Sur les entretiens préliminaires

QU'EST-CE QU'UN FAIT CLINIQUE ?

Psychologie Clinique 17

septembre 2004

Sur les entretiens préliminaires

Par Stéphane Thibierge[1]

Résumé : L'auteur interroge la fonction des entretiens préliminaires et ce qui se joue pour le sujet, en clinique, dans ce moment spécifique. Il le fait en s'éclairant des concepts d'image, de reconnaissance et d'identification, de transfert, en interrogeant l'incidence de l'objet, au sens psychanalytique du terme, dans l'expérience et le discours du patient au cours d'un premier entretien. Il évoque l'importance des entretiens préliminaires dans l'appréciation des faits de la clinique.

Mots clés : Entretiens préliminaires ; reconnaissance ; image ; identification ; transfert ; objet ; angoisse ; acte ; passage à l'acte ; valeur ; fait clinique.

Nous proposons d'interroger et de préciser ici la fonction de ce qu’on appelle les entretiens préliminaires. Nous évoquerons cette fonction telle qu'elle prend effet dans la cure analytique. Elle y a valeur exemplaire, nous semble-t-il, au moins pour notre propos. Ce cadre minimal suffit en effet à indiquer ce qui peut se jouer lors d'un premier entretien clinique également dans d'autres conjonctures, comme en institution à la suite d'une hospitalisation ou au début d'une démarche de suivi, par exemple. Les entretiens préliminaires désignent un temps bien repérable dans une cure, même si la durée et les modalités de ce temps peuvent varier d'un sujet à l'autre. Qu'il y ait là un temps à certains égards caractéristique ne veut pas dire pour autant que ces entretiens relèvent d'une technique qui leur serait appropriée. Ils présentent certes des aspects que l'on peut qualifier de techniques, tout comme la conduite de la cure peut en présenter. Mais comme dans la conduite d’une cure, ce dont il s'agit ne peut être appréhendé sur le seul plan de la technique. Nous évoquerons cette question en nous appuyant sur une distinction nettement posée entre les deux notions respectivement de la reconnaissance et de l’identification. C'est une distinction que nous avons eu l'occasion de préciser ailleurs, et que nous reprendrons ici dans la mesure nécessaire à l'exposé de notre propos[2].

Les entretiens préliminaires sont un moment remarquable d’abord en ceci que, dans la trame ordinaire de la vie, ce moment désigne pour le sujet un temps qui se détache comme portant à conséquence. Il n'est pas sans conséquences, et cela quelle qu’en soit l’issue prochaine – que le sujet commence un travail, ou qu’il ne revienne pas. Pourquoi cela ? C'est que le sujet engage dans ce moment une question qui comporte quelque chose de radical. Qu’il le sache ou qu’il ne le sache pas – en fait il le sait le plus souvent, mais il ne se situe pas d’emblée là où ce savoir l'amène – le sujet s'y avance dans une zone où il s’agit pour lui d'une question touchant ce que nous pouvons appeler la valeur, ou encore la pesée de son être. C’est cela qu’il met en jeu, dans une balance dont il ne connaît ni l’appareillage, ni l’index. Et ce qui est introduit dans ce temps spécifique, c’est une question posée sur ce qui fait valeur. C'est en ce sens un moment d’arrêt, un point de changement, voire de rupture, dans l'existence du sujet. Qu'appelons-nous ici valeur ? La valeur renvoie toujours, rappelons-le, au premier principe de la représentation : quelque chose venant à la place d'autre chose. Et c’est seulement en référence à cette structure simple que nous pouvons distinguer les deux registres très différents que nous indiquions précédemment, de la reconnaissance et de l'identification. On reconnaît en effet toujours à la place de ce qu’on n’identifie pas. Pour reconnaître quelque chose, il faut ne pas identifier autre chose. Nous pouvons en donner une illustration très simple à partir de la demande. Ce que demande un sujet, je ne peux y trouver un sens, le comprendre, que dans la mesure où je n'entends pas ce qui est en jeu dans cette demande, où je ne suis pas en mesure de l'identifier. C'est d'ailleurs ce qui fonde la défiance légitime de l'analyste, et du clinicien plus généralement, à l'endroit de ce qui serait une pure et simple exigence de compréhension. Bien souvent en effet, sinon toujours, ce qui s'avance et veut se faire reconnaître sous l'apparence de la demande est autre que ce que le sujet pourra y identifier, après coup.

La question que nous évoquons ici interroge spécialement ce qui peut se produire dans l’ordre humain que nous appelons un acte. Ce registre de l’acte n’est jamais absolument éclairé ni élucidé dans l'ordre du conscient, il n’est en ce sens jamais entièrement saisissable ni compris, même si un acte n’est pas non plus de l’ordre de l’ineffable. Un acte n’est assurément pas ineffable, d'abord parce qu’il se rapporte toujours, en tant qu'acte, à des coordonnées symboliques et à une intentionnalité définies au moins dans une certaine mesure, ensuite parce qu'il a des conséquences. Ces conséquences font partie après coup des coordonnées de l'acte, de sa pesée et de son appréciation. Le problème pour le sujet, c’est qu’il n’a aucune idée de ces coordonnées lorsqu’il s’adresse à l’analyste, et lui présente sous les modalités les plus diverses ce que nous venons d’évoquer. Il vient avec une demande dont il ne connaît pas l’enjeu, puisque c’est justement cela qu’il aura à interroger. Le seul point de référence qu’il ait en cette occasion, c’est l’analyste. Et l’analyste – mais cela vaut aussi bien pour le médecin qu'on va consulter – que représente-t-il là ? Du seul fait qu’il reçoit la demande du sujet, et qu’il en est destinataire, il est le symbole de la question que recouvre cette demande. Et il en fait, par la raison qu'il en est le destinataire, autre chose. C'est ici la structure du transfert qui est mise en jeu et qui peut permettre au sujet, s'il le veut bien, de déchiffrer autre chose de sa demande que ce qu'il y reconnaît d'abord. Mais ce n'est pas là toutefois la seule incidence du transfert, comme Freud l'a souvent souligné. Dans la mesure en effet où il représente non seulement cette question, mais aussi ce qui pourrait imaginairement en constituer le terme ou l'issue, sous la forme d'un idéal par exemple, l'analyste – ou le praticien – est mis en une place qui peut être reçue comme une place de maîtrise, pour autant que cette maîtrise lui soit supposée. Cette maîtrise supposée du côté de l’analyste est fréquemment notable au moment des entretiens préliminaires et elle s'observe aussi pendant la cure ou certains temps de la cure. Elle est là pour occulter autre chose : disons qu'elle a pour fonction de masquer la mise, c'est-à-dire ce que le sujet vient introduire dans le jeu et comment il l'amène, dans la structure du transfert. Or c'est bien par là, par le biais de cette mise qu'il ne peut tout d'abord ni reconnaître ni identifier, sauf par ce qu'en matérialise le retour de chaque séance dans l'analyse, que le sujet introduit la question de sa jouissance, et de l'objet qui le mène.

Pour l’analyste, lui sait en principe que ce qu’il symbolise, autrement dit ce dont il tient lieu pour le patient, il n’en a pas l'idée – même s'il en est un peu averti de par la place où il opère, que lui assigne le transfert. Concrètement, cela signifie que dans ces premiers entretiens, l’analyste reçoit ce qui lui est amené par le sujet comme quelque chose que littéralement il ne comprend pas et qu’il ne saurait à vrai dire d’aucune manière pouvoir comprendre ou reconnaître. Cela tient en effet à des raisons qui sont étroitement liées à la structure même de la demande, telle qu'elle se présente d'abord dans l'espace du transfert, effectivement opaque et soustraite à la compréhension. Ce point nous permet de relever ici en quoi le passage par l'écriture et l'appui pris sur de l'écrit peuvent s'avérer féconds et bienvenus dans le premier abord des faits de la clinique. Il est toujours instructif et surprenant, quand on en a le temps, de noter dans l'immédiat après-coup un premier entretien : les paroles du patient, ce que l'on pourrait appeler son style, et les divers traits significatifs relevés à la hâte en cette occasion. Le fait est qu’on peut très bien écrire sans comprendre et de plus, quand on écrit sans trop réfléchir, l'on a quelque chance d’attraper ce qui n’apparaît pas de prime abord, ce qui n’est pas reconnu dans ce qu’amène le sujet, ce qui n’est pas reçu dans la reconnaissance. Là, avec ces morceaux écrits, on a quelque chance d’attraper quelques éléments qui peuvent donner un appui pour identifier ici et là certains traits qui commencent à pointer, à laisser apparaître ce qui est amené sous couvert de la demande du sujet. Qu’entendons-nous par identifier en ce sens ? Pour le faire entendre, prenons l'exemple d’une lettre, n'importe quelle lettre d'une écriture. Il est clair qu'une lettre, nous ne pouvons que l'identifier, ou non. Nous ne la reconnaissons pas à proprement parler, au sens où nous reconnaissons un paysage, où nous disons par exemple : cette disposition, cette ambiance, cela me dit quelque chose, cela ne m'est pas inconnu – et peu à peu l'on reconnaît, on s'y retrouve, nous sommes dans l'ordre du familier. Il ne se passe rien de tel avec une lettre. Nous l'identifions ou pas, il n'y a pas de demi-mesure, de plus et de moins, d'approximation possible. Il suffit pour le vérifier de se faire écrire au tableau une lettre d'une écriture que l'on ne connaît pas. Il n'y a aucun moyen de la reconnaître progressivement. Nous l'identifions, ou pas. Or, identifier une lettre suppose que l'on a expérimenté son retour un grand nombre de fois, quand on a appris à lire et à écrire. Identifier quelque chose suppose toujours le retour de ce que nous identifions. Et dans les entretiens préliminaires, il y a à l'œuvre ce mode de retour de certains traits significatifs que le sujet atteste malgré lui et souvent à son insu dans ses propos et à travers tout ce qu'il peut y avoir de matériel signifiant dans ce qu'il apporte. Ces modalités de la répétition peuvent placer le sujet dans des difficultés ou un embarras importants, et le figer dans cette répétition. C'est souvent de cela qu'il se plaint, sans que nous soyons en mesure de comprendre cette plainte. Cependant il nous est possible d’en identifier certains traits, de les préciser, de les mettre en série, et c'est à partir de là que nous commençons à saisir les faits cliniques. Nous ne pouvons le faire, remarquons-le, qu'à partir de notre propre langage, c'est-à-dire de ce que nous sommes en mesure d'entendre du langage que nous parlons[3].

Nous distinguons donc ces deux registres : la reconnaissance et l'identification, comme un moyen de préciser de quelle manière nous appréhendons les faits de la clinique. Et les entretiens préliminaires donnent l’occasion de faire entendre et d'utiliser assez précisément cette distinction. Allons maintenant un peu plus avant en suivant ce fil. Que fait le sujet quand il essaye d’expliquer ce qui l’amène ? Il fait ce que nous sommes régulièrement enclins à faire quand nous voulons expliquer à l'autre ce qui se passe. Nous l'avons dit, il essaie de nous faire comprendre. Autrement dit, il tente de se situer dans un registre qui est celui de la reconnaissance. Il essaie, disons-nous, car de fait il n’y arrive pas, il n'est précisément pas dans ce registre de la reconnaissance, il est ailleurs. Et c'est bien parce qu'il ne s'y retrouve plus qu'il nous en fait état. Mais cela demande à être ici plus précisément évoqué. Arrêtons-nous d'abord sur ce registre de la reconnaissance. Dans la mesure où il désigne le champ de ce que l’on reconnaît, il renvoie à ce qui se présente à la conscience comme constituant la réalité. Cette réalité se présente assez ordinairement au sujet comme monotone dans sa trame et sa tonalité dominante, dans la mesure où rien ne s’y signale comme étrange, ou inintégrable. C'est bien pourquoi ce que nous appelons la réalité, c'est simplement ce que nous reconnaissons. Il faut ici rappeler que le modèle de la reconnaissance et sa forme en quelque sorte prototypique, c’est l'image spéculaire. Nous nous référons ici à la conception du stade du miroir élaborée par Jacques Lacan. À la suite des travaux de Wallon, mais en articulant d'une manière nouvelle la fonction de l'image spéculaire, Lacan montre d’une façon détaillée comment le modèle premier et définitif de ce qui est reconnu par le sujet dans la réalité, c’est l’image du corps. Mais l’image du corps n’est pas, justement, un objet à proprement parler réel. Elle constitue une forme et une unité virtuelles. Elle existe certes, mais elle se constitue comme un mirage d’unité et de complétude. Et, point important, elle vient prendre fonction pour nous, c'est-à-dire pour le sujet, à la place d’autre chose, nommément à la place de ce que nous pouvons désigner fondamentalement comme le réel du corps. Comme Lacan le rappelle et le souligne, ce réel du corps se caractérise aux premiers temps de la vie, chez le sujet humain, par une prématuration de la naissance entraînant une incoordination motrice et une dépendance qui, ajoutées au morcellement pulsionnel dont le corps du nourisson fait l'épreuve, déterminent un malaise et une détresse auxquels aucun soin maternel ne peut tout à fait répondre. L'image de ce corps se constitue comme on sait à un âge compris entre 6 et 18 mois, et elle résulte d’une inadéquation et d’un décalage irréductibles entre le réel du corps, que nous venons d'évoquer, et sa forme virtuelle, c'est-à-dire son unité en tant qu'image.

Qu’est ce qui fait que cette image représente le réel du corps, c'est-à-dire que le sujet puisse saisir et appréhender cette image à la place de ce réel (et sous une forme leurrante, car toujours décalée, toujours anticipée comme virtuelle, et jamais réalisée telle que nous l'anticipons virtuellement) ? Ce qui rend cela possible, c’est l’intervention et l’opération du symbole dans ce dispositif. Le symbole désigne cette structure de renvoi qui permet de substituer, dans l'ordre symbolique précisément, quelque chose à quelque chose d'autre. C'est la manière la plus simple de présenter ce qu'on appelle une métaphore. C'est également au principe de la valeur, nous le rappelions en commençant, dans la mesure où la valeur suppose une structure minimale de la représentation. Pour que le réel dont nous parlons ici soit représenté par cette image, il faut qu’il soit symbolisable, c'est-à-dire articulé à l’ordre du symbole – ce qui ne signifie pas du tout pour autant qu'il puisse être symbolisé complètement. Cette articulation au symbole, il est clair que c’est l’immersion dans le langage qui la permet. Cela donne une structure simple que l'on peut résumer en l'écrivant comme suit, avec à gauche l'état réel du corps, et à droite l'image virtuelle de ce réel, telle qu'elle se constitue dans le miroir.

langage (symbole)

réel du corps / image virtuelle

Je

Lacan parle du stade du miroir comme formateur de la fonction du Je dans la mesure où le sujet va être précisément situé, symbolisé, à la jonction de ce qui est en réalité une inadéquation fondamentale entre ce réel et cette image. Le sujet est symbolisé ici par un trait au lieu de cette inadéquation que désigne le Je. Le Je, symbole ou marque du sujet, désigne donc en fait ce que nous pouvons appeler une inadéquation jamais résolue du réel du corps à la spatialité. Nous avons un corps, certes, et nous le savons notamment par ce que nous en éprouvons, mais ce corps est tout à fait autre que ce que nous en reconnaissons, c'est-à-dire que son image. Lacan désignera dans cette image ce que Freud avait nommé le moi idéal. Et ce corps, nous en visons l'être et nous le pensons comme unité là où il n’est pas, dans l’image, c'est-à-dire comme autre. Toute la relation agressive au semblable découle de ce fait que c’est comme autre, c'est-à-dire à une place que nous distinguons comme celle de l'autre, que nous appréhendons ce que nous visons comme nous-même.

La constitution de l’image, et avec elle celle de tout le champ de la reconnaissance, passe donc par une certaine articulation du symbole au réel du corps. Ce réel doit être dans une certaine mesure symbolisé. La difficulté tient ici à cette symbolisation, puisqu'elle ne présente aucun caractère d'évidence. Cela – cette difficulté éminente de la symbolisation du corps – c'est aussi ce qui donne à la question : qu'est-ce qu'isoler un fait clinique ?, sa pertinence pratique et doctrinale. C'est un rêve ancien que de vouloir symboliser le corps, et notre époque reprend cette idée de manière naïve, comme si l'idéal devait être, moyennant les techniques appropriées, un savoir sur le corps comme totalité symbolisée[4]. S'il n'est de fait pas du tout évident que le réel du corps se symbolise, c'est qu'il doit pour cela être pris dans un ordre et des articulations qui n'ont a priori aucun rapport avec lui, et qui sont ceux du langage. Cette prise du langage sur le réel du corps du nourrisson ne se fait pas toujours, ou rencontre parfois d'évidentes difficultés, comme en témoigne toute la clinique, particulièrement celle des psychoses. Dans tous les cas elle nécessite l'intervention d'un autre, qui prend soin de l'enfant ou se trouve du moins dans sa proximité et qui le vise en référence à une demande et au-delà à un désir. La prise du langage sur le corps suppose en ce sens toujours que quelque chose soit cédé, livré à l’autre. Nous pouvons résumer ce point en disant que le réel du corps n’est symbolisé qu’au prix de représenter – par le symbole – quelque chose pour l’autre. Le corps du nourrisson va être objet d’une demande de l’autre, que nous pouvons à peu près résumer ici dans la figure de la mère, dans le même temps où il a affaire à cette demande de l'autre, étant donné qu'il n'existe pas de réponse adaptée à cette demande, le corps de l'enfant sera aussi nécessairement constitué, au-delà de cette demande, comme objet du désir – fondamentalement énigmatique, étrange – de l’Autre. Cela veut dire, en un mot, que le corps de l'enfant ne se prête à la symbolisation que dans la mesure où il abandonne, où il cède quelque chose de sa jouissance à l'Autre. C’est ce que la psychanalyse appelle le refoulement. Le refoulement désigne en ce sens ce que nous pouvons appeler un tempérament de la jouissance. Il la rend supportable, parce qu'il en fait autre chose, c’est-à-dire quelque chose qui est supposé valoir pour l’Autre. C'est cela, c'est-à-dire cette inscription dans le langage, que désigne la symbolisation dans laquelle est pris le corps.

Il est remarquable – c'est tout particulièrement sensible, c'est aussi ce qu'il nous importe de relever lors des entretiens préliminaires – que c'est principalement selon les modalités du symptôme, d'un symptôme à chaque fois singulier, que se met en place le refoulement pour un sujet. Nous pouvons l'entendre de la manière suivante : c'est qu'au-delà de ce qu’il a cédé à l’Autre de sa jouissance, le sujet ne sait pas ce qui est visé dans son corps par la demande, et encore plus radicalement par le désir de l’Autre. Au-delà de ce qu’il peut céder, il y a toujours un reste qu’il ignore, et qui renvoie à la question : quel objet suis-je pour le désir de l’Autre ? Car de ce désir il n’a aucune idée. Ce reste désigne à la fois ce que le corps du sujet a cédé à l’Autre et ce qui reste néanmoins cessible à l’Autre mais opaque, seulement corrélé au désir de l’Autre sans que le sujet sache jamais à quel titre. C'est cela, ce reste, qui et le plus profondément refoulé par le sujet, et que la psychanalyse désigne sous le terme de l’objet. Lacan l'écrit plus précisément objet a, pour souligner notamment que cet objet, pas plus que le désir de l’Autre, n'a de signification assignable. Cet objet a, l'objet du refoulement, est ce par quoi le sujet est le plus radicalement engagé dans le désir de l’Autre, c'est-à-dire le désir tout court. Cette question que nous évoquons – quel objet suis-je pour le désir de l'Autre ? – il n'est pas surprenant que nous la retrouvions régulièrement, sous des modalités certes très diverses, au premier plan de ce que le sujet amène, spécialement lors des premiers entretiens. Ce qui conduit en effet le sujet à consulter, c'est le plus souvent précisément l'incidence de cette question, et le caractère devenu insupportable des symptômes où elle se donne à lire et à entendre. Cette incidence peut être tempérée par ce qui oriente en principe le refoulement. C'est ce que la psychanalyse désigne sous le terme du phallus, en tant que symbole du manque, pour le garçon comme pour la fille. C’est cela que la psychanalyse a élaboré sous le concept de la castration. La castration est une manière de régler le rapport du sujet à l’Autre suivant des voies qui sont celles d'une jouissance sexuelle phallique, laquelle est ainsi désignée au sujet comme référence normale. Mais cette façon de tempérer les choses en les orientant phalliquement ne résout pas pour autant la question de l’objet a, c'est-à-dire celle du désir de l’Autre, et du même coup celle du désir du sujet lui-même. Ce développement était nécessaire pour rappeler de quelle façon la reconnaissance – et sa forme première donnée par l’image spéculaire – ne peut tenir et n’avoir de consistance qu’à la condition de refouler l’objet a, de le mettre pour ainsi dire entre parenthèses. C'est pourquoi Lacan a pu indiquer la structure de l'image spéculaire dans la formule qu'il notait i(a) : l'image i, forme virtuelle de l'objet noté a.[5] Conformément à la structure de la reconnaissance, le sujet aperçoit i(a), et il ne reconnaît i(a) qu'à la condition de ne pas distinguer a. La reconnaissance de l'image spéculaire, comme plus généralement de la réalité, a pour condition une non identification de a.

Au cours des entretiens préliminaires, le sujet, nous l'avons dit, arrive en faisant état de quelque chose, une demande, sans doute, dont on ne peut pas dire pourtant qu’elle se réduit à une simple demande – si tant est qu'une demande soit jamais simple. C’est pour cela d’ailleurs que lorsqu’il essaie de nous expliquer ce qu'il y a, il est d’abord impossible d’y reconnaître grand-chose. Ce n’est pas une demande banale, en effet. Nous l’avons dit, c’est là un arrêt, une rupture dans la trame ordinaire de la vie, c’est quelque chose qui met en jeu la dimension d’un acte. Nous ne pouvons situer cet acte simplement du côté du sujet, puisque c'est aussi et d'abord celui de l'analyste. Le sujet y est certes impliqué, mais sous cette condition réelle première de l'analyste, moyennant quoi l'acte est aussi du côté du sujet. Or un acte véritable, dans la mesure où il met en jeu la responsabilité du sujet au-delà de tout motif pouvant être trouvé par ailleurs dans la réalité, tient toujours peu ou prou d’un passage à l’acte. Un passage à l'acte, sous quelque modalité que ce soit, se produit précisément lorsque le sujet se situe hors des coordonnées habituelles de la reconnaissance. Dans le passage à l'acte, le sujet ne se repère plus comme nous le faisons ordinairement dans la référence à l'image i(a). C'est pourquoi dans un entretien préliminaire, bien que le sujet puisse fréquemment essayer de nous expliquer les choses en tâchant de se régler sur i(a), en voulant nous expliquer ce qu'il y a, en réalité il ne se règle pas ordinairement sur i(a). Ce qui détermine les modalités de sa parole et de sa présence sous ses divers aspects signifiants, c’est une difficulté, une interrogation ou un embarras, voire une perplexité, sur ce qu’il en est de sa jouissance en tant que sa jouissance ne le laisse pas tranquille et n'est plus habillée par l'image. Autrement dit il a des symptômes, ce qui est banal, mais il présente des symptômes dont la répétition, l’insistance ou le caractère incompréhensible, l'étrangeté ou la bizarrerie, l’amènent à sortir du champ de ce qu’il peut reconnaître. C’est en cela qu’il introduit selon des modalités très variables la question de la jouissance, en tant qu’elle vient au premier plan. Cela, le sujet ne le sait pas, ou pas immédiatement. Mais c’est cette question dont l’analyste tient lieu de symbole, en tant qu'il en détiendrait une sorte de maîtrise, c'est-à-dire un sens reconnaissable. C’est pour cela que nous pouvions dire plus haut que derrière cette maîtrise supposée à l’analyste se présente quelque chose de beaucoup plus opaque. C’est précisément cet objet a qui détermine à l’insu du sujet ce mode d’approche déconcertant de sa demande, et qui en fait un temps et une modalité du sujet dont on ne distingue encore ni les coordonnées ni les conséquences. Par rapport à cela l’analyste n’a donc pas à chercher à reconnaître un sens. Mais il essaiera d’identifier tel et tel trait, modalités fragmentaires, punctiformes, de la parole en tant qu'elle est articulée à l'objet, d'une manière que nous pouvons tenir pour spécialement significative et instructive lors des entretiens dits préliminaires. C'est que l'objet a est là en quelque sorte sorti du cadre de l’image, du fait de ce temps de précipitation si particulier d'un premier entretien. Il produit pour cette raison des effets nettement décelables à l'attention et à la lecture cliniques. S’il est vrai que dans ces entretiens préliminaires, le sujet n’est pas orienté autant que d'ordinaire par i(a), si ce temps est un temps où il est pris de manière souvent très serrée dans les déterminations de a, avec l'incongruité ou l'étrangeté que cela comporte, on peut s’attendre à l’émergence chez le sujet de l'angoisse à divers degrés, parfois jusqu'au point d'une dépersonnalisation franche. Lorsque c'est bien la question de sa jouissance qui amène le sujet, en tant que cette jouissance ne lui est plus supportable, l'angoisse sera liée à la fois à la place directement déterminante de l’objet a dans ce qui commande le propos du sujet et au fait que soit généralement atteinte pour lui la relation duelle ordinaire qui donne consistance à i(a). Il est assez fréquent de constater que ce qui est amené dans les premiers entretiens va être recouvert, refoulé au moment où le sujet se trouve allongé, pour n'être réévoqué parfois que longtemps après dans le temps propre de la cure. Dans la mesure où celle-ci est menée assez loin, le sujet peut revenir à l’acte de départ, identifié après tout le parcours de ses coordonnées. Ce sont alors les conséquences qu'il en tirera éventuellement, autrement dit ses actes, qui indiqueront ce qu'aura été son appréciation de ces coordonnées, c'est-à-dire les faits d'où il part, comme sujet.

Références

CHASLIN, P., Eléments de sémiologie et clinique mentales, Asselin et Houzeau, Paris, 1912.

CLERAMBAULT, G. GATIAN de, Oeuvres psychiatriques, rééd. Frénésie éditions, Paris, 1987.

CZERMAK, M., "Entretien avec Nicolas P.", in Sur l'identité sexuelle - à propos du transsexualisme, vol. I, Ed. Le Discours Psychanalytique - Ass. freudienne internationale, Paris, 1996, p. 355-396.

CZERMAK, M., "L'inconvenance de la pratique", Patronymies - considérations cliniques sur les psychoses, p. 174-185.

LACAN, J., "Entretien avec Michel H.", in Sur l'identité sexuelle - à propos du transsexualisme, vol. I, Ed. Le Discours Psychanalytique - Ass. freudienne internationale, Paris, 1996, p. 311-353.

SEGLAS, J., Des troubles du langage chez les aliénés, Paris, Rueff et Cie Ed., 1892.

THIBIERGE, S., Pathologies de l’image du corps, P.U.F., 1999.

THIBIERGE, S., L'image et le double - la fonction spéculaire en pathologie, Eres, 1999.

[1] Psychanalyste, Paris, Maître de conférences en psychopathologie à l'Université de Poitiers.

[2] Cf. S. Thibierge, Pathologies de l'image du corps, P.U.F., 1999. Nous entendons ici la reconnaissance en son acception première : reconnaître un objet ou généralement la réalité sans difficulté particulière, au contraire de ce qui se signale par exemple sous le nom du sentiment d'étrangeté, ou encore de l'angoisse. Nous prenons le terme d'identification en son sens premier, transitif.

[3] Il ne s'agit pas là de la compétence linguistique, mais plutôt de ce que le refoulement et le mode d'adresse de chaque sujet le mettent en mesure d'entendre de ce qui se dit.

[4] C'est là un idéal de maîtrise narcissique qui renvoie fondamentalement, comme tel, au registre de l'imaginaire. Relevons au passage que l'idée contemporaine d'un savoir du corps défini surtout comme une imagerie, sous les différentes modalités que nous en propose la technique, participe pleinement de cet imaginaire.

[5] L'image spéculaire ainsi définie correspond exactement à ce que Freud a appelé le moi idéal. Pour un abord plus précis de ces différents points, nous renvoyons le lecteur à notre ouvrage L'image et le double - la fonction spéculaire en pathologie, Eres, 1999.