Précarisations et jeux précaires. Logiques d'exclusion et psychismes

EXCLUSIONS, PRÉCARITÉS : TÉMOIGNAGES CLINIQUES

Psychologie Clinique 7

juillet 1999

Précarisations et jeux précaires

Logiques d'exclusion et psychismes[1]

Par Michel Audisio[2]

Résumé : À côté des situations réelles de précarité et d'exclusion, sont des précarisations psychiques et des fantasmes d'exclusion, amenés notamment par les techniques modernes de visualisation d'images virtuelles, mises en confusion avec les réalités imagées.

Mots clés : Exclusion ; fantasme ; image ; précarité ; réalité.

Summary : Facing reality of precariousness and expulsion, are psychical precarizing process and phantasmatic expulsions, especially induced by modern technical screen visualization of virtual images, being confused with images of reality.

Key-words : Expulsion ; image ; phantasm ; precariousness ; reality.

Les scènes modernes contemporaines sont envahies par des instruments techniques avec lesquels chacun entre en interaction. Des mises en visualisation changent les rapports entre réalité, virtualité et imaginaire. Entre scénarios de fiction et constructions de fantasmes, des échanges ont lieu qui précarisent les processus psychiques et qui induisent des transformations des liaisons, des romans familiaux et des socialisations. Ces nouveaux jeux sont-ils seulement précaires, ou installent-ils de nouvelles scènes identificatoires ?

Modernismes, post-modernisme ou surmodernité, les scènes actuelles largement médiatisées et interactivées, ont des caractéristiques inédites qui ont été examinées et interprétées. Les informations sont profuses, circulant en temps réel, et sont portées par des images : c'est comme si ni le temps ni les distances n'existaient plus, comme s'il n'y avait plus de place pour le suspens ni l'élaboration. Même les gouvernants semblent être entrés en réactivités concurrentielles devant les images de l'information, et il est de moins en moins sûr que ces images informent vraiment. Un phénomène complémentaire, celui-là totalement inédit, est que l'information passe aussi par des images de fiction qui anticipent des événements, et qui sont présentées sur le même registre de réalité que les événements en cours. Il ne s'agit plus seulement de se projeter dans l'avenir ni même de tenir un discours de futurologie ou de réflexion prospective : un futur est déjà-là, comme déjà accompli, imagé et animé, et chacun est convié d'y participer, non seulement comme témoin de ce qui serait sa propre scène, mais aussi comme acteur de ce que doit être sa scène propre. Ces enroulements du temps, ces réductions de l'espace et ces mises en circularités du pensable ne peuvent pas être sans effets sur les processus psychiques comme sur l'intersubjectivité. Un autre phénomène inédit qui passe encore par des images animées et des scénarios s'accomplissant sur des écrans, est cette reconfiguration de l'interactivité et du jeu, par laquelle un joueur solitaire reste en interaction avec la virtualité d'un visible. Que regarde l'enfant qui joue ainsi pendant des heures ?

Quelle est pour lui, la fonction de représentation de la souris de son ordinateur ? Quels échanges d'inscriptions entre scénarios et fantasmes, résultent de ces mises en scène et en représentations ? Il s'agit bien là de s'interroger sur la précarisation des processus, et sur la précarité des jeux et des scènes.

Sur les scènes extérieures, sociales, une précarité bien réelle insiste qui envahit d'images plus ou moins insupportables, proches ou lointaines, la pauvreté et l'exclusion ne sont plus des situations cantonnables, mais des risques diffus. Les images abondent et les interprétations profusent, et il n'en ressort rien qui puisse rassurer, encore moins garantir. Des repères sont brouillés, et l'absence du Politique devient assourdissante, dont la fonction de représentation et de repérage semble avoir perdu toute efficacité et être devenue inaccessible. Efficacité et accessibilité emmènent directement sur les scènes psychiques internes. Qu'il s'agisse d'efficacité symbolique ou d'accessibilité des repères indentificatoires, qu'on s'en interroge au registre individuel comme collectif, des pertes et des manques ouvrent des béances pour les envahissements des imaginaires et des pensées, et induisent des discours et des gestuelles qui sont de plus en plus au risque de l'imitation des images et des scénarios. Or il se trouve que les uns comme les autres mettent en cumulation quasi permanente, des scènes de la violence des corps. Il n'y a là aucune mise en controverse des pensées et des idées, seulement l'action violente des uns contre les autres, sinon même entièrement intestine : ce ne sont que combats et anéantissements, envahissements et asservations, exclusions et éliminations. Une violence pure, réifiée et radicalisée, qui ne semble même plus avoir à se justifier par des projections manichéennes. C'est un fait, et il n'y aurait pas lieu d'en dire ; le libre-arbitre est encagé entre soumission et révolte ; le tiers n'est plus là, sinon même activement exclu ; il ne reste que l'agir ayant envahi la parole, et les mots deviennent des instruments de meurtre et de destruction. Le cumul des images de violence événementielle (ce peut tout autant être les théâtres génocidaires que les jeux sponsorisés du stade), et des images de scénarios de fiction (où l'on retrouve les mêmes théâtres et stades) peut-il rester seulement dans l'imaginaire privé des « accros » des écrans ? Serait-ce là seulement une nouvelle configuration de la scène sadique de quelques uns pris en perversion ? Ou cela fascine-t-il suffisamment et généralement pour que s'en induisent d'autres figures de liaison, qui pourraient prendre fonction matricielle pour des psychismes en développement ?

Les questionnements pourraient mettre en vertige, et s'en défendre met déjà dans des discours et des actions de fractionnement. La violence médiatisée des jeunes est renvoyée au chômage habituel de certaines catégories ; la violence des théâtres génocidaires actuels est renvoyée aux appétits économico-financiers de leurs acteurs ; la violence des œuvres de fiction, qu'elle soit brutale ou perverse, est renvoyée à la légitimité de l'information, de la dénonciation et de la démonstration. Par contre, sont le plus souvent exclus des discours, la question de l'intériorité et celle de la banalité. Et quand elles ne le sont pas, il est inquiétant de constater que l'on se contente d'évoquer la régression, sans d'ailleurs préciser laquelle. Une contradiction s'installe ainsi entre l'invocation particularisante de la régression et celle généralisante de la banalisation. Dans le même moment qu'une autorité se satisfait de l'évolution de la statistique du nombre des voitures brûlées, des discours d'experts exposent les mécanismes de la régression psychique supposée des exclus. Il y a bien une perte, un manque et une absence. Et c'est certainement le troisième terme : absence, sous-entendu du politique, du tiers, de la référence, qui permettrait d'éviter les descriptions fractionnalisantes comme les placages théoriques. S'il a été insisté jusqu'à présent sur les effets d'un certain nombre de phénomènes quant aux processus psychiques qui sont utilisés pour interpréter et théoriser, il faudrait insister tout autant sur les historisations et sur les institutionnalisations, à commencer des subjectivités. C'est un fait que par l'enfant et l'adolescent, les thérapeutes de ceux-ci, qui sont toujours aussi engagés dans l'institutionnalisation des aides, des soins et des cures, ramènent au centre des préoccupations, les questions de cadre et de dispositif de leurs actions, c'est-à-dire tout ce qui peut jouer dans la fondation et l'institution d'une subjectivité et d'un sujet. Dépasser la particularité d'une personne et la problématique d'une groupalité constituée ou désirée, c'est justement ne pas confondre ces registres, qui sont souvent explicités par les opératoires organisationnels des personnes comme des groupes, avec le registre de l'institution où chacun vient se confronter à l'histoire et à la représentation, à la transmission et à la filiation, à l'intention et à la croyance. D'autres, comme Michelle Cadoret, n'ont pas manqué de montrer combien il était significatif, dans le crisique de l'actuel, qu'institution éducative et institution thérapeutique se rejoignent comme lieux préférentiels des enjeux de questionnement et de problématisation[3], au moment même où les institutions politiques et religieuses dérapent et semblent s'en remettre au Juridique (qu'elles semblent d'ailleurs confondre avec l'application du Droit) et au Scientifique (dont elles ne semblent pas percevoir qu'il est contradictoirement constitué d'une démarche désirante de connaissance et d'une volonté idéologique de maîtrise causaliste).

C'est peut-être de la compétence scientifique et de la responsabilité citoyenne, des acteurs thérapeutes d'une certaine institution, que de s'engager dans le débat. L'institution dont il s'agit est d'exclusion, quoiqu'on en dise aujourd'hui et malgré ce qu'elle est devenue fort heureusement dans la plupart des lieux de soins spécialisés. Il reste une vérité psychique, familiale, sociale et politique, culturelle donc aussi, que, en-deçà de l'institutionnalisation socio-politique et économique de l'aide et des soins aux malades dits mentaux, l'institution originaire et d'adossement, est d'abord une institution pour la folie déjà-là, à la fois désirée et instrumentalisée de gestion de la différence puis de sa gérance. Sauf à exemplariser l'alliance meurtrière entre dictature et médecine, il n'y a pas meilleur exemple courant d'alliance entre politique sociale, croyance populaire et certitude scientiste autour de ce qui est à exclure et de ceux qui doivent être exclus. Ces institutions, même lorsqu'elles ont pivoté leur logique originelle, pour la diffuser subversivement sur le terrain communautaire, restent des lieux de précipitation de tous les enjeux de subjectivation et de subjectivité, donc de tous les dispositifs de mise en frontières et en catégories, au même titre justement que la dérive actuelle de l'École : l'une comme l'autre sont constamment rattrapées et affrontées au pouvoir de la norme et à l'arbitraire des dispositifs de normativation. La rencontre quotidienne médiatisée avec les discours et les agirs d'exclusion, de violentement, d'injustice, de dénonciation, de vengeance et d'exigence de garantie et de réparation, met tous les champs institués en contrainte d'agissement pour s'en relégitimer par des réinscriptions dans les logiques de catégorisation et d'efficience, aux comptes cumulés des politiques et des dogmatiques, des scientismes et des managements. Les impacts des visualisations des scènes se redoublent de ceux des commentateurs assénant leurs causalismes et leurs intentions. Reality-shows et scénarios de fiction en deviennent les rhétoriques proposées puis attendues.

Les écrans offrent aux imaginaires des pistes pour fantasmer, plus grave encore, des miroirs pour croire s'y reconnaître. Le moins que pourrait en penser un thérapeute, sauf à y être déjà personnellement pris, serait que tout cela lui fait rappel de l'univers psychotique instrumentalisant tout ensemble réalité, imaginaire, fantasme et fiction. Faudrait-il alors dire que la scène collective serait en train de devenir folle au point de rendre chacun fou ? Au tournant des années 60, une réponse avait été faite : l'organisation sociétale à transformer et le discours psychiatrique à rejeter. Soit, et autant que faire se peut, mais aussi au risque de relancer la violence excluante, et de dériver vers un excès du moderne, dans des figures totales ou partielles d'idéologie et d'intégrisme, et pour le coup, d'en instituer des scènes d'affrontement impitoyables entre tradition et modernité, au seul compte final d'une aliénation subjective généralisée. Il ne suffirait pas de dire qu'on assiste à des retours vers des formes primaires de socialité, au risque de relancer post-colonialement, les culturalismes et l'ethnocentrisme ; mais bien de se risquer à un regard vraiment anthropologique et psychopathologique sur ce qui peut animer ainsi les psychés. Il y a certes des scènes d'information (mais transmises comment et en fonction de quoi ?) et des scènes de fiction (mais choisies comment, pourquoi et pour qui ?), mais il y a aussi les fantasmatiques déjà-là des individus et des groupes, la violence de leurs imaginaires, depuis la cruauté infantile vengeresse jusqu'aux projections souveraines des adultes, en passant par les exigences juvéniles anomisantes. Il est bien évident que les écrans ne viennent pas d'ailleurs, si les personnages sont peut-être d'autres mondes. Là, se visualisent et se racontent encore des historicités en transmissions difficiles, des enfouissements en dénis difficilement tenables. Là, s'illustrent les conséquences des impasses, les tentations racistes, les illusions d'homogénéité et de pureté. L'écran ne fait que redire ce que chacun s'évertue à oublier et à sublimer : le meurtre et la mort, cette fois bien représentés. Il est donc certain que par ces jeux de mise en visibilité, pourrait s'opérer une complète transformation des fonctionnements psychiques, les fantasmatiques étant sollicitées, désormais depuis le plus jeune âge, de façon particulièrement émotionnelle et sensorielle, aux tréfonds du sadisme. Inutile d'épiloguer en écritures descriptives : il suffit de regarder ; bien pire, il commence à suffire de lire. Toutes ces façons de stigmatiser l'autre, même semblable, est bien la ruine possible du lien et de la référence : tout un ensemble manipulatoire fonctionnant en réciprocités directes, pourrait rapidement dépasser la dialectique maître/esclave (comme si nous étions déjà au-delà des fictions totalitaires), pour ne plus laisser la place qu'à des mécanismes identificatoires seulement projectifs, en termes de positivité et de négativité. Toute une égo-psychologie cognitivo-comportementaliste y est déjà complètement prise, comme bien des nouvelles croyances qui, technologie aidant, semblent opérer et conceptualiser comme des ordinateurs, trahissant intégralement le sens et la fonction des mises freudiennes en métaphores. Dans une telle logique comptable, l'expulsion/exclusion deviendrait le processus psychique exclusif à réussir. Certes, expulsés et exclus pourraient s'en révolter, mais ils seraient encore au risque de relancer la même logique, dans un pré-carré, comme maintenant dans les stades et sur les théâtres de destruction.

Noir tableau qui pourrait mettre en désespérance et en renoncement, s'il ne pouvait se constater dans le même temps, qu'aux lieux de précipitation des violences, là où l'on pourrait penser que tout est perdu et manque définitivement, une parole persiste, à entendre, qui dit le désir et le besoin de lien, qui en récite les complaintes édifiantes, qui rappelle l'histoire et piste les caches de la transmission, qui veut redresser les mythes, quitte à en sculpter d'autres (peut-être seulement à titre de sauvegarde temporaire du chaos), qui attend et cherche les repères ambivalents de l'identification et de la filiation. Qu'il faille s'impliquer contre-transférentiellement dans cette parole violemment pertinente, qui est dite être un discours de folie, qu'il faille prendre le risque d'un « accompagnement » de tels détours pour qu'une cure soit et qu'un processus de changement advienne, prouve déjà qu'il est possible de se sentir devenir fou d'autre chose que d'un désordre instrumental, mais surtout d'une souffrance du lien qui vous envahit, apparemment sans issue et pourtant résistible. Dire les choses ainsi n'est pas revenir aux projections sociologico-politiques des antipsychiatries ; ce n'est pas non plus inscrire ces discours détournés et métaphoriques, dans des systématisations relationnelles intra-familiales ou sociales. Tout se joue bien sur des scènes internes, qui ne se résument pas à des problématiques œdipiennes. La question est maintenant que, par des effets de nourrissages externes, les scènes internes, individuelles comme collectives, pourraient s'en trouver transformées. Toute information a un effet de la même façon que toute œuvre de mise en scène en recherche un ; la différence actuelle est que la profusion d'images a des effets sur les mises internes des scénarisations psychiques. Il est tout de même impressionnant de constater que les discours métaphoriques de folie, qui savent aussi utiliser les instruments modernes de visualisation conjuguée des fantasmes et des réalités, rejoignent tout à la fois des logiques de sauvegarde physique et psychique qui ont pu être agies par des persécutés pris dans des entreprises de leur anéantissement : rêver, fictionner, pour survivre et pour rester humain. Humour noir et dérision apparemment de soi ne sont pas des logiques folles encloses au pire des impasses, mais des adressements. Rêves de renaissance en apocalypses et fictions d'origine en réparation de filiation viennent comme des anarchies nécessaires contre le danger du chaos. Vécus de danger à la fois externe et interne, révolutionnements crisiques internes et dires sur la révolution. Aujourd'hui, tous le disent pareillement, qui sont en danger d'exclusion et d'anéantissement : la métaphore de remise en ordre et en lien agie par le fou, l'exposition de l'injustice faite à l'émigré et au persécuté, la volonté libertaire juvénile. C'est une donnée historique, sociologique, ethnologique, clinique que la mise en compréhension ne peut se faire qu'en se portant aux limites du pensable comme de l'acceptable. Là, est la responsabilité de l'institution quelle qu'elle soit : entendre ce qui s'y signifie, donner un espace pour la parole et l'échange, et un temps pour la réélaboration en commun.

Il faut donc revenir encore aux écrans, aux images et aux jeux. On pourrait les dénoncer seulement pour ce qu'ils disent en le montrant : des scènes de violence, et il serait possible de se gausser des inquiétudes en rappelant que maintenant chacun s'en amuse, au besoin à se faire peur. Le danger n'est pas là vraiment, mais dans la latence sous-jacente des monstrations. Un enfant joue à se faire peur avec des monstres, pas avec la monstruosité. Un adulte peut frissonner devant une scène « gore », mais ne sort pas indemne lui non plus de ce qui se signifie sans le dire tout en le montrant. La scène destructrice aux conséquences inconscientes durables, c'est la manipulation des corps comme des objets démontables et transformables ; c'est la liaison violente faite entre le corporel sexué et le sexuel du désir, auxquels viennent se rajouter la maladie et la mort. Il n'est plus besoin de fantasmer une scène primitive, ni même de se faire des scénarios œdipiens de séduction et de contre-séduction : il suffit de faire comme les images le montrent, y aller, prétendre y être allé ou dire qu'on y va, acteur sur une scène qui n'a même plus besoin d'être celle de l'inceste, puisqu'elle est déjà devenue celle d'un incestuel généralisé. Mais visibilité obligeant, il faudra bien en passer par les rhétoriques des maltraitances et des massacres des corps. Toutes ces précarisations psychiques internes et relationnelles déstabilisent les processus indentificatoires et le travail de symbolisation, mais quand le social s'y perd et que le politique s'en absente, alors en effet des formes primaires de socialité peuvent prendre place, qui seront forcément adressées aux catégories de l'exclusion. Il n'est pas besoin des discours scandaleux de certains politiciens : un racisme ambiant est là, constamment en sous-jacence des images, informatives comme ludiques. Il est toujours possible d'arriver à se débarrasser d'un fascisme, mais comment faire quand des enfants ressortent de leurs jeux sur l'écran en tenant des propos parfois pires ? Et quand ils viennent les agir dans leurs cours d'école ? L'éducatif se trompe quand il demande des agents intérieurs de sécurité, de la même façon que les politiques quand ils dénoncent la délinquance juvénile pour légitimer encore les logiques d'exclusion. L'éducatif comme les politiques s'instrumentalisent des mêmes écrans, images et jeux, pour des exemplarités et des incantations. C'est une dérive comportementaliste du relationnel, qui atteint maintenant aussi le registre du discours ecclésial comme celui de l'application du Droit : montrer, stigmatiser, exclure. Du temps de Michel Foucault, on pouvait encore surveiller et punir, en raison d'une nécessité politique elle-même au risque de sa contestation. Mais aujourd'hui, les images défilent comme des scénarios, où entrent successivement en scène, les acteurs, les témoins, les bourreaux, les victimes, les informateurs, les commentateurs, les décideurs, les juges et même les sommets de l'État, rassemblés autour des débris calcinés d'un véhicule, ou dans l'attente de voir conduire un quidam au pilori. Une foule est là, qui regarde et peut même hurler comme dans des cirques. Mais chacun, dans l'intériorité de sa scène, y trouve un compte intime possible avec son histoire et sa mémoire, surtout avec son roman familial. La créativité imaginaire et les frayages fantasmatiques sont repris par la monstration. Il peut s'agir de maltraitance et de violence, mais encore de performances et de démiurgie bio-technologique. Il ne s'agit plus seulement de consommer des contenus de la centralité et de ses périphéries, mais aussi d'absorber les figures de l'étrangéité pour les réexpulser au-delà des frontières. Ces introjectifs brutaux, faisant des allers-retours entre les intériorités et les scènes extérieures, mettent le pulsionnel en crise et obèrent le travail d'altérisation.

Voilà le tableau de nouveau bien renoirci. Où pouvoir retrouver les repères de la vie et de la création ? Où les catégories les plus visées cherchent-elles les références ? Sur quelles brisées devrait maintenant passer le travail de sublimation ? Comment un sujet peut-il encore s'instituer ? Ce sont les vrais questionnements qui animent les recherches et les réflexions de plusieurs[4], qui empruntent des pistes et échangent sur les figures d'adolescence et de filiation, d'émigration et d'exil, de langue et de corps. L'exclusion, en tant que phénomène observé sinon même intention disposée, n'a pas de sens en tant qu'elle-même ; par contre, elle indique des significations. C'est en cela que le discours de folie qui s'anime d'exclusion, que le discours libertaire juvénile qui s'anime de mises en scène, et que le discours d'exil qui fait stase, se rejoignent pour signifier ce qui ne va plus dans les têtes comme sur les scènes. D'attractions sectaires en assignations fondamentalistes, de personnalités dites multiples offertes comme un retour du spectacle des hystériques, en agirs de casse hypnotisants, il est évident que le crisique piétine, et la profusion instantanée des images n'est pas faite pour lui laisser le temps de résoudre autrement qu'au coup par coup. À cet égard, il est devenu tout aussi évident que ce qui se catégorise aux marges et qui insiste, ressert de plus en plus comme le lieu d'une suite, tout autant en reprises qu'en refondations. Mais ce qu'il faut aussi souligner, c'est que reprises et refondations, quels qu'en soient les excès et les détours souvent surprenants et mal compréhensibles, ont toujours été parties inhérentes du travail psychique interne d'historisation, de transmission et de filiation, pas seulement de mises en rapports du générationnel et de l'historique. Par là, le seul travail sur les phénomènes d'exclusion ne suffit pas à la mise en sens des enjeux de précarisation psychique. Si les situations d'exclusion ont leurs particularités, les précarités qui les sous-tendent sont des problématiques générales dans les contextes actuels, indiquant les enjeux essentiels du subjectif et du sociétal dans les devenirs du lien, dans les scènes internes comme sur les scènes externes. Quels sont les objets internes pour demain ? Que deviennent les objets externes ? Qu'est-ce qui s'exclue ? Des objets à perdre ou le manque même ? L'exclusion vaut-elle pour un essai d'homogénéisation sans reste ni ombre, ou pour une mise en ordre catégorielle des proximités ? Sur le plan collectif, nous avons le choix des exemples : cela va des sectes en croyance aux utopies sociales totalitaires, va encore des actions de purifications territoriales aux remises en ghettos. Mais dans l'intériorité des psychismes, quelles images sont en inscription, et quels écrans intérieurs s'allumeront ? Ce sont bien les enfants à le montrer et les adolescents à faire rappels.

Parler de l'exclusion n'est ainsi pas seulement tenir des discours sur la violence, les maltraitances et le racisme. Cela chacun le fait et même trop, qui se contente de dénoncer et d'exposer à tort ou à raison, dans un sens comme dans l'autre. La réciprocité factuelle des dénonciations et désignations met exactement au même registre communicationnel les discours excluants, racistes et les discours dénonçant les précédents. Médias aidant, la scène conflictuelle s'organise comme un combat entre des champions, comme un jeu violent tout à fait similaire aux jeux et aux scénarios proposés sur les écrans et qu'il suffit d'aller acheter pour s'en repaître encore. La précarisation psychique, la régression de la socialité passent par la généralisation et la banalisation du décor scénique. Il y a bien une perte et un manque laissant discours et jeux en libres développements autonomes, et ce ne sont pas les retours moralisateurs incantatoires qui pourraient combler les insignifiances et les déréférencements. Il est étonnant de voir des esprits qui sont loin d'être les moindres, s'inscrire dans la logique évaluative et statistique ambiante, pour tout simplement nous expliquer que nous sommes en train de passer du malaise à la maladie de la civilisation, à la fracture sociale etc…, comme s'il n'y avait là que des questions de degré dans les phénomènes observables. Le même type de discours est maintenant tenu à propos des manipulations génétiques et des clonages, sans qu'apparemment un lien soit fait entre ces chimères construites montant en violence, et ces massacres ludiques des corps rendus à l'extrême de leur violence. En somme, l'éthique ne serait plus qu'une affaire de gestion, à confier en dernier ressort aux juges chargés de gérer des intérêts contradictoires. La vérité du sens des violences est dans ces dérives et déplacements des repères symboliques, mettant justement les repères identificatoires en précarité. Et toute la question devient bien alors, celle de savoir si, dans cet « air du temps », les psychismes ont loisir de se (re)construire des repères (nouveaux) du travail d'altérisation, ou si au contraire, les précipitations et condensations sur les sites devraient conduire à des implosions radicales des liens, dans le contextuel comme dans l'historique. Le questionnement est légitime car, paradoxalement, la montée violente peut faire horreur à certains de ses points, mais n'est pas l'horreur en tant que telle, laissant sans voix ni pensée : tout ce qui se passe sur les scènes sociales comme dans les jeux de fiction, est constamment en référence : discours et jeux sont « référentiels » comme des cliniciens peuvent le dire s'agissant des discours délirants. Tout se passe ainsi comme si les scènes extérieures et internes se psychotisaient dans des réciprocités projectives. La précarisation des psychismes serait bien dans ces inductions, mais dans le même temps, elles manipulent violemment certes, et à grand risque, les repères de leurs issues possibles, exactement pour le coup, comme peut le faire, surtout un adolescent en « passage », empruntant le détour du risque et du délire pour tenter de passer. C'est bien la responsabilité partagée de ne pas obturer le passage, si inquiétant soit-il, de ne pas relancer répétitivement les discours d'impasse en fermeture du sens pourtant certainement processuel de bien des phénomènes dont chacun souffre.

[1] La thématique de ce texte a donné lieu à une communication aux 4° Journées scientifiques de l'Hôpital Esquirol (94413 St. Maurice) : “Clinique et précarité”.

[2] Psychiatre, psychanalyste, habilité directeur de recherche en psychopathologie. ARAPS (Paris), directeur de la revue PTAH.

[3] Michelle Cadoret, présidente de l'ARAPS (Association Rencontres Anthropologie Psychanalyse et Recherches sur les Processus de Socialisation), a publié un certain nombre de travaux sur l'institution de soin et sur l'implication de la psychanalyse dans son fonctionnement. Citons : “Les spécificités institutionnelles”, Psychanalystes, n° 11, 1984 ; “Repères identificatoires, repères symboliques : la pratique de l'institution”, Psychiatrie française, n° 4, 1988 ; “La cure analytique individuelle en institution : mise à l'épreuve”, Psychanalystes, n° 35, 1990 ; La psychanalyse en institution. D'une efficience de crise à un processus de changement, DU Université de Provence, 1996 ; “Passage d'adolescence, passage institutionnel”, Psychiatrie française, n° 1, 1997. Citons encore : Michel Audisio, Michelle Cadoret, “Les transformations contemporaines des institutions thérapeutiques : leurs sens, les enjeux”, Connexions, n° 66, 1995.

[4] Tous ces questionnements ont été abordés dans des colloques transdisciplinaires organisés par l'ARAPS depuis 1996, et la plus grande partie des travaux est publiée dans la revue PTAH depuis 1997. Citons aussi le colloque de Rennes en 1994 : “Anthropologie et clinique. Recherches et perspectives”, Éditions ARCP, 1996.