Retours d’exil(s)
ANTHROPOLOGIE ET CLINIQUE - RECHERCHES ANTILLAISES
Psychologie Clinique 15
juillet 2003
Retours d’exil(s)
Par Robert Berthelier[1]
Pour le patient étranger, pour ceux qui ont vécu le déplacement, c'est la recherche et le désir du lieu qui sont au centre de leur vie, de leur quête, de leur souffrance. Ce qui importe donc, pour le thérapeute, ce n'est pas la restitution d'un sens culturellement donné de leur origine comme le soutient une certaine théorie culturaliste, mais cette question du lieu à laquelle le patient et son psychothérapeute doivent s'ouvrir et qu'ils doivent accueillir.
Fehti Benslama
Quand Monsieur B. m'a été adressé par son médecin-traitant, il allait fort mal. Triste, geignard, dépressif, se traînant misérablement sur deux cannes anglaises, perclus de douleurs lombaires insupportables, il incarnait toute la misère du monde. C'était un Portugais, immigré depuis une quinzaine d'années en France, où étaient nés ses enfants. Jusqu'à l'année précédente, il avait travaillé très régulièrement dans le bâtiment. Un traumatisme lombaire, accident du travail objectivement bénin, en avait fait une épave, un « sinistrosé » comme on dit dans notre jargon. Le médecin de famille le connaissait bien, mais se sentait dépassé par les événements devant ce patient désormais chronicisé dans une douleur qu'aucune lésion objective n'expliquait et qui, à longueur d'entretiens/examens, lui livrait des pans de son histoire et de son enfance dont il ne savait que faire. D'où le recours au psychiatre… Mais tous ces éléments, qui m'auraient pourtant bien intéressés, Monsieur B. ne m'en disait rien : à moi le récit, toujours renouvelé, de ses douleurs physiques térébrantes, de son impuissance, de sa fatigue ; mais, en contrepartie, un silence épais sur le domaine intime de sa personne. Il livrait au psychiatre ce qui eut dû revenir au généraliste et réciproquement, dans un effort permanent mais mal-entendu pour exprimer qu'il était un tout à prendre en tant que tel.
Au fil des consultations, cependant, il avait commencé à aller un peu mieux. Non pas – restons modeste – à cause des quelques médicaments que je lui prescrivais par acquis de conscience mais sans trop d'illusions. Plus probablement parce qu'il avait été possible de faire entendre au médecin-conseil de la Sécurité Sociale l'importance de le « consolider » rapidement et de reconnaître ainsi la légitimité de la demande de réparation qu'exprimaient ses symptômes.
Vint enfin, après quelques mois, le moment où il me demanda si j'accepterais qu'il parte en vacances au Portugal afin, disait-il, de prendre des bains de mer dont il avait la conviction qu'ils le soulageraient. Qui n'aurait, à ma place, entendu « bains de mère » ? C'est bien de cela qu'il s'agissait, mais je ne l'ai su que plus tard en essayant, avec le médecin de famille, de reconstituer le puzzle de cette guérison surprenante dont je n'ai jamais maîtrisé les tenants non plus que les aboutissants.
Car Monsieur B. a guéri. Bizarrement à première vue. Je l'ai revu à son retour du Portugal, ingambe – ô surprise ! – et « droit dans ses bottes » tel un Premier Ministre, ayant abandonné ses béquilles et me confiant que, s'il prenait encore les médicaments prescrits (un anxiolytique et un vague fortifiant), c'était bien pour me faire plaisir.
Consultation suivante : « Tout va bien, je ne prends plus de vos médicaments et je recommence à travailler la semaine prochaine ». Dont acte, et de mon côté une perplexité ravie : mais qu'avait-il donc pu se passer ?
Qu'avait-il bien pu se passer pour qu'en 1974, à peine reçu au psychiatricat des Hôpitaux, je demande à partir en province ? Et pas n'importe laquelle : Roanne (Loire), à 20 kilomètres de mon village natal, un lieu dans lequel j'avais fait toutes mes études secondaires en tant que pensionnaire au lycée, de 10 à 16 ans, où je pensais bien avoir gardé des attaches, mes anciens copains de l'époque. Je l'avais pourtant définitivement quitté dans les années cinquante et avais vadrouillé aux quatre coins de l'Hexagone (Clermont-Ferrand, Toulon, Lyon, La Charité-sur-Loire, Perpignan) avant de me fixer, cursus professionnel oblige, dans une Région Parisienne où j'étais désormais, a priori, bien installé. J'y avais fait souche, y avais jusque là bâti ma carrière. Certes, j'avais postulé, à seule fin de faire acte de bonne volonté, pour tous les postes parisiens figurant sur la liste du ministère, dont je savais pertinemment que je n'avais aucune chance de les obtenir. Mais pourquoi diable avais-je ajouté en fin de liste ce poste qui venait d'être créé à Roanne et dont je me disais qu'il attirerait certainement les candidats Lyonnais ? Acte manqué doublé d'une rationalisation secondaire, sachant que ma famille ne voulait en aucun cas quitter notre banlieue essonnienne ? En tout cas, nul autre candidat que moi ne s'y est manifesté. Mais qu'étais-je donc allé faire dans cette galère ?
L'histoire que Monsieur B. s'était bien gardé de me raconter, nous l'avons reconstituée ensuite avec le généraliste qui, lui, savait tout ! Le départ en vacances, en voiture, avec femme et enfants, avait été un interminable chemin de croix de deux jours, avec une traversée épuisante de l'Espagne en plein mois d'Août qui, a posteriori, prend valeur de voyage initiatique. Car les bains de mer mis en avant n'étaient qu'un prétexte. Monsieur B. allait en fait rencontrer et consulter une magnétiseuse ou spirite de son village natal, à laquelle le rattachait son roman familial. La mère de Madame B., en effet, malade après avoir accouché de sa fille, avait été guérie par elle avec l'histoire suivante :
« Pendant la grossesse, le père de Madame B., parlant avec un oncle, avait refusé que sa fille (présumée) se prénomme J. comme sa grand-mère. Les deux hommes s'étaient disputés à ce sujet, mais le père avait tenu bon et sa fille s'appela Maria. Or, dès sa naissance, sa mère est tombée malade. La spirite, consultée, a dit que c'était parce que l'enfant ne portait pas le prénom de sa grand-mère qui, fâchée, se vengeait en rendant la mère malade. Pour qu'elle guérisse, il convenait de porter de l'huile sur l'autel de la Vierge et de l'y faire brûler en s'engageant à ce que l'enfant suivant se prénomme J., à la double condition qu'elle puisse naître et que ce soit une fille ».
Monsieur de B. a consulté la spirite accompagné de sa femme qui, pendant le trajet France-Portugal, avait été victime d'une migraine intense et d'un endormissement incoercible. Il lui a été expliqué qu'elle était habitée par l'esprit de sa grand-mère qui ne l'avait pas quittée depuis sa naissance et que c'était la raison de son malaise. Pour l'en débarrasser, il fallait répéter le rituel de l'huile sur l'autel de la Vierge. Quant à Monsieur B., un esprit malin avait profité de sa faiblesse, à l'occasion de son accident du travail, pour le pénétrer. La prescription avait été de prendre des bains de mer, des bains de soleil, et de brûler des cierges pour la Vierge Marie. La guérison s'en est ensuivie.
J'ai vécu, bêtement, ce retour à mes enfances comme une retrouvaille et suis tombé de haut. Ceux dont j'avais gardé le souvenir étaient morts, ou partis, ou m'avaient oublié. J'étais seul dans la ville de mes nostalgies où mon retour d'exil ne signifiait qu'un autre exil.
« Que sont mes amis devenus
Que j'avais de si près tenu
Et tant aimés… »
Pauvre Rutebeuf. Ses strophes égrenées par Joan Baez me disaient l'errance douce-amère de l'étranger, les temps des incertitudes, la ballade de tous les regrets. Et, à faire semaine après semaine, mes allers-retours entre le lieu de mon exercice et celui de mes liens affectifs, ma femme et mes enfants demeurés dans l'Essonne, je me suis retrouvé au fil de ces années chaque fois un peu plus solitaire, assis entre deux mondes, exilé chez moi et exilé ailleurs, voyageur sans bagages, vagabond entre deux univers incertains.
Il est tentant, devant l'histoire de Monsieur de B., d'évoquer sinon la théorie cullturaliste, du moins une certaine ethnopsychiatre selon laquelle la restitution d'un sens culturellement donné de son origine aurait permis la guérison. Cette hypothèse, pour n'être pas totalement fausse ne m'en semble pas moins pas totalement vraie. Car ce qui m'a retenu, dans les éléments dont le généraliste et moi disposions, est ceci : dans la trajectoire et le récit du patient, le temps de la migration, temps de l'exil, n'existait pas, alors même qu'il recouvrait pour nous sa vie professionnelle et sa vie familiale. Il apparaissait dans sa biographie comme un blanc, ou un trou noir (mais n'est-ce pas de là que nous sommes nés ?), un espace intemporel auquel rien, en définitive, ne le rattachait, un temps et un lieu dépourvus de sens. C'est dans ce vide que s'est situé ce qu'il faut bien appeler sa maladie, significative à mon sens d'une anomie. Ses liens et ses lieux étaient ailleurs, dans un autre espace qui, plus qu'un espace culturel, était celui de son enracinement dans un lignage ici exclu. Il a fallu, pour qu'il puisse sortir de son marasme, un retour d'exil qui, via la spirite, lui a permis de rétablir une continuité nécessaire en le réinsérant dans une (sa) lignée. La recherche et le désir du lieu qu'évoque F. Benslama, Monsieur de B. l'a réalisée. Ce qu'il recherchait, ce qu'il réclamait, à travers ses symptômes comme dans les données partielles qu'il livrait à ses deux supposés thérapeutes était le lieu mythique où, nouveau Chronos, il pouvait se ressourcer. Ce ne pouvait être la France, territoire provisoire auquel rien ne le rattachait profondément. Et, s'il a pu s'agir du Portugal, ce ne fut qu'en fonction de l'existence – facteur aléatoire entre tous – de la spirite à travers le lien qu'elle (re) établissait avec sa généalogie. Mais c'était aussi le seul lieu possible. Ici, cependant, il faut bien faire intervenir la culture dite d'origine. Non pas comme système explicatif (il serait pourtant facile, en fonction des interprétations fournies par la spirite, de la faire fonctionner comme cadre étiologique et cadre thérapeutique) mais dans une autre dimension, celle de la rupture. Car, dans l'histoire du migrant, je tiens que l'appartenance culturelle supposée du sujet ne prend sens que dans la mesure où, à travers sa trajectoire singulière, elle permet de repérer là où elle a manqué, là où ses déchirures, ses failles, ont permis l'émergence du symptôme.
Le déplacement se fait par rapport à des valeurs, des emblèmes, des rituels, par rapport à une famille, un village, une langue, bref par rapport à un tissu de références. Mais ce qui est décisif, ce n'est pas le sens, le symbole ou la représentation dans sa culture de tel ou tel élément, mais le fait que l'expérience de l'exil comporte en elle, du côté du sujet, un choix de rupture et de distance par rapport à sa référence originelle… choix qu'il va assumer ou pas, choix conscient ou inconscient. Mais dès le moment où il a quitté, il n'y a pas à chercher à réparer ce quitté là, comme le propose l'ethnopsychiatrie ou la théorie culturaliste… D'une certaine manière, l'injection de sens culturel est pratiquement une injection folle parce que, justement au moment où le sujet doit accepter les conséquences de son déplacement,… on lui dit « non, non, voilà le sens ancien, voilà ta culture, voilà ton identité ».
F. Benslama
Il peut advenir néanmoins que ce sens ancien doive être restauré, qu'une béance existentielle soit comblée. Mais cela ne peut venir que du sujet lui-même. Il ne nous appartient pas de réaliser une injection/injonction de sens qui serait proprement insensée. Monsieur de B. a su et pu faire ce chemin, réaliser un retour d'exil réparateur permettant que soit exorcisée sa malédiction accidentelle. Exorcisme qui n'a pu se situer que dans son lieu et dans sa langue, là où se pose la question fondamentale de la généalogie. Freud, dans "Inhibition, symptôme et angoisse", parle du symptôme comme de quelque chose d'étranger au Moi. Ainsi en allait-il de la « sinistrose » de Monsieur B., étranger dans son pays d'accueil et porteur d'un questionnement symptomatique qui, pour lui être étrange, ne pouvait trouver de réponse qu'au lieu de ses origines et dans la langue de ses origines. À cela, Martin Heidegger répond que « la langue est la maison que l'homme habite ». Or il est bien vrai que, seul, les SDF couchent sous les ponts et que chacun a droit à une maison. Il fallait à nouveau à Monsieur B. retrouver une demeure, des racines lignagères, pour remettre à sa juste place ce déplacement du sens qu'était son symptôme. Dire que l'exil provoque une rupture existentielle revient à enfoncer une porte déjà largement ouverte. Perte de la terre, perte du lignage, perte de la langue, se conjuguent pour créer une parenthèse biographique où de nouveaux repères, de nouveaux signifiants, de nouveaux signifiés, induisent le retour de cet exil premier qu'est la naissance, la rupture biologique avec le corps maternel. Le séjour en terre étrangère, nouvel accouchement, est d'autant mieux signifié qu'il recouvre le deuil de la langue première dans laquelle le sujet s'est constitué, seule capable de traduire authentiquement sa souffrance et sa quête. Les retrouvailles, dans le retour d'exil, peuvent alors permettre, parfois, la re-constitution de la psyché.
La langue… ça m'interpelle, ça me renvoie à mon histoire propre, à ma réflexion, à ce que c'est dans l'écart entre la langue de l'affect et celle du socius que se jouent les symptômes de l'exilé. Langue première parfois oubliée, gommée, déniée, délaissée pour une autre, mais toujours présente, inscrite en creux dans la chair et dans le fantasme, opérante dans « la mémoire nocturne du corps et le sommeil aigre-doux de l'enfance » qu'évoque Julia Kristeva, « palimpseste psychique » au sens de Smaïn Hadjadj.
En étrange pays dans mon pays lui-même… Je suis Brionnais, indigène d'un minuscule canton coincé entre Roannais, Charollais et Bourbonnais, où j'ai usé mes fonds de culottes, sur les bancs de l'école communale, accompagné de quelques autres galopins. Ma biographie, estudiantine comme professionnelle, a fait de moi, dès l'âge tendre de dix ans, un immigré de l'intérieur. J'ai laissé en route, au gré de mes déplacements, avec mon accent local, les expressions du terroir, au profit d'un français standard plus ou moins académique que je parle comme je l'écris.
Médecin-Chef à Roanne, une appétence coupable pour les milieux ruraux m'a poussé à me tailler une sorte de fief personnel : les monts d'Urfé, petit canton semi-montagnard, à 30 kilomètres à vol d'oiseau de la ville, vivant toujours en semi-autarcie, où j'avais essentiellement affaire à des familles paysannes à l'habitat isolé, usant d'une langue que j'avais abandonnée depuis belle lurette. Or cette langue que je croyais oubliée, je m'y suis coulé aisément, la retrouvant comme on réendosse un vieil habit autrefois abandonné au fond d'une malle et qu'on se réapproprie comme par hasard, confortable, dont les plis vous collent à la peau et où on prend ses aises. Langue gouleyante, savoureuse, fruitée, aux fragrances d'enfance, enfin à nouveau familière, fleurant bon ma campagne des souvenirs, que j'ai réhabitée sans effort. Langue d'une communication de plain-pied avec des interlocuteurs paysans semblables à ceux de naguère, qui me faisait non plus le savant venu d'ailleurs ou le psychiatre de secteur, mais l'autre égal partageant les mêmes signifiants et les mêmes signifiés (« Elle est tombée franc bredine », ça vous cause ?) dans un dialogue qui était un véritable échange, au ras du sol peut-être, mais chargé de sens. Qui peut dire quel effet « psychothérapique » a eu cette utilisation des mêmes mots, des mêmes expressions, des mêmes préoccupations apparentes (les saisons qui ne font pas, ou qui ne se font plus, ou qui se font trop… Le rendement des vaches laitières ou les aléas de la fructification…), des mêmes centres d'intérêts enracinés dans une terre et un langage communs ? Des mots oubliés me revenaient spontanément, avec des façons de faire, de dire, de se (me) comporter, qui me réinstallaient dans un espace à nouveau partagé. Une autre langue, ma langue… J'étais enfin revenu chez moi.
En somme, l'expérience du déplacement est avant tout une expérience de sortie du sens. De sortie du sens qui impose nécessairement une tête tournée vers l'extérieur. Il n'y a pas à réengager le sujet dans ce sens quitté, mais plutôt à le laisser élaborer psychiquement sa sortie, à en prendre acte. Il n'y a donc pas à faire coller le sujet à un sens ethnique ou à une ethnicité du sens. Il n'y a ni à nier cette référence culturelle ancienne, ni à la lui donner, mais à ouvrir l'espace d'une traversée, afin que la quête du lieu parvienne pour lui à une mise en demeure : qu'il puisse trouver la demeure.
F. Benslama
Lorsque le dialogue est enfin instauré, on voit les différences s'estomper et l'on redécouvre que tout homme est issu d'un père et d'une mère, que tout homme, chacun à sa manière, se retrouve pris aux pièges langagiers que l'un et l'autre de ses géniteurs lui auront tendu, pièges cependant qui auront fait de lui non plus seulement un homme, mais un » être humain».
J. Heinrich, A. Kaptan, F. Karaman, K. Khellil, P. S. Lagarde, B. Piret
L'ethnopsychiatre doit apprendre à se pencher en premier lieu sur la personnalité du patient et en second lieu seulement sur sa culture. S'il agit-il autrement, il se transforme lui aussi en machine à stéréotyper.
G. Devereux
Références
Benslama F., “Incidences cliniques de l'exil”, Les passagers du Maghreb, entre la clinique et la migration, Actes du Séminaire "Psychiatrie, psychothérapie et culture(s)", Association "Parole sans Frontière", Strasbourg, 1992/1993.
Berthelier R., Lejeune F, “Histoire(s) de sinistrose”, L'Information Psychiatrique, 57, 4, 1981, pp. 484-490.
Devereux G., “Culture and symptomatology”, Ethnopsychiatrica, I, 2, 1978, p.212.
Heinrich J. et al., Introduction à Les passagers du Maghreb, entre la clinique et la migration.
Kristeva J., Étrangers à nous-mêmes, Paris, Fayard,1988.
[1] Psychiatre des Hôpitaux, CHS Barthélémy-Durand 91150 Étampes.