Retards de Mémoire

RUPTURES DES LIENS, CLINIQUES DES ALTÉRITÉS

Psychologie Clinique 16

décembre 2003

Retards de Mémoire[1]

Par Alice Cherki[2]

Résumé : Dans cet article, l’auteur envisage la dimension des destins actuels de la représentation et de la conflictualisation psychique en lien avec les violences faites aux capacités métaphoriques de la langue

Mots clés : Actuel ; honte ; mémoire ; transmission.

Sous forme de ce que je croyais alors n'être qu'une boutade, je disais, il y a quelques années, que décidément, il y a :

- les analysants freudiens : les enfants du sexuel. Comment se séparer du premier objet d'amour et de pulsions, comment faire avec l'objet perdu ?

- les analysants lacaniens : les enfants du langage, comment faire avec l'entrée traumatique dans le langage, avec la métonymie et la métaphore ?

Pour les uns et pour les autres, la présence d'un tiers.

Et puis, il y a les analysants de l'actuel, marqués de l'empêchement à la représentation psychique et de son lien avec une panne de la mémoire inconsciente et qui posent de façon aigüe la question : « Qu'est-ce qui est arrivé à la métaphore, à une possible métaphorisation ; qu'est-ce qui est arrivé à la langue ? ». On peut se demander d'ailleurs s'il s'agit vraiment d'un pur hasard que Lacan ait tant insisté sur la parole, mais également sur la langue, le langage et le discours, au lendemain de la catastrophe qui a marqué la deuxième guerre mondiale de l'expérience inouïe de destructions réelles et aussi symboliques dont l'une des conséquences fut que les mots manquent à leur représentation. Peut-être même à la représentation.

Et si j'avance sous le couvert de « retards de mémoires », c'est bien parce que la temporalité et le temps justement s'écrasent dans tous les registres chez ces enfants des guerres et des catastrophes, porteurs de ces états d'empêchements subjectifs sur lesquels nous reviendrons.

Quelle que soit la désignation qu'on leur attribue, toxicomanies, pathologies addictives, borderlines, états limites, etc., ils se manifestent comme errance psychique dans un espace et surtout un temps fragmenté, dans un ici et maintenant où le présent a du mal à construire un passé pour créer un devenir. La répetition s'impose en place de la remémoration, signant la panne de la subjectivation. Se dérobe alors la possibilité d'énonciation subjective. Celle-ci dépend de montages fantasmatiques au centre desquels, généralement, la culpabilité se joue et se déjoue dans divers scenarii, ceux de la névrose que l'on qualifie de nos jours de banale, dite par Freud « de transfert ».

Dans ces états d'empêchements subjectifs, ce qui peut éventuellement surgir comme « affect », (est-ce vraiment le terme qui convient ?) est la honte, plus souvent d'ailleurs sous la forme de la honte de la honte, jusqu'à pouvoir nous réjouir comme d'un progrès de l'apparition de la haine[3].

Tout tarde effectivement et les garanties de la fonction symbolique, et le discernement possible sur le long chemin semé d'embûches du « se séparer pour accéder à la représentation psychique ». Si j'avance « capacité à se représenter psychiquement » plutôt que sujet de son énonciation ou sujet divisé pour indiquer ce trajet où l'humain s’institue en sujet inscrit dans sa limite dans la mortalité et sa différence sexuée et générationnelle, c'est parce que cette notion nous met au plus près de la mémoire freudienne. Mémoire freudienne en tant qu'elle est constitutive de l'appareil psychique, des formations de l'inconscient et du rapport inconscient-conscience chez tout un chacun. Elle nous rappelle les conditions de la remémoration, liées aux inscriptions et réinscriptions des signes de perception –Wahrnehmung Zeichen – en représentations de choses, des représentations de choses en représentations de mots alors constitutives des traces mnésiques inconscientes. La possibilité ou l’impossibilité de liaison de ces traces avec les représentations verbales préconscientes ou conscientes régissent la capacité de refoulement et de l’éventuel retour du refoulé. Toute l'aventure du signifiant chez Lacan suit ce parcours et ses impasses. L'implication du sujet dans la chaîne signifiante ne va pas de soi. Que le sujet soit un signifiant pour un autre signifiant n'advient pas d'emblée, suppose la possible métaphorisation, ce qui renvoie dans la théorie freudienne à la double inscription, aux deux faces de la représentation de chose et de mots en leur nouage nécessaire pour accéder à la Verdrangung (au refoulement).

Ce qu'il faut souligner par mémoire freudienne est qu'il s'agit bien du maniement et du remaniement actuel d'écritures et de réécritures. C'est par le biais de réinscriptions en traces mnésiques et du lien possible de ces traces avec des représentations verbales que se constituera l'accession à la capacité de refoulement et avec elle le souvenir. Les signifiants dans la métaphorisation en leur glissement et association créent un sens nouveau, c'est alors que l'on peut parler de subjectivation.

Accéder à la capacité de refoulement, c'est accéder au « se souvenir pour oublier ».

Mais cette mémoire pour l'oubli sur le trajet de ces empêchements subjectifs semble le plus souvent barré, pris dans le déni la Verleugnung[4]. Par ou dans ce déni, sera falsifié le texte soumis au remaniement en traces, mais les signes de perceptions et les représentations de choses ainsi écartées ne s'absentent pas. Ils demeurent « fueros enkystés », non soumis au refoulement mais encryptés, inaccessibles à la métaphorisation. Pour le dire autrement, le texte est falsifié, mais la lettre elle demeure inaltérée, bien qu'isolée d'une possible réinscription dans la mémoire en souvenir accessible à la remémorisation et à l'oubli. Il y a un trou dans le tissu psychique. Mais ce qui a été dénié fait retour dans l'acte ou le corps.

Il importe de différencier cette mémoire de l'oubli, celle qui ne peut exister que dans l'actuel, de la « mémoire-commémoration » – qui consiste à ériger des images figées, des images effigies, des effigies figées qui viendraient prendre place plutôt imaginaire que réelle : s'en remettre à ces images du passé pour s'en repaître et… s'en justifier a pour fonction de se déresponsabiliser dans un curieux assujetisssement à ces images toujours maintenues au premier plan, abusivement présentes, cette mémoire monumentale, y compris parfois sous la dénomination « devoir », devient, paradoxalement une installation dans l'éternité, dans l'écrasement de la temporalité et le fantasme d’autoengendrement tout à l'opposé de cette capacité de se souvenir pour oublier qui permet au sujet de devenir auteur, acteur, dans sa limite, dans sa différence générationnelle, sexuée (et mortelle). Je précise cela car réfléchir sur la clinique de l'actuel engage très distinctement une différence d'avec cette commémoration. Celle-ci très souvent vient se superposer avec une certaine écriture de l'histoire imaginarisant une origine pleine, sur fond d'exclusion et de déni, écrasant non seulement l'énonciation mais l'historicité. Dans la même niche se loveraient la mémoire monumentale et soit l'anhistoricité, soit une histoire excluante ; ce qui a eu lieu n'a pas eu lieu. Cette mémoire monumentale est aussi un retard. Le collectif a tendance à s'en emparer comme objet, sur le mode de l'incorporation.Ce mécanisme n'est pas inévitable si reste vivace la fonction symbolique dans le social.

Parler de la mémoire, mémoriale ou mémorielle, en termes de représentations ou de signifiants, est bien sûr une histoire de langue.

La possibilité d'accès à la fonction de représentation psychique, la possibilité de métaphorisation dépend des états de la langue à tous les niveaux du trajet psychique. Ces niveaux inextricablement liés seraient au moins trois.

- 1 Lalangue, en un seul mot au plus près des Wahrnehmungzeichen, faites d'impressions tactiles, visuelles, sonores, de phonèmes, non encore dans le signifiant mais bien sûr déjà conditionnées dépendantes des représentations circulant dans la langue du socius. Un enfant en même temps que sa bouillie avale les bruits du monde qui peuvent en certains lieux être des fracas (les bruits des bombes),

- 2 Le niveau de l'introduction du langage, portée également par la parole de l'autre introduisant à la découpe signifiante dans la langue pour le sujet,

- 3 et dans le même temps la langue du socius, la langue d'accueil qui fournit le matériau sonore et les représentations verbales, support de la métaphorisation.

À reprendre les états de la langue, ainsi fictivement découpés, nous ne pouvons qu’interroger ce qui est arrivé à la langue qui marque pour tel sujet l'impossibilité d'accéder à la métaphorisation, à la capacité de la représentation psychique et du refoulement, d'être dans le meilleur exercice de mémoire freudienne.

Considérons l’autre bout de la chaine qui représente la langue du socius : qu'est-ce qui dérive dans l'agencement des instances symboliques du social qui écrase tout espace de la fonction symbolique, toute possibilité à ce qu'elle ménage une place tierce, où peut se faire la circulation d'une langue d'accueil, support de cette fonction. Comprenons que ces deux bouts de la chaine sont tissés l’un à l’autre.

Ce long détour nous ramène aux enfants de l'actuel, qui comme je l’évoquai au début de mon propos se différencient des enfants freudiens les enfants du sexuel et de de « l’objet perdu » et des enfants lacaniens les enfants du langage et de l’entrée traumatique dans la langue, traumatique mais fondatrice de la subjectivation. Les enfants de l'actuel, enfants des guerres et des catastrophes qui hantent le social et certains divans ne sont certes pas hors sexualité infantile ni hors langage mais soumis à la Verleugnung, au déni, pris dans une fracture psychique au niveau même du remaniement des inscriptions de la mémoire freudienne. Ils ne sont pour autant ni psychotiques ni pervers[5].

Les discours psychologique et même psychanalytique cherchent à les classer phénoménologiquement ou structurellement en états limites, pathologies addictives, délinquances, névroses narcissiques, généralement affectés du signe moins : non élaboration des idenfications secondaires, carence de la régulation des pulsions, etc., affecté du signe moins en effet par rapport à la négativité, un « moins de moins » alors que ce qui est en question est à interroger du côté de l’excès.

Ce signe moins je le marquerai plutôt dans :

- une douleur de la langue, ils nous disent que les mots ne disent rien

- dans un ici et maintenant figé

- dans une abscence de mémoire des rêves dont la langue elle-même est appauvrie et,

- une absence de mémoire du passé même si peuvent être égrénés des souvenirs qui seraient comme s'ils appartenaient à quelqu'un d'autre

- une désaffection, une coupure d'affect et,

- en excès cette fois, un corps exposé et en même temps exclu de la parole.

Si la folie enferme dehors, ceux dont je parle sont exclus de l'intérieur.

Ce qui parfois s'en repère est la honte. Honte et non culpabilité. La honte affect ou plutôt expérience à la jonction du privé et du social, du plus intime et du public, de la subjectivité désubjectivée et du culturel, mais qui marque la violence faite à la capacité de se représenter, laisse sans mots, sans voix aussi et le corps propulsé veut disparaître, s'enfoncer et est condamné à l'assignation immobile. On hésite toujours à évoquer trop directement la clinique, je le ferai toutefois sans désignation explicite car toute réflexion sur la mémoire inconsciente naît nécessairement de notre pratique.

Je n'évoquerai pas, délibérement, une situation extrême mais une personne de la clinique quotidienne. Que dire de ce jeune homme d'un peu plus de vingt ans vis à vis duquel je me sens partagée entre le désir d'hébergement d'une détresse douloureuse (qui n’est pas encore élaborée en souffrance) et l'inquiétude tant je sens de violence insue dans ce corps qui fermant mécaniquement la porte de la salle d'attente, excluant tout autre geste venant d'un autre, se propulse tout érigé, compact et sans regard. Il est appliqué pourtant ; il veut être là. Il évoque par bribes asthme et eczema d'enfance, violences raptales d'adolescent avec maniement de couteau. Le mariage des parents a été un désastre. Très tôt le père s'absentait pour son métier, le laissant gardien d'une mère de plus en plus déprimée et ayant recours à l'alcool. Rien de plus. « Quand je vais bien dans ma tête, prêt à entendre et à parler je suis comme devant obligatoirement subir une agression. Par contre, quand je "pête les plombs", il n'y a plus de mots dans ma tête, ni pour penser, ni pour parler. Alors tout mon corps se transforme et personne n'ose approcher. Je suis un bloc ».

Bien sûr, avec les éléments que j'ai pu recueillir de son enfance, il m'est possible d'imaginer toutes sortes de scénarii de scène primitive, de culpabilité, d'angoisse de castration. Rien n'est absent de la sexualité infantile. Mais si cette scène psychique est là, c'est dans l'anticipation, dans le « à construire un jour » et non comme refoulé que la trace du matériau sonore pourrait lier dans un appel du refoulement. D'ailleurs si je réduis cette scène à un retour du refoulé la réponse est toujours du côté de l'effraction ou de la reévocation de l'asthme et de l'eczéma d'autrefois, ou de la déréliction d'aujourd'hui, de la coupure nécessaire d'avec les autres par ce « corps glace ».

Je continue d'être un lieu d'hébergement. Par bribes, j'apprends que les parents de son père vivaient depuis plusieurs générations, petits colons, en Algérie. Ils sont arrivés en France brutalement avec son père alors agé de 13 ans, à la suite de fusillades, autour de – ou dans ? – la propriété où ils vivaient. En tous les cas du plomb il y en avait.

Ceci, il l'a appris récemment après s'être rapproché de ses grands-parents à la suite des premiers entretiens. Cette migration, ni son patronyme, ni sa vie d'enfance dans la région parisienne ne permettaient de l'évoquer. De cette histoire, il n'avait jamais rien su et ne sait rien de plus. Il n'en dit rien de plus non plus. Impossible pour l'instant de redonner de la figurabilité au « pêter les plombs ». De ce départ sur fond de meurtre et de violence, son père n'en a jamais parlé. Ce qui s'est passé avant est comme un blanc. Pour ce père, ce qui a eu lieu n'a pas eu lieu et il apparait lui-même comme jeté sur les routes et en même temps pris dans une langue opératoire, factuelle, de l'efficace (manque une métaphorisation possible des signifiants encryptés du père). S'il transporte avec lui les plombs, c'est un signifiant plombé.

De ce père nous apprendrons qu'en fait de représentant, sa principale activité est intermédiaire de pots de vins pour obtenir des marchés ; magouilleur de la loi, sans en avoir jamais rien dit explicitement ; il sera[6] inquiété dans un scandale financier pendant la psychothérapie et mis en garde à vue. Le jour où les policiers viennent chercher son père, « je me suis barré » dit-il sans autre émotion, sans affect, comme s'il transportait tout son corps exclu de la scène et en même temps l'incluant. Un peu plus tard, il n'a pas d'argent pour payer sa séance. C'est une fin de mois et il a un tout petit budget d'étudiant. « De cela vous n'avez pas à avoir honte ». C'est après alors qu'il reviendra, non pas sur ce corps qui s'est barré, exclu de la scène mais sur la honte. « Il n'a même pas honte et moi je dois avoir honte pour lui ». La question effectivement est d'avoir à porter la honte de son père, d'avoir honte pour lui.

Au delà de la honte d'aujourd'hui le fils hérite de la situation traumatique tenue secrète comme une honte. Il est dépositaire de ce qui pour le père dans son histoire n'a pu se métaphoriser, probablement par manque de figurabilité d'un tiers.

Il revient à Nicolas Abraham et Maria Torok[7] d'avoir insisté sur le lien entre la honte, le trauma et le secret. Ce secret qui concerne l'idéal du moi qu'il ne faut pas perdre, le descendant en hérite sous la forme de l'incorporation au prix d'une objectivation « ce qui est subi n'est pas blessure subjective mais menace de perte d'objet qu'il faut maintenir » et au prix surtout d'une démétaphorisation, d'une destruction active de la figurabilité des mots. L'incorporation implique la destruction de ce par quoi la métaphore est possible, le différenciel, l'écart. La honte est à la fois motrice de l'incorporation et apparemment annulée par elle.

Honte si insistante dans la clinique de l'actuel, accompagnant le clivage et signant à la fois l'impossibilité et la nécessité de trouver de la représentation à ces zones clivées. À la suite de Ferenczi et d'Imre Hermann[8], Nicolas Abraham et Maria Torok ont été effectivement les premiers en France à repérer ces situations dans l'analyse, d'où les récits et la remémorisation paraissent exclus. Les mots tournent à vide face à l'incorporation. Le secret de la situation indiscible, survenue chez les parents non seulement ne peut être dit mais doit être maintenu encrypté. Surtout s'ils ont disparu.

La honte, si proche de la confusion, confusion des sentiments et surtout confusion des langues, qui conduira déjà Ferenczi – dont j'ai envie de noter au passage qu'il a été en première ligne pendant la première guerre mondiale et a pensé les névroses de guerre – sur les pas de sa conception de l'autoclivage narcissique.

Effectivement la honte est toujours en relation avec une atteinte narcissique. Là se marque la différence d’avec la culpabilité qui relève de la faute et de la dette, de la supposée transgression d'une loi intériorisée. Mais surtout, la culpabilité est liée au refoulement et à la possibilité de scénarii et montages fantasmatiques. Avec la culpabilité nous sommes au cœur de la subjectivation. Avec la honte, nous ne sommes ni dans le registre de la faute, ni de la dette, dans le manquement ou la faillite des idéaux narcissiques certes, mais surtout dans l'exclusion de soi à soi, de corps étranger à sa propre représentation. Il ne s’agit plus d’être dans l'accueil ou l'effroi de sa propre étrangeté mais dans l'exclusion compacte, dans la menace de disparaitre dans l'immonde, dans le non monde, dans un véritable effacement du sujet. Expérience, et plus précisément expérience témoin, témoin d'un appel. La formulation enfin possible de la honte chez ce jeune homme est un appel.

Il faut entendre aussi comme un appel la honte des enfants pris dans le « ou bien ou bien », ou bien de la culture de leurs parents ou de celle de la culture d'accueil quand chacune se fonde sur le rejet ou l'exclusion de l'autre.

J'ai rappelé le statut de la honte à la croisée de l'intime et du culturel. Souvenons-nous du « j'ai la honte » des enfants grandis entre deux cultures, tant entendu dans les années 80. « La honte devient un mot objet, un avoir hors toute relation à autrui un bien que l’on s’approprie. Simple effet de langue ou processus d’incorporation et de demétaphorisation ? Lui succèdera dans les années 90 le « j’ai la haine » qui paradoxalement marque un pas de plus, plus gênant socialement mais réintroduisant une problématique pulsionnelle. Dans ces cas il s'agit tout autant que du silence tenu par le père sur ses origines et surtout la non élaboration d'un traumatisme de l'exil, non métaphorisé par les parents, de l'exclusion et de la dévalorisation par la culture d'accueil des référents symboliques de l'autre culture, des signifiants qui font tenir le père. La culture d'accueil ne fonctionne pas comme un Autre, pivot de la symbolisation pour reprendre une expression de Dany Dufour[9]. Dany Dufour, et je serais assez d'accord avec lui, constate que l'Autre, pivot d'accès à la symbolisation, se décline dans l'espace et le temps sous de multiples figures différentes. On peut dire, ajoute-t-il que la symbolicité se réalise toujours et partout où se figure l'Autre, à condition d'ajouter immédiatement qu'elle se réalise chaque fois différemment dans l'espace et le temps. En d'autres termes, la fonction symbolique a partie liée avec le déploiement de l'historicité et l'extension de l'espace social. Cet appel est à la rencontre de cet Autre, à condition qu'il se déploie dans cette historicité. Pour le dire dans mes mots, appel à ce que les instances symboliques offrent des représentations verbales possibles pour faire support de métaphorisation c'est à dire relier les bribes de la langue venue des générations antérieures étrangères ou encore des signifiants qui ont fait tenir le père à des représentations verbales, matériau sonore circulant dans la langue dominante du socius – traduire. Encore que pour les enfants de l'actuel, on peut se demander s'ils ne sont pas tous, toutes cultures confondues, les héritiers ou plutôt les dépositaires collectivement d'un secret honteux, dont ils sont les cryptophores. La non figurabilité possible (ou plutôt l'impossible figurabilité) de l'impensé, au décours de la tentative nazie de l'extermination de l'humain entrainant, telle une incorporation, objectivation désubjectivante et processus de démétaphorisation. On peut se demander si la société dite moderne elle-même pourtant classiquement société de la culpabilité n'aurait-pas basculé du côté d'une société de la honte ?

Il est surprenant d'entendre, au plus près de nous dans Mémoires d'immigrés, un film documentaire de Yasmina Benguigui, le langage d'un recruteur et convoyeur d'ouvriers marocains en France. Il n'a jamais été directement pris dans le nazisme, ni comme victime ni comme bourreau. Il parle de ces hommes en termes de produits, de déchets ou encore de corps à marquer. Il a beau s'en défendre, il y revient, il n'a pas d'autre langue. Est ce inévitable ? alors que se joue dans le même film portant sur trois générations un extraordinaire exemple de la vivacité de la fonction symbolique. Le montage proposé par la réalisatrice évoque bien une scène de réinscription à partir de laquelle émerge une métaphorisation possible. La présence-absence de la réalisatrice, véritable figure de l'Autre, pivot de la symbolisation, l'espace tiers, marqué par sa voix, offrent à la fois accueil et séparation, permet du oui et puis du non. Patiemment, pudiquement on voit se dessiner une réappropriation du trauma, notamment chez les plus âgés, et surgir une parole, parfois fluide parfois trébuchante, toujours subjective… en langue française.

Cela pose d'une façon plus large la question de comment les instances symboliques dans leur agencement ou désagencement affectent un trajet subjectif quand elles ne ménagent plus un minimum de fonction tierce, médiatrice, support d'une possible symbolisation. Ceci est encore plus net quand elles se fondent sur l'exclusion ou le rejet dans l'histoire et la culture des repères symboliques des générations antérieures. Ce désagencement voir désengagement peut conduire souvent à ces formations cliniques que j'évoquai plus haut, à la non possibilité que soit réinscrits dans la langue circulante, métaphorisés jusqu'à devenir un souvenir banal, ces incorporats soumis à l'exclusion. C'est là que s'inscrirait ce que pourrait signifier la mémoire de la grande Histoire non pas comme commémoration mais contribution à la levée du déni, à la mise en circulation des points d'histoire violents, meurtriers, conflictuels ou plutôt n'ayant pas accédé au conflit mais qui à circuler dans la langue accéderait au statut de souvenir sans honte ni gloire, ni honteux, ni glorieux. C'est par ce biais sans doute que pourrait se soutenir une remétaphorisation permettant de faire événement psychique et l'historisation de cet événement psychique permettant au sujet de se séparer, de se mouvoir, d'être acteur.

Peut-on attendre d'un collectif un agencement des instances tel qu'il ménagerait ce tiers, pivot de la symbolisation ? Ou doit-on penser avec Leclaire[10] que ce collectif s'organise inévitablement en ce qu'il appelle les aménagements collectifs des résistances qui ne supportent ni le vide ni l'écart. Ils se constitueraient autour d'un objet homogène qui à ne pas être troué par la symbolisation, entrainerait une dérive du symbolique. La fonction tierce est écrasée ; est escamoté le sujet effacé entant que sujet divisé dans son incomplétude et son altérité.

Toute formation sociale tendrait à se constituer autour de son identification à un objet idéal et produirait inéluctablement l'assujettissement à un discours idéologique. Ceci est une pente que nous indique Leclaire, toute freudienne d'ailleurs, mais est-ce si sûr ?

Ne peut-on mettre en regard une conception du politique telle que l'élabore notamment Hanna Harendt[11] ? Dans sa conception du politique, elle insiste à la fois sur la non accession d'emblée au politique, sur la pluralité non seulement comme pluriel mais également pluralité définie par un inter, un espace entre, un écart non comblé. Elle définit le lien politique comme supposant toujours une modification des relations immédiates, grâce à la mise en scène d'une scène de représentations où se rejouent ces relations sur un mode nécessairement conflictuel. Dans cette définition, on peut reconnaître l'énonciation d'un sujet, la réinscription sur une autre scène de représentations permettant d'accéder au conflit et la marque de la fonction symbolique, plus particulièrement des instances symboliques fonctionnant comme régulation des rapports des hommes entre eux en y inscrivant l'écart, la limite et l'altérité. Mais si j'ai tant insisté sur la honte, c'est bien parce qu’accéder à cette mise en scène du conflit suppose un franchissement de la honte. Autrement dit, que la mémoire ne s'attarde plus, bloquant la subjectivation, et que les agencements dans le social assurent les figures de l'Autre permettant la symbolisation, que la langue circulante offre des possibilités de métaphorisation. Ceci, ai-je dit déjà, viendrait soutenir l'historicité de l'événement psychique et permettre au sujet de se mouvoir comme acteur de son énonciation.

Par un effet de retour, on peut imaginer que les individus-sujets accéderaient à partir de leur division et de leur énonciation à une subjectivité politique fondée sur l'inter et l'altération par l'autre.

Cette notion de subjectivité politique, Jacques Rancière en parle remarquablement dans Lignes, regards croisés Algérie-France sous le titre "La cause de l'Autre"[12]. Congédiant de la cause de l'Autre les préoccupations morales du respect de l'autre, commandées par des principes transcendant la limitation de l'espace politique, il souligne que la subjectivité politique est liée à une énonciation qu'il appelle tierce – et que j'appellerai pour ma part celle d'un sujet divisé « ce tort est mon tort et n'est pas mon tort ».

La subjectivité politique implique toujours le discours de l'autre, avance Rancière. Refus de l'identité prescrite par un autre, faisant altération dans cette identité et rupture d'un certain rapport de soi à soi. Rupture, par exemple, de l'identité prescrite par l'État, dans laquelle citoyenneté serait identifiée à appartenance nationale. La subjectivité politique s'adresse à un autre et vient de cet autre auquel tort a été porté, qui s'est trouvé parmi les non comptés dans l'espace politique, ceux qui n'ont pas le droit d'occuper l'espace visible de la cité. Ceci aussi s'énonce dans la division : « je n'ai pas subi ce tort et j'ai subi ce tort ». Ce tort implique de pouvoir s'identifier et de ne pas pouvoir s'identifier. Je suis et je ne suis pas cet autre qui se fait tuer en Bosnie, qui meurt au Rwanda, dans les douars d'Algérie, qui rase les murs de la ville ou en squatte les bancs publics. Je peux même lui en vouloir de me déranger.

Rancière, pour en revenir à lui, appuie son analyse sur une situation des années 60, celle des journées d'octobre 61, le 17 puis Charonne, pendant la guerre toujours difficile à nommer, entre la France et l'Algérie, dite alors départements français. Ceci, à l'époque pour le citoyen français, désidentifié de la collusion identitaire nationalité citoyenneté, altéré par l'autre à la fois cause et objet, pouvait s'énoncer « cette guerre est notre guerre et n'est pas notre guerre ».

Faut-il donc penser que le tort à travers les années ne cesse de persister tant cette analyse m'évoque aujourd'hui, point par point, le mouvement de citoyens français par rapport aux non citoyens parce que sans papiers.

On n'est plus dans des arguments de l'ordre moral ni dans le « avoir honte » du style « j'ai honte pour la France, j'ai honte pour l'humanité ». On est dans la disjonction, dans l'écart, dans le différent, dans la possible conflictualisation mais y accéder suppose effectivement un franchissement de la honte.

[1] Une première lecture de ce texte fut faite dans une rencontre en 1998 : "Mémoire freudienne mémoire citoyenne".

[2] Psychanalyste, Paris.

[3] Claude Birman, dans un article publié dans Espaces, 1988, n° 16, pp. 95-106 Il indique qu’ un même verbe, en hébreu, "voch", signifie à la fois "être honteux" et "tarder". Il montre entre autres que dans l'épisode du Veau d'Or, la honte apparaît doublement comme confusion du peuple sans loi et comme retard du législateur.

[4] Que je préfère, pour ma part, traduire par "déni" plutôt que par "démenti", qui se situant sémantiquement en français trop en proximité avec le mensonge, évoque une possibilité de jouer avec les mots, ou par "désaveu" qui suppose une position active par rapport à l'Autre et ne rend pas compte du clivage, "de cet autoclivage narcissique", part "morte du sujet qu'évoque Férenczi.

[5] Certes ceux qui s'occupent de la folie insistent eux aussi sur la fracture du tissu psychique au niveau même du remaniement des inscriptions de la mémoire freudienne. Solal Rabinovitch met l'accent sur la fracture de la trace signifiante d'avec la trace perceptive et montre de la Forclusion qu'elle s'instaure au niveau même du remaniement des signes de perceptions en représentations de choses (il serait plus exact de parler de possible ou impossible traduction (La forclusion Eres). Max Gaudillère insiste davantage sur les effets de l'explosion des garanties du symbolique entrainant un impossible de l'inscription, je dirai de la réinscription (représentations de choses en représentations de mots). Cf Rabinovitch. S., La forclusion, enfermés dehors, Toulouse, Érès, 1998 et Gaudillière. J.-M., « La dure réalité de lafiction : du traumatisme à l’histoire » PTAH /A.R.A.P.S., 13/14, 2000-2002 : 73-77.

[7] Voir L’écorce et le noyau, Paris, Aubier-Flammarion, 1978.

[8] Ferenczi. S., “ Réflexions sur le traumatisme ”, in Psychanalyse IV, Paris, Payot, 192 : 139-147.

[9] Dany-Robert Dufour, Serge Leclaire, "L’invention d’une psychanalyse citoyenne", Écrits pour la psychanazalyse, tome 2 Editions Seuil/Arcanes mars 98.

[10] Ecrits pour la psychanalyse, idem.

[11] Arendt. H., La philosophie de l’existence et autres essais, Paris, Payot, 1994.

[12] Jacques Rancière, Lignes, n° 30, fevrier 1997, "Algérie France. Regards croisés. La cause de l’autre".