De la Lettre et de l’organe dans le délire dit « mélancolique »

Par Olivier Douville [1]

Dans la maison de santé du Dr E. Blanche, l’ancien camérier du Pape, monseigneur George Talbot de Malahide, interné pour “mélancolie avec stupeur”, en 1869, sort de son mutisme pour travailler avec ardeur à ses vers latins et se préoccuper de savoir “où sont allés ces onze cent millions d’être humains dont il a causé la mort instantanée sans qu’il ait eu le temps de préparer leur salut… dit qu’il est lui-même entraîné dans un tourbillon depuis 40 ans, et qu’il est ici dans un enfer, en attendant l’autre enfer dans lequel il s’enfonce davantage chaque jour”.

(Registre de santé de la maison Blanche, cité par Laure Murat : La maison du docteur Blanche, Paris, Hachette, p. 226).

Pourquoi notre appréhension de la mélancolie ne saurait la réduire à une dépression « grave »

L’étude de la position mélancolique est au centre de notre propos. Ce choix de départ implique de soutenir une discussion épistémologique et clinique. Par quel bout saisir la mélancolie ? Devons nous expliquer la mélancolie par l'hypothèse de l'endeuillement perpétuel (cette exception mélancolique du deuil qui ne se connaît pas de début – tout juste un déclenchement, pas un vrai début – et qui ne se connaît encore moins de fin) ? Devons-nous la décrire en nous aidant de patientes recensions du délire mélancolique, cette élucubration poignante sur la non-existence de la viande corporelle et de ses orifices, ou encore et enfin devons-nous user d’une méditation convenue sur ce qu'il en coûte au génie dans son non-retour au sens commun qui le condamne à être créateur ? Aristote, Descartes, Cotard, Kraepelin, Freud, Binswanger : la distribution des thèses sur la mélancolie passe d’abord par ces noms-là. Il n'est pas à s'étonner aujourd'hui de l'importance des travaux psychanalytiques sur la mélancolie et sur la dépression : on retrouve des hypothèses psychanalytiques dans les travaux de certains cognitivistes, par exemple Beck ou Seligman. Les travaux sur la personnalité mélancolique initiés par Karl Abraham, et les nombreuses discussions auxquelles ils ont donné lieu, ont connu eux aussi bien du succès – ils ont été, par exemple, adoptés par des courants de phénoménologie assez indifférents ou même hostiles à la psychanalyse freudienne. Une telle extension se fait souvent au risque de réduire la discussion psychopathologique au seul examen d'un déficit de type dépressif. Cette façon de penser la clinique est très en vogue et peut sembler au profane des plus évidentes. Il faut dire qu’elle a pour elle de n’exiger aucun effort de pensée trop soutenu. Qu’un trouble de la personnalité s’annonce par des perturbations de l’humeur, nul n’irait le contester, pourtant un tel constat n’ouvre en rien à une clinique conséquente. La pathologisation de la dépression est un effet des styles anthropologiques contemporains. Une réponse venant de la psychanalyse affirmera que la dépression est non une erreur de jugement mais ce qui constitue un des noyaux de la psyché, ce que les psychanalystes anglo-saxons ont bien exprimé. En ce sens le clinicien, dès qu’il refuse l’équation entre dépression et « erreur cognitive dangereuse » est conduit à ne pas considérer tout épisode dépressif comme une aggravation de l’état du patient, et, supposant une valeur transformatrice à la dépression, il peut en saluer l’advenue comme le signe de ce qui accompagne un changement psychique.

La dépression, catégorie qui devient molle dès qu’on en fait le nom d’une maladie, a fait disparaître la mélancolie non des âmes, mais des classifications[2]. Deux grandes maladies, déjà à l’œuvre au XX° siècle, attaqueraient notre siècle débutant. La dépression, d’une part et, de l’autre, l’addiction. Pourquoi un tel couplage ? Un simple rappel de ce que représente, pour nous, la notion de sujet permettra de saisir le lien qui existe entre ces dites maladies d’époque. Qu’est-ce que le sujet ? la résultante d’un double lien : un qui relie à l’objet, un qui relie à l’altérité. Qu’est ce que la toxicomanie sinon une forme de passion pour un objet ? Qu’est enfin la dépression ? La réponse ici se fera en deux temps. Examinons cette parole si récurrente et si précise dans la dépression et qui traduit, sans fards, la perte du sens de la vie. Le dépressif se plaint d’une disparition du sens, et, c’est là le décisif, il se plaint que cette disparition n’est fardeau que pour lui. Les autres, son entourage, lui semblent vivre dans un désaccord pas trop douloureux avec le langage et la fonction symbolique. Sans rejeter tout le sens commun, ce que ferait un mégalomane ou un paranoïaque, le dépressif est comme coupé du sens qui vient de l’autre. Débranché. Cet exil du commun caractérise le vécu dépressif. Loin de n’être qu’un trouble de l’humeur, que la marque fatale d’un caractère chagrin, la dépression exprime un rapport particulier à la fonction symbolique qui, sans être détruite, se voit isolée dans le fantasme, sans enracinement dans un lien social. Il en résulte un paradoxe, un vide d’être qui fait que souvent le sujet retrouve son assise dans son lien à l’objet, fut-ce comme c’est souvent le cas par le truchement d’une addiction. La dépression n’est pas alors à comprendre sur le modèle d’un symptôme freudien. Elle ne résulte pas d’un refoulement. C’est certes une pathologie, mais qui se réfère à ce qui situe le sujet devant les instances idéales. Elle implique une idéalisation, elle survalorise tous les idéaux de complétude entre le sujet et ses partenaires en soulignant à quel point ce sujet est en faute vis-à-vis de tels idéaux. Il est clair que c’est par l’effet de cette idéalisation que se surajoute la touche d’angoisse si fréquente dans les états dépressifs (Belot-Fourcade, 1990).

La clinique abrasive et abrasée de nos contemporains quand elle représente la dépression comme un affect spécifique, une réaction vitale, liée à la rupture d’un lien d’attachement ne peut rencontrer les faveurs d’une élaboration psychanalytique qui pose la dépression comme un des moments des destins de l’angoisse et en fait, en conséquence, le signe d’un travail psychique.

Proposer une définition de la dépression, à l’aide de notions tantôt fidèles à la métapsychologie freudienne et tantôt proches aussi de la psychanalyse lacanienne, n’est pas en faire pour autant un concept psychanalytique. L’emploi du corpus psychanalytique se justifie pourtant tout à fait car il nous épargne le pathétique commun qui fait de la dépression le nom précieux de la tristesse pour la situer du côté de la relation du sujet à ses objets et à l’altérité. Par ce biais nous éviterons de poser la moindre graduation qui, rendant équivalent dépression et humeur chagrine, ferait de la mélancolie la plus lugubre des humeurs funestes ou la plus triste et désemparée des tristesses. Qu’est alors la mélancolie dès que nous ne l’attrapons plus par le bout de l’humeur – s’il est permis de l’écrire ainsi ? La vieille et précise notation de Falret, qui fait de l’« état de dépression » la phase mélancolique de la folie circulaire, incite le clinicien à ne jamais faire son diagnostic en élisant l’état affectif comme critère exclusif. Si Falret a bien dans ses observations cliniques, porté l’accent sur l’inhibition plus que sur le versant idéique, et c’était là une conséquence de l’inclusion de la mélancolie et de la manie dans une espèce clinique unitaire, il n’en a pas moins encouragé ses collègues aliénistes au repérage des phases et des cycles de cette affection et des idées délirantes qui pouvaient s’y donner cours.

Tristesse, fureur et libido

Face à l’aporie qui réduit la dépression à une pathologie de la tristesse, c'est bien à Freud qu'il faut revenir, et à la tension doctrinale entre théorie duelle des pulsions et théorie unitaire de la libido. La mélancolie est bien aussi ce qui renvoie le sujet à un excès d'énergie, de libido, d'investissement, voire d'hémorragie interne. C’est ce qui ressort des premières thèses freudiennes qui mettront rapidement en rapport la mélancolie avec la névrose d'angoisse, laquelle se spécifie par la présence d'un trop plein d'énergie. Dans le « Manuscrit G » des lettres à Fliess, Freud postule que l’énergie pulsionnelle est aspirée à l’intérieur du psychisme. La perte de l’énergie libidinale et la perte de l’objet de haut intérêt érotique sont alors concomitants. D’emblée est posée la relation entre mélancolie et affect de deuil et elle s’explique par les avatars d’un excès de libido qui ne trouve pas de complexe psychique auquel se raccrocher, qui reste flottante. C'est aussi là que Freud se distingue de Janet ou de Beard qui plaident l’un comme l’autre pour une relation entre dépression grave et chute de l’énergie vitale[3]. Aux vielles représentations de la mélancolie qui la décrivaient avec Aristote comme une maladie de la fureur et de l’excès, Freud a fait retour. Le problème reste de savoir si ce que voulait dire Freud par l'« incorporation [mélancolique] de l'objet d'amour » alors qu'aucun attribut de cet objet n'est vraiment identifiable, si ce n'est ce que Freud va nommer son ombre. On peut alors se demander si cet objet est l'objet partiel de l'oralité ou s'il n'est pas, plus exactement, l'impalpable objet, source et reste de toute symbolisation, cet « objet bon à connaître » (de Sauverzac, 2000) et toujours maintenu dans l'opacité par le voile du fantasme, soit l'objet premier : ce das Ding, qu'une psychologie du sens commun nomme, par commodité, la Mère. L’examen des positions du courant hongrois (Ferenczi, certes, mais aussi et encore le bien mal connu Sandor Rado[4]) aurait un peu gommé l'artificiel qu'il y a à toujours aller en ligne droite de Freud à Lacan. Quoi qu’il en soit c'est bel et bien autour d'une discussion sur l'énigme de ce qui est perdu dans la mélancolie qu'une inclusion de la temporalité mélancolique comme problème se fait, de plein droit, dans la psychanalyse et dans l'anthropologie psychanalytique. La discussion est donc vive quant à l’opportunité d’user encore de ce terme fascinant et équivoque de mélancolie pour rendre compte d’un certain nombre de troubles psychiques.

Mélancolie et psychose, ce que nous rappelle Cotard

Un premier point est essentiel : on ne peut faire entrer en totale coïncidence les termes de psychose et de délire. Outre le fait qu'il est impossible de qualifier de psychotique toute expérience délirante, il faut encore distinguer au sein de la clinique des psychoses la psychose comme état du délire comme phénomène. Un délire psychotique est une tentative de guérison et de rendre compte aussi de la sidérante perplexité de la psychose. Cette tentative procède comme si le sujet était névrosé. Le mélancolique procède comme s’il était endeuillé, comme s’il était cannibale etc... De nos jours, les controverses sont nombreuses en ce qui concerne la spécificité de son entité (Y-a-t-il une affection mélancolique ou une structure mélancolique ?) et donc en ce qui concerne le registre nosographique de sa classification. Aussi n'est-il pas surprenant de constater des divergences entre les principaux cliniciens. Actuellement, la clinique de la mélancolie ne s'attache pas à distinguer avec autant de rigueur les registres de la psychose du champ de la névrose, selon que les auteurs s'attardent plus sur la métapsychologie et la phénoménologie du discours ; alors que des spécialistes de la psychose, comme Marcel Czermak, prolongent l'enseignement de Lacan sur la forclusion psychotique à la lumière de nouvelles approches des passions de l'objet. D'où un regain d'intérêt pour la clinique dégagée par Jules Cotard, celle où le sujet dans les tourments de la psychose mélancolique se conjoint avec l'objet Réel, sans aucune médiation imaginaire possible. Rappelons au plus vite le descriptif nosologique que nous propose Séglas de ce que Régis nomme syndrome de Cotard. Il se caractérise par :

- des manifestations d'anxiété

- des idées de damnation et de possession

- une propension au suicide et aux mutilations volontaires

- l'analgésie

- des idées hypochondriaques d'inexistence et de destruction des orifices organes, des membres

- une néantisation physique et métaphysique s'exprimant par un vécu tétanisant d'immortalité et aussi, parfois, par des thèmes de non-existence ou de destruction « cadavérisante » de tout ce qui fait tenir l'Un d'avant la castration : corps entier, Dieu et son diable...

Les travaux cliniques autour de la mélancolie font apparaître un rapport particulier du sujet au temps. Un tel rapport est marqué par la sensation d’un destin irrévocable, mais il peut venir se dramatiser par un anéantissement progressif des dimensions spatiales et temporelles qui orientent le corps et la parole du sujet. Cette dernière situation semble pleinement réalisée dans l’hypocondrie délirante, telle qu’ont pu la décrire Régis, Séglas, Cotard, puis Camuset. S’y actualise la position d’un sujet dont l’expérience est limitée à un champ dimensionnel dépourvu de profondeur de champ.

On peut à partir de là oser une première généralisation. Le sujet mélancolique n’est pas impliqué par la dimension temporo-spatiale. L’espace à deux dimensions qui est un espace où se perd de vue la bonne forme du corps est un espace où le miroir est ruiné ; le corps réduit à une platitude ou à un reste hors signifiant peut-être vécu comme l’unique et insupportable partenaire du sujet. C’est un corps laissé en plan, le schéma corporel est encore là, mais l’invention de la chair est comme arrêtée nette. Les mélancoliques souvent parlent de ruine. La pathologie mélancolique peut souvent se déclencher aux lendemains de ruines ou de faillites qui ont, réellement, affecté les biens de la famille, de la lignée, voire du ménage. Causes déclenchantes aussi désastreuses, aussi ravageuses que le sont les pertes d’êtres chers. Mais on aurait tort de chercher dans les infortunes de l’amour, ou dans l’ensemble de ces afflictions auxquelles un sévère deuil nous livre, la raison de la mélancolie. Tous ces rappels cuisants, pénibles, douloureux de la finitude de l’être dévoilent, pour les mélancoliques, une particularité de leur univers. On s’égarerait plus encore à comprendre les réactions mélancoliques aux ruines, aux banqueroutes, aux dilapidations d’héritages, en faisant du mélancolique un archétype du sujet en proie à la cruauté des mœurs, à la dureté du social ou à l’injustice du monde. Ces sujets, qui, dans un moment de sursaut, trouveront comme parade à l’absurde, la position auto-accusatrice que Freud a si bien décrite, vivent une mauvaise rencontre avec le Réel. Rencontre non pas tant avec les blessures du Réel qu’éprouvé irrémédiable de l’impossibilité d’une garantie, rencontre de l’impossibilité que consiste et persiste une autorité qui donne au monde sa permanence et son crédit. Cette difficulté extrême à se construire une identité fiable, dans un monde fiable, ruine la possibilité d’une appropriation du corps propre. La mélancolie pourtant avait déjà commencé à se définir comme cela : insupportable du caractère répétitif de l'existence.

C’est l’architecture précise de ces registres du corps, de la parole et des articulations spatio-temporelles qui est au centre de ce travail. Notre propos est de préciser comment, au cours de prises en charge de patients diagnostiqués mélancoliques, la mise en place d’une orientation temporo-spatiale s’est révélée possible selon une logique du transfert propre à cette organisation psychopathologique. Le projet de cet article est d’insister sur l’originalité d’une clinique de la mélancolie, à un moment où l’usage fréquent du terme de dépression permet, à tort, de faire table rase des enjeux majeurs de la mélancolie : rapport du sujet à ce qui le représente dans l’espace et dans le temps.

Dans la mélancolie, le sujet reste pétrifié devant son image, le fourmillement d'une signification, et livré au flux de ses perceptions (Douville, 2004). En effet, les perceptions posséderont une valeur énigmatique et disjointe si la valeur fétichisée du corps de l’enfant reste enfouie dans le narcissisme maternel. Cependant, là où les mots semblent nous guider trop aisément dans un repérage psychogénétique, les nuances s’imposent. Dès qu’il est question d’écrire à propos de la mélancolie, on sent tout l’artificiel qui résulte de la pétrification de notions telle celle de narcissisme. Narcissisme maternel : c’est aller un peu vite que d’écrire les choses ainsi. Il ne s’agit pas d’un idéal au sens de l’idéal du moi mais plutôt le fait que le corps de l’enfant est vécu comme le lieu de capture et de recel des pulsions maternelles. On peut ici revenir à la métaphore du miroir. L’enfant ne serait pas propulsé vers l’anticipation d’une conduite de coupure/lien entre son être et son reflet, engageant la recherche d’un point de l’espace où le corps et le nom pourraient se conjoindre, mais d’une mélancolie au miroir. Y est mise à mal la spécularité puisque l’enfant n’y est plus que pour un reste mélancolique, pour peu que la mère n’ait pu s’offrir ou se prêter à ce semblant qu’une part perdue d’elle-même se constitue alors pour l’enfant comme réserve et énigme étayante.

Relater et construire du fait clinique

Le projet est ici de relater des faits cliniques. Nous convenons aisément que parler de faits cliniques suppose de pouvoir exposer une théorie susceptible d’en rendre compte. Tel est bien le projet d’un article en psychopathologie : exposer et discuter les arguments théoriques qui permettent d’établir du fait clinique. Nous pouvons mettre en valeur au moins deux raisons à ce choix :

- les patients mélancoliques expriment des moments tout à fait disjoints dans leur relation au temps : des nostalgies d’allure souvent automatiques, visant à maintenir des formes de souvenirs au sein d’un discours dépourvu du changement de point de vue, du semblant, et comme rincé de toute distorsion que confère à notre mention du passé, les affects de colère, de joie, les positions subjectives de honte, de fierté ou de revendication.

- nous disposons de peu de témoignages cliniques relatifs à l’évolution des patients mélancoliques dans des prises en charge fondées sur l’écoute psychanalytique. Or les modélisations de la mélancolie, inscrivant cette dernière comme pôle d’une organisation bi-polaire (binôme manie-mélancolie, ou pour la clinique psychiatrique française de la fin du siècle passé, binôme formé de l’alternance de la mélancolie et de la persécution), font bien de la mélancolie, un épisode, c’est-à-dire un moment. Il faut rappeler ici un phénomène que nous trouvons très inquiétant dans le scientisme psychiatrique récent. Ce phénomène résulte d'une déformation de la clinique phénoménologique qui met en avant la bipolarité des syndromes pathologiques. La clinique psychiatrique envisage cette sorte de concept que pour la catégorie de la psychose maniaco-dépressive (en dépit de tous les travaux de psychopathologie dynamique qui ont toujours démontré que les états maniaques d'excitation étaient des mises en acte désespérées au pire moment des dépressions). Notre discussion de ces cliniques bi-polaires provient du fait que nous savons d’expérience que le seul moment et le seul lieu possible de travail avec des patients mélancoliques est bel et bien cet entre-deux, entre mélancolie et dépression, entre mélancolie et persécution. C’est le lieu des possibles.

Crise des fondements de notre sens commun

Les patients mélancoliques, et de façon plus large encore, les patients qui témoignent de l’engloutissement de leur espace dans un temps éternisé, nous introduisent à une crise des fondements de notre sens commun. Nous, névrosés plus ou moins ordinaires, vivons dans un monde pour lequel et dans lequel le temps conserve son autonomie universelle. La structure mélancolique fait se dériver l’espace sur un temps figé pour venir le fixer à un couplage monstrueux, dit d’énormité, où le corps propre et l’espace ne forment plus qu’une seule et même entité. La négation de l’organe passe et s’enfle, dans un paradoxe, jusqu’à la négation des limites corporelles. Jules Cotard distinguait ce délire d’énormité des autres formes délirantes mégalomaniaques ou délire de grandeur. Énorme, monstrueuse, disproportionnée dans son aspect obscène, voire cadavérique, cette entité s’enfle jusqu’aux limites de l’univers. La double négation du corps et des limites du corps dans l’espace est une attaque totale de l’articulation du temps à l’espace, articulation que traduit le terme d’anticipation. La temporalité n’étant plus réglée dans ses directions et dans son irréversibilité, aucune anticipation ne saurait se faire jour, du moins en un premier temps. La clinique de l’hypocondrie délirante qui culmine dans le délire de négation d’organe, puis d’énormité du corps, représente le point extrême de la psychose mélancolique. L’énormité, l’aspect sans-limite du réel corporel se conjoint à l’éternité du temps, au sens de scansion de la durée. Et l’éternité anéantit.

Les patients mélancoliques s’expriment sous forme de litanies. Si dire un bout de leur histoire semble toujours un exercice trop anonyme ou trop périlleux, en revanche, dire la totalité de leur destin ne leur semble guère trop compliqué. Nous buttons ici sur la dimension de certitude, d’une certitude anticipée pour laquelle le destin est écrit sous forme de condamnation sans recours et de châtiment sans remède. Les rencontres cliniques et, plus encore, les prises en charge avec des patients mélancoliques, nous révèlent un rapport particulier au temps, et à la temporalité. Soit le temps n’existe pas car seule demeure et triomphe l’éternité anénatissante d’un entre-deux morts, au sein de laquelle le sujet n’est ni mort, ni vivant, mais increvablement mort-vivant, soit le temps existe comme un avenir clos qui comporte en lui-même la désignation du sujet comme coupable, d’une culpabilité sans limite le plus souvent. « Je sais que vous êtes venu me juger, moi qui suis une vampire, une gouine, une cannibale, une vache, une putain, qui suis pire qu’Hitler » me disait une patiente au sortir d’un épisode cotardien. Et, bien avant cette effervescence maniaque auto-accusatrice, elle ne pouvait que gémir. « Je ne suis pas même un zéro, un zéro a une circonférence, je ne suis pas même le diable, car le diable est un être mystique ». Je n’hésiterai pas à dire ici, et m’en expliquerai un peu après que la phase auto-accusatrice est bien une cicatrisation d’un moment de Cotard, véritable plaque tournante, autant que moment d’affolement de sa mélancolie. En effet, dans l’auto-accusation et par l’auto-accusation subsistent des altérités, plus ou moins cruelles, plus ou moins instancielles, mais encore consistantes.

Comment les mélancoliques sauvent-ils l’altérité

Examinons cette fonction garante d’altérité (et donc de temporalité) propre aux conduites d’auto-accusation. S’il n’est pas inutile de faire une distinction entre la fonction expressive de l’anticipation et sa fonction instrumentale, la première répondant à la projection de l’individu lui-même dans l’avenir, la seconde à ce qu’il y découvre, on peut alors saisir en quoi ces deux fonctions sont télescopées et atrophiées dans la mélancolie. En effet, si, dans la mélancolie, le sujet est du fait de ses auto-accusations irrémédiablement seul, (seul responsable, seul fautif) il n’en reste pas moins que de nombreux patients mélancoliques demeurent campés dans un appel à l’autre, appel que conserve et fige l’auto-accusation. Pris dans une asymétrie fondamentale entre avenir et prévisions, leur temporalité est celle d’un temps immanent, ni mesurable, ni vécu comme durée, qui s’achève par une condamnation. Nous nous attarderons sur quelques aspects de l’auto-accusation éhontée, tout à fait repérée par Freud[5], dans la mesure où l’auto-accusation se double d’assertions portées sur le futur, sur ce temps messianique où par la condamnation, voire la destruction du patient, le monde pourra enfin et à nouveau connaître équilibre et justice.

Mélancolie et inexistence

Toute écoute clinique un peu soutenue, un peu prolongée, avec des patients mélancoliques mène à dégager un paradoxe temporel structurel, essentiel, qui ruine toute velléité d’anticipation. La disjonction temporelle est nette entre les deux versants des délires :

- l'auto-accusation.

-la négation, délire d'inexistence.

Comment rendre compte de ce rapport si particulier à la temporalité ? Nous ne saurions partager l’opinion assez souvent admise qui fait de l’auto-accusation l’acmé et le terme de la mélancolie délirante. L’examen clinique de la douleur morale du mélancolique, cette anesthésie qui est une forme extrême de désarroi, nous l’interdit (Cacho, 2000). Si dans cette conduite, le temps du mélancolique n’y est plus soudé au passé, c’est qu’aucune nostalgie ne vient irriguer de ses forces les rhétoriques d’auto-accusations. Lorsque des patients mettent l’accent sur ces formes de péjoration éhontées de leur présence et aussi de leur existence, ils parviennent à une construction. D’une part, n’étant plus un personnage idéal, ou étant plus exactement un idéal en négatif, ils se détachent ainsi de toute identification qui les aliène de façon néantisante au tyrannique idéal maternel ; d’autre part, faisant de nous des juges, des justiciers dont notre tâche serait de les condamner, ils font ainsi exister une altérité consistante, comme je l’ai souligné plus haut. Il est possible de nommer cette altérité par l’expression : un autre de la persécution. En ce sens l’auto-accusation, cette façon mélancolique de coincer le temps et d’en prescrire le terme, est une victoire sur la mélancolie. Elle conjure l’anéantissement d’autrui. Autrui existe, dans un but et pour une cause figée, mais il consiste. Dès qu’un patient s’auto accuse, il n’est plus égaré dans le néant. Ce qui, bien entendu, ne signifie en rien qu’il aille bien et que la partie soit engagée sous des jours favorables. Elle ne s’engage qu’à peine. Nous savons tous que c’est bel et bien au moment où le mélancolique recrée de l’autre, qu’il médite de débarrasser cet autre enfin reconstitué de sa présence encombrante et jugée par lui-même pernicieuse. L’adage qui édicte que les mélancoliques se suicident une fois guéris n’est pas à comprendre autrement. Ainsi, dans l’anticipation mélancolique, d’autres peuvent venir tenir compagnie au patient, mais ils le font plus en qualité de figurant que de partenaire. En ce sens, si l’on peut parler d’anticipation délirante, une telle proposition signifie que « l’anticipation délirante élabore un comportement fondé sur des postulats, sur des interprétations ou sur des perceptions altérées par la maladie ».

De quoi se plaint le mélancolique ? Certainement pas de son sort, ni du sort qui lui sera réservé. Il se plaint de notre manque de franchise à son égard, de notre défiance. Qu’il s’agisse de ses difficultés matérielles, conjugales, de ses problèmes somatiques ou de ses troubles du sommeil, de ses maladresses ou de son retard psychomoteur, tous ces phénomènes sont gênants, certes, mais uniquement pour son entourage. Ici, c’est le moi de l’autre et son équilibrage par le principe de plaisir qui est interrogé et la réalité de son corps et de ses affects. Il ne suffit en rien de dire que le mélancolique a perdu le sentiment de honte et de pudeur. Il faut préciser encore, afin de se rendre compte que ces affects existent toujours, mais qu’ils sont intégralement passés chez l’autre, renversés chez autrui. C’est autrui qui est affecté, qui pâtit et qui souffre. Le point d’intersection de tous ces affects et de toutes ces plaintes est ce qui se nomme lien social, groupe, société. En ce sens l’auto accusé est un exceptionnel producteur de social ou, du moins, il s’invente un social à sa démesure ; forme de lien qui ne peut être restauré et efficace qu’à la condition de nommer chez le mélancolique la cause de ce qui boîte – et toujours boitera – entre un sujet et un autre, entre un homme et une femme. On l’aura compris, c’est bien à partir de la scène sociale, celle de la compacte majorité que le mélancolique se construit comme exception à exclure, une bonne fois pour toutes. Son délire le projette sur cette scène devenue alors, impitoyable, glacée, figée. Le social est sans histoire, il devient le lieu d’une catastrophe actuelle, sans réminiscence. Mais il n’est pas sans objet. Le délire auto accusateur, souvent pétri de thèmes d’indignité, hisse le mélancolique à ce statut de l’objet qui trouble, perturbe, encombre, mortifie l’autre. D’où cette idée souvent évoquée par les plus délirants de mes patients qu’après leur mort, tout à nouveau ira mieux et droit marchera. Leur mort, oui mais jamais elle ne saurait être accidentelle. C’est un jugement qui est attendu dans une anxiété de chaque instant, un verdict serait-il encore plus exact d’écrire. Une « condamnation capitale qui mettrait de côté une bonne fois pour toute la crevure que vous avez devant vous » voilà ce que cette femme de soixante années passées attendait, faut-il ici écrire espérait, de son hospitalisation. Nul théoricien n’irait oublier de commenter cette mélancolie en rapport avec le masochisme. A cela près, toutefois et c’est fort important pour une clinique différentielle, qu’il ne semble pas y avoir d’érotisation de la douleur. En place de cela, s’irradie une anesthésie de plus en plus envahissante, fatale presque. De nombreuses prises en charge de patients mélancoliques mettent au jour des économies psychiques qui paraissent obéir à des logiques semblables.

Les énoncés mélancoliques, à l’inverse des allégations paranoïaques, ne se soutiennent pas d’un rapport de propriétaire jaloux à la dimension de la vérité. Les préoccupations péjoratives et les auto-accusations, qui remplissent le plus souvent le rôle d’une défense contre l’anéantissement, n’apparaissent pas comme venant précipiter ou péjorer l’évolution d’une paranoïa déjà existante. On a bien plutôt le sentiment que la mélancolie psychotique hésite entre deux moments, un moment d’équilibre qui fait consister autrui dans le passage auto accusatif, voire hétéro accusateur, et un moment où c’est la négation qui emporte le sujet dans un univers où tout lui semble aléatoire, faux, insaisissable. De plus, les thèmes accusateurs tournent, dans la plupart des cas, autour de véritables idées obsessives, jamais dialectisées et, qui disant l’illégitimité du patient à occuper la moindre place d’héritier, le rivent à un monde falsifié, au sein duquel il ne peut trouver place ni, en conséquence faire retour. Le mélancolique, tout comme Hamlet, ne trouvant pas, souligne Samacher, « le support du manque qu’il est pour l’Autre ». [6]

Il nous a semblé que si la rencontre avec un syndrome de Cotard entièrement déplié était chose des plus rares, en revanche, des vécus de morts de sujet ou des négations partielles d’organe pouvaient accompagner bien des tableaux de psychose, assez hétérogènes. La négation mélancolique du corps n’est pas toujours le point radical de la mélancolie délirante. De façon plus ou moins discrète, plus ou moins envahissante, elle dénote ces moments de disjonction entre identité et identification. Elle s’accompagne par des troubles de la reconnaissance et se cristallise en eux. Cette fonction du délire de négation reste tout à fait obscurcie du fait de cette expression malheureuse de délire de négation. Un tel délire survient précisément lorsque l’opération de négation originaire n’a pu se mettre en place. Je parle de cette opération qui permet au sujet de dire oui à l’échange langagier à mesure qu’il refuse d’être assimilé aux signes et aux signifiants du désir de l’autre, à mesure qu’il contre les coordonnées anéantissante du réel par l’exercice d’une nomination, meurtre de la chose. Cette fonction capitale de la négation, paraît expliquer de la façon la plus satisfaisante l’entrée du sujet dans le monde de la représentation. Pas de différence entre le Oui et le Non est, en revanche et à rebours, la ruine logique de la rhétorique mélancolique. La vérité alors, loin d’être condition de la parole est le début de l’expérience du terrible. Krauss s’est beaucoup consacré à l’étude de la fonction du mensonge qui vient pallier le défaut de mise en place de la négation chez des mélancoliques, au demeurant bien davantage pacifiés dans les ritualisations d’échanges langagiers que ne le sont les patients dont je parle ici. Mais il convient de nous rendre à un autre fait : ces sujets cotardisés ne désespèrent pas toujours de rencontrer quelqu’un à qui parler.

Un monde s’ouvre qui ne serait pas fait d’indifférences, ou l’autre du corps en jeu

Or, dès que l’échange s’engage, dès qu’ils nous demandent des choses aussi élémentaires que de décrire ce monde qu’ils ne savent plus nommer, au sein duquel ils ne savent plus s’orienter, si les litanies cotardiennes cèdent le pas, nous pouvons voir apparaître des signes psychopathologiques qui, s’ils n’étaient entendus dans leur dynamique, pourraient tout à fait inquiéter. En effet, ces patients peuvent entendre des bruissements, des voix. Il convient de se montrer à ce moment un thérapeute contenant. Il convient de laisser le temps au patient de raconter ces voix, de les décrire et, pourquoi pas de les écrire. « Je ne peux vous rencontrer aujourd’hui, me disait un vieil habitué de l’“asile”, j’ai un entretien avec mes oreilles ». Attendre alors qu’il en ait fini avec cet autre rendez-vous était, on en conviendra, la moindre des politesses. Cet homme, comme bien d’autres patients, opère au sein de son univers sonore et vocal et hallucine une forme de partition. À la voix qui intime et commente et menace à l’oreille gauche, répond comme dans une cantate, une voix protectrice, amicale, et bavarde dans l’oreille droite. Les voix éclairent une orientation et une symétrie du corps qui sera ensuite rassemblée et adressée dans le transfert. J’utilise beaucoup d’artifices de médiation avec cet homme qui modèle ainsi des masques où une même rigole coule de la bouche à l’oreille et de l’oreille à la bouche. Les mots font bain de langage. Il n’a ni bouche ni oreille, dit-il mais il est riche d’une « bouche oreille » agacée et investie par un flot halluciné, rythmée et pacifiée par des constructions de corps modelés ou dessinés pendant les séances. Ce greffon organique et pulsionnel ne s’entend pas comme une métaphore. C’est bien le corps dans l’orientation matérielle que lui donne son schéma qui est ici en jeu. C’est bien par le schéma corporel que la mise en trajet et peut-être en temporalité, des orifices pulsionnels, s’effectue et passe. L’invention de la chair comme matière émotive, ce luxe de la névrose n’est pas l’affaire du mélancolique (Cacho, 2000). On aura compris que l’importance du rôle dévolu à ces médiations s’accorde avec le fait que lorsque les craintes de disparitions d’organes sont au plus vives, l’espace perspectif du sujet vient se réduire à une platitude. La voix hallucinée a aussi structure et fonction d’appel : elle greffe une dimension de trouage de la platitude du bi-dimensionnel, possible foyer d’une perspective.

Se précise ici une fonction de la lettre, dans la psychose. Le pari que je fais est que la saisie théorique de cette fonction permet de mieux saisir les enjeux d’une cure avec un patient psychotique. Il est patent que, pour nombre de délirants pour lesquels le corps ne tient plus, ne les supporte plus, s’est joué un moment important d’invasion des signifiants qui devancent, dictent et lisent ce que le sujet reconnaît comme des pensées et des paroles imposées ; le sonore et le scopique connaissent une grande altération de leur territoire et de leurs partitions. La forclusion psychotique brise la continuité entre les mots et la voix. Séparant en une solution de continuité la chose du nom, c'est bien dans le réel que deux formes de traces sonores viendront concerner le sujet – c'est là son unique certitude : il est concerné le sujet, voire assailli. S'il n'y a pas, du fait de la forclusion, cette incomplétude de l'Autre, la place de l'instance nommante, loin d'être vide est bouchée par ces objets : le réel des mots revenus en voix. Tout mot vaut alors pour n'importe quelle voix. L'ordre symbolique désarrimé, laisse le corps en prise avec le réel. Il s’agit alors de localiser la source de ces voix, de ces commandements lorsque ces signifiants imposés soumettent le sujet à l’envahissement du scopique (il est vu de toute part on peut voir ses pensées) et du sonore (tout fait bruit et tout bruissement très vite mécanisé, fait signe). Le délire n’est pourtant pas réductible à une expérience terrifiante d’un égarement sans limites. Délires et hallucinations sont des stratégies implacables pour maintenir à minima constant une altérité, une identité et un objet. Ce dernier, loin de se réduire à un objet de la pulsion, est dans une certaine fécondité du délire paraphrénique, l’indice d’un lieu, d’un topos qui serait source de lettres et de sons. Embarassé par la contrainte non plus à être lu de toute part, mais à lire une partie élective de ce monde remuant et mouvant du délire, tel ou tel patient, cherchera un aspect saillant du réel qu’il traite comme un pictogramme. Ce fut pour Schreber le soleil, pour un de mes patients la planète illocalisable dans nos cieux communs et par lui nommée Quintillien. Ce pictogramme doit tenir le coup, se prêter à la découpe et à l’interprétation. Il doit rester cet ardent foyer de signes où bruit la promesse de la lettre. On notera alors que beaucoup de thématiques mélancoliques de négations du corps, des organes, des lieux des sens et des membres, se produisent lorsque vole en éclat un tel pictogramme de base. Si le soleil schrébérien est resté longtemps suspendu au zénith, Dieu fit, sous les yeux de mon patient, voler en éclat la planète dite Quintillien. Et cela fit un vacarme mais aussi une musique et cela fit dans le ciel des éclats et des éclairs qui accentuaient par phosphorescence les irisations voluptueuses d’un arc-en-ciel démesuré. Tombent comme des lettres de feu ou de néons, des traces, des figures qui, touchant le sol, s’évanouissent en flaques vaporeuses. Et tout se simplifia en un brouillard laiteux. Alors, inexorablement, le monde perdit de ses échos et de ses couleurs. Quelque chose du réel ne se transmet plus alors sur le corps silencieux de la Lettre. Le monde est déqualifié et les traces de la présence humaine se donnent comme une production absurde et mécanique, hors significations partageables et anticipables. La satisfaction hallucinatoire, y compris celle venant de ces bruissements qui, de toute part, ont cerné le réel du corps fut de courte durée. Et des années et des années durant, cet homme fut dans une nostalgie de ce moment où la fin du monde s’enchantait encore d’un chromatisme vif et d’une polyphonie contrastée en une effarante volupté d’agonie. Les hallucinations reprirent donc à mesure que s’engagea une cure de parole. Au strict plan psychopathologique un tel constat peut inquiéter et pourquoi pas indigner. Et je ne fus en rien favorable à ce que les médecins et infirmiers témoins de ces vécus hallucinatoires poussent par trop cet homme à la consommation de ces produits dits anti-psychotiques. J’ajoute que je fis pleinement attention à la structure de ces hallucinations et que je n’y décelai rien qui renvoie à la classique description de l’automatisme mental, rien non plus qui évoque ces hallucinations auditives vociférantes et hachées qui commandent au sujet de se détruire ou de détruire autrui. A l’inverse de ce tableau mortifère de l’activité hallucinatoire, il me semblait plutôt pouvoir constater que cet homme resensorialisait son expérience du monde. Un lien est alors notable entre la remise en jeu des fonctions corporelles (de nouveau le plaisir de manger, de sentir sa bouche en action, l’intérieur de son corps en jeu et en vie, au risque de quelques gloutonneries qui me firent demander à la bienveillance infirmière de surveiller la façon de manger de ce patient par crainte d’une possible fausse route) et ce jeu avec l’illusion hallucinatoire. Voir en ce lien une façon de contrer le pur triomphe de la pulsion de mort est une escapade métapsychologique possible.

Réintroduire la durée et le mouvement psychique

Que se passe-t-il alors dans une cure possible avec de tels sujets ? Comment tenir nous aussi le coup et continuer à les supposer – et presque à les vouloir – comme de possibles sujets en « devenir-sujet » ? Il faut se rendre ici à ce que nous enseignent les faits cliniques. J’ai toujours été frappé par l’extrême rapidité des progressions par lesquelles ces patients qui triomphent de certains aspects négativistes de leur syndrome de Cotard se précipitent vers des phases très violemment expressives d’auto-accusations. Décroché de la certitude d’être seul au Monde (ce qui est véritablement le socle du délire), le sujet s’invente un Monde peuplé d’au moins deux solitudes : la sienne et celle d’un autre dont le vouloir angoisse, certes, persécute certes, mais authentifie, même en tant que mauvais vouloir une consistance de partenaire.

Ce qui consiste : traces de corps et corps de lettres

Peut-on ici comprendre que l’auto-accusation fait un peu plus consister cet autre, celui-là même précisément qui s’est créé, par bribes à chaque conquête de la dimension perceptive. Peut-on oser affirmer que les sentences qu’appellent sur eux ces patients signeraient, en même temps que leur exclusion du monde, l’acte de naissance de ce monde enfin rendu à sa consistance, à son espace et à son temps ? Cela n’est pas impossible. Mais nos patients, même mélancoliques, même auto accusateurs et même mélancoliques persécutés ne sont pas tous pareils. Et c’est bien autour des chances de rester un lieu de dépôt des traces de symbolisation, des lettres, des objets trouvés-créés et qui peuvent être à nommer ou à lire, que notre fonction thérapeutique sera peu ou prou efficace. Comment sortir de la clinique contemplative vers quoi un abord structurel détaché de tout souci thérapeutique pourrait nous amener ? Comment supporter de continuer à offrir une écoute psychanalytique sans méconnaître ce qui fait la psychose ? Tant que le transfert est pensé comme un lieu de retour des éléments refoulés, rien de cette offre ne tient le coup avec des psychotiques. Il vaut mieux le savoir ; mais il vaut mieux encore supposer que le transfert puisse suppléer à ce qui n'a jamais vu le jour. Se logeant entre entendre et dire, entre pensées et voix, l'analyste secrétaire de l'aliéné (aliéné au réel) écoute ce qu'il y a de plus opaque chez le sujet : un point fictif de recoupement entre le sujet et la voix[7] . L'analyste joue avec sa voix, avec de la voix. Or, si le pur silence ne fait que redoubler la pure perte du corps, donner sa voix ne va pas non plus sans risque à se faire voix, l'adresse que le psychanalyste construit peut s'inverser chez l'analysant en une forme d'amour pour le premier Autre, la Mère primordiale, celle d'une présence toute et d'une jouissance toute.

Moment tournant dans les cures : ce moment où l'analysant donne des objets, des fragments de corps lettres, des biffures sur la surface de la chose, à partir de quoi l'analyste lit la marque phonique de son propre patronyme. Un autre savoir s'est mis en place où, contrant les ravages de la forclusion, le nom chose se lit. Crête d'un travail possible, signe d'un moment logique où la voix, vidée de sa substance peut se lire, au risque que la transfert se glace sur une certitude télépathique. Lettre ou voix ? Une voix illettrée crée de l'étranger radical, du perméable absolu, confronté à de l'autrui dépourvu d'altérité. Comment alors lire les voix ? Comment entendre ce qui n'est plus ? Ces questions situent la possible émergence d'un savoir que la forclusion n'ira pas frapper. C'est du moins une des conclusions possible. Mais cette porte ouvre à d'autres aventures, d'autres témoignages de cure qui restent à dire, et peut-être si nous parvenons à discuter mieux, plus longuement, plus exactement de ce que déplie le transfert, y compris dans la névrose, découvrirons-nous alors que notre métier à affaire avec une invention de lecture de ce qui n'est pas tout à fait encore survenu comme trace. Même avec des patients mélancoliques les surprises restent possibles.

Olivier Douville

Références

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[1] Psychanalyste, Maître de conférences des universités, Centre de recherche Psychanalyse et Médecine, Université » Paris 7, E.P.S. de Ville-Evrard, Directeur de la publication, douvilleolivier@noos.fr

[2] Le DSM ne reconnaît la mélancolie qu’en tant que sous-aspect de la psychose maniaco-dépressive et la classification de l’ O.M.S. n’en fait nulle mention.

[3] George Miller Beard a décrit en 1868 sous le nom de neurasthénie un ensemble composite de plusieurs dizaines de symptômes tant somatiques que psychologiques dont l’évolution peut être aigue ou chronique. S’y dénombraient de nombreuses phobies. Ce que ces états ont de commun est qu’ils traduisent tous la perte de l’énergie physique. Beard tente de théoriser le fond mental de toutes les neurasthnéies par une « faible tension psychologique ». En 1895, Freud proposa de séparer la névrose d'angoisse de la neurasthénie tout en conservant celle-ci comme névrose actuelle* autonome.

[4] Pour Radó, la mélancolie résulte d'un tranfert du combat du sujet pour l'amour de son objet sur la scène du Surmoi, le sujet au lieu de chercher à obtenir le pardon et l'amour de son objet , il essaie d'obtenir ceux de son surmoi.

[5] Freud, S ., 1917.

[6] Samacher, 2006, p. 216

[7] J'ai été tout à fait frappé d'un parallèle pensable entre ce que disent des patients du détachement de lettre (avec un potentiel d'injonction) du bruissement tout azimut d'une insupportable sonorisation du monde avec une structure-mère des récits prophétiques pour laquelle le prophète doit d'abord, avant d'être soumis à une jouissance de découpe et de lecture (Appolon) ou à un impératif de lire (Le Prophète Mahomet), être immergé dans une bruitage continu du monde, assimilé à une possession ou à une entrée dans la folie. Un nouveau montage du visible et du dicible ne pouvant faire hapax symbolique que si se déchaînent ces sonorisations du monde, le devoir ou l'impératif de la Lettre l'emportant in fine sur le mortifère des jouissances déliées. Ce point structural d'avant le triomphe de la Lettre, O. Natahi et moi-même l'avons nommé « point de mélancolie » (Séminaire au Cercle Freudien mené durant quatre année à partir de 1997).

[8] Cette 2ème édition augmentée du mémoire de 1869 sera traduite en allemand par Neisser (Albert) à Leipzig, en 1881.