Savoir et altérité dans l’épistémologie psychanalytique

QU'EST-CE QU'UN FAIT CLINIQUE ?

Psychologie Clinique 17

septembre 2004

Savoir et altérité dans l’épistémologie psychanalytique

Par Fethi Benslama*

Résumé : L'auteur souligne que la pensée représentative oublie cet appel de parole. C’est ce que la psychanalyse s’est donnée pour tâche d’entendre et de poser comme primat.

Mots clés : Épistémologie psychanalytique ; objet ; parole ; représentation

"Some elementary lessons in psycho-analysis " (1938) est le tout dernier texte de Freud consacré à présenter la recherche en psychanalyse[1]. Certes, il s’agit d’un texte fragmentaire, mais Freud y esquisse un ultime projet, qui n’a pas reçu à mon sens tout l’intérêt qu’il mérite, celui de faire « participer l’autre à l’édification d’une nouvelle théorie de l’objet ». Il commence par distinguer entre ce qu’il appelle une présentation génétique qui « reprend le chemin parcouru précédemment par le chercheur » et une présentation dogmatique qui, à la différence de la première, « met les résultats en tête ». Bien que Freud évoque dans cet exposé les deux méthodes, en expliquant les avantages et les inconvénients de chacune, nous connaissons néanmoins l’affinité de l’écriture freudienne pour la modalité qui consiste à décrire le processus de construction de l’objet du point de vue du chercheur. Cette affinité n’est pas accidentelle, elle relève d’une problématique de fond relative aux conditions du savoir psychanalytique. Elle vient dans ce texte sous la question : « où l’homme prend-il cela ? ». Question épistémologique à vrai dire d’ordre général qui recèle, derrière l’enjeu de la présentation, le problème de la représentation dans son rapport à l’intelligibilité, à la preuve et à l’épreuve, à la méthode, à la vérité et, sans que cette énumération soit exhaustive, in fine à la reconnaissance scientifique. Le où, dans la langue, est interrogatif quant au lieu, au temps, à la manière, aux moyens utilisés, auxquels la genesis se propose de répondre en expliquant comment « cela » est venu à cette présentation. La question pourrait s’expliciter ainsi : comment l’homme s’est-il pris pour générer ce qu’il met devant lui dans une visée universelle ? « Mettre devant soi » est l’une des définitions classiques de l’objet, en tant qu’il suppose un sujet en arrière. C’est dans le rapport du sujet à l’expérience possible avec l’objet que se pose la question de la genesis.

La recherche épistémologique a montré que cette intelligibilité génétique ne peut se situer seulement dans le registre empirique, parce que l’expérience ne livre pas par elle-même les conditions de son intelligibilité, et qu’elle suppose nécessairement une capacité antérieure à recevoir l’expérience, capacité qui constitue la source des principes heuristiques, les conditions de possibilité de l’expérience. Cela rejoint du reste, la façon dont la psychanalyse pense l’événement et plus particulièrement le traumatise : le réel, lorsqu’il ne trouve pas les conditions de sa réceptivité laisse un trou dans la psyché, ou bien connaît un sort en fonction de ce qui est déjà là en termes de fantasme, de défense et de structure qui en déforment la réalité. Dans l’ensemble de son développement, la méthode de Freud est conforme à cette épistémologie de la scientificité. La genèse du savoir psychanalytique ne se constitue pas seulement du point de vue de l’expérience, mais également sur le plan métapsychologique qui commande la possibilité de penser l’expérience. On pourrait dire qu’elle est génétique alternative, par dérivation empirique et par déduction métapsychologique, ce qui signifie qu’elle n’obéit pas à une logique développementale dans un temps chronologique linéaire. La logique du méta est anachronique.

Cependant, la pensée d’une genèse ouvre une autre question dans la question « où l’homme prend-il cela ? », c’est la question de « reprendre le chemin parcouru ». Le où prendre suppose un reprendre quelque part, dans un où qui n’est plus là, qui est passé, qui a été traversé, sur lequel le chercheur doit faire retour, tel un revenant. Ce mouvement appartient donc à un registre de la répétition qui suppose l’existence d’une expérience initiale mémorisée, dont on se déprend afin qu’il y ait reprise de frayages et anamnèse, ce en quoi consiste l’opération d’une restitution instauratrice de l’objet dans la genesis.

La répétition n’est alors nullement une réitération du passé comme tel, un retour du même, mais un détour pour revenir, non pas à un commencement où une origine, mais à un point d’ignorance ou de méconnaissance – G. Deleuze dit : de bêtise comme condition où la pensée ne pense pas encore[2] – afin que le chercheur puisse présenter le moment d’une quête où il s’exile hors le lieu de cette méconnaissance. Il s’exile pour en venir à un autre lieu, celui d’un présent vivant qui s’indique par le fait qu’il y a eu une mutation de savoir dont la genesis rend compte. Dans le texte en question, ce lieu de la méconnaissance est indiqué par un occupant désigné à travers deux termes, le profane et l’élève et par la condition d’un : il ne savait rien. Dès la première phrase, Freud le fait intervenir ainsi : « Lorsqu’on veut présenter au profane un certain domaine du savoir– ou en terme plus modeste de la recherche – on a évidemment le choix entre deux méthodes ou techniques ». L’argument par lequel Freud justifie l’usage des deux méthodes apparaît comme une lutte contre le jugement, la croyance, la critique du profane qui ne se laisse pas impressionner.

En fait, il est clair que « reprendre le chemin parcouru », suppose un autre qui se méprend, dont le chercheur doit prendre la place, une place qui est supposée avoir été occupée primitivement par lui, afin de faire advenir la genèse de sa recherche. Selon les termes de cette situation, il s’agit donc d’un jeu de permutation dans lequel le chercheur doit occuper le lieu de l’autre pour pouvoir déployer la genesis. Le projet de Freud dans ce texte suppose ainsi la structure inversée d’une scène qui n’est pas sans rappeler le mécanisme pulsionnel de la permutation entre les deux pôles actif/passif du partage de la jouissance[3], joué ici sur le plan du processus de pensée entre savoir/non savoir, de sorte que le mouvement méthodique de la genesis semble reposer sur le fait que ce qui permet le mieux la représentation d’un savoir possible, c’est que nous ne savons pas encore. J’use ici à dessein d’une formule proche de celle de M. Heidegger, lorsqu’il écrit « Ce qui nous donne le plus à penser, c’est que nous ne pensons pas encore »[4]. Il devient évident dès lors que « la nouvelle théorie de l’objet », telle que Freud l’esquisse dans un dernier geste, vise une méthode de l’engendrement du processus de pensée dans l’épistémologie psychanalytique. La répétition est exigée selon une structure ternaire analogue à celle de la scène du fantasme entre deux positions : savoir/ne pas savoir et le lecteur comme témoin. C’est le mouvement entre ces lieux qui déplie la genesis. Or ce mouvement, nous l’avons vu, est riche d’une série de déclinaisons à partir de la question « où l’homme prend-il cela ? », impliquant toute une chaîne : prendre, reprendre, se déprendre, se méprendre, à laquelle il faudrait ajouter se prendre pour (l’autre). Dans cette dynamique, il ne s’agit pas de faire prévaloir une transcendance du non-savoir en soi, ce qui reviendrait à accréditer l’ignorance comme un bien ; c’est à partir de la situation de ne pas savoir encore que s’engage le mouvement. Encore (Wieder) appelle un à nouveau (holung) vers le lieu du savoir, ce qui fait du concept freudien de répétition (Wiederholung) l’équivalent exact du transfert, non pas comme expérience, mais comme principe de la genesis.

Mais d’où vient le nouveau ? Qu’est-ce qui contraint à aller d’un lieu vers un autre ? Ou bien, si nous reprenons le motif Heideggerien, comment le fait que nous ne pensons pas encore, peut-il nous donner à penser ? D’où vient le don ? Par le maître, par l’ami, par le transfert ? Oui, mais c’est insuffisant. Il faut une force, une contrainte qui fasse effraction, qui mette en péril la cohérence d’une situation ou régnait le statu quo et l’indifférence. Nous ne cherchons pas, tant que rien ne nous force à chercher. Dans la suite du texte, Freud décrit en effet, à travers des exemples, une série d’incidents qui rompent le cours normal, contrarient l’intention, détournent le dessein, provoquant la honte, l’embarras, le sentiment d’étrangeté. Ce qu’il veut indiquer, c’est qu’avant de disposer du concept d’inconscient et de sa théorie, nous avons affaire avec des forces inexplicables, inconnues, qui s’imposent sans plus. À ce niveau, il n’y a ni vrai, ni faux, ni erreur, ni vérité. Il y a du non-sens et c’est cela l’événement : la rencontre d’une violence qui dérobe le sol sous nos pieds. Et la violence ne s’oppose pas ici à la parole ou au droit elle est sortie des gonds, out of joint sans explication. Si Freud établit un rapport positif à ce lieu de l’autre qui ne sait pas, qui ne pense pas, ce n’est pas pour des raisons morales, mais pour autant que c’est de ce lieu que vient l’événement qui force à savoir et à penser. Au niveau d’une écriture de la genesis, ce que nous appelons inconscient, c’est la force de l’événement. La force de l’événement… à savoir, à penser, à chercher. Et il est certain qui si nous ne maintenons pas ce point de vue, en deçà et au-delà du concept, il n’y a plus de psychanalyse.

Pour finir, Freud retourne vers une scène de ses débuts, celle d’une expérience de Bernheim à laquelle il a assisté en 1889 à Nancy. Il s’agit de l’injonction donnée à quelqu’un sous hypnose d’ouvrir un parapluie, lorsque une fois réveillé, il verrait son hypnotiseur entrer à nouveau dans la chambre. Ce que Freud présente alors, ce n’est pas seulement la situation de quelqu’un qui est conduit à commettre un acte insensé, hors de sa volonté, mais un acte où se montre la bêtise de la conscience, lorsqu’elle refuse d’assumer l’anomalie de l’insu qui la trahit. À tel point que Freud croit nécessaire de réserver sa dernière pensée à la conscience : « Elle reste la seule lumière qui nous guide et nous éclaire dans les ténèbres de la vie psychique ». Oui, mais une fois admise la force des ténèbres. Si nous lisons bien cette scène, l’inconscient, tel que la genesis le présente, n’est pas une force du dedans, mais la force qui procède d’une rencontre avec le dehors, incarné par cette figure du maître obligeant (l’hypnotiseur), proférant la phrase qui dicte l’acte d’une trahison du soi conscient. Une figure donc du langage contraignante, insinuante, qui divise l’homme. La genesis n’est pas alors le procès d’un commencement, mais procède du milieu de cette division. Ça ne commence jamais qu’au milieu. À certains égards, le langage est notre hypnotiseur permanent, à hauteur de notre créance.

Si nous méditons ce que Freud a voulu dire à la fin par « une nouvelle théorie de l’objet » faisant « participer l’autre à son édification », il y a tout lieu de penser que sa démarche tente de parer à un « inconscient » désactivé par son concept dogmatique, dont il ne nie pas légitimité, mais qu’il contourne pour nous amener à chercher du côté d’une zone de naissance à l’œuvre (la genesis ou la méthode génétique) où ce que nous appelons inconscient est une force exilante qui fait l’événement du savoir : hors le lieu donné. Dans le topos de la genesis, il n’y a pas un objet de recherche préexistant auquel le savoir devient adéquat, mais une série de mouvements entre des lieux où celui qui cherche dérive avec des forces venant d’un « Il ne sait pas encore ». Il devient dès lors suffisamment clair qu’à la question épistémologique du départ, où l’homme prend-il cela ?, la psychanalyse répond, de la force des ténèbres psychiques qui l’exilent toujours. Mais à condition que sa méthode rouvre le concept en permanence pour manifester les mouvements tumultueux du sens que le concept, par principe, surpasse et apaise en réconciliant la tension entre l’objectif et le subjectif. Le concept crée en effet une immédiateté à la différence d’avec la chose, puisqu’il l’a déjà tuée et nettoyée. Il s’en sépare par le meurtre qui est nécessairement abolition de l’ici-et-maintenant. Or, rien d’irrévocable ne correspond à cette opération de séparation, sinon les hommes respireraient « en haut dans la lumière rose », selon le mot de Schiller que Freud aime citer, et la psychanalyse n’aurait pas lieu d’être, étant donné que son affaire est bien le rapport possible et impossible entre mot et chose, séparables, inséparables, indomptables.

La genesis de Freud propose une pensée en acte où rien n’est joué d’avance ; elle ne se laisse pas prendre au concept comme produit sédimenté, pas plus que l’interprétation musicale ne se laisse réduire à l’écriture de la partition. Cette comparaison a pour but d’indiquer à la fois la nécessité logique du concept et de souligner en même temps qu’elle travaille à la limite extrême de l’interprétation. L’enjeu est indiqué par Freud en conclusion de ce texte, lorsqu’il identifie les cinq destins réservés à l’inconscient : la psychologie l’a laissé à ses portes, « la philosophie et la littérature ont très souvent joué avec lui, mais la science ne savait pas s’en servir » et ajouter que « la psychanalyse s’est emparée de ce concept, l’a pris au sérieux, lui a donné un contenu nouveau ».

« Lui a donné un contenu nouveau », comment maintenir ce nouveau, sinon en visant au-delà du conçu du concept et sa présomption de la certitude déterminée, vers le procès de la conception qui a un rapport infini au non-sens et à son surgissement inépuisable, parce que dû à la venue de l’autre dans le champ du savoir. On peut apercevoir à partir de là, combien la théorie de J. Lacan s’inscrit dans ce prolongement, dans ce mouvement de la genesis freudienne qui fonde le savoir à travers une recréation de l’objet dans l’hospitalité originaire de l’autre, de sorte que l’objet du savoir est toujours divisé. Parlant du psychanalyste comme sujet supposé savoir, J. Lacan dit : « Si le clinicien, si le médecin qui présente ne sait pas qu’une moitié du symptôme, c’est lui qui en a la charge, qu’il n’y a pas présentation de malade mais dialogue de deux personnes et que sans cette seconde personne il n’y aurait pas de symptôme achevé[5] ». Autant dire que l’identité de l’objet du savoir ne se constitue que par l’autre auquel on s’adresse.

Dans Identité et différence, Heidegger écrit : « Car la science ne pourrait être ce qu’elle est, si l’identité de son objet ne lui était chaque fois garantie d’avance. C’est cette garantie qui assure à la recherche la possibilité de son travail. Et pourtant cette représentation fondamentale de l’identité de l’objet n’apporte jamais aux sciences aucun avantage tangible. Il se trouve ainsi que la fécondité et les succès de la connaissance scientifique reposent partout sur quelque chose qui ne lui est d’aucune utilité. L’appel de l’identité de l’objet parle [souligné par Heidegger], que les sciences l’entendent ou non, qu’elles s’en moquent ou qu’elles en soient troublées et déconcertées »[6]. « L’appel de l’identité de l’objet parle… ». La pensée représentative oublie cet appel de parole. C’est ce que la psychanalyse s’est donnée pour tâche d’entendre et de poser comme primat. Primat de l’appartenance de l’objet au langage, dont la parole établit l’acte de co-appartenance dans l’adresse à l’autre. De sorte que par cette venue à la co-appartenance se dévoile la genèse du rapport du sujet à l’objet. L’objet ne peut donc être une propriété absolue de quelqu’un, il est emprunté, partagé en indivision, dans la communauté avec le langage. C’est pourquoi la genesis n’a rien à voir avec la génétique, elle en est même le contraire, parce qu’elle est hors programme, dans le temps de l’Autre. Telle est la raison pour laquelle, le sujet, depuis Freud, est le sujet de la théorie du sujet, comme un autre.

* Psychanalyste, Maître de Conférences à l’Université Paris 7, Unité de recherche Médecine, sciences du vivant, psychanalyse.

[1] S. Freud, "Some elementary lessons in psycho-analysis" (1938), Résultats, idées, Problèmes II, Paris, PUF, 1985, pp. 289-295.

[2] Gilles Deleuze, Différence et répétition, Paris, PUF, 1968, p. 353.

[3] L’expression « partage de la jouissance » vient sous la plume de Freud dans "Pulsions et destin de pulsions", Œuvres complètes, t. XIII, p. 172. Monique Schneider indique que le terme allemand dont use Freud Mitgeniessen signifie jouissance-avec (Mit-geniessen). Nous remarquerons alors que Geniessen vient du radical genesis. Monique Schneider, Généalogie du masculin, Paris, Aubier, 2000.

[4] Martin Heidegger, Qu’appelle-t-on penser ?, trad. A. Becker et G. Granel, Paris, PUF, 1959, p. 21.

[5] Jacques Lacan, Problèmes cruciaux pour la psychanalyse, 5 mai 1965, inédit. Cité par Erik Porge, Jacques Lacan, un psychanalyste, Erès, 2000, p. 34.

[6] Martin Heidegger, "Identité et différence" (1956), Questions I, Gallimard, 1968, p.260.