Violence en psychiatrie : pour défendre l’institution

Par Olivier Douville (Psychanalyste, Maître de conférences, Université Paris-10 Nanterre, Équipe « Sciences du vivant, médecine, psychanalyse », Université Paris 7 (pr. D. Brun), Directeur de publication de Psychologie Clinique)

Parler de la violence en psychiatrie semble aller de soi : folie et violence riment ensemble pour l’opinion. Une telle réduction semble a priori compréhensible, sinon justifiée, tant les cris de la folie, ses agitations, l’imprévisibilité de ses passages à l’acte, semblent depuis toujours escorter les troubles psychiques. Pourtant, la violence dont il sera question ici ne se résume pas aux irruptions pulsionnelles qui, de la part de quelques patients très anxieux et très agités, peuvent se produirent dans un pavillon d’hospitalisation. Que les différentes formes de psychose puissent se signaler par des agirs violents, cela nous le savons tous, et cette donnée qui est aussi de structure nous renvoie à une clinique très spécifique du rapport à l’objet et au corps d’autrui dans la psychose. La folie est alors, pur les soignants, ce qui trouble violemment l’espace du familier, suscitant un malaise. Ces précisions établies, il reste à affirmer que la violence dite psychotique n’est pas immotivée. Par le biais de la clinique psychanalytique, les psychiatres et, de façon plus large, les cliniciens ont pu entendre que ces violences d’allure gratuites ou infondées n’étaient pas sans objet. Il en est ainsi de la destructivité interne du paranoïaque. Ce dernier se trouve dans la position de se sentir exclu. C’est bien cela la position paranoïaque : le sujet risque de passer à l’acte du moment où il se rend, brutalement et irréversiblement, compte qu’il a rendu les armes. Il a alors face à lui un autre qui devient tout, qui sature, et qu’il faut au paranoïaque littéralement dégonfler, crever, ou même démembrer. La violence du paranoïaque, toutefois plus souvent retournée sur lui-même qu’on ne le suppose, se présente ainsi comme le prolongement naturel de l’ensemble de ses rapports aux objets et aux autruis. On pourrait trouver dans les moments de virulence et d’agressivité en miroir des enfants autistes une autre illustration exemplaire de tension entre corps et reflet, entre présence du corps et quête de la sensation chez autrui. Il ne serait pas non plus déplacé de parler ici de la violence verbale de certains accès maniaque. Que les folies ne campent pas un paysage clame voilà qui ne surprendrait personne. Un abord remarquablement modélisant de cette violence de la psychose pouvant, une fois encore, résulter de ce que nous enseigne la clinique psychanalytique de la paranoïa : de se constituer comme exclu, le patient va vivre un oscillation risquée, sauf à faire stabiliser son délire par des institutions dites « naturelles » telles les familles (et c’est la figure du tyran domestique qui surgit ici) ou « sociales » (et l’on peut penser à la stabilisation d’une économie paranoïaque dans des institutions religieuses, militaires, politiques ou caritatives). Cette oscillation est de structure.

Mais la folie est aussi parole, et tentative de lien à des objets, des pans de pensée, des présences. Si le sujet de la folie s’exprime rarement sans faire « craquer » les refoulements et les contentions ordinaires, la violence s’exercice aussi contre ce sujet dès qu’une fois le seuil franchi de l’institution soignante, l’énigme de la psychose, sa force d’expression et son insistance aussi, sont réduites à des traits psychopathologiques à réduire au plus tôt. Cependant, et comme nous le verrons, cette violence apr déni de la densité subjective d’autrui, peut aussi s’exprimer - et cette situation est de plus en plus fréquente- dans la mise à la porte de al folie vers le grand dehors social, ce qui a pour nom la « dé- institutionnalisation ».

Il faut ajouter que le projet de parler de violence en psychiatrie s’il ne se réduit à un abord psychanalytique ou phénoménologique des comportements violents des patients, prend son sens dans une interrogation sur la psychiatrie en tant que corpus mais aussi en tant que politique de soin. Nos institutions psychiatrique seraient-elles plus que par le passé, des lieux violents ? les nouvelles contraintes « économistes » au diagnostic et au suivi thérapeutique feraient-elles violence au patient ? . Ces deux questions s’actualisent et se dramatisent dès qu’il est question des nouvelles stratégies de soin (accès au soins, mode de traitement) en direction de la psychose. Ce qui, dès lors, me paraît significatif est le dimension institutionnelle du soin, en ce qu’elle offre ou pas la possibilité à certaines transférances de prendre le temps, de s’articuler en des directions temporelles. La fonction institutionnelle de temporalisation est au cour de mon propos.

Comme pour toute activité humaine, la psychiatrie a des racines qui en sont pas seulement conceptuelles ou dogmatiques. Elle a aussi des racines économiques, politiques et sociales. Surtout, elle est faite par des individus. La gestion moderne de la santé a tenté de faire l’impasse sur cette dimension.

Car à quoi assistons-nous aujourd’hui ?

Il nous revient hélas de faire le constat, sinon le bilan, d’une déculturation accélérée de nos façons de faire vis-à-vis des patients.

Pour en rester à décrire ce qui affecte les ressources de la psychiatrie, et on est prié d’entendre le mot « ressource » dans tout son empan, on assisterait à la convergence de trois processus :

- la rationalisation économiste de la santé publique qui se traduit par des mesures de « désinstitutionnalisation »,

- l’inadéquation de ce qui reste de la politique dite de secteur à se porter au contact des populations les plus sévèrement touchées par les processus sociaux de marginalisation et de déliaison,

- le déferlement assez brutal de systèmes de repérages des troubles mentaux, qui fait fi de toute une culture psychanalytique, psychiatrique et phénoménologique, dans le but d’édifier des systèmes de classification supposés « a-théoriques », et permettant une codification directe des faits observés, directement lié à des prescriptions chimiothérapeutiques.

La psychiatrie est dans une situation critique. Critique ce n’est dire seulement qu’elle subit de drastiques restrictions budgétaires, mais aussi qu’elle renoue avec un moment de décision idéologique, touchant à l’éthique. Elle décide si elle doit se plier à un modèle stéréotypé du soin et de la guérison, laissant à des psychiatres nouveaux venus, peu et mal formés, la tâche de traiter au plus vite des patients, délivrant enfin au psychologue le privilège du soin psychothérapeutique (mais lequel ?), et à un ensemble de travailleurs sociaux la responsabilité de garder sous de vagues mesures éducatives le plus fort contingent de psychoses graves ou d’autismes. J’ajoute tout de suite que le malheureux psychologue clinicien qui oserait se réjouir du déclin de la psychiatrie, pensant que l’heure du triomphe de sa propre profession à sonné comme sonne l’heure de la revanche, ou celle de la victoire, ne fait qu’ignorer le sciage de la branche sur laquelle il est assis. Qu’on me comprenne : la progressive corrosion de l’institution psychiatrique ne signifie aucunement l’âge d’or de la psychologie clinique et des psychologues cliniciens. Elle implique la défaite de toute une clinique en pensée et en acte, reposant sur le respect du temps subjectif, sur l’observation de ce que les anciens nommaient « la marche » des phénomènes psychopathologiques.

Remontons dans une historie récente. Par un étrange et bénéfique recoupement entre l’invention du secteur et les inventions en psychothérapie institutionnelle, l’institution soignante s’est préoccupée de pratiques, de clinique, de procédures sur le terrain des soins et elle s’est souciée des effets thérapeutiques. Les acteurs de soin qui travaillaient en ces lieux ont observé la valeur des concepts psychanalytiques portés dans une scénographie au bénéfice des patients. Or, peu à peu, écrivent Claude Wacjman et Edwige Pasquier dans la préface du volume 12 de la série Psychologie Clinique consacrée à l’Institution soignante : « le drame et l’action, la dynamique, ont été remplacés par la confusion résultant de l’accumulation de “ trucs ” et de “ machins ”, d’effets spéciaux, de fausses spécialisations et de bricolages psychothérapeutiques qui poussent insidieusement et souvent violemment la construction institutionnelle à se masquer, voire à s’effondrer. ».

Le temps de la méthode à long terme est révolu, celui des techniques multipliées rapides, brèves s’avance contre les scènes psychiques. Les psy zappeurs projettent l’émiettement des modèles partiels qui les séduisent et font d’eux de véritables spécialistes de l’éclatement de l’unité des soins.

Ce qui fait se rencontrer et se conjoindre les trois processus plus haut désignés, est qu’ils fonctionnent à plein dans une logique du marché. En ce sens, des slogans pompeux et creux comme « droit des patients » lesquels sont réduits à des usagers, ou «réhabilitation psychosociale » ou encore « souffrance psychique » et « santé mentale », peuvent ici mettre en place un immense rideau de fumée si, derrières ces prétendues nouveautés, c’est tout une récusation de la dynamique du transfert qui se profile et qui rend très compliqués, par empêchement, l’étayage des logiques pulsionnelles sur les dispositifs institutionnels.

La réduction de la psychiatrie a la seule médecine, de la folie à la seule maladie mentale, du soin à la seule santé mentale, et, enfin, de la vie psychique et de la conflictualité psychique à la seule souffrance psychique, ne permet en rien le dégagement d’un surcroît de rigueur et d’humanité dans le traitement de nos patients. Bien au contraire, exclus des temps psychiques des transferts et des étayages, ces derniers surtout s’ils sont psychotiques, se retrouvent de plus en plus rejetés au dehors, quand ils ne viennent pas à se retrouvent « traités » par d’autres dispositifs institutionnels de droit commun que sont, par exemple, les systèmes carcéraux.

Une des grandes avancées de la psychiatrie est, nous nous en souvenons, d’avoir inventé la politique de secteur. Cette invention, comme toute chose d’importance en ce monde, a un acte de naissance qui renvoie à un traumatisme : celui de la mort importante, faute de soin, d’alimentation souvent, de malades psychiatrisés lors de la seconde guerre mondiale. Au lendemain de la seconde guerre, il était devenu clair que l’asile, dans sa conception ancienne, devenait un lieu mettant en impasse la vie psychique et la vie sociale des patients. Il y eut dès le départ, un mélange d’utopies et de reconductions des utopies humanistes et anti-aliénistes du XIX° siècle (on se souvient des positions anti-asilaires d’un politique tel Léon Gambetta) et mises en risque de penser et de théoriser la fonction instituante des institutions soignantes. (Audisio, Cadoret, 2001). L’idée de secteur n’est pas venue comme une inspiration céleste. Ses présupposés ancrés dans une conscience politique et militante étaient, au moins doubles :

- raccorder l’espace du soin à celui de la cité

- plier, en ce qui concerne l’exercice de l’accueil et du soin la dimension politique à la dimension clinique

En France, les mouvements de psychothérapies institutionnelles théorisaient les pratiques et les expériences et ce ne fut pas sans effet sur le rapport des psychanalystes à leurs théories et à leurs dispositifs. Le lien entre l’essor d’une pensée psychanalytique du groupe et de l’institution et les pratiques innovantes en institution de soin n’a plus à être démontré. On se souviendra de Bonneuil, et d’autres expériences (La Borde). On évoquera encore ces patchworks référentiels ou le kleinisme d’un E. Jacques se combinait à la notion de transitionnalité, reprise de Winnicott, dans un affadissement progressif, il est vrai, avec de temps à autre des emprunts aux idées lacaniennes de « sujet de l’inconscient» et de discours.

La folie, à nouveau, pouvait faire scène et adresse. Et, par échappées considérées et prises au sérieux, la parole de la folie a pu trouver ses lieux et ses temps, sans être mortifiée par une assignation à un savoir établi qui dirait, en l’anticipant, ce que le sujet veut signifier.

Toute politique qui touche à la cité contient en elle ses ferments et ses forces de désillusion. Le cœur actuellement n’y est pas ou presque plus. Le mythe fondateur s’éloigne, d’efficace il a pu devenir relique, et de relique, rebut. Un acte de foi dans la vie de la cité soutenait hier cette politique de secteur ; or, aujourd’hui, nous sommes, en tant que soignants de plus en plus préoccupés apr la clinique de l’ « a-cité » : celle des grandes exclusions et celle des grandes précarités. Mais, si est rude la mise en brèche des limites internes et externes de l’institué face à l’irruption de cet extrême qu’est le hors limite et la dilution des liens il ne fait aucun doute qu’une telle mise en avant du lien social a changé, dès les années 60, la regard sur la folie et les pratiques. Le patient, loin de se réduire au pur présent d’un tableau clinique, était aussi un être porteur d’une histoire singulière et collective. Et si le projet était bien de doubler le soin immédiat par une reconstruction possible des subjectivités sociales, alors on se rend bien compte que les cultures phénoménologiques et psychanalytiques se trouvaient avoir droit de cité dans cette politique. Autrement dit, pour qu’elle puisse être menée à bien, ladite politique de secteur a supposé des acteurs de soin qualifiés et formés, ruche d’une culture qui ne pouvait se limiter ni au thérapeutique médical ou infirmier et qui incluait les retombées des cultures politiques et psychanalytiques sur les rationalités soignantes, singulières et individuelles.

Cet enjeu d’humanisation du soin ne pouvait avoir comme condition qu’une psychiatrie fortement soutenue dans son originalité et son audace par les pouvoirs publics. Évidence . Mais évidence qui a échappé aux politiques de santé successives qu’elles soient de gauche ou de droite. Le démantellement de la psychiatrie, processus qui en ses débuts n’a pas alarmé beaucoup de monde parmi les psychanalystes (hors sans doute M. Mannonni et M. Fourré), a bel et bien débuté sous un gouvernement socialiste nanti d’un ministre de la santé communiste !

Afin de mieux situer les nouveaux paradoxes que rencontrent ce qui reste des politiques de secteur, je propose donc le terme de « a-cité ». Ce n’est pas qu’un effet de Wizt qui me conduit à écrire de la sorte. Psychologue clinique et psychanalyste, travaillant en centre Hospitalier Spécialisé, je désigne par là un véritable glissement de terrain dont doit prendre acte la politique de secteur, politique que je défends, tout en regrettant la fossilisation dans laquelle elle se trouve le plus souvent. Le glissement de terrain est le suivant. Je me demande comment, conçue au départ pour intégrer le vie de la cité à l’effort de soin et de prévention, conçue pour aménager, de nouveau, des passerelles de vie possibles entre le « fou » et la ville, cette politique doit maintenant prendre en charge de nouveaux processus de recomposition et de décomposition des liens, des solidarités, des identités et des appartenances dans les nouveaux lieux de vie et d’habitations contemporains. Il n’est en rien évident que les lois de la cité jouent dans ces nouveaux espaces urbains. Le mouvement était ainsi, presque inexorable. À mesure que les textes fondateurs de la politique de secteur allaient définir la cité en s’en appropriant un modèle idéalisé afin de raccorder le sanitaire au social, à mesure qu’elle définissait le propre de la cité, elle eut affaire au contre-jour de ce modèle : la déliaison urbaine et sociale qui préludait à une déliaison psychique. Ainsi, il a bien pu s’établir dans nos Mondes contemporains, une sorte de destruction de la cité qui ne corrompait pas l’ensemble des rapports sociaux, mais qui les amollirait et finirait par détendre leur ressort. Le communautarisme est un autre signe et un autre nom de cette destructuration de la cité. Tout ce qui influe sur les conditions d’un lien social possible, sur les incidences des ruptures de liens au plan collectif et au plan singulier a donc un très grand intérêt pour a clinique. l’ordre de la cité n’était pas atemporel ni utopique. Ce qui reste aujourd’hui de la cité dans l’existence concrète des populations reste, en effet, à établir. Mais plus personne aujourd’hui ne saurait adopter de positions naïves. Or de quoi parlons aujourd’hui dès qu’il s’agit de désigner les rapports entre « folie » et « cité » ? quels sont les slogans en vogue ?

Prenons au pied de la lettre ce credo de la « désinstitutionnalisation »… le mot est à la mode. Le « désenfermement » à son tour devient slogan. Aujourd’hui, les institutions psychiatriques vont mal. La dilution de la clinique psychanalytique, la résorption des politiques de psychiatrie institutionnelle, la montée en puissance des idéologies comportementales, nous assistons tous à cela, quotidiennement ou presque. La destitution de la psychiatrie est à l’ordre du jour. Les conceptions qui assimilent folie et déficit, psychose et autisme au handicap ont le vent en poupe alors que, plus que jamais, le réel des souffrances psychiques déborde ce que peuvent contenir les cadres et les dispositifs et qu’elles alertent ce que les acteurs de soin, voire les acteurs sociaux. peuvent faire et offrir.

La destruction des enjeux politiques, psychiques et anthropologiques de l’institution ne va pas sans créer des situations de cruauté accrue vis-à-vis de la psychose.

Oui, un certain humanisme, nourri, mais dans le genre « fast-food », de références à Foucault ou à Goffman, décide qu’il faut installer les psychotiques au dehors, au plus loin des murs de l’asile. Qu’il faille introduire des pratiques intermédiaires, peu en disconviendraient. On voit mal, cependant, comment l’institution soignante pourrait s’accommoder, par exemple, du remplacement les Appartements communautaires ou les Hôpitaux de jour par des C.A.T.T.P. comme cela se fait parfois (Natahi, 1999). C’est évidemment louable a priori, ce souci d’aller vers le dehors, mais croyez-vous que Foucault a vraiment compris, non les logiques qui ont présidé à la mise en place des institutions soignantes de la folie, mais les logiques des processus qui s’y déroulaient ? Pouvons-nous, sans faire preuve de méconnaissance grave, assimiler la situation des asiles aux Etats-Unis (sujet du livre surévalué de Goffman et en aucun cas applicable comme grille de lecture à la situation française) avec la situation institutionnelle de la psychiatrie en France ?

Si l’abord phénoménologique et l’abord psychanalytique allaient à la recherche de la dimension subjective de la folie, diverses approches contemporaines évacuent cette dimension subjective que ce soit au nom de la science biologique ou au nom d’une forme d’humanisme commode et trop oublieux de la nature conflictuelle de toute existence. Nul clinicien ne saurait se montrer insensible, ou rassuré, devant cette conjonction objective et redoutable entre le discours humaniste et le discours scientiste. La victimologie effrénée, comme la solution technicienne la plus anonyme se rejoignent dans le déni de la vie conflictuelle du sujet.

Le patient pourtant on en parle, presque de plus en plus, mais comme on le ferait d’un usager, d’un client ou d’un consommateur. Penchons nous un instant sur le rapport « Piel et Roelandt ». Il préconise de mettre le patient au centre du dispositif de soin. Proposition séduisante, il est vrai. L’entreprise est honorable et ne souffre guère al discussion. Qui objecterait ? Mais au total qu’est-ce à dire ? Ce qui fait le centre de l’institution est-ce le patient ? Aucune réponse ici ne doit être trop hâtive et trop tranchée. Il semblerait plus juste d’affirmer que s’il y a un centre dans l’institution, il n’est pas occupé par une seule personne ou par un seul groupe de personnes. Et qu’à la différence de ce qui se passe dans les Centres commerciaux, le centre n’est pas centré sur le client. Penser le centre de l’institution en une alternative qui vient, au centre de l’institution, placer soit le patient, soit le soignant, ne peut que nous égarer. Il demeure plus exact de poser que les cadres et les dispositifs institutionnels, et leurs histoires, créent des effets de transferts, des effets de mémoire et de fonctions contenantes. Ce sont bien des processus psychiques et des étayages[1] qui sont au centre des dispositifs institutionnels. Et ces processus ne vivent et ne se relaient qu’à être étayés sur une culture médicale, psychanalytique et anthropologique, engagée[2].

Les différentes tentatives qui placent comme idéal le désenfermement - dit encore « externement » se payent trop souvent de l’illusion paresseuse qui pose la folie comme une simple rupture du lien social. La rhétorique de la rupture psychosociale et de la réhabilitation en tan que panacée devient crispant, tant il est prévisible. Dans le même temps, des folies se logent dans des trajets d’exclusion et dans des points d’errance qui sont devenus inaccessibles aux institutions (Duez, 2003). Mais ces échecs, tout de même assez relatifs selon les diverses politiques de secteur [3], nous renseignent assez sur la façon dont la folie est soumise à l’extérieur, se projette et se trouve écartelée sur le dehors. Ils devraient nous rendre prudents et nous encourager à penser la topologie de la folie en dehors des partitions simplificatrices dedans/dehors. La crise contemporaine des mécanismes de solidarité sociétale ruine le plus souvent l’espace conventionnellement établi de la cité. Il est dans les franges de cité et de l’ « a-cité » des zones de solidarités insoupçonnées et des parcelles d’exclusions terrifiantes. Cette irruption de « l’a-cité » dans la cité est précisément le fait nouveau, le nouvel aléa des subjectivations sociales qui devrait nous interdire de positiver tout dehors asilaire comme étant un espace d’autonomisation progressif du soi. Ces oppositions binaires, de « bon sens » qui opposent le dedans asilaire (lieu du repli et de l’aliénation aux dispositifs de soin) au dehors dans al cité (lieu supposé favorable à l’autonomie et à la responsabilisation du patient) ne servent que très peu à une pensée clinique des espaces de transferts que canalise et vectorise la prise en charge institutionnelle de la psychose. Mon inquiétude est vive à constater l’intolérance grandissante des structures dites « transitionnelles » (clubs thérapeutiques, CMPP et CATTP) à supporter l’installation de patients au sein de ces dispositifs, sur le moyen , ou même le long terme. Une façon toute disciplinaire de penser la psychose, en la réduisant à une absence de limites, réduira la temps de la prise en charge du patient dans ces espaces à celui d’un apprentissage social où on apprendra enfin à l’infortuné psychotique à arriver à heure fixe, manger à heure fixe, partir à heure fixe et participer à heure fixe à des activités monotones.

L’institution psychiatrique irait-elle se résorber en un dispositif où un centre d’accueil et d’urgence serait, au mieux, relié, à des ateliers de travail, à des clubs de remise en bonne éducation des errants et des fous. Il s’y oublierait que le seul fil clinique qui circule entre le patient et nous est la parole et nous perdrions de vue qu’une institution digne de ce nom est une institution jamais totalement réduite à son idéologie médicalisée, c’est-à-dire une institution où la vie de la parole, ses aléas, ses dérives et ses surprises est encore respectée. L’institution ne se réduit pas à un lieu qui offre des techniques de soin. Du moins vaut-il mieux qu’elle ne se réduise pas à cela.

Dans le fil de la tradition psychiatrique française, et tout particulièrement depuis Séglas, il est possible d’affirmer qu’il n’y a pas d’autre support à la clinqiue que celui du langage que nous parlons ; autrement dit, un fait clinique dépend du filet dans lequel on l’attrape et ce filet s’appelle un discours. La disparition du rapport langagier au patient signe la disparition de la clinique, et le terme de clinique est facilement galvaudé et appauvri, distordu jusqu’au non-sens, du moment où il est usité pour désigner autre chose qu’un rapport langagier au patient. On ne peut que constater aisément que l’organisation délibérée d’un dispositif clinique rationalisé au profit d’un technicité précipite des constats objectivistes instantanés sans sujet et sans temporalité.

L’institution qui articule des scènes historiques et psychiques, des seuils et des repères, vaut aussi comme un lieu pour un travail de penser (Audisio et Cadoret, 2001). Ce travail parce qu’il nécessite diverses temporalités : voir, comprendre et conclure [4] et il se heurtera, front ou en contrebande aux divers impératifs gestionnaires. Chaque institution à sa culture, son histoire, ses repères, ses valeurs référentielles qui importent sur la façon de poser des actes. En ce sens elle permet à un sujet livré à la désymbolisation massive de ses rapports aux espaces et aux temporalités de se trouver salutairement assigné à des scansions, à des passages, à des rythmicités. Bref, à des modes de présence et de mises en tensions et en repères des altérités.

Il convient certes d’inventer davantage encore de dispositifs intermédiaires, d’autant plus que nous vivons un moment d’incertitude dans ce qui fait représentation des espaces communs et des mémoires communes. Beaucoup d’ordinaires montages entre l’être et le lieu sont démolis, déchirés (de Rivoyre, 2001). Ce dont des errances et des clochardisations psychotiques sont un des signes les plus irréfutables et les plus déchirants. On parle alors beaucoup de souffrance psychique, ce terme dont l’usage récitatif peut finir par masquer tant de choses, souvent dans l’oubli que si le mot souffrance signifie « douleur », il désigne aussi une attente. Attente de point d’accueil, c’est-à-dire de présence. La souffrance psychique n’a pas besoin de compassion, mais elle réclame une mise en place de lieux et de réseaux de prises en charge qui calment ce que le dehors peut aussi avoir de captateur et de persécutif. Ce n’est pas en faisant l’impasse sur les expériences innovantes qui se sont produites et se produisent en psychiatrie publique qu’on y verra clair. Comment maintenir une possibilité de questionnement ?

Le scientisme n’est pas ici, on l’aura compris, le nom que je donne à la science, il est le nom de la rationalisation d’enjeux gestionnaires qui dénient la dimension anthropologique de la souffrance psychique, et des institutions qui pourraient encore l’accueillir sans se laisser museler et troubler par des impératifs d’évaluation et de rentabilité.

Ce qui préside à un type de psychiatrie scientiste, et à prétention hégémonique, serait non l'aliénation au discours de la science, soit au discours du Maître que Lacan développe à partir de la célèbre dialectique hégélienne, mais bien au discours du capitalisme. Mais une fois de plus, ces modélisations structurelles semblent, à leur tour, presque désuètes. C’est bien l’horreur voire l’ordure des sociétés marchandes qui nous revient en pleine face, dans ces mises à la casse actuelle du corps, de la parole et du lien.

Le réel de ces effets excluants sur le psychisme et sur la façon qu’ont beaucoup d’hommes et de femmes d’aller mal pourrait-il permettre de repenser l’institutionnel, voire de le défendre. L’enjeu d’une clinique en institution de soin est précis : revenir à retrouver le sens interne et transgénérationnel des souffrances et des discours (voire des délires). Une « souffrance psychique » dit aussi la souffrance d'un lien et d'une fondation du sujet. Il est vrai que les phénomènes massifs d’exclusion et de grande misère ont comme débordé les stratégies contenantes des institutions existantes. Il est encore vrai, répétons-le, qu’une clinique de l’obscène (et de l’hors scène) insiste de plus en plus qui porte question, frontalement, à ce qu’est aujourd’hui, pour une part de plus en plus importante de la population le fait de se relier à des espaces urbains, communautaires, à de la cité. On conçoit qu’une politique de soin en direction de la cité soit sévèrement mise à l’épreuve par ces cliniques de l’a-cité.

Instituions et étayages

Michelle Cadoret et Michel Audisio ont montré comment l’institution est lieu de mémoire, de mises en inscriptions de traces, ils ont pris appuis sur le fait qu’elle présente et articule des différences signifiantes, qu’elle permet d’entendre dans la souffrance psychique, la dimension du sujet aux prises avec l’Histoire (1996). Définir avec eux l’institution comme « terrain anthropologique » est alors, non pas une invitation à ethnologiser les conflits qui s’y passent, ou à verser dans une anthropologie appliquée, bien que cela reste à la mode, mais à entendre et à formaliser en quoi l’analyse d’une institution n’est pas de même nature que l’analyse d’un groupe ou d’une organisation. Une psychosociologie éloignée de toute référence aux notions freudiennes de fantasmes, de scènes, de transfert et de pulsion ne peut ici que confondre vie psychique institutionnelle et psychologie des groupes. Elle ne peut que réduire des pratiques sociales à des techniques de gestions des individus.

Or, en France du moins, la psychothérapie institutionnelle a ouvert à la compréhension de ce que les fonctions qui s’articulent dans une institution ne sont pas uniquement des fonctionnements mais aussi des fantasmatiques, des scènes où l’intérieur et l’extérieur communiquent, se superposent, se contaminent parfois. L’institution soignante, à la mesure où la politique d’écoute et de soin qui s’y mène est référée à la théorie du transfert et du fantasme, se voulait et se veut un espace où se dépliait la capacité de lien dont pouvait faire preuve le « fou ». Si elle ne devient plus rien d’autre qu’un dispositif d’observation, ou un lieu de transit, alors sera liquidé, évacué et tenu pour rien ce que nous enseigne la capacité transférentielle des psychotiques. J’enfonce le clou et précise encore, comme je l’avais fait au congrès organisé par F.Fabre et S. Wiener à la Fondation Européenne pour la Psychanalyse en 1996 [5] qu’avant de se bercer avec la lancinante question de l’aptitude au transfert des psychotiques, prenons en considération le don qu’ont nombre de patients psychotiques à expédier ceux qui tentent de les entendre et les soigner sur le divan d’un psychanalyste.

Okba Natahi soulignait, en 1999, qu’au couple « raison-déraison » se substituait le couple « raison-gestion » [6]. Jean Aymé prédisait ,en 1993, que « La cohorte des névrosés et des psychotiques irréductibles à cette psychiatrie scientifique sera confiée à un système néo-asilaire ». Il est à redouter que, sous les coups de boutoirs de la psychiatrie scientifique et d’un humanisme politiquement correct, la psychiatrie régresse très rapidement. Qu’elle se fissure entre des institutions qui copient le monde du travail et sa cruauté, et des néo-asiles. Une telle partition se fera au détriment du maintien et du développement de lieux où s’expérimentent, dans des régressions nécessaires à des symbolisations, des rapports au temps et à l’espace, au corps et au nom, à la mémoire et à la trace.

Ni la référence à l’efficacité, ni, non plus, la centration sur une victimologie qui psychologisant tout, oublie de se confronter à l’énigme de la folie, ne nous permettront de « tenir » de tels lieux. Nous ne pouvons accueillir, entendre, accompagner, voire soigner la psychose si nous adhérons aux idéalités efficaces et gestionnaires de notre monde libéral dit « post-moderne », monde dont l’idéologie comportementaliste est, dans les professions qui sont les nôtres, le bras armé. Nous avions déjà souligné, avec C. Wacjman [7], la régression considérable qu’avait entraînée dans les prises en charge des enfants dits « autistes » la réduction de l’autisme – il serait plus juste de dire : « des autismes »- au handicap.

Ce sur quoi il est impossible de revenir, à moins de dénier en bloc les bouleversements institutionnels de ces vingt dernières années, est de tenir pour peu ce qu'un travail en secteur amène avec comme possible lisibilité de la consistance anthropologique des liens Folie/Malaise. Que la folie est là comme un possible est ce qui ne peut légitimer la psychiatrie de n'être qu'un pur management scientiste et médical.

Aujourd’hui, il est fort à craindre que le déclin de la culture psychanalytique et l’effacement de son influence sur la mise en place des dispositifs institutionnels, mènent à une mise sacrificielle des enjeux psychiques et sociaux de la psychose. Il faut défendre l’Institution en tant que processus de lien, de contenance et de pensée. Il faut aussi la défendre en tant que lieu de transmission de la psychanalyse, loin des convenances doctrinales et des fidélités de circonstance aux surmois bureaucratiques et charismatiques.

Un dernier mot, pour relancer. L’actuel débat justement polémique à propos du statut des psychothérapeutes ne peut plus se passer d’une prise de position militante en faveur de l’institution soignante comme un des lieux privilégiés d’exercice et d’invention de la clinique psychanalytique. Et non de l’expertise médicalisante à coloration psychanalytique. Cette clinique n’a pas pour objet de réduire l’effet de la folie sur les dispositifs et les espaces soignants à une mise en tableau figée, fixiste. Moins la possibilité de donner vie à des espaces intermédiaires sera obtenue et défendue plus se développera un traitement technicien et expertal de la psychose. Ne nous y trompons pas, il y a également dans l’arsenal conceptuel de la psychopathologie psychanalytique de quoi objectiver et réduire au déficit la folie. Et la situation de la psychanalyse en institution risque de se réduire à une peau de chagrin si elle ne donne lieu qu’à une clinique contemplative ou qu’à des compromis intenables dans de vaines interdisciplinarités scientistes.

La clinique psychanalytique suppose d’accueillir et de favoriser des possibles étayages de transférances. Nous pensons, en conséquence, que les formes d’affadissement de cette clinique « élargie » sont un des signes les plus inquiétants de l’exclusion contemporaine du « sujet» dans les politiques de santé.

Il faut défendre l’institution. et lutter contre la réduction de la psychiatrie à une santé mentale, réduction de la psychologie clinique à une psychologie clinique de la santé. Cette lutte concerne les cliniciens psychiatres et psychologues, avec et au-delà de leurs spécificités de formation. La psychanalyse, et dans une moindre mesure l’anthropologie seraient ici les deux disciplines transversales, aptes à donner à cette lutte son corps de doctrine à mesure de leur puissance à interroger le politique et à dialoguer avec lui.

Olivier Douville

[1] M. Cadoret, 1996 page 323

[2] D’où la nécessité de réunion d’élaboration des pratiques, réunions qui ne doivent pas nécessairement être animées par une présence surplombante et extérieure.

[3] Psychologie Clinique, 7

[4] Je fais bien entendu allusion aux temps logiques selon J. Lacan

[5] "Discours analytique et savoir psychiatrique. Essai de position des problèmes ". Colloque Européen "Quelle Psychanalyse pour quelle psychiatrie ? "Fondation Européenne de Psychanalyse, Paris Hôpital de la Salpêtrière, amphithéâtre Charcot, septembre 1996. (non publié)

[6] O. Natahi, 1999 page 44

[7] Psychologie Clinique, 2

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