« On ne mange pas sans s’habiller » ou l’incidence réelle de l’écriture

QU'EST-CE QU'UN FAIT CLINIQUE ?

Psychologie Clinique 17

septembre 2004

« On ne mange pas sans s’habiller » ou l’incidence réelle de l’écriture

Par Kazuhiko Aneha[1]

Résumé : L’auteur rapporte un cas d’autisme dans lequel une anorexie est déclenchée par une parole maternelle à valeur impérative. L’anorexie mentale montre ordinairement l’incidence d’un tel impératif, ce qui irait contre une théorie de l’esprit supposant paradoxalement la bienveillance de l’Autre. La pratique du DSM peut aussi exercer des effets d'analogie en créant des pathologies à son image. Ces effets consistent notamment en une jouissance liée à l’écriture, aux chiffres et aux lettres, lesquels servent de « preuves » statistiques, alors qu’ils pourraient être creusés plus avant pour déchiffrer un certain savoir.

Mots clés : Autisme ; écriture ; évidence ; jouissance de lettres ; réel-symbolique-imaginaire ; théorie de l’esprit.

Summary : Author reports an autism case whose anorexia was switched on by mother’s ordering words. Such order is respected among ordinary anorexia nervosa cases, but these facts may annoy the theory of mind which supposes paradoxically Other’s benevolence. DSM praxis may also have analogous effects on creating some pathological issues in its favor. These effects are based on enjoyment of writings, numbers and letters, that serve as “evidence” in statistic research. We can however hollow out beyond this evidence so that a certain knowledge be decoded.

Key words : Autism ; enjoyment of letters ; evidence ; real-symbolic-imaginary ; theory of mind ; writing.

Scène familiale à l’image d’Ozu

Je débute comme dans un film d’Ozu. On voit le dos de la mère dans la cuisine. Elle va bientôt finir la préparation de son dernier plat, l’apportera à la table, où plusieurs autres sont déjà disposés. Les enfants courent autour de la table, en s’amusant avec des éclats de rire, en joie, nus parce qu’ils viennent de sortir du bain chaud. Le père déjà assis devant ses baguettes, habillé en pyjama, goûte sa bière à un rhythme lent. Bref, c’est la paix du soir. Puis la mère, posant au centre le plat principal, réclame que tout le monde soit correctement à table. Elle dit aux enfants : « On ne mange pas sans s’habiller en pyjama ». Alors ce n’est plus le « sans-drame » d’Ozu. J’ai effectivement connu ce petit garçon de 7 ans, autistique sans paroles, qui n’avait rien mangé ni bu depuis près d’une semaine, sans s’habiller en pyjama !

Il ne m’est pas adressé directement. Un généraliste l’avait interné dans un autre hôpital, où le pédiatre l’avait mis sous perfusion pour seulement l’hydrater. Il l’a transféré ensuite dans la section de pédiatrie de mon hôpital, à cause de l’existence de notre service pédo-psy. Lorsque je suis appelé deux jours après son hospitalisation, tout le service de pédiatrie est paniqué. Rien ne s’est amélioré. L'enfant ne mange toujours rien, interdit à sa mère de lui « piquer » son repas d’hôpital, en particulier les plats qui lui auraient plu à lui, refuse toujours le pyjama et dort habillé normalement, a peur du grand miroir qui se trouve au milieu de l’unité d’hospitalisation, qu’il ne traverse d’ailleurs jamais. La mère donne l’impression qu’elle reçoit très calmement cette situation, comme si c’était une sorte de destin. Les infirmières disent qu’elles observent le patient comme un objet, qu’elles parlent toujours de lui à la troisième personne, même quand elle se trouvent avec lui. Je leur ai dit d’adresser des sourires et des paroles à l’enfant même s’il n’avait pas l’air de comprendre, et j'ai conseillé à son pédiatre de prendre le risque d’arrêter de le perfuser, et de le laisser sortir en permission si possible. Il a pris sa permission le lendemain, et un jour plus tard il a commencé à boire du jus de fruit. On a prolongé sa permission, et il mange normalement comme si de rien n’était. Par chance, les autistes ne sont pas obstinés au point que l’on croit. Ils peuvent modifier spontanément cette obstination à condition que les autres ne s’obstinent pas à leur endroit, l’inconvénient étant que cela prend parfois quelques mois. Je suis sûr que si l'on avait continué la perfusion, et si l'on était resté pris dans le piège tendu à nouveau à cet enfant, son anorexie aurait atteint des extrémités catastrophiques. Pour traiter de la gravité d’une telle anorexie, le DSM laisserait deux choix : soit le considérer comme habitude alimentaire chez les autistes, soit parler de la comorbidité de l’autisme et du trouble alimentaire. Dans les deux cas, il ne nous procure aucune indication thérapeutique, ni d’explications causales en rapport par exemple avec l’effet de paroles à valeur impérative, comme c'est ici le cas. Le DSM nous suspend, nous autres praticiens tout comme les malades, en position indéterminée, au point mort, entre les nombreuses combinaisons possibles des pathologies ou des symptômes qu'il épingle.

Suivre l’ordre

Quand j’ai présenté ce cas devant un groupe de la recherche nationale sur les troubles alimentaires, personne n’a été d’accord pour l’inclure dans la catégorie de ces derniers. C'était certes justifié du point de vue classique, qui résiste tant bien que mal à l’athéorisation du DSM : il n'y a rien de commun entre l’autisme et l’anorexie. Ce que j’ai alors échoué à leur transmettre, c’est que tout comme cet enfant, les anorexiques « normales » ne font que pousser jusqu’à l’extrême des impératifs venus des autres. En l’occurrence certes, ne pas manger sans s’habiller en pyjama relève d’une interprétation exorbitante du dit de la mère, mais quelle différence y verrons-nous d’avec ces jeunes filles qui suivent la propagande médiatique : « Maigrissez, vous serez plus belles ! » ? Dès les premiers cas observés, Lasègue notait la « perversion intellectuelle » parmi les traits de son anorexie hystérique. Ces premières patientes auraient ainsi fabriqué cette pathologie en la bricolant pour ainsi dire de leurs propres mains, même si l'on ne peut négliger la place du maître dans le tableau, selon la formule lacanienne du discours de l’hystérie. Ensuite cette perversion est devenue une sorte de cliché répandu qui peut être mimé sans effort particulier, là encore avec le concours d'une médecine qui, de nos jours, s’affole le plus souvent en entifiant la maladie sous une acception biologisante implicite. Enfin, nous observons aujourd’hui une intrication importante de tableaux psychotiques, méconnus comme tels, qui entrent eux aussi dans ce cadre de l’anorexie, comme s’ils étaient les effets d'une réflexion automatique en miroir de ce qui est reconnu dans ce trouble.

Théorie de l’esprit trompeur

La theory of mind promue par Simon Baron-Cohen et al. suppose que, chez les autistes, il y aurait une sorte de « cécité mentale » qui leur rendrait extrêmement difficile de comprendre ce que pensent les autres. Cette théorie voudrait donc que l’impératif maternel, dans le cas que nous évoquons, soit interprété nécessairement comme : l’enfant doit s’habiller et puis manger. Telle est bien l’intention implicite de la mère, et l’interpréter autrement ne serait pour elle qu’une aberration. Cette vraisemblance s’avère pourtant infirmée lorsqu’on s’interroge sur le fondement de la bienveillance supposée ici à chaque individu. Déjà en effet au niveau du Sally-Anne test – que Baron-Cohen considère comme un outil argumentatif, au cours duquel Anne change l’endroit de la bille de Sally, et où l’on doit deviner où Sally cherchera d’abord – il y a indéniablement une dimension de malveillance du côté d'un Autre trompeur. C'est ici l’Autre avec un grand A, puisque non seulement Anne, mais l’ensemble du dispositif du test se présente sous l'aspect d'une série de tromperies. Dès lors ce ne serait plus au titre d'une cécité, mais plutôt d'une perspicacité touchant le désir de la mère dans tout un contexte imaginaire, et en particulier dans la continuité des deux pôles amour-haine, que l'enfant a pu répondre dans le réel à cette forme mortifère de l’impératif : « Crève ! ». Remarquons ici que si la mère n’avait énoncé ces paroles effectives, et s’il n’y avait pas ce fait que le parlêtre parle sans savoir ce qu’il dit, cela ne serait jamais ainsi arrivé. Son impératif, en tant qu’énoncé, fonctionnant comme ordonnancement signifiant et donc comme écriture, peut légitimement être interprété de plusieurs façons. La santé de l’esprit devant ce genre d'équivoque, si l'on doit dire qu’il en existe une, me semble celle qui pense qu’aucune des interprétations n’est absolue, même celle majoritairement acceptée – tout en en choisissant une. Cette attitude sera sans doute impossible chez les autistes parce que c’est justement le fantasme responsable de ce choix qui leur manque, et que toutes les interprétations leur seraient dès lors égales. Ils sont extrêmement réalistes et au contraire de ce que croient la plupart des cliniciens au moins au Japon et très probablement aux États-Unis, ils reçoivent tout ce qui vient de l’extérieur comme tel – il faut l’entendre comme réel– et reçoivent de nouveau ce qu’ils rencontrent, et ainsi de suite. C’est de cette manière qu’on devrait entendre le constat que les autistes ne distinguent pas les mots et les choses.

Ce mode d’interpréter les dits de l’extérieur est familier dans la culture japonaise, où l’on peut les manipuler n’importe comment dans l’écriture, foncièrement traductrice. Celle-ci procure assez facilement une satisfaction par le biais de la paraphrase, voire de la transcription de mots étrangers par d’autres. Mais cette interprétabilité variée nécessite par ailleurs de solides carapaces, pour ainsi dire. Ainsi le mythe de la seule race, celui de la seule lignée impériale, peut-être aussi l'opinion touchant la méticulosité des Japonais concernant l’apparence, participent-ils sans doute de cela. On pourrait évoquer jusqu’au mythe de la seule et unique langue japonaise, puisque celle-ci n’a été unifiée au niveau parlé qu’à partir de l’invention du standard lors de la restauration de Meiji, l’unification de l'écrit avant cette date étant principalement celle du chinois. Tout ceci était fait pour éviter le démantèlement ainsi que la démentalisation, et l’on pourrait dire que depuis 45 on reste sage au Japon en suivant la voix du plus fort, sous une carapace désormais américaine…

Aimez vos ennemies !

Cela étant dit, je ne veux pas suggérer que le déterminisme verbal subi par le garçon dont nous parlons soit hors de la portée du DSM. Loin de là, puisque le DSM lui-même, à la manière d'une écriture, constitue un tel déterminisme à son insu. Ceci affecte plus les psychiatres qui l’utilisent que les patients. Il n’empêche que le DSM crée le réel de ce qu’il dit, de ses énoncés, chez ces derniers. Il s’agirait de ce que la sociologie appelle l’effet Pygmalion, ou l'effet œdipien (!) selon Popper, de la prédiction qui s’auto-réalise. C'est aussi ce que recherche toujours et essentiellement la sociologie à travers ses raisons sociales. Prenons un exemple. Après 10 ans d’absence, une de mes patientes hystériques qui venait en consultation pendant son adolescence, revient raconter ce qui lui était arrivé. Elle avait été abusée par son père, était équivoquement dépendante au Toluène, avait commis des actes suicidaires et auto-mutilateurs, et présentait quelque épisodes dissociatifs. Ensuite, une fois internée dans un hôpital psychatrique spécialisé dans les troubles post-traumatiques d’« identité dissociative », les médecins et les infirmières l’appelaient de différents noms, qu’ils inventaient chaque fois qu’elle était censée être dans un état dissociatif, selon les différences de caractère et de comportement présentés. Elle l'a échappé belle, mais il y avait autour d’elle des patientes qui recevaient avec plaisir ces appellations contrôlées, et qui n’avaient d’ailleurs aucune raison de sortir de cette multiplication.

Malgré, et à cause de, ce postulat d'athéorisation, le DSM est sous-tendu par quelques principes de pratique qui ne sont pas explicites – ici, par ce qu'on peut appeler le délire de l’Ego-psychology. Il faut trouver à tout prix la partie saine du moi avec qui passer une alliance thérapeutique, mais à défaut il faudra la fabriquer à l’aide de noms propres. On peut faire ainsi surgir autant de personnalités qu’on voudra, là où il n’y en avait pas. En attendant cet avénement angélique, cette pratique sera confrontée aux nombreux effets « diaboliques » créés par son propre jeu paranoïaque. Nous songeons à cette tendance venue d’Outre-Pacifique, aujourd’hui mondialement répandue, capable de faire exister le mal, lequel n’est en fait que la contrepartie corrélative de son propre être bienveillant, mais contrepartie jetée dans le réel n’importe où dans le monde. Puisqu’il s’agit là du monde selon Hegel, j'irais jusqu'à dire que cette tendance pourrait être la source du terrorisme, voire de certaines armes de destructions massives. Heureusement nous trouvons toujours parmi les hystériques certaines qui se contre-suggestionnent, résistent aux hypnoses. Puisque ce sont elles qui trahissent certaines vérités le concernant, le DSM a pulvérisé la moindre possibilité de saisie de l’hystérie, de telle sorte qu’il doit cultiver malgré lui le champ des états-limites et d’autres pathologies auxquelles il donne de nouveaux noms. Les hystériques, que le DSM considérerait volontiers comme indésirables, font donc retour dans la réalité pour nous montrer la faille de notre savoir. Pour ceux qui aiment qu’il y ait là une faille, elles sont donc de très chères amies. Si l'on prend le réel pour une continuité immuable, chose brute et crue, ce n’est pas à proprement parler le fait réel qu'on vise, car il est déjà affecté par le jeu de signifiants. Ce que je propose ici ne constitue donc rien d’autre qu'une relance de notre abord du réel en rabattant ce réel sur le symbolique. En ce sens, l'on peut évoquer ici l'énoncé freudien du « là où c’était, je dois advenir »…

Intégration réglée, schize dysréglée

Je peux citer un autre exemple de l’incidence dans la clinique des faits de dénomination. En 2002, la Société Japonaise de Neuropsychiatrie a adopté une nouvelle traduction du terme schizophrénie. L’ancienne traduction par seishin-bunretsu-byô était le mot-à-mot de maladie de la schize de la psyché, tandis que la nouvelle, tôgô-shitchô-shô, signifie syndrôme de la dysrégulation de l’intégration. Cette terminologie s’inspire en effet de l’élargissement anglo-saxon du concept, qui englobe à tort le champ de la paranoïa – pathologie que nous pourrions plutôt appeler une hyperrégulation de l’intégration – ainsi que les états psychotiques épisodiques, considérant que la schizophrénie en totalité est due à une dysrégulation transitoire, en plus de celle, biologique, des neurotransmetteurs. On peut distinguer en l'occurrence d’autres desseins bienveillants qui ne s’expriment guère. Que les schizophrènes deviennent acteurs des échanges économiques ! En étant consommateurs, puis éventuellement producteurs de médicaments et de services sociaux, ainsi vous serez réintégrés ! De nombreux patients – y compris bon nombre d'hystériques qui la préfèrent à la leur – se satisfont de cette dénomination allégée qui leur donne pour ainsi dire leur petite niche. Pourtant en sont exclus les cas dits difficiles, suicidaires ou criminels, voire simplement graves, qui contribueront difficilement à l’économie du marché santé/mental. Le système quasi-totalitaire évoqué projette pour ceux-ci soit une séquestration asilaire spécialisée, soit le pur et simple abandon. Il faut remarquer en même temps qu’il ne s’agit que d'une différence entre deux transcriptions d'un terme occidental en caractères chinois. On pourrait donc ainsi changer le réel sans toucher ce que ça pense – si ça pense – en japonais.

Monde des autistes et trou du cerveau

Dans la clinique on peut observer assez souvent l’imaginaire des parents s’incarner dans le réel de l’enfant. Ainsi « les mots comme les choses » n’est-il pas quelque chose de réservé aux autistes. Par contre, ce qui caractériserait les autistes, ceux sans paroles en particulier, c'est que dans leur cas presque toutes les lettres, même celles qui devraient choir, sont là, dans le réel. Pour un autiste la quasi-totalité du monde environnant – contrairement aux autres, chez qui le monde est constitué plutôt de signifiants encadrés et encadrants – est réel, et fait de lettres et d'écritures réelles. La paix d’Ozu, celle qui se contente de voir se répéter la vie quotidienne dans toute une série de scènes de ses films, aurait sans doute continué si le monde était constitué uniquement d'autistes sans paroles. Ce monde ne ferait pas ce qu’on pourrait appeler une société, et il ne survivra sans doute pas au delà d’une seule génération – mais la paix aurait continué tant qu’il y aurait eu ce monde, c’est-à-dire s’il n’y avait pas eu cette magicienne qui avait émis des paroles maudites. Elles sont maudites simplement en tant qu’elles sont des paroles, le réel participant alors de l’ambiguïté des signifiants perturbateurs.

Si nous prenons au sérieux la valeur des signifiants, en tant que psychiatres ou psychanalystes, nous nous vouerons dès lors à devenir mathématiciens plutôt que calculateurs de l’esprit, à partir du fait que ces signifiants ne signifient que par différence, et qu’ils sont différents à la fois de ce qu’ils signifient, des autres signifiants, et d'eux-mêmes, enfin qu’ils n’arrivent pas à signifier notre objet. Il nous faudra rompre avec l’intuition du calcul ordinaire pour parvenir à réaliser cela. S’il nous est possible d’y arriver, c’est parce que notre cerveau n’est pas spécialement destiné à la géométrie euclidienne ni au calcul décimal. Je doute même que matériellement le cerveau ne puisse se concevoir qu’en trois dimensions. Pour qu’il fonctionne il faut au moins la dimension du temps, vitesse et ordre de l’excitation neuronale, par exemple. Si l'on doit rabattre sur une configuration cérébrale le système des signifiants, système de pures différences, la description spatiale de l'organe cérébral sera encore plus complexe. L'on sait d'ailleurs que le cerveau humain est susceptible de s’adapter à n’importe quelle langue et à de multiples modes de calcul. On sait que, durant une période précise, les nourissons émettent divers phonèmes dont certains n'existent pas dans leur langue, avant que leur nombre ne soit réduit, ou encore que les idiots savants sont capables de manipuler le calcul septimal et d’autres, en sorte de pouvoir préciser l’ordre calendaire. Enfin, l'on sait que même dans l’analyse la plus scientifique, le calcul de base au niveau neuronal peut être supposé binaire, comme dans le cas de l’ordinateur. À moins d'emprunter les chemins de certains neuroscientifiques, qui prétendent que Dieu c’est le cerveau, on peut le considérer comme multidimensionnel, ou encore, étant donné la matérialité extérieure et préexistante du système de signifiants par rapport au cerveau individuel, je proposerais de dire que celui-ci a un trou multidimensionnel. Le système des signifiants n'est pas non plus spécialement décimal en lui-même. Pourtant, nous pouvons dire que la réduction ou la démultiplication exercée par les signifiants décime le sujet avant qu’il ne renaisse, avec les nombreuses conséquences que comporte ce phénomène.

Jouissance (banale) d’évidence en lettres et sa vidange

Je souhaiterais situer une de ces conséquences par rapport aux lettres. Je ne sais pas s’il existe quelque part dans le monde des bureaucrates innovateurs. Ceux que je trouve au Japon sont en tous cas très heureux de répéter ce qu’ont fait leurs prédécesseurs. Grâce à la langue commune qui nous est fournie par le versant statistique du DSM, nous sommes nous aussi sollicités de fonctionner comme des agents bureaucratiques de la santé mentale. Que s'emploient à produire de tels agents ? Des documents, des archives, des chiffres et des lettres. La jouissance de par les lettres est remarquablement présente chez eux, et cela d’autant plus qu’elles leur sont un moyen d’administrer – à la différence des littéraires qui, eux, de leur écriture, tentent d’inscrire l’impossible, c'est-à-dire de réouvrir la faille de leur être. Les bureaucrates quant à eux n’apprécient ni les romans ni la poésie. Le lieu commun qui circule entre eux et nous semble être aujourd’hui l'idée d'une pratique médicale basée sur l’évidence. Et cette évidence ne peut jamais être tenue pour une preuve indéniable : au mieux il ne s’agit que d'une probabilité vraisemblable. Le calcul statistique – le DSM y trouve sa destination – nous procure cette probabilité. Mais celle-ci ne pourra se prétendre solidement scientifique autrement qu'en incluant cette existence d'un taux de risque qui n’est jamais égal à zéro. C’est ce taux du risque qui sert de garde-fou, à proprement parler, pour la statistique. Faute de critères intrinsèques qui discrimineraient entre vrai et faux, la statistique peut, suivant l’intention de l’investigateur ou encore d’autres raisons, produire des résultats impressionnants. Par exemple, si l'on ignorait le trait discriminatoire entre poumons et branchies, les baleines feraient aisément partie des poissons. On ne peut pourtant omettre ce genre d'ignorance du point de départ pris, car de fait sans cette ignorance la recherche statistique ne peut commencer, l’évidence – la vraie – étant déjà à trouver là. Si on faisait une enquête en se limitant aux hommes vivants, il serait assez difficile d’affirmer que tout homme est mortel. On pourra obtenir des résultats crédibles avec des recherches rétrospectives ou prospectives qui s’étendent sur une durée suffisamment longue, mais l’erreur de l’assertion reste encore possible avec un risque de zéro virgule quelque chose.

Il nous faut cependant remarquer que l’évidence dont nous échangeons l’idée dans le discours administratif est en général pire que cette probabilité comportant un taux de risque. Ici l'on revient à l’étymologie du mot, il s’agira bien d’une fascination visuelle, devant des chiffres surtout. On en jouit sans mesure, jusqu’au point où l'on oublie la troncature de ce petit reste qui tombe dessous. À propos du DSM, qui sert de base au calcul, on oublie également ses conditions préalables et artificielles, lesquelles sont déterminées soi-disant sans préjugé théorique, démocratiquement, et donc principalement suivant l’opinion majoritaire et les compromis politiques. Le chiffre ainsi introduit devient un objet éminent de la jouissance, objet supposé commun à produire et à reproduire, qui bouche la possibilité d’autres savoirs que le savoir officiel, c’est-à-dire politiquement correct. Cela nous amène aux délires les plus ordinaires, c'est-à-dire à une paranoïa soft ou conforme. Ce qui nous détraque alors, c’est l’effet inattendu produit par ce qui était censé tomber dessous, c'est-à-dire les risques, comme cet enfant qui ne mange pas en réponse à l’ordre supposé donné de s’habiller et de manger, ou comme cette hystérique qui refuse les noms et la catégorie pathologique assignés – voire comme ces schizophrènes rebelles à notre effort de réintégration médico-socio-économique, ou encore ces paranoïaques qui développent leurs propres délires, inadmissibles suivant nos standards. Ils nous montrent qu'au-delà du réel, tant qu’il est écriture, il peut y avoir encore quelque savoir déchiffrable. Celui-ci ne sera pas disponible pour l’autiste ou le psychotique, chez qui il ne servirait qu'à la monstration d’un autre réel, le réel restant ainsi une continuité changeante. Malgré tout, ces constats de faits nous donnent à nous, cliniciens, la possibilité de décortiquer, non pas spécialement ou exclusivement le fonctionnement du cortex cérébral, d'une façon positiviste, mais pour ainsi dire le négatif du cerveau, sa forme inexistante, le trou, la faille, une sorte d'absence de quelque chose, causés par les signifiants

[1] Psychiatre, Hôpital National de Sendai ; Sendai, Japon.