Notes d'un clinicien sur les incidences subjectives de la grande précarité

EXCLUSIONS, PRÉCARITÉS : TÉMOIGNAGES CLINIQUES

Psychologie Clinique 7

juillet 1999

Notes d'un clinicien sur les incidences subjectives de la grande précarité

Par Olivier Douville[1]

Résumé : Cet article prend corps à partir d'un travail de clinicien au sein d'un secteur de psychiatrie adulte de la banlieue parisienne. Paradoxalement, il concernera et prendra appui sur un ensemble de notations cliniques qui sont dues à des rencontres avec des sujets dans l'exclusion ou la grande précarité, certains étant administrativement sans domicile fixe (SDF) et/ou hors secteur. En outre, l'accueil et l'écoute d'adolescents en détresse et en errance ont donné l’occasion de tenter de formaliser cette constellation du sujet en exclusion. La dite exclusion réfère et à des déliaisons sociales et à des destructions ou, au moins, des remaniements profonds du lien du sujet à son économie libidinale.

Mots clés : Corps ; demande ; espace urbain ; exclusion ; mélancolisation (du lien social) ; précarité ; psychose ; travail de la culture.

L'acte de présence, un acte qui est le point zéro de l'acte, celui qui meuble le temps vide du temps social.

Serge Daney

Je ne voudrais pour rien au monde faire partie d'un club qui m'accepterait pour membre.

Groucho Marx

Avec le terme d'exclusion, la société désigne ses symptômes. Elle tente de définir ses urgences. Les duretés des mœurs, telles qu'elles évoluent rapidement, seraient de nouveau aux premières loges. Le mot d'ordre de « lutter contre » ou de « prévenir », vaut pour un pur présent, d'autant que s'il est référé à un pur idéal humanitaire, la sombre inquiétude qui le légitime s'offre pour vierge de toute idéologie. Cependant, des distinctions sont à faire. La précarité n'est pas un obligé synonyme d'exclusion, la pauvreté non plus.

Le projet de cet article est de tenter de décrire une métapsychologie des effets excluants sur la structuration du psychisme et non seulement sur son fonctionnement. Nous ne saurions mener un tel projet sans reconnaître que l'exclusion peut être aussi la forme comportementale de stabilisation dans le social de certaines économies psychotiques, et sans couper la métapsychologie ainsi produite d'une réflexion sur l'institutionnel et sur les conditions de production et d'expression de la demande c'est à dire de l'altérité.

Après avoir déchaîné les polémiques à la fin du siècle passé, après avoir donné lieu à des travaux considérables de psychiatres au début de ce siècle (dont Dupré[2]), puis de sociologues, de psychiatres (L. Le Guillant [3]) et de psychologues (A. Vexliard[4]) à son milieu, après avoir été à peu près « loupée » par M. Foucault, l'étude des situations de grandes précarités revient à l'ordre du jour. Périodiquement, les travailleurs sociaux, et différentes professions liées au domaine du soin, du pénal et de l'éducatif, redécouvrent l'exclusion et la précarité. Conséquence et rançon de la dureté de notre époque. On peut toutefois se montrer étonné de l'oubli dans lequel ont relativement sombrés les travaux relatifs à ces questions, anciens mais qui ne sont pas dépassés pour autant. Doit-on à chaque fois que l'on se confronte à l'exclusion se poser comme un pionnier ? Cette position est à la fois vraie et fausse. Elle est surtout difficilement évitable. Position symptomatique, donc. Vraie, parce que devant celui ou celle qui parce qu'il est en exclusion, risque de se vivre comme nanti de l'unique histoire figée qui est devenue celle que donne l'ordinaire de la précarité et de la privation, à chaque fois, l'interlocuteur éprouve un sentiment inouï et passablement destructeur : se sentir placé comme devant la fin ou devant l'origine d'un monde mental, sans antécédents et à l'avenir plus qu'incertain. Sans précédent, sans précédence. Mais cette position est trompeuse, dans la mesure où nous, cliniciens, en prise à l'exclusion et à ses incidences subjectives, face à cette catastrophe frôlée ou accomplie, nous ne pouvons pas rester dans le péril (parfois délicieux) de la fascination. Nous ne sommes pas dépourvus de repères. Et il est aussi vrai, et ce n'est pas là psychiatriser le social, que certains exclus vivent, dans cette exclusion, le fait qu'un exclusion antécédente s'était déjà produite, exclusion du sujet de son histoire, mais exclusion dans cette histoire aussi, et corrélativement, d'un corps de signifiant au plus proche des « blancs », et des éléments forclos de ses scènes originaires. Là aussi une distinction est à faire entre :

- l'exclusion interne d'éléments nécessaires à la névrotisation vie psychique (ce qui serait au fond ce à quoi se confronte la folie en sa pertinence à sans cesse réinterroger les appareils symboliques qui tissent, dans le concret de chaque histoire, les fils des générations.

- la situation de précarité, voire la maladie du lien humain dans laquelle sont confinés certains sujets. On parlera ici de déshumanisation de la vie quotidienne.

J'ajoute que ces deux niveaux : la folie privée et la maladie du lien social peuvent se retrouver l'un par l'autre surdéterminés dans certains cas d'exclusion. Et on reconnaît là les embarras des demandes adressées à la psychiatrie par les divers professionnels de l'exclusion. Mais cette surdétermination n'a pas toujours lieu, et c'est aussi l'exclusion comme paradigme d'un sujet en décalage, dont la demande doit être représentée, portée par des personnes tierces.

Il est à espérer qu'il n'y en ait plus un seul parmi nous qui ne sache combien un certain malmenage des personnes par le social et l'économique aggrave le rapport du sujet à son éventuelle pathologie. Je propose de décrire une des causes possible de cette aggravation. La cohérence anthropologique de chaque vie provient aussi d'une conflictualisation étayante, entre l'aptitude chez chacun au travail inconscient de la culture et l'aptitude à la névrose. Cette névrotisation « psychopathologie normale » se solde par des maladies d'idéalités et d'altérités, mais également par des créations d'altérités et d'idéalités. Si d'un point de vue freudien les deux caractéristiques de l'être humain résident dans son aptitude à la névrose et à la culture, alors ce qui est mis en péril par les situations d'exclusion et de grande précarité serait cette possibilité d'interprétation singulière, dans le registre de la culture des constellations subjectives. Dès lors, le temps de l'exclusion, son temps psychique, peut se présenter sous l'allure d'une éternisation survenant après ces trop rapides glissements en dehors de la sphère des objets communs, des mots communs, des réciprocités communes. Temps de catastrophe qui semble survenir comme un temps privé (et donc parfois indemne) d'altérité, au risque pour l'exclu de se confondre avec un corps étranger ; ce corps dont la libido commune pacifiée dans et par le lien social, ne veut plus, ni ne peut investir. Cette forme de rupture du lien subjectivant et narcissique entre l'individuel exclu et le corps social, entre l'individu et la « compacte majorité » (l'expression est de Freud), signifie aussi une discorde dans l'économie de la libido. En quittant le plan des structurations temporelles et spatiales (c'est à dire aussi géographiques, au sens d'une géographie de la cité[5]), le sujet en exclusion quitte le point de vue des formes culturelles qui permettent de penser la communauté humaine et d'y vivre.

La construction humaine de l'identité – le rapport du sujet à son économie somatique et à sa langue – est capable de se déconstruire dans des situations de grande précarité des liens sociaux. Tel est donc le point capital qu'il faut prendre comme point de départ. Comment lire aujourd'hui et à partir de ce point de départ les aléas du passage entre l'individuel et le collectif ? Nombre de phénomènes psychopathologiques (toxicomanies dont l'usage du crack[6], errances, violences adolescentes…) ne sont plus à envisager selon le modèle conflictuel caractéristique des symptômes névrotiques classiques, ni non plus comme des variations culturelles préétablies (ou des « modèles d'inconduite »[7]) d'expression des conflits subjectifs.

La diffusion rapide de ce genre de difficultés psychiques et, corrélativement, la difficulté de plus en plus grandissante de fabriquer du conflit (et donc de traduire le conflit en la langue métisse du symptôme) qui s'y désigne, mène à l'hypothèse d'une certaine forme de « mélancolisation » des liens sociaux[8] et des formes de la transmission culturelle d'une génération à l'autre. Difficulté à situer ce qui fait loi : cette dimension traduit et rend compte de l'état actuel du lien social questionné à partir de ce qui lui reste de pouvoir d'assignation et de traduction des appartenances, à partir de son pouvoir d'ouvrir des constructions d'alliances entre identités et altérités. Bref, l'intérêt que des cliniciens portent aux situations de précarité et/ou d'exclusion part d'une inquiétude à propos des nouvelles formes de désubjectivation qui surgissent en réponses et/ou en effets au malaise actuel dans les rapports sociaux.

J'en viens à quelques remarques freudiennes. Puisque dans cet article, comme dans ce numéro, il sera question d'identité sociale, on va se demander ce qui produit cette identité. Pour Freud, il n'y a de venue à l'existence langagière et de participation au bon sens de la réalité ordinaire que si le sujet est marqué d'une première affirmation d'existence (Bejahung) laquelle n'implique de la part du sujet aucune dette de reconnaissance, ni aucun conflit ambivalentiel d'amour et de haine. À cette première marque, qui va se trouver refoulée, succède l'ordonnance des retentissements de la période œdipienne sur le social où chacun devient marqué comme différent : homme ou femme. À condition que ces marques ne soient pas toutes stockées dans l'espace imaginaire de pure immanence et qu'elles soient donc reprises et authentifiées par l'ordre des signifiants… À l'adolescence, l'Œdipe se rejoue et se déplie dans le mythe individuel de chaque névrosé, mythe qui ne se nourrit que de reprendre sous forme de trajet de destin les signifiants clefs qui circulent dans le social et qui y ordonnent des partitions, des dialectiques et parfois des luttes. C'est alors le champ des opérations de la coupure et du lien avec l'objet pulsionnel qui émerge comme marque du sujet socialisé, sexué et référé alors en celà à la consolation des idéaux et aux versions mythiques des pères et des origines.

Il existe un certain nombre de cas où cette régulation par la « coupure-lien » de l'économie libidinale du sujet n'opère pas, où il est impossible et même révoltant de conférer de la maîtrise aux signifiants qui déterminent l'appartenance. L'appartenance sexuée, par exemple[9]. Dans ces cas, n'a pu se mettre en place ce dynamisme qui aurait donné ce caractère de maîtrise aux paroles entendues qui auraient signifié toute appartenance à partir de l'appartenance sexuée. Le choix peut être d'aller chercher ce caractère de maîtrise dans l'ailleurs, la rue, le trottoir, le regard de celui ou de celle qui est de passage, tant il est vrai que lorsque le registre de la demande s'appauvrit, ou devient peu crédible, si peu et si mal reçu, c'est alors la sphère du scopique qui peut être investie dans un excès. Mais, à l'inverse parfois c'est là où la précarité excluante interroge, lorsque le monde social s'est dessaisi du sujet, le regard d'autrui ne délivre plus le moindre énoncé, ou la moindre impression donnant cachet d'autorité à la question du « Qui suis-je » et du « Que me veut l'Autre ? ». Une certaine limite est atteinte où le sujet est, à rebours, réduit à sa coupure initiale, sans garantie d'autre détermination. Cette réduction entraîne quelques conséquences. La culpabilité – cet affect qui est le mémorial actif du travail de la culture – n'est alors plus ce qui organise la vie psychique et sa transmission. La honte saisit celui qui n'est plus à même de rentrer dans l'ordre du contre-don.

A. Vexliard[10] employait souvent l'expression de « phase de résignation » et désignait ainsi la phase ultime des processus de désocialisation dont il tentait de décrire la genèse chez le clochard qu'il avait rencontré pour les besoins de sa thèse[11]. La définition qu'il en donne est d'abord descriptive et psychologique. Non sans faire preuve d'une constante justesse de ton, l'auteur brosse le portrait de cet homme, le clochard, qui ne pouvant plus obtenir par la règle ce dont il a besoin et ayant appris à recevoir sans contre-don, entre dans l'alcoolisme, affiche parfois un contentement, une allure irréductible de défi, une fierté. Plus de demande. Plus d'accès à la culpabilité subjective. Donc plus de communauté de repères.

Derrière ces parades, ces pantomimes maniaques, derrière cet usage essoufflé que fait le clochard du terme de liberté, Vexliard entend l'effet d'un grand renoncement. On parlerait aujourd'hui de cette mélancolisation que la honte signale et fige. Cette relative pauvreté de revendications et des coups de gueule demande, elle aussi, à être analysée. Vexliard le fait. Fidèle à son époque, il place au centre de la compréhension de la personnalité la notion de conflit. Il cherche à saisir les logiques du conflit entre l'individu et la société en termes de destinées singulières, avec leurs épopées discrètes, leurs tératologies singulières, leurs inquiétantes proximités. Le clochard tel que Vexliard en compose un portrait réaliste procède un peu de tout cela. Il est identifié en tant qu'« être du renoncement ». C'est aussi que la thèse de l'auteur est un livre de bataille, comme le sont bien des manifestes de son temps et du nôtre en faveur des exclus[12]. Depuis, on parle toutefois moins de renoncement. Essayons de savoir pourquoi.

L'exclu est exclu sur place. C'est bien la redoutable question : dans quelle société pense-t-on pouvoir, à nouveau, s'inclure ou être inclus ? De quelle société se vit-on exclu lorsque la précarité extrême contraint à la survie ? Le dehors de l'exclu creuse le dedans des champs et des espaces sociaux. D'où la désorientation, le farouche attachement au quartier, au coin de rue quotidien. Cette radicale insularité du lien au territoire déroute. Toute une « psycho-géographie »[13] de la dérive serait à écrire et à décrire. L'espace cartographique plan du secteur est aussi un espace urbain avec ses accidents, et ses topologies qui happent et circonscrivent l'investissement psychique. La psychogéographie détaille un paysage psychique construit en tant que projection d'une surface pliée et orientée par ses repères, ses profondeurs de champ dérobées. Elle concerne ces errants immobiles qui, par exemple, coincent leur bulle de respir dans telle anfractuosité de ces paysages périphériques, où passent sans principe d'arrêt tout ce flot d'humains-machines-automobiles qui bouge sans faire signe. Vitesse, anonymat et mise en retrait du corps signifiant dans de tels dé-corps. Ce corps montre ses carences et il ne demande rien. Or, si le mutisme ne se fait pourtant pas le signe d'une indifférence, en face, le découragement des soignants n'a trop souvent d'égal que leur angoisse. Mais comment un sujet dont l'économie somato-psychique doit être cadrée, soignée et portée par un tiers pourrait-il demander en son nom ? Comment, pour qui est exclu de la troisième dimension, en raison d'une forme de compacité et de repli involutif de l'espace sur un corps lové dans un abri-trou, s'articuler à la dimension de la parole ? Ces dits exclus ne sont pas sans partenaires ; mais il en est peu à se retrouver habilités, par eux et grâce à une tacite diplomatie des offres de souci et de soin, à trouer en perspective soucieuse, punctiforme mais rythmée, c'est à dire capable de faire retour, l'univers mis à plat dans lequel se réfugie l'exclu. Ce dit exclu sans demande n'est pas indifférent à cet évènement spatio-temporel que peut représenter, la venue du véhicule de l'Hôpital, du Centre de Soin, voire du SAMU éventuellement Social transportant les soignants familiers. Des hommes et des femmes sont dans une attente éternisée. Une non-demande dirait-on ? Ce cliché de la non-demande est à jeter par dessus-bord, même s'il ne cesse d'offrir à la psychologie romanesque des émotions inouïes. Oui, certains exclus sont renvoyés à cette période de leur humanisation où le rythme du lien entre corps et environnement doit être porté par un tiers. Cependant, le schéma régressif ne doit pas nous empêcher de constater aussi la pertinence des interrogations que portent avec leur corps et dans leur corps les exclus relativement à ce qui fonctionne comme régulateur des paroles et des jouissances dans le monde de la culture actuelle.

Tout cela fait apparaître des pathologies, sinon nouvelles du moins fort mal connues, dont il ne convient pas de livrer une version plus ou moins épique gravitant autour des notions désuètes de personnalité, ou même de conflit, voire de renoncement. Nous pouvons prolonger les fortes idées de Vexliard[14]. Démarrons pour cela par le plus inattendu et pourtant le plus irrécusable des faits que nous observons. Ces pathologies de (et dans) l'exclusion combinent plus des vécus affectifs quasi anesthésiés et des désordres de l'économie corporelle, que des douleurs morales vives. Le terme exclusion est au demeurant fort encombrant, fort peu lisible. En effet, il regroupe de fort confuse façon des effets d'exclusion sociale et économique avec ce moment crucial, bascule logique et psycho-logique où le sujet se met en exclusion, renonce à se faire reconnaître dans le monde interprété et interprétable. C'est donc autre chose ce renoncement, ainsi entendu, que l'ultime épisode d'une chronique de cette bataille qu'au nom, croit-on, de la liberté, l'exclu tient face à la compacte et hostile société. Le renoncement camoufle, mais fort mal et très peu longtemps, un autre temps de ce glissement qui va toujours trop vite de l'exclusion objective à l'exclusion subjective.

Il faut oser imaginer que là où le sujet est radicalement privé de sa demande, réduit à la survie, déchu de la dignité symbolique qui distingue la demande du besoin, alors se produit une involution. La honte, honte non de sa condition, mais pire et plus encore, honte de vivre, surgit face à son envers : l'impudence de notre monde occidental contemporain où se gâche et le nécessaire et l'excès. La honte à un rapport à l'insupportable du réel. La honte aurait ceci pour elle qu'elle ne s'habitue pas au réel qu'elle sait rompre avec la méconnaissance. Mais la honte n'ouvre à aucune forme de libération d'une parole car elle détruit l'ordre de la demande et condamne à une passivité mortifère. Cette obscure perception de l'insupportable du réel fait entrevoir ce point où s'abîment les identifications. Une identification ayant renoncé aux points idéaux qui font tenir le miroir narcissique va viser une collusion désespérée avec le rebut. Et encore, doit-on considérer que la honte, pour autant qu'elle reste associée à la pudeur, arrive à faire tenir un rapport au corps, craintif, haineux ou désespéré, mais qui reste parfois fort heureusement obsédé par l'appel à la dignité. C'est avec la ruine de toute pudeur – et c'est ce que manifestent ces personnes qui laissent fuir les orifices de leur corps au vu et au su de tous – que l'exclusion confirme, d'une façon terrifiante, ses effets de psychotisation. Un sujet détruit dans l'investissement libidinal non seulement de son image mais aussi de son érotisme orificiel le plus ancien, un sujet exclu de son intimité et de sa pudeur, exclu au plan anthropologique et psychique de tout espoir de partage, d'entre-deux.

Est-ce sans retour ? Rien n'autorise les facilités d'un optimisme à tout crin ou d'un pessimisme de Cassandre. Les réponses pragmatiques sont assez éparses et pas ou mal connues. L. M. Villerbu a tenté, pour sa part, en tant que psychologue clinicien et directeur d'un laboratoire de Psychologie à Rennes, d'apporter des éléments de réponse[15]. Selon cet auteur – et nous partageons ses vues, résultats de travail de terrain – le travail social et le travail sanitaire qui sont très importants se doivent de penser leur rapport à l'accueil et à la fonction intermédiaire en fonction de différents paramètres, dont celui de l'anonymat du recueilli, gestion de la peur de la société, etc. On imagine bien qu'une définition d'autrui qui le réduit à une position d'exclu, objet à aider, à requalifier, à supplémenter de toutes les façons ne permet pas un grand dégagement des positions subjectives. Comment tenter de comprendre ceci, sans faire taire sous des mots amphigouriques l'invraisemblable et le trop réel de ce malheur ? C'est parce que l'ordre de la demande rompt avec l'auto-bouclage de la satisfaction pulsionnelle que le prochain surgit en tant que figure et comme point d'appel. À cela donc une condition : que le sujet ne puisse être privé de sa parole et de sa demande mais qu'il ne puisse non plus rester enfermé dans sa parole et dans sa demande. Il y a un au-delà du dire, et pour chacun, où qu'il soit, un lieu d'adresse et d'écoute supposé à cet au-delà. La question de l'autre demeure fondamentalement la question et l'enjeu du langage. Et c'est pourquoi l'idéal de l'auto-fondation de soi, c'est à dire l'idéal du sujet en position de se croire assujetti à rien, maître virtuel des mots et des choses, ne pourra qu'entraîner des effets de ségrégation des plus cruels[16].

On doit à O. Wilde cet aphorisme très exact « donnez moi le superflu et je me passerai du nécessaire ». Le fait est là : sans superflu il n'est aucun moyen de s'approprier le nécessaire. Il reste à comprendre ce que superflu veut dire. Rien de plus, rien de moins qu'un écart, qu'un au-delà de la demande, du corps réduit au somatique, de la parole réduite à la plainte ou au défi ou encore au triste mutisme faute d'avoir trouvé un lieu humain, non un refuge dans ces non lieux dont est grêlée la peau et les tubulures des espaces urbains, faute d'avoir creusé un site d'écoute où la parole pourrait encore faire évènement et surprise.

Il n'y a de sujet que pris et confirmé dans des articulations signifiantes. Ce point implique que les circuit pulsionnels sont marquées de l'intrication du biologique d'avec le site de la parole. De même, la reprise et la transcription de la pulsion vers la demande implique qu'un champ de la parole soit garanti au sujet. Il n'y a de parole humaine que pour autant que quelqu'un – posé et affirmé comme différent – du locuteur y croit.

Quand peut-on alors parler d'exclusion ? Si l'exclusion signifie le hors-champ, on voit très aisément que ce terme désigne des situations objectives d'exclusion (il en est ainsi de l'« exclusion du champ juridique »[17]) et des constellations subjectives par lesquelles et dans lesquelles le sujet se constitue comme l'excepté, l'exclu, celui qui est porteur d'une hétérogénéité telle qu'aucun discours ne peut l'absorber. Le donner comme le recevoir ne sont plus signifiants d'une inscription dans le lieu de la vie en commun. Il y a une exclusion matérielle, des logiques sociales et économiques de fabrications des exclus ; et il y a aussi la ruine des scènes anthropologiques et psychiques de l'exposition du sujet au partage et au passage. De quel type de totalité est-il donc toujours question lorsque l'on parle d'exclusion ? De quel type de désœuvrement des échanges et des dons est-il question dans cette totalité ? Serait-ce une Massenbildung (Freud) ordonnée autour de l'agencement consenti de l'« intégré » dans le circuit de la production de la valeur et de la monnaie qui organiserait nos façons de penser sur les tensions exclus/inclus ? Cet imaginaire aliénant de la totalité oppose ainsi et très souvent le riche et le pauvre, non comme on opposerait des acteurs d'une logique économique objectivable en tant que telle, mais en fonction d'une dramaturgie qui couple des vertus données pour absolues et quasi-éternelles : l'abnégation des nouveaux pauvres et l'oblation du nouveau riche.

Actuellement, le Réel des incidences psychocorporelles des exclusions est bien là, chez certains de ceux qu'on nomme les exclus, et il alerte et alarme. L'écart entre les places et les signifiants où se formalisent les discours et les pratiques qui font tourner le lien social, et ce qui, de la vie d'un nombre important de sujets, n'est pas repris dans l'efficace d'un discours commun, fait qu'ainsi s'introduisent, à côté des symptomatologies déjà reconnues, des nouveaux modes de participation à du communautaire. Et, à la frange de ces nouvelles mises en lien, d'autres manières, parfois extrêmement douloureuses ou risquées de faire avec la catégorie du Réel. L'exclusion c'est aussi l'irruption d'une certitude inquiétante : le corps social s'il ne tient plus par le mythe, se renforce et se préconise sous l'aspect d'une mise en route de prestations de services et de logiques d'inclusion dans des espaces économiques et juridiques qui regroupent et concernent un nombre important, mais tout à fait trié, d'hommes et de femmes. Cela veut dire que certains traits d'échec à mener sa carrière au sein du discours social auront effet d'exclusion. L'exclu est alors aussi un sujet qui a rencontré l'autre face des imaginaires d'inclusion : le réel de la cruauté sociale, au risque que sa structure subjective vacille dans une déliaison de son corps et de sa parole d'avec l'imaginaire pente du bon sens. Il est pénible mais non rare de constater à quel point qui se vit coupé, indigne, de toute réciprocité, glisse avec une rapidité effarante vers un état « dé-langagier » et d'« analphabétisation » de son corps. Au point que la certitude même d'avoir un corps (et comme propriété et comme responsabilité) vacille. L'exigence d'avoir un corps pour ne plus être un corps vacille et, à rebours, si le corps n'est plus assez constitué comme autre et si la pudeur abandonne tout à fait un sujet ruiné dans ses montages et ses recherches d'altérité ; comme nous l'avons dit se produisent alors des troubles organiques autour des fonctions orificielles, de la capacité à ressentir la douleur et d'adresser cette douleur à quiconque. Le retour de pathologies organiques graves (tuberculose, saturnisme[18]) sont bel et bien là, mais sont tout aussi là des modes de délitement dans le rapport au corps qui évoquent une chute de ce corps hors de sa verticalité et de son orificialité symbolique. Quelque chose de la structure sociale ne venant alors plus fonctionner dans le choix d'un symptôme névrotique, l'exclusion se spécifie comme moment de stigmatisation du sujet de dépersonnalisation touchant parfois jusqu'au nouage entre réel du corps et imaginaire de l'identité.

Cette résorption de la position subjective par les effets d'exclusion est bien ce qui alerte notre éthique. Restituer de l'humain, revenir à cadrer nos actions par et dans un souci pour la survie n'est, avant tout, que la moindre des choses. Peut-être cela peut-il, du moins partiellement éclairer comment le discours sur l'exclusion emporte aussi des effets pervers : tracer le contour idéologique mais Réel d'un monde où la seule ligne de différenciation serait entre les inclus et les exclus. Dans l'un comme dans l'autre camp la vie est sans enjeu, et sans fin (au sens de finalité) que de garder l'insertion sous le règne du service ou de la marchandise. S'il en est ainsi alors reste ouverte et à construire la question de ce qui permet aux humains non seulement de survivre ensemble, mais bien de vivre ensemble. Reste aussi à reconstruire l'ordre éthique et signifiant de la demande subjective et, pour cela, je le redis, entendre que se donne à entendre et à saisir la demande, dans des formes parfois spectaculaires, violentes, ou très et trop discrètes, au cœur même de ses situations d'exclusion. Le sujet demandant toujours, au-delà du soin qui le réhabitue à son corps présent, un surcroît de signification, c'est à dire d'énigme, sur ce qu'il désire construire comme adresse à partir de ce moment où il s'est séparé. Séparé d'avec le bon sens du discours social, certes, mais aussi et surtout avec l'autre et avec lui-même L'exclusion court-circuite la vérité subjective non seulement parce qu'elle met à l'écart ou qu'elle serait facteur de régression. Les situations d'exclusions réfèrent aussi à un stupéfiant effondrement du politique au sein des échanges entre semblables. Et c'est tout à fait là que le discours du soin rencontre et ses limites et son impossible, impossible qu'il ne s'agit de ne pas recouvrir par un discours consensuel et moral.

L'erreur serait double :

- d'une part, penser l'exclusion à partir d'un diagnostic de société malade sans plus avant penser les contradiction sociales, culturelles et économiques qui fabriquent des laissés-pour-compte. Alors il serait donné, à tort, un statut clinique quasi-structural aux effets de l'exclusion.

- d'autre part, ne pas entendre comment aujourd'hui toute la scène de la psychisation des espaces et des lieux dans la cité signe par cet « inespoir »[19] qu'est la grande précarité ses principales faillites.

Entre souci du sujet et intelligence du lien social, le clinicien ne peut s'abstraire des pratiques sociales (donc institutionnelles) qui sont les siennes, il ne peut ni les ignorer, ni les idéaliser. Acteur social, il lui revient de s'interroger en tant que tel, autrement toutes offres d'écoute et de soin risqueraient de préconiser ce contre quoi elles veulent se prémunir : une psychologisation du social au risque de reconduire des exclusions et des ségrégations supplémentaires. L'exclusion et la grande précarité qui posent questions à l'histoire de la clinique et de la psychiatrie, à leurs objets et à leurs crises actuelles peuvent être entendues comme des avatars modernes d'une anomique folie du lien. Exclusion et précarité mettent bien le clinicien en vertige, entre le vertige de la médicalisation et le vertige du social, pourrions nous écrire en paraphrasant Marcel Gauchet. La fabrique des exclus nous fait côtoyer ces vertiges…

[1] Psychanalyste, Paris. Maître de conférences en Psychologie clinique, Université Paris X-Nanterre. Psychologue clinicien au CHS de Ville-Evrard, 16° secteur (93). Membre du Laboratoire de Psychologie Clinique des Faits Culturels (Paris X).

[2] Dont l'article sur les mendiants thésauriseurs est présenté dans ce numéro de Psychologie Clinique.

[3] "Introduction à une pycho-pathologie sociale", conférence faite en décembre 1952, publiée l'année suivante dans l'Évolution Psychiatrique.

[4] cf l'excellent numéro du Bulletin de Psychologie en hommage à Alexandre Vexliard, 341, L, 1996-1997, 13-14, et la note 10 de ce présent article.

[5] cf, dans ce numéro de Psychologie Clinique l'article de Sylvie Quesemand-Zucca.

[6] cf Rodolphe Ingold et Mahomed Toussirt : "Remarques introductives sur l'ethnogrpahie dans le champ de la toxicomanie, l'expérience de l'IREP, Toxicodependências, vol. 4, n°3, 1998, Lisbonne, pp. 39-48.

[7] Ce terme de « modèle d'inconduite » a été mis en place dans le fil de l'école « culture et personnalité » par Ralph Linton, professeur d'anthropologie à la Yale University, en 1945 (The cultural background of personnality) et fut depuis repris par Georges Devereux ("Normal et anormal" article écrit en 1956, Essais d'ethnopsychiatrie générale, Gallimard, 1973). Il désigne les modes coutumiers – culturellement prescrits sur des générations – d'expression des désordres, des rebellions, ou des volontés singulières de se mettre en marge des obligations de réciprocités dues à sa classe d'âge et à son appartenance sexuée.

[8] cf Olivier Douville : "Essai sur la mélancolisation du lien social", PTAH (revue de l'Association Rencontres Anthropologie:Psychanalyse sur les Processus de Socialisation, 8, rue de Bièvre 75005 Paris) 1997, 1/2, pp. 59-80.

[9] Viviane Dubol écrit à ce propos des choses très éclairantes dans ce numéro de Psychologie Clinique.

[10] D'Alexandre Vexiliard (1911-1997) on citera : "Le clochard : un homme sans hisoire", L'Évolution Psychiatrique, 1952, 3, pp. 501-527 ; Introduction à la sociologie du vagabondage, Paris, Marcel Rivière, 1956 et "Époques de crise, de transition, de décadence", Sosyoloji Detgisi. Revue de sociologie de l'université d'Istambul, 1961, 16, pp. 96-104.

[11] Soutenue à la Sorbonne le samedi 11 juin 1955 sous la direction de D. Lagache.

[12] Tel le récent Exclusion et psychiatrie, sous la direction de M. Minard, Toulouse, Érès, 1999.

[13] J'emprunte volontiers ce terme au situationniste Guy Debord.

[14] Encore faudrait-il que les cliniciens les connaissent un peu mieux…

[15] On lira dans Psychologie Clinique, 4, 1997-2 "L'exil intérieur" son propos "Parcours dans la ville-Trajets d'existence", pp. 95-108.

[16] cf Okba Natahi "Actualité du malaise. Avatars du lien dans la modernité", Che vuoi ? Revue de Psychanalyse, 10, "L'inespoir", 1998.

[17] Edwige Rude-Antoine : Des vies et des familles. les immigrés, la loi et la coutume, Odile Jacob, 1997.

[18] cf Sylvie Quesemand-Zucca : Les médecins et les travailleurs face à la maladie professionnelle (à propos du saturnisme), Thèse pour le Doctorat en Médecine, Université Paris Val-de-Marne, 1976.

[19] cf Che vuoi ? Revue de Psychanalyse, 10, "L'inespoir", 1998.