Quand les mains prennent parole

Psychologie Clinique 6

janvier 1999

Quand les mains prennent parole

Par André Meynard[1]

Résumé : L’abord clinique du champ praxéo-théorique qu’ouvre la surdité permet d’être attentif à l’efficacité symbolique du gestuel opérant bien évidemment au-delà de ceux concernés directement par cette atteinte sensorielle. En cela les Sourds nous instruisent. Si la rencontre de cette gestuelle peut faire épreuve pour chacun, le déport sur l’autre de notre propre surdité à la dimension de l’altérité peut s’interroger, se suspendre et laisser advenir une écoute de ces dires sensible aux associations des sujets ainsi qu’aux mouvements transférentiels. La notion de langue maternelle — centrée sur le désir de l’Autre et sur ce qui y résonne de l’axe de la castration — permet de cerner ce que la gestuelle humaine laisse opérer d’inscriptions subjectivantes.

Mots clés : Gestuel ; entendu symbolique ; épreuve de surdité ; surdité ; théories déficitaires.

Summary : The clinical approach of the praxeo-theoretical field of deafness permits to pay attention to the symbolical efficiency of the gestural which evidently operates beyond the ones being directly concerned with this sensorial injury. In this we learn from deaf people. If meeting this gestural can make trial for all, the deport on the other of our own deafness to the dimension of the alterity can question itself, suspend itself and permit a listening form these sensitive sayings to the associations coming from the subjects, and a listening to the transferencial movements. The notion of mother tongue — centred on the desire of the Other and on what echoes in it about the castration axis — allows to circumscribe the subjectiving inscriptions that human gestural allows to be expressed.

Key-words : Gestural ; symbolical hearing ; deaf trial ; deafness ; deficit theories.

Lydia est âgée de 17 ans. Elle ne perçoit pas les fréquences conversationnelles des langues orales. Cependant, elle est sensible à ce que le visuel et le gestuel ont permis d’inscriptions subjectivantes. En cela, elle n’est pas sourde à la dimension désirante, la seule qui nous humanise. Si cette particularité sensorielle demeure invisible, elle se montre, se dévoile précisément dans l’acte de parole : au niveau sonore par le vocal défaillant ou les silences surprenants ; au niveau du visible par cette étrange gestualité langagière[2].

Lydia est assise face à moi. Elle « signe », c’est-à-dire qu’elle use des signes de la langue des signes française, langue qu’elle pratique dès qu’elle peut rencontrer des pairs (concernés tout comme elle par cette particularité sensorielle) ou des personnes familiarisées avec cette langue. Alors, elle peut « prendre langue », selon cette modalité gestuelle, s’inscrire dans le lien social. Pour l’heure, elle poursuit des études dans un circuit appelé curieusement « d’intégration[3] », et se trouve, de fait, radicalement séparée de ces réseaux langagiers signés, uniquement donc en présence d’adolescents n’usant que des langues orales pour s’exprimer.

Ceci, elle a voulu « l’essayer », en accord avec sa famille. Maintenant, signe-t-elle, « ce n’est plus possible ». Souvent, le soir, elle « pleure », se dit très « tendue », très « nerveuse », « dépassée » et « exclue » de tous ces échanges auxquels elle ne parvient pas à participer dans ce milieu éducatif dit ordinaire. Elle éprouve une forte « fatigue », appréhende l’idée même de « devoir aller en classe » chaque matin. Sa famille, alertée par le changement progressif de son humeur s’interroge, fait trajet pour retrouver l’adolescente vive et rieuse qu’ils connaissaient jusqu’à ce changement, jusqu’à cette coupure d’avec un milieu qui intégrait pleinement les échanges langagiers signés, dans lesquels alors Lydia prenait parole, s’engageait, se trouvait également recevoir les dires de ses pairs, paroles donc, à son adresse.

« Là-bas, ils sont gentils, mais ils ne s’expliquent pas ou alors c’est court, résumé, bref. Je vois bien que ce n’est pas cela qui vient d’être dit ! En groupe, c’est le plus difficile : ils rient, je regarde, je demande : Pourquoi ? parfois ils m’expliquent, mais je sens qu’ils font des efforts. Ça ne va pas ! J’en ai assez ! Je ne suis pas comme eux, poursuit Lydia, les signes, c’est important ! ». Elle m’adresse ce dire gestuellement, quête dans le transfert une écoute ouverte à son désir et à ce qui l’entrave. Sa décision se précise, se prend. Elle pose un acte, change d’orientation, retrouve d’autres Sourds adolescents. Le mouvement dépressif lié aux atteintes narcissiques cède, dévoilant du même coup une symptomatologie en fait réactionnelle à une situation où se trouvait, pour elle, bouleversées les conditions même de prise de parole, d’existence de sujet parlant, à qui d’autres s’adressent, existence dans le champ de la parole et du langage.

Pour Frédéric, c’est plus radical. Traversant une situation semblable, il en arrive lui « à ne plus dormir et à devoir prendre des cachets ». Des contractures musculaires apparaissent, au bras gauche[4], il ressent, dit-il, « des moqueries de la part des autres ». Il « s’isole » progressivement. Là aussi, les familiers soucieux et effrayés d’une telle détresse chez leur fils, consultent et ouvrent le possible d’un arrêt d’une telle « intégration » tout en évoquant ce qui les avait séduit dans cette procédure où il était censé être « comme les autres ».

Corinne, elle, devant ce qu’elle nomme « désintérêt » des adolescents entendants à son égard, se réfugie dans des rêveries diurnes. Ainsi, elle invente des personnages avec lesquels elle parle gestuellement, évoque des histoires de « suicides » ou « d’accidents », récits qu’elle effectue dans les séances, au travers d’un matériau langagier signé, présente alors dans le champ transférentiel. Elle dit ainsi son sentiment « d’étouffer ». « Les signes, c’est comme l’air, je respire, lance-t-elle. Là-bas, j’attends comme une statue ! ». Je l’invite à évoquer ces « histoires inventées » : Les bras de la statue s’animent, se lèvent, les mains signent dans l’espace, une parole émerge, singulière, toujours.

Me voici déporté dans cette manière si particulière de dire, d’écouter avec les yeux, attentif à cette difficulté qu’elle dit éprouver, d’avoir à annoncer à son père et à sa mère, « qu’elle ne peut plus continuer ». « Ils vont être en colère. Ils veulent que j’aille avec les entendants, que je fasse des efforts pour parler, comme eux. J’essaye, mais ils parlent trop vite ! ».

Car « l’entendant » n’est pas simplement sur la scène de la réalité. Il insiste au niveau fantasmatique. Doté d’une parole vocale, il déploie tous ses charmes en écho aux manières, toujours singulières, dont les familiers ébranlés dans leur propre histoire œdipienne par cette découverte de surdité de leur fils ou fille, ont pu en tenter élaboration[5]. Dans le fil de ces mouvements psychiques, dans le trajet et la subjectivation d’une telle découverte, côté parental, le sujet à son tour découvrira la surdité. Lui donnera sens, pourra vivre « avec elle », ou parfois « pour elle », s’y réduisant en quelque sorte, ou alors aussi « contre elle », se projetant massivement dans le futur entendant-vocalisant qu’il doit devenir par des efforts multiples et répétés. Efforts pour bien parler vocalement, dont il peut s’éprouver redevable, spirales sacrificielles pouvant mener parfois à des effacements subjectifs tellement la pression surmoïque est agissante.

La familiarité, l’ouverture de l’analyste à ces réseaux langagiers visuo-moteurs, introduit pour ces sujets signants, le possible d’une adresse à l’Autre où peut venir se questionner cette espèce « d’aimant-sacrificiel », que représente au niveau psychique, cet entendant-vocalisant, si insistant. Car, au-delà, en effet, de la réalité de ces situations dites intégratives, parfois purement et simplement imposées par des théories déficitaires[6] de l’autre (visant ici à faire taire le silence du sourd ou ses gestes, à lire comme deux figures métaphoriques de l’inconscient), au-delà donc, il y a à demeurer attentif aux difficultés, pour les sujets concernés, à pouvoir perdre au niveau psychique, une telle image de « l’entendant — vocalisant comme les autres » qu’ils auraient à devenir. Ce qui travaille, au fil des séances, de cette attirance vers ces efforts sacrificiels chez certains adolescents dits sourds m’a conduit à insister[7] sur l’importance de ces déplacements psychiques qui s’opèrent, témoignant de leur quête d’inscrire leur particularité énonciative et de la faire reconnaître au lieu de l’Autre. Leur quête aussi de tenter élaboration de cette pression surmoïque les menant parfois à devoir être « comme les entendants ».

À évoquer dans les séances leurs « peurs » des réactions familiales à ce dire qu’un temps ils n’osent soutenir, ou les « déceptions » qu’ils redoutent de causer à leurs familiers dès lors qu’ils s’éloigneraient d’une telle image, ils font trajet, dans le transfert, vers une position d’où s’abandonne ces attraits du devoir et leurs multiples bénéfices secondaires. Si l’écoute de l’analyste, non pas soucieuse du bien des sujets mais de leur éros peut soutenir pour partie cette traversée des mirages du devoir, elle ne saurait, ici comme en une autre clinique, en hâter l’avènement.

Un tel travail m’a conduit à prendre l’étiquette « sourd » qui m’évitait d’entendre toute l’importance des inscriptions subjectivantes permises par le visuel et le gestuel et bien au-delà de ceux concernés par une surdité physiologique. A contrario en effet des persistantes visions instrumentalistes du langage qui ne cessent de vouloir exiler la dimension pulsionnelle de tout acte de parole[8] (vocal ou signé), il y a importance à accorder à ce fait, que ces sujets viennent précisément prendre parole dans un matériau langagier le plus souvent ignoré de leurs familiers et hors toute pédagogie. Il est en effet remarquable que quoique ne « connaissant » pas les langues signées, les pères et mères de ces sujets les introduisent cependant à ce mode de lien social. De ce point de vue les langues dites « des signes » sont bel et bien transmises par les familiers. Elles sont indice de ce qui — dans le visuel et le gestuel — est venu faire « langue maternelle[9] », soit, comme l’écrit Jacques Hassoun (1993, p. 55) « introduire le sujet à l’Autre ».

Une telle transmission désirante, articulée à l’interdit de l’inceste, opère en deçà de tout aspect de la langue et fait trace au niveau pulsionnel pour, en quelque sorte, appeler les sujets vers des langues visuo-motrices, langues pleinement respectueuses des ancrages corporels existants. Ceci nous éclaire — et au-delà du seul champ de la surdité — sur l’incontournable efficace des bases pulsionnelles de l’acte de parole et infirme l’abord strictement physiologique de l’entendre et du parler.

Dans la gestuelle des familiers, à leur insu, par le jeu des adresses subjectivantes et ce qu’il donne à entendre de l’axe de la castration faisant butée aux vœux incestueux, s’évite l’engluement dans des positions « d’infans » prolongées. À partir de là, d’un tel entendu symbolique, permis par le circuit visuo-moteur, les sujets prennent parole, trouvent et s’engagent vers ces langues dites « des signes ».

Avec d’autres pairs, ils sont poussés à signer, dès lors que ceci devient possible et que notre propre surdité ne fait pas entrave à de telles « trouvailles » par une idéalisation du circuit audio-phonatoire impulsant un interdit explicite ou implicite[10] sur cette gestualité langagière, interdit dont j’ai tenté par ailleurs de cerner l’histoire et l’inaltérable résurgence[11].

Quand certains adolescents dits sourds traversent en certains dispositifs une telle expérience de déracinement langagier, éprouve cette faillite des étayages narcissiques jointe à une brisure du lien social, nous pouvons éviter des explications réductrices et à des théories qui posent l’autre (ici le Sourd) comme déficitaire au regard d’une norme (ici audio-phonatoire). Si « le sourd » n’existe pas, la diversité des positions subjectives est à reconnaître en notre acte.

Pour que la « statue » s’anime, que « l’air » puisse venir au sujet, permettant une respiration, une avancée subjective vers ce qui l’attire parfois à s’étouffer, le désir de l’analyste et son réglage sur cet entendu symbolique se révèle essentiel. Il se risque alors à écouter avec ses yeux et à dire avec ses mains. Il y risque, ici aussi, selon la manière toujours singulière dont chaque histoire l’interpelle dans le transfert, sa propre surdité à la dimension de l’altérité.

Références

Aulagnier, P., La violence de l’interprétation, Paris, PUF, 1975.

Gori, R., Le corps et le signe dans l’acte de parole, Paris, Dunod, 1978.

Gori, R., La preuve par la parole, Paris, PUF, 1996.

Hagège, C., L’homme de paroles, Paris, Fayard, 1985.

Hassoun, J., L’exil de la langue, Paris, Point hors ligne, 1993.

Meynard, A., “Un enfant est sourd”, Psychanalystes, 1993, 46/47, pp. 135-154.

Meynard, A., “Une voix honteuse ?”, Adolescence, 1993, 11, 1, pp. 95-105.

Meynard, A., Quand les mains prennent la parole, Toulouse, Érès, 1995.

Meynard, A., “Destins du gestuel”, Cliniques Méditerranéennes, 47/48, 1995, pp. 245-262.

[1] Docteur en psychologie ; psychanalyste ; chargé de cours à l’université de Provence Aix-Marseille I.

[2] En cela l’acte de parole chez ces sujets va aussi porter par déplacement ce qui demeure non élaboré au lieu de l’Autre de l’atteinte auditive. D’où les traditionnels surinvestissements concernant la parole du Sourd.

[3] Si intégrer renvoie à « établir dans son intégrité » nous pouvons légitimement questionner quelles formes de dispositifs permettent (ou non) de rendre efficiente la dimension parlante signée que privilégient ces sujets. Ainsi le débat dans ce champ ne peut-il se situer en termes de « pour » ou « contre » l’intégration, mais gagne à expliciter cette notion floue d’intégration en la précisant : les dispositifs intègrent-ils effectivement ou non la particularité énonciative de ces sujets ? L’existence du groupe, la pluralité des sujets signants est ici précieuse à respecter car « cette signature du groupe en exergue de la langue est indice de vie » (Hagège, 1985, p. 38). Une telle « signature » permet de passer d’une conception de la surdité (et des Sourds) en terme de déficit (un qui manque de parole, de langue, etc., parmi d’autres parlants) à la reconnaissance d’une différence de modalité d’énonciation entre sujets parlants. En laminant, la dimension de la pluralité, de la groupalité, la particularité sensorielle ne peut en certains dispositifs s’entendre en terme de différence langagière.

[4] À noter que chez les Sourds signants, mains et membres supérieurs supportent l’énonciation. Les diverses atteintes, blessures, etc., qui peuvent survenir, laissent parfois entendre le tissage des surdéterminations inconscientes.

[5] Ce que j’ai nommé « épreuve de surdité » (Meynard, 1995).

[6] Par théorie déficitaire, j’entends ici tout abord qui considère le Sourd comme marqué d’un déficit au regard d’une norme et d’une plénitude dont nous serions les représentants. Idéalisation du sonore et méconnaissance de la dimension symbolique du geste participent du même aveuglement.

[7] C. Meynard, 1993, 1995.

[8] Cf. R. Gori, 1978, 1996. Aulagnier, 1975.

[9] En notion trop souvent tirée dans le milieu spécialisé sur le seul versant du code (parlé par la mère, les familiers, etc.), ce qui n’intègre pas le pulsionnel de l’acte de parole. Rappelons pour mémoire que « la fonction paternelle est inséparable de la texture même de la langue maternelle » (Hassoun, 1993, p. 57).

[10] Implicite bien plus présent aujourd’hui puisque la discursivité déficitaire s’est trouvée fortement questionnée ces dernières années. L’effectivité des praxis, des dispositifs, porte souvent en réalité ce qui n’ose plus se dire explicitement. Ainsi, si la reconnaissance de la langue des signes française par une certaine médiatisation, paraît acquise, les dispositifs d’accueil de ces sujets, et notamment dans la petite enfance, se retrouvent souvent inchangés dans leur dynamique déficitaire.

[11] Cf. Meynard, 1995.