Une petite recette d’amour

Psychologie Clinique 4

février 1998

Une petite recette d’amour

Par Laurent Ottavi[1]

Résumé : Rien d’humain sans mise en jeu du désir, pour Hegel, et pour Freud aussi. Pourtant, leurs thèses, ni leur objet, ne sont identiques. Lacan propose d’en tracer une sorte d’épure, pour en indiquer les incidences cliniques. Peut-on alors en dégager une autre articulation du désir et de l’amour, et en tirer quelques incidences cliniques dans l’art de les accomoder ?

Mots-clés : Amour ; angoisse ; désir.

Depuis Freud, la question du désir n’est plus réductible à celle des représentations par lesquelles il se signale , et depuis Hegel déjà, cette même question du désir s’articulait consubstanciellement avec la dimension de l’Autre ; qu’il s’agisse du partenaire, ou bien de l’autre absolu : la mort.

Lacan, on le sait, va nouer l’un à l’autre ces deux champs, celui du désir et celui de l’autre, mais au long de formulations successives qui ne procéderont pas, à chaque fois, d’une même et seule logique. Je voudrais aborder ici un aspect seulement de cette évolution, parce qu’il débouche sur une implica­tion particulière du rapport à l’autre dont Lacan va nous dé­tourner. Je l’aborderai donc non pas dia­chroniquement, au fil des reprises et réa­gencements qu’en fait Lacan, mais synchroniquement, dans la coupe d’un moment, de ce mo­ment qui se condense à la fin de sa leçon du Séminaire sur l’Angoisse, le 21 novembre 1962.

Hegel et Lacan, des écritures

« S’il y a quelqu’un qui ne fait pas tort quant à ce que nous a apporté la Phénoménologie de l’Esprit, c’est bien moi » dit Lacan lors de cette leçon, sans doute pour prendre quelques distances avec certains com­mentaires d’André Green. Et il ajoute alors qu’en plus, c’est lui, Lacan, qui décentre et complète cette Phéno­ménologie ; il en réalise de fait un progrès, un saut, dont on ne voit d’ailleurs pas pourquoi on ne le quali­fie­rait pas ici de « dialectique » : « l’Aufhebung » lacanienne de Hegel, en quelque sorte.

Qu’on en juge en effet : dans cette leçon, Lacan va produire deux écritures distinctes, et comme chacun de ses graphes et mathèmes, elles permettent sans doute plus d’une lecture et plus d’un com­mentaire, et ici la mienne sera bien évidemment tout sauf exhaustive. La première de ces écritures, qu’il faut sans doute détailler étape par étape, inscrit fondamenta­lement que le désir est le désir de l’Autre. Soit, ramené à sa formule : « d : d(A) ».

Lacan rappelle alors qu’il manie là un génitif, « le désir “de” l’autre », et ce génitif est bien sûr de la plus haute importance, car il rectifie en fait les thèses qu’Alexandre Kojève, le commentateur de Hegel, développait avant guerre, en parti­culier dans la traduction qu’il proposait en 1939 de la sec­tion A du chapitre V de la Phénoménologie, qui établit que « Le désir est désir de désir de l’autre ». Cette thèse est largement déclinée dans les comptes-rendus des différentes leçons professées à l’École des Hautes Études, entre 1933 et 1939. Mais que dit Hegel ?

Hegel déplie cette question au Chapitre III de la quatrième partie de la Phénoménologie, qui est intitulé « La vérité de la certitude de soi »[2]. Il y distingue respectivement le Moi et le désir : « C’est en fait un autre que la conscience de soi qui est l’essence du désir ». Alors, soit cet autre est naturel et fini ; cette pomme que vise ma faim par exemple, soit cet autre inclue en lui-même un au-delà et présente quelque chose qui dépasse la réalité donnée. Or, il se trouve que la seule chose qui dépasse la réalité donnée et mesurable, c'est précisément le désir ; c’est le désir pris en tant que désir, c'est à dire un « vide irréel », un « néant révélé », et celui-ci n’apparaît dans son objecti­vité qu’à la condition de rencontrer une autre conscience de soi qui en soit le porteur. De la sorte et chez Hegel, l'Autre comme socle du désir désiré est inscrit au fondement de l'humanisation de l'homme. Et le premier saut dialectique s’opère donc ici ; « La conscience de soi atteint sa satisfaction seu­lement dans une autre conscience de soi »… Alors seulement cette conscience se montre humaine. Met­tons donc ce premier point en ré­serve, et notons pour le moment que cette autre conscience de soi, à ce niveau là de la dialectique, c’est ce qui représente le premier niveau de l’autre hégélien.

Page 154, et toujours dans le même chapitre, Hegel pointe que cette conscience de soi « est [telle] pour une autre conscience de soi [c’est-à-dire par la médiation du désir] : et le moi n’est pas un objet mais seulement l’objet du dé­sir qui est indépendant car il est une substance indestructible ». Et là on trouve la notation hégélienne du désir comme infinitude, distincte de sa jouissance, et par là son arti­culation à cette place prééminente, qui le noue directement au Moi. Les lecture conséquentes et traditionnelles[3] de Hegel développent alors que le désir propre­ment humain, an­thropogène, conduit la conscience de soi à s’affirmer à partir de la négativité que le désir repré­sente, donc à devoir s’imposer face à l’autre, et c’est ce qui introduit à la dia­lectique de la re­connaissance et, par là, à l’histoire mouvementée du Maître et de l’Esclave et à sa résolution finale. Donc, la thèse que le désir se constitue par la médiation de l’autre est bel et bien marquée chez Hegel, mais certainement pas la formule « Le désir c’est le désir de l’autre », formule qui n’y appa­raît pas du tout, et qui en représente la traduction lacanienne.

En fait la lecture que propose Lacan déchiffre cette même dialectique certes mais dans son envers. Elle l’amène alors à développer cette image d’une science-fic­tion à la Kafka, drôle peut-être mais qui n’est guère réjouissante au fond, et qu’il la développe ainsi : que serais-je en effet, lorsque, projeté dans le monde et aux dimensions de la mante religieuse je tâcherai fébrilement de deviner quelles sont ses intentions au moment où, pris sous son regard, elle s’approche de moi avec quelque concupis­cence !… Ce que Lacan souligne là, c’est que finalement la vérité de cette dialectique hégélienne ne se trouve pas en elle-même, et de ce point de vue, elle reste voilée.

Et c’est bel et bien chez Kierkegaard que Lacan va en dénoter les contours pleins. Et de même que Sade révèle la vérité de Kant, c’est l’angoisse de Kierkegaard qui fait surgir la vérité du « désir de désir », laquelle apparaît alors comme focalisation particulièrement tremblante du Che vuoi ?[4], c’est-à-dire du « Que me veut-il à moi ? », ou même, en dépliant un peu plus la formule : « Que veut-il à mon Moi ? ». C’est donc ici que se noue le rapport moïque entre l’identification narcissique d’une part, et le dé­sir de l’autre[5]. Ainsi donc, l’angoisse — non pas celle que Hegel développe comme angoisse devant la mort, de­vant la menace de l’Autre absolu, mais, très différemment celle de Kierkegaard, réflexive —, cette angoisse apparaît comme ce qui vient donner la vérité du désir pris comme « désir de désir » : c’est un désir d’un désir qui réponde à l’appel du sujet, mais pour de vrai pourrait-on dire ! Voilà donc que Lacan fait apparaître la structure cachée de la thèse hégélienne, avec son ultime conséquence, c’est-à-dire avec sa tremblante vérité de Kierkegaard.

Il faut donc compléter cette première écriture extraite plus haut, et y ajouter ce qui en constitue la marque ultime de vé­rité, qui est partout ailleurs éludée : c’est que l’autre du désir institue bel et bien « quelque chose », ce « quelque chose » de particulier que Lacan note comme un « a ». C’est, par cette convention graphique, ce qui constitue la marque de vérité de Hegel, qui s’introduit comme ré­ponse. La formule initiale (écriture n° 1) est alors à compléter par une deuxième écriture (écriture n° 2) laquelle, prise du côté régrédient de l’équivalence (:), c’est-à-dire de droite à gauche, se déplie donc dans un ordre précis : d’abord le « a » comme étant ce qui, du champ de l’Autre, vient instaurer comme tel le désir en tant que désir de l’Autre ; et ensuite le « < a », et enfin, celui-ci qui se retrouve dans le « d(a) ». C’est en effet que l’Autre hégélien intéresse le désir dans la mesure où il me voit précisément ; il m’institue ainsi comme ce qui doit le reconnaître au terme de la lutte, et c’est ce par quoi il m’arrache et m’asservit dans l’image — l’Esclave — qui représente ce désir et qui en résulte. Lacan est donc par­ticulièrement fondé de ramasser l’énonciation de Hegel, « le désir de dé­sir », et de la dévoiler comme signifiant en vérité « le désir, c’est le désir de l’Autre ».

Mais pourtant, cette formule complétée, qui est homonyme donc à la définition lacanienne, ne rend pas complètement compte du saut complémentaire que celui-ci effectue. Que signifie donc la formule lacanienne du désir, et comment la déplier ? Il y a d’une part ce génitif objectif, qui groupe deux classes nominales — le désir, et l’autre — mais ce génitif ne recouvre ou ne résorbe pas complètement, en lui-même, la polysémie ou l’équivocité du « de » qui réunit les deux. Alors, posons d’abord le point commun entre les deux formules, celle de Hegel, et celle de Lacan. C’est justement et bien évidemment le « a » qui est commun : c’est à chaque fois un objet « a » qui dé­sire.

Donc le désir, noté ici aussi d(a) peut bien apparaître comme une sorte d’infinitude absolue et li­bre, mais pour l’analyste cette caractéristique-là est trompeuse et ne peut être qu’apparente, car on sait qu’il n’y a pas trente six manière de faire avec le désir. Son aspect d’infini tient en fait au jeu de la métonymie dont il résulte ; car la métonymie pro­cède en effet par un système de renvoi, certes à l’infini mais par le jeu de récurrence d’un élé­ment, par exemple le Un. Cette opération symbolique de la métonymie fait que l’Autre est néces­sairement à jamais inac­compli. Ainsi l’Autre symbolique, fondateur du sujet mais déchiffré et divisé par cette parole donne un reste, au sens de la division, et c’est juste­ment l’objet a. Cet objet a devient, par là, la véritable mar­que de l’altérité de l’Autre, en ceci que cet Autre, je ne l’atteins pas, je ne puis l’enserrer. Le mouve­ment symbolique qui me fait prendre mes marques dans le déchiffrement que j’en fais produit lui-même sa propre limite, comme effet de la structure elle-même.

Le désir lacanien donc, est noué par le a de cette opération, et [d(a)] est puissamment intro­duit comme articulation qui se supporte nécessairement de son image i(a), image par où il s’inscrit dans quelque chose du monde. Et c’est donc précisément cette image qui est l’équivalent [(:)] du désir de l’Autre, mais cette fois barré par l’objet qui est posé comme reste de la division signifiante. C’est que l’Autre hégélien est en effet de part en part une conscience, c’est l’autre qui me voit et par lequel je me sais être vu ; c’est, à terme, cette vacherie de mante religieuse. Tandis que l’Autre lacanien, c’est une inconscience constituée comme telle, avec — ou par — son point d’ombilic pourrait-on dire, celui que marque ici le a, en exclusion interne. C’est un Autre qui échappe au seul scopique de la relation.

D’où le décentrement que réalise la thèse lacanienne : l’Autre n’est pas tant le partenaire que le symbolique, l’Autre du signifiant comme lieu où se marque mon existence de sujet, et où le désir ne se sustente que du rapport à l’objet a. Le fantasme, $ a, appui du désir donc est dans sa totalité du côté de l’Autre ; sujet et objet a.

Aimer…

Alors, la question centrale, c’est bien celle de l’Autre, dans son rapport à la détermination mais médiate du désir. Et cette question-là passe de mille et une manières à l’expérience, et, en particu­lier, dans cette « petite recette d’amour » qui fait ici le titre de mon propos.

La voilà donc cette petite recette d’amour, et on peut sans doute la rappeler avec quelque insou­ciance, puis­que c’est Lacan qui la formule : « Je t’aime, même si tu ne le veux pas ». Faites-en l’expérience dit-il à son auditoire — donc n’attendons pas, puisqu’en structure ça mar­che : c’est en quelque sorte cette formule-là qu’il convient d’incarner dans le caprice de la con­cupis­cence. En effet, elle va déclencher un certain nombre de contorsions variables chez cet objet visé, avec sans doute des résultats qu’on pourrait trouver assez pro­bants pour que cette concupiscence soit com­blée… D’accord, mais surtout, il ne faut pourtant pas en espérer pas le bonheur, ni la sérénité, et en­core moins l’exaltation de ce qu’on appelle la rencontre !

Car alors la victime en effet aura cédé… mais, en toute logique, elle aura cédé juste avant l’angoisse… et encore, il faudra bien — et ce n’est là que morale — que cette angoisse qui soutient maintenant un amour déclenché reste tôt ou tard à la charge de qui manie cette petite recette, et jusqu’à faire de lui son éternel débiteur. Il faut donc sans doute le signaler fortement. Le prix à payer est, là aussi, de structure ! Ce prix à payer n’est pas hégélien, puisque Hegel déplie sa dialectique dans l’après-coup de la crainte qui disparaît et qui s’abolit dans une renonciation, sur la ligne de la servitude — imagi­naire — qui s’ensuit. Non, cette dette-là est proprement lacanienne.

Une petite note…

Et, à propos d’un amour qui serait ainsi engagé, Lacan écrit : « Il y a une très, très précieuse note où Hegel indique que c’est par là [i.e., par l’amour] qu’il aurait pu faire pas­ser toute la dialectique. C’est la même note où il dit que, s’il n’a pas pris cette voie, c’est parce qu’elle lui parais­sait manquer de sérieux. Combien il a raison ! Faites l’expérience. Vous me direz des nouvelles de son succès ». Donc, Lacan mentionne que Hegel le dit dans une petite note… Mais, à la rechercher, on rencontre vite un certain problème, puisqu’il n’y a pas de notes dans la Phé­noménologie de l’Esprit… et, « L’amour manque de sérieux », cette phrase, on la trouve en effet, mais chez Kojève, qui certes l’énonce presque comme une citation, dans son 7° ou 8° cours de l’année 1934/1935, qui portait sur le réel et la phénoméno­logie chez Hegel.

Kojève indique en fait que cette petite note n’est pas vraiment dans la Phénoméno­logie de l’Esprit, mais qu’elle se niche dans un fragment du jeune Hegel de 1795. C’est le Hegel romantique, qui avait cru pouvoir prouver que l’instauration de la dialectique se faisait sur la base et grâce au couple des amants, qui, dans leur rencontre et par l’amour, dépassent leur propre nature.

Mais justement, il se trouve que Hegel va cesser de croire à cette dialectique-là, parce qu’elle pê­che par défaut, et la fameuse petite note qu’évoque Lacan, ce n’est au fond rien de moins que la tota­lité même de ce qui allait s’appeler la Phénoménologie de l’Esprit. C’est en effet dans cette œuvre que la lutte et le travail vont trouver leur place centrale, qui permet d’instaurer désormais la dia­lec­tique dans l’universel, en lieu et place de l’amour et du couple dans le singu­lier. En fait l’amour immergé dans sa jouissance occulte le travail en tant qu’il est forcé, en tant qu’il est le lieu d’effectuation et de réalisation du désir, avec la série des transformations qui s’y ap­puient.

Hegel le philosophe démontre donc ce manque de sérieux de l’amour, et sur ce point, Lacan le psycha­nalyste applaudit des deux mains. Mais sur quelles bases applaudit-il, sur quelle doctrine du dé­sir ? Il ne s’agira pas ici commenter cette doctrine, qui oblige à de trop longs développements ; il faudra au contraire conclure et l’illustrer seulement, grâce à une petite vignette clinique, une for­ma­tion de l’Inconscient — c’est un rêve —, produit par un analysant.

Dévorations

Cette personne sait que son couple se défait, et elle rêve alors ceci : Il y a une scène, et quelque part dans cette scène, la marque ou la trace discrète de la jouis­sance. Le sujet se voit assis là face à son amant, lui découpant la jambe en fines lanières sanguinolen­tes qu’il mange au fur et à mesure tandis qu’en réciproque, l’autre effectue sur lui la même opé­ration. Ils sont là tous deux inscrits dans cette hégélienne réciprocité ingérante pourrait-on dire, et cela se passe dans un sentiment de calme et de tranquillité.

Pourtant il y a un problème, ou plutôt une question car cette opération va faire qu’ils seront l’un et l’autre bientôt dé­charnés et morts. Mais comme ils se consomment mutuellement, ils se don­nent à vivre mutuellement et constituent ainsi perpétuellement leur substance qu’ils prélèvent. Bref, la mort comme la vie sont rendues logiquement impossibles. Et ce qui retient alors le rêveur ce sont deux choses : d’abord l’irrésolvabilité logique de ce mouve­ment infini, et ensuite l’absence d’angoisse alors que le tableau est en lui-même horrible.

Hegel dirait donc que tout cela n’est pas sérieux car l’enjeu de la mort est gommé, et sans cette crainte, le désir n’inscrit aucune dialectique qui dépasse la réalité donnée. Disons pour notre part que dans ce rêve, le Che vuoi ? n’y est plus que trace abolie, tandis que cor­rélativement le manque dans l’Autre, lui, se trouve recouvert dans son envers même.

Alors, la petite recette d’amour, ou plutôt, de jouissance, eh bien, on en fera ce qu’on en voudra, mais sachons pourtant bien que cette formule, depuis Freud, a trouvé une nouvelle épaisseur. Il ne peut pas ne pas apparaître maintenant que, marquée au coin de l’intersubjectivité imaginaire et la concupiscence, cette recette de séduction a aussi la fonction d’occulter le chiffre d’une autre formule, qui marque elle les choses au plus près de la découverte freudienne : « je te désire, même si je ne le sais pas ».

Nous voilà donc prévenus, au moins a minima

[1] Laurent Ottavi. Département de psychologie, Laboratoire de Cliniques psychologiques, Université Rennes 2 Haute-Bretagne.

[2] Phénoménologie, pp. 151-155, traduction J. Hyppolite, 1941.

[3] Kojève, Hyppolite, Lefebvre, Jarzik, Labarrière…

[4] Lacan J. « Le Graphe du désir ».

[5]… que l’on peut retrouver noté dans une partie du « Graphe du désir » de Lacan, dans “Subversion du sujet et dialectique du désir” in Écrits, Paris, Le Seuil, 1966, p. 815.