à-dire de l’avoir acculé à (être) celui qu’il est, c’était cela, et rien d’autre, le péché ori­ginel.

De fait, ce que Kafka aura si bien montré et lé­gué en tes­tament à no­tre humanité malade de son angoissante finitude, c’est qu’une pa­role qui se targue de vouloir dire son fait à la filialité (donc, par ricochet, au père), une parole qui croit pou­voir se mesurer au destin – et Dieu sait si cette obsédante préten­tion est absurde tout au­tant que nécessaire, su­blime aussi bien que ridicule – ne saurait parvenir à destination. Car comme telle cette pa­role n’a au­cun desti­nataire. Et pour autant qu’elle ne s’adresse à per­sonne, elle ne vise pas à la com­muni­cation ; elle n’a rien à commu­ni­quer[17]. Par contre, tout ce que cette parole qui s’énonce sans bruit entend faire – et ce serait un truisme que de pré­ciser qu’elle aura abouti à infiniment plus – tout ce que cette parole silencieuse aura jamais voulu faire, c’est crier : crier soli­taire­ment sa so­litude, puis­samment son impouvoir, héroïquement sa fini­tude et cela, je le répète, sans vocifé­ration ni agita­tion aucune. Seulement dans ce très bruyant si­lence, la Lettre au père en témoi­gne, il ne s’agit absolument pas de se deman­der ce qu’est un père – cette question, de fait, n’a pas à se poser, au sens où celui qui la pose, le fils, ne peut pas (ou pas encore) y ré­pondre – mais de confesser (de professer même) ce que c’est que d’être un fils. Or, si le fils sait ce que c’est que d’être un fils, le père, lui, a cons­cience de quelque chose que pour sa part le fils ignore : il sait que ce cri, cette plainte, ce reproche, cette accusation lancés à son visage par son fils, ont vocation à s’éteindre dans la bouche du solitaire qui injustement les profère. Le père sait qu’il peut arriver, qu’il ar­rive même presque toujours, que le fils se rende sourd à son pro­pre cri de fils ; parce que son cri de dé­tresse finit par lui dé­chirer les tym­pans. Il sait aussi que c’est de cette façon-là que la plainte, ab­sorbée par la plainte, étouf­fée par elle-même, ne manque jamais de céder la place à un tout autre genre de revendica­tion. Non pas qu’il s’agisse désormais de se couvrir de cette humilité ab­solue dans la­quelle un Jésus de Nazareth se sera abîmé ad majorem dei glo­riam : car c’est du contraire qu’il s’agit bien plutôt. Il s’agit exactement de se draper dans une sorte d’orgueil, une présomption sans bornes qui reflète un désir de toute-puissance et qui mêle, dans le creu­set de sa déme­sure, autant de fai­blesse que de défi. Cette sorte d’orgueil, cette présomp­tion, n’est autre que celle qui préside à la création comme à la procréation ; c’est elle en effet qui conduit le fils au seuil de la paternité, comme les artistes créateurs à la conscience de leur propre génie.

Pourquoi ? Reprenons. Le père sait quelque chose que le fils ignore. Il sait ce que le fils ignore de son propre destin (de son des­tin de fils), c’est pourquoi il arbore, en tant que père, sur son vi­sage, l’éternel sou­rire de celui qui se dit : « Rira bien qui rira le der­nier ; tu m’accuses, toi mon fils, mais un jour peut-être tu seras ac­cusé à ton tour, car ce que tu dis que je suis – quand tu dis que je suis à l’origine de ton être-né – c’est ce qui tu se­ras sans doute bientôt, comme moi-même je le suis de­venu après avoir accusé mon père d’être à l’origine de mon être-né. Oui, toi-même tu seras à l’origine d’une naissance, d’une filialité et, par consé­quent, d’un reproche à toi-même adressé ». Ainsi, à l’éternelle réclamation qui relève de cette pre­mière et sa­lu­taire in­sur­rec­tion que le fils éprouve le be­soin de ma­ni­fes­ter à l’en­contre de sa condi­tion de fils, il arrive le plus souvent, que se subs­titue une pro­clama­tion qui en­traîne, cette fois, le fils à prendre sur lui (du moins à vouloir et à présumer qu’il a bien le pouvoir de pren­dre sur lui) ce que j’appellerais le principe d’hé­ri­tage. Cette procla­ma­tion est celle qui justifie la décision de créer et/ou de pro­créer. Et c’est là une pro­clama­tion de sur-vie, c’est-à-dire le souhait d’avoir sa vie de­vant soi. Ou, exprimé différem­ment, le désir d’assurer sa suc­ces­sion en assurant la transmission, en assumant tel quel le principe de transmission. Là encore, l’exem­ple de Kafka vient en renfort. Ne confie-t-il pas à Milena au sujet de la motivation qu’il de­vine avoir été la sienne au mo­ment de rédiger sa Lettre au père : « Moi, qui ne suis même pas sur le grand échi­quier le pion d’un pion – une figure qui n’existe même pas, qui ne par­ticipe même pas au jeu – je veux mainte­nant pren­dre la place de la reine, peut-être même la place du roi en per­sonne, si ce n’est tout l’échi­quier »[18] ? Au­tant de mots ou d’ima­ges en effet, qui expri­ment à leur manière, tout à la fois incompa­rable et emblématique, ce qu’il est requis de se dire à soi-même lorsque l’on veut, lorsque l’on se résout, à s’expli­quer avec la vie. Car c’est un fait que, en raison même de ma fi­nitude, et parce qu’il ne m’est jamais donné de pou­voir m’ac­quit­ter pour de bon de cette faute sans faute que Kafka appelle le pé­ché originel, je n’ai pas d’autre moyen de com­bler le déficit in­fini dans lequel ma nais­sance (le fait d’être né) me plonge malgré que j’en aie, que de me déci­der à tuer, non pas le père, comme di­sent les im­béciles, mais le fils en moi, le fils que je suis inévi­tablement. Comment mourir ainsi à soi-même ? Et com­ment cette mort peut-elle se si­tuer au commencement d’une vie nouvelle, d’une vie de père et/ou de créateur ? Être père, ou être créateur, est-ce obligatoire­ment avoir tout à la fois sa mort derrière soi et sa vie de­vant soi ?

Il n’y a pas que de l’atermoiement et de la dépression chez Ha­mlet. Il n'y a pas que de l’impuissance. Il y a de l’infécondité. De la stérilité pure et simple et, en ce sens, de l’irrésolution. Hamlet est celui qui ne créera ja­mais rien ; celui qui ne procréera pas non plus. Celui qui préfère avoir les yeux fixés sur un père assassiné et une mauvaise mère et, donc, sur la ven­geance, fût-elle dans ce cas précis « abâtardie »[19], que toute mort et toute trahison réclament dans l’absolu, plutôt que de porter son regard sur le seul enjeu éthique qui soit à la mesure non pas de ce qui est arrivé, mais de ce qu’il est : l’enjeu de tuer en soi cette filialité qui le tourmente, qui le crucifie de toutes parts, qui le rive inexorablement à la mort. Hamlet, ou la figure de l’impossibilité en éthique. Hamlet, ou l’anti-es­sence de l’éthique[20]. Ham­let ou la récrimination infinie. Hamlet qui in­crimine indéfiniment, mais n’in­crimine jamais l’incri­mination elle-même, sa question à lui étant comme on le sait to be, or not to be ?, alors que la question d’un créa­teur ou d’un procréateur serait au con­traire être encore ou ne plus être un fils ? Tuer ou ne pas tuer le fils en soi ? Mais, derechef, comment ? En vengeant le père ? En se ruant soi-même dans la mort ? Ou dans cette mort-dans-la-vie qui a pour nom la dépres­sion ? Non. Mais en tâ­chant de se tenir soi-même au lieu de l’Ori­gine. C’est-à-dire de l’incarner, cette Origine, comme le père, lui, l’in­carne toujours déjà, l’in­carne nécessairement, à ses pro­pres yeux de fils. Ou bien encore, selon les mots de Kafka, en pre­nant « la place du roi en personne, si ce n’est [d’un seul coup] tout l’échi­quier ». Seulement être soi-même l’Ori­gine et oc­cu­per ainsi la place du père, n’est-ce pas en tout état de cause cher­cher à vaincre la finitude et, de ce fait, se men­tir à soi-même, se ber­cer d’illusions ? Cette pré­somption n’est-elle pas pure folie ? Une chose est sûre, l’on ne se tiendra jamais au lieu de l’Ori­gine si l’on décide de se dé­bar­ras­ser de soi-même. Il n’est rien d’aussi ab­surde que de chercher à s’en sortir, ou à s’en ti­rer, en portant la main sur soi ; car les exigences internes du travail sur soi sont tout au­tres, ne serait-ce que parce que la tâ­che éthique d’où naît le désir d’occuper tout l’échiquier a d’abord et avant tout soi-même pour sujet et objet, pour principe et pour fin. Aussi, tuer le fils en soi, se débarrasser de sa filialité, cela ne revient-il jamais à se tuer soi-même (ce suicide qui aura été l’obsession constante d’Hamlet), c’est-à-dire à se dé­barrasser de soi, mais – ce qui est tout différent – à se consu­mer. « Non pas se dé­barras­ser de soi, mais se consu­mer », écrit Kafka[21]. Mais qu’est-ce que ça veut dire, se consumer ? Qu’im­pli­que cette con­somp­tion ? L’assomption de la finitude ne passerait-elle donc que par la pré­somption et cette pré­somp­tion, que par la consomp­tion ?

Il importe de gar­der à l’es­prit que la déci­sion de se débarrasser du fils en soi – c’est-à-dire de se tuer en tant que fils et, de cette façon, de dé­passer sa condition filiale – procède de cette pré­somp­tion de pouvoir être soi-même à l’origine, en position d’Ori­gine et d’oc­cuper ainsi, à son tour, cette place que le père, lui, oc­cupe tou­jours déjà devant ses yeux ré­probateurs. Or, cette place, ce n’est la place du père que pour un fils ; de sorte que c’est à un fils qu’il fau­dra bien que nais­sance soit donnée si l’on veut par­venir à tuer le fils en soi et oc­cuper la place du père. Ainsi, dans la décision que je prends d’être père à mon tour, il y a toujours cette tenta­tion, cette tenta­tive se­crète, de conju­rer ma pro­pre fini­tude – projet pour le moins illu­soire et pa­thétique, im­possi­ble et néces­saire, sublime et ri­di­cule, tout cela à la fois, puisque voué dès son prin­cipe à ne jamais aboutir. En effet, si la finitude est invinci­ble (ce qu’elle est, de fait, par défi­ni­tion), la place du père que je par­vien­drais, le cas échéant, à oc­cuper ne sau­rait être celle que je con­voitais au dé­part, à savoir la place occupée par mon père, cette place qui n’est autre que la sienne propre. Au reste, la réalité est plus compliquée encore. C’est à la dé­couverte de cette complication que je voulais en venir depuis le commencement, au plus serré de ce nœud que je voulais m’attaquer dès le départ. Car le fait est que la tâche éthi­que ou­vre le chemin de la vie non pas à une, mais à deux direc­tions possi­bles. Ces direc­tions dif­férentes, voire di­ver­gen­tes, sinon in­com­pa­tibles entre elles – ces directions qui sont telles alors même qu’ils sont nom­breux, ceux qui tentent au quotidien et sur un mode tout juste schi­zo­phréni­que, d’em­prunter le che­min de la vie dans les deux sens à la fois – ces direc­tions sont celles de la procréation, mais aussi de la créa­tion, celle-ci étant comprise comme cette nou­velle création de soi-même, par soi-même, dont l’autre nom serait : auto-engen­dre­ment[22]. Car dans ce désir in­sensé, dans cette aspiration aussi injustifiable qu’in­juste à se situer soi-même à l’ori­gine, posé au lieu de l’Ori­gine en po­sition d’Ori­gine, il s’agit ou bien de de­venir un auteur, ou bien de devenir un père. Dans les deux cas, en effet, il y a pro­duction d’héri­tage, ou bien en­core, suc­cession. Ainsi, créer et procréer sont des actes qui visent à conjurer l’absence de toute possible auto-fondation, en procédant à une certaine re-fon­da­tion de soi. Chacun de ses actes à sa façon prend sa source dans une dé­cision éthique, non pas la décision de se survi­vre à soi-même (est-il sensé de préjuger d’une telle chose ?), mais de s’expli­quer avec soi-même. Un procès qui exige alors que soi-même l’on prenne sur soi (ou du moins que l’on espère pouvoir pren­dre sur soi) ce lourd principe d’hé­ri­tage qui té­moi­gne de la ré­ali­té et du poids de sa fi­ni­tude, c’est-à-dire du fait (sou­vent trau­ma­tisant quand on en prend conscience) qu’il n’est au pouvoir de personne de se fonder soi-même, qu’il est impossible qu’un moi soit au fon­dement de son propre être-soi.

Tou­tefois, de cette dé­termi­na­tion à partir de l’éthique de ces deux ac­tes de re-fon­dation de soi que sont la création et la procréation, il ne s’ensuit pas seulement que tout père, comme tout au­teur, est un fils mort ou dé­cédé ; il en découle aussi que la tâche éthi­que se présente selon une triple confi­gu­ration, qui corres­pond à trois choix pos­sibles : ou bien l’ac­cep­tation par soi à la fois de la condi­tion de père et de la condition d’au­teur ; ou bien le refus par soi de cette double condi­tion ; ou bien en­core l’ac­cep­ta­tion par soi d’une seule de ces conditions. (Évidemment l’indif­fé­rence à l’un ou à l’autre, ou aux deux, n’entre pas dans le cadre d’une dé­ci­sion éthique visant à la re-fondation de soi.) Or, comme il s’agit ici de mettre en relief le caractère de re-fonda­tion de soi que l’esth/éthi­que ne peut que conférer à tout acte de création, il convient de souligner encore une fois l’en­jeu éthi­que qui entoure ce type de décision. Cet en­jeu, quel est-il tout compte fait ? Si la déci­sion (la re-fondation de soi) con­siste à dis­soudre l’impouvoir de la fini­tude dans la puissance de l’engendrement, c’est-à-dire la filia­lité dans la pa­ternité – le fait d’être au­teur devant lui-même être consi­déré méta­phoriquement comme une façon de se ré­soudre à la pater­nité (à la paternité d’une œuvre) – c’est parce que tout repose sur une très forte contradiction : sur le fait que l’on ne peut ja­mais, sur le plan de l’éthi­que, se débar­rasser de sa condition de fils (se défaire de sa filialité) qu’en se dé­bar­rassant de soi et qu’en même temps il ne saurait être question, toujours sur le plan de l’éthique, de se dé­bar­ras­ser de soi-même ! C’est pourquoi lever cette contradiction au nom du prin­cipe d’héri­tage exige de devenir soi-même père – non pas son père, mais un père – et cela malgré le risque qui s’attache dès l’origine à la fonc­tion de père, puis­que l’on s’y expose toujours à terme, si l’on est un père, à la récrimination incriminante de son fils et, si l’on est un au­teur, au retour­nement contre soi de sa propre œuvre (ce qui peut être tout aussi meurtrissant).

Ainsi donc, outre son enjeu esthétique, la création recèle un en­jeu inapparent qui, lui, est proprement éthique. Pourquoi ? Parce que créer est une manière de s’expliquer avec son insurmontable finitude, avec son impouvoir fondamental, c’est-à-dire avec cette con­di­tion qui fait que nul, jamais, ne s’est apporté lui-même dans la vie, ou que nul, jamais, n’est à l’origine de sa propre exis­tence. En ce sens, un créa­teur est celui qui as­pire à se dresser au lieu de cette Origine qui, par es­sence, lui fait défaut ; celui qui prend la place du roi, ce alors même qu’avant de pouvoir son­ger à quelque royauté que ce soit, avant de pouvoir songer à entrer dans la cercle supposé de la toute-puissance, il est un sujet et rien d’autre qu’un sujet. Certes, c’est en tant que sujet qu’il lui appartient d’accéder à la royauté et en tant que fils qu’il lui revient de devenir un père. Mais le besoin qu’il éprouve dans les deux cas n’est pas celui, réputé œ­dipien, de tuer le père, c’est celui d’abolir son être de fils, celui d’annuler sa fi­lialité – c’est-à-dire de devenir à son tour source d’héritage, principe de transmission.

Il reste encore un dernier point, sans doute fondamental pour com­prendre l’enjeu éthi­que de toute création. C’est que pour un fils le pro­cès (l’explication avec soi-même) demeure « toujours pen­dant »[23], comme le souligne W. Benja­min. En fait, le procès de la filialité ou de la filia­tion – le procès de la fini­tude – ne prend ja­mais fin. Il a d’autant moins de fin qu’aucun com­mence­ment véritable ne lui a jamais été assigné. Cependant, alors qu’il n’a ni com­men­cement ni fin, ce procès a un milieu. Le milieu de ce procès, nous le som­mes nous-mêmes. De ce procès, nous som­mes, en no­tre âme et cons­cience, mais aussi et surtout, dans notre chair sensible, dans notre corporéité vivante, l’axe central. Disons que de cette justice, nous in­carnons nous-mêmes, dans notre chair et, de ce fait, dans notre es­sence, le fléau de la ba­lance. Ou la fine pointe de la con­tradic­tion. Car il y a et il y aura sans doute toujours contradiction. Il y aura toujours contradiction parce que, comme le pro­fesse Kaf­ka, « juger réelle­ment, seule la partie intéressée le peut, mais en tant que par­tie inté­ressée elle ne peut pas ju­ger. Par suite, il n’y a pas de pos­sibilité de juge­ment en ce monde, il n’y a que sa lueur »[24]. Mais cette lueur de jus­tice suffit, fort heureusement, à don­ner le change, à éclai­rer de tout son long le théâ­tre de la jus­tice[25], ce théâtre dans lequel se dé­roule en per­ma­nence une parodie de justice à la fois sérieuse et légère, sublime et ridicule. Nous en sommes-là, tous autant que nous sommes et cha­cun pour sa part, à occuper sans jamais le vouloir ce théâtre d’ombres et de lumière. Et si nous en sommes là, si nous oc­cupons bel et bien ce théâtre de l’im­possible, si nous l’ar­pentons tant bien que mal, ou bien, comme dirait Bec­kett, « tant mal que mal », si nous y sommes installés en atten­dant que nous soit un jour noti­fié un ver­dict dont nous pressentons, dont nous sa­vons sans vraiment le sa­voir, qu’il a toujours déjà été pro­noncé avant nous et qu’il ne sera donc jamais prononcé devant nous, c’est bien parce que nous sommes des êtres vi­vants et que, comme dit Kafka dans une autre sen­tence, « vivre si­gnifie être au mi­lieu de la vie »[26]. Mais parce que nous sommes au milieu de la vie, parce que nous en occupons le centre et que cette vie nous dé­borde de toutes parts, parce que cette vie demeure en ex­cé­dence sur nous-mê­mes, l’éthique, elle non plus, ne saurait avoir de fin. Et, comme le recon­naît Kafka, « le fait que notre tâche est tout juste aussi grande que notre vie lui donne un semblant d’infi­nité »[27]. Ce à quoi Stig Dager­man, ce grand défenseur de l’esth/éthique au vingtième siè­cle, n’au­rait rien trouvé à redire, puisque pour lui aussi notre besoin de consola­tion est impossible à rassa­sier[28].

[1] Philosophe. Derniers ouvrages parus: L'Ivresse de l'art. Nietzsche etl'esthétique, Le Livre de Poche, 2003, Où je suis. Topique du corps et del'esprit, Encre Marine, 2004. 45 Rue de Varennes 75007 Paris.

[2]. Il faudrait donner ici tout son poids et toute son importance à la pen­sée consi­gnée par Wittgenstein dans l’aphorisme 6.4311 du Tracta­tus logico-philosophi­cus : « La mort n’est pas un événe­ment de la vie. » (Voir mon ouvrage Supé­riorité de l’éthi­que. De Scho­penhauer à Wittgenstein, Paris, PUF, coll. « Quadrige », 2000, pp. 69 sq.) L’opposition du concept de la fini­tude et de la con­ception de Heideg­ger défendue dans Sein und Zeit, a été traitée dans mon livre Où je suis. Topique du corps et de l’esprit, Livre II, chapitre VIII, La Versanne, Encre Marine, 2004, pp. 302-306.

[3]. Voir sur le sens à donner à cette butée sur soi, mon essai L’éthique mise à nu par ses para­doxes, même, Paris PUF, 2000 ; et sur­tout Où je suis. Topique du corps et de l’esprit, Livre II, chapitre VIII, op. cit., pp. 299-316.

[4]. F. Kafka, Préparatifs de noce à la campagne, trad. M. Ro­bert, Paris, Galli­mard, 1957, p. 94.

[5]. C’est cette compréhension qui fait la ri­chesse de ses « aphorismes », qui doivent une part de leur jus­tesse à sa lecture conjointe des œuvres de Scho­penhauer et de Kier­kegaard ; pour ce der­nier une chose cruciale pour com­prendre Kafka, le moi est à la fois fini et infini en ce qu’il se dé­finit comme un esprit, c’est-à-dire un pur rapport à soi posé par un autre et jamais par lui-même.

[6]. W. Benjamin, « Franz Kafka. Pour le dixième anniversaire de sa mort », trad. M. de Gandil­lac (revue par P. Rusch), in Essais, II, paris, Gallimard, coll. « Fo­lio-essais », 2000, pp. 410-453. — En règle générale, on a beaucoup glosé au sujet de l’influence des doctrines de Scho­pen­hauer et de Kierkegaard sur la pensée de Kafka. Les traces de ses lectures des Parerga et des Suppléments au Monde comme volonté et comme repré­sentation de Scho­penhauer, ainsi que de Crainte et tremblement de Kierke­gaard, sont nombreuses dans son Journal. J'appuye ma lecture de Kafka sur un commentaire de Walter Benjamin, plutôt que sur l’analyse des sources.

[7]. F. Kafka, Préparatifs de noce à la campagne, op. cit., p. 364.

[8]. Cf., sur tout cela, W. Benjamin, « Franz Kafka. Pour le dixième anni­ver­saire de sa mort », op. cit., p. 414-415.

[9]. Ibid.

[10]. F. Kafka, Lettres à Milena, trad. A. Vialatte, Paris, Gallimard, 1956, coll. « Idées/ Gal­li­mard », p. 92.

[11]. F. Kafka, Aphorismes, trad. G. Fillion, Paris, Joseph K., 1994, p. 43 (il s’agit du § 83 des Ré­flexions sur le péché, la souffrance, l’es­pérance et le vrai chemin ; cf. aussi Préparatifs de noce à la campagne, op. cit., p. 46).

[12]. F. Kafka, Journal, trad. M. Robert, Paris, Grasset, 1954, p. 373.

[13]. Cité par W. Benjamin, « Franz Kafka. Pour le dixième anniversaire de sa mort », op. cit., p. 415.

[14]. « Le vrai chemin passe par une corde qui n’est pas tendue en l’air, mais pres­que au ras du sol. Elle paraît plus destinée à faire trébucher qu’à être par­cou­rue » (F. Kafka, Préparatifs de noce à la campagne, op. cit., p. 37 et p. 67).

[15]. Id., p. 39.

[16]. L’expression est de Witt­gens­tein (cf. Remarques mêlées, trad. G. Granel, Mauvezin, TER, 1990, p. 29 [remarque datée de 1931]).

[17]. Est-ce pour cette raison que Kaf­ka avait signifié à ses proches qu’à sa mort il se­rait équi­valent que l’on brûle ses manus­crits et qu’on les publie ? Si cette décision lui était indifférente, c’était parce que du point de vue de l’esth/éthique, qui était le seul point de vue qui l’importait, son œu­vre n’aura jamais été conçue pour com­muniquer quoi que ce soit, mais uni­que­ment pour s’ex­pli­quer avec soi-même. Aussi Kafka en avait-il dé­duit qu’il fallait, de son vivant, moins publier qu’écrire et, à sa mort, confier ses écrits à un tiers qui déciderait de leur sort.

[18]. F. Kafka, Lettres à Milena, op. cit., pp. 94-95.

[19]. Voir l’explication du problème de la vengeance dans Hamlet proposée par René Gi­rard dans Shakespeare. Les Feux de l’envie, trad. B. Vincent, Paris, Grasset, 1990, (le chapitre consacré à Hamlet s’intitule « La vengeance abâtardie d’Hamlet »).

[20]. Dans la locution « anti-essence de l’éthique » il ne faut pas entendre immoralité, mais : ce qui fait obsta­cle à la possibilité même de l’éthique en tant que « travail sur soi – l’obstacle, le skan­da­lon, le problèma, étant en l’occurrence l’esprit de vengeance. Ainsi, Hamlet racon­terait comment l’esprit de vengeance empêche le sur­saut éthique d’avoir lieu. Par son intrigue, Hamlet se présenterait comme le miroir dans lequel se réfléchit le point de basculement par le­quel on est passé, en Occi­dent, de la logique antique fondée sur les notions de monde et d’événement à la logique moderne fondée sur les notions de Soi et d’existence.

[21]. Cf. F. Kafka, Préparatifs de noce à la campagne, op. cit., p. 94.

[22]. J’emprunte les mots soulignés à Romain Gary ; cf. le texte cité plus haut, tiré de Vie et mort d’Émile Ajar, Paris, Gallimard, 1981, p. 30.

[23]. W. Benjamin, « Franz Kafka. Pour le dixième anniversaire de sa mort », op. cit., p. 415.

[24]. F. Kafka, Préparatifs de noce à la campagne, op. cit., p. 80.

[25]. Comme le laissent enten­dre cer­tains dialogues du Procès ; on se reportera à ce su­jet aux re­mar­ques de W. Benjamin, « Franz Kafka. Pour le dixième anni­versaire de sa mort », op. cit., p. 431.

[26]. F. Kafka, Préparatifs de noce à la campagne, op. cit., p. 102.

[27]. Id., p. 90. Semble tout aussi infini le désespoir qui en cha­que moi, et sans que ce moi en ait cons­cience, est toujours à demeure. Wittgens­tein confessait que « le désespoir est sans fin et le suicide n’y met pas fin, à moins que l’on y mette un terme en se res­saisis­sant » (Carnets de Cambridge et de Skoldjen, trad. J.-P. Cometti, Pa­ris, PUF, 1999, p. 81). Là aussi, contradic­tion, car si le désespoir est sans fin, rien ne pourrait y mettre un terme, pas plus un ressai­sisse­ment qu’au­tre chose. À moins que le sur­saut éthique ne mette jamais fin au désespoir lui-même, mais au déses­poir du dés­espoir, c’est-à-dire au fait que le désespoir sans fin soit lui-même et comme tel le premier et le plus écrasant facteur de désespoir.

[28]. Stig Dagerman, Notre besoin de consolation est impossible à rassasier, trad. Ph. Bou­quet, Arles, Actes Sud, 1981.