La naissance d'une psychologie clinique « d'inspiration psychanalytique »

QU'EST-CE QU'UN FAIT CLINIQUE ?

Psychologie Clinique 17

septembre 2004

La naissance d'une psychologie clinique « d'inspiration psychanalytique »[1]

Par Alejandro Dagfal[2]

Résumé : Dans ce travail, nous essayons de reconstruire le processus conduisant à la constitution d’un discours clinique de filiation psychanalytique vraiment français. Pour ce faire, nous nous appuyons sur certains textes de Daniel Lagache, l’auteur de la synthèse théorique la plus célèbre à l’intérieur de la psychologie française d’après-guerre. À un moment où la crise de la psychologie était au centre des débats épistémologiques de la discipline, Lagache bâtit un projet d’unité conciliant psychanalyse et béhaviorisme, psychologie clinique et psychologie expérimentale autour d’une conception complexe de la conduite. Sans le reconnaître explicitement, il s’inspirait foncièrement d’une tradition psychopathologique française qui remontait au XIXe siècle.

Mots-clefs : Conduite ; Lagache ; psychanalyse ; psychologie clinique ; unité.

Summary : In this work we try to retrace the process leading to the construction of a specifically French psychoanalytically inspired clinical discourse. With this aim in view, we draw on certain works of Daniel Lagache, the author of the best-known theoretical synthesis in French psychology after World War II. When the crisis of psychology was the center of disciplinary epistemological debates, Lagache outlined a unity project integrating, among other things, psychoanalysis and behaviorism, clinical and experimental psychology, around a complex definition of behavior. Without explicitly recognising it, he drew his inspiration mainly from a French psychopathological tradition dating back to the 19th century.

Key-words : Behavior ; clinical psychology ; Lagache ; psychoanalysis ; unity.

Introduction

Notre intention n’est pas de faire montre d’érudition en répertoriant toutes les occurrences du terme psychologie clinique en France depuis plus d’un siècle. Nous nous attarderons plutôt sur quelques textes et sur certains événements qui nous ont semblé importants pour la constitution d’une psychologie clinique de filiation psychanalytique. Afin de reconstruire le processus conduisant à cette constitution, nous nous pencherons notamment sur l’œuvre de Daniel Lagache, l’héritier le plus réputé d’une tradition psychopathologique qui remonte à la fin du XIXe siècle, et auteur de la synthèse théorique la plus célèbre à l’intérieur de la psychologie française d’après-guerre. Dans ce récit, il nous faudra d’abord situer l’entreprise de Lagache par rapport à celle des ses prédécesseurs immédiats, notamment Pierre Janet et Henri Piéron. Ceux-ci construisirent deux conceptions de la psychologie qui, tout en mettant l’accent sur la conduite et le comportement, différaient radicalement du béhaviorisme américain. En effet, au début du XXe siècle, Janet avait élaboré une « analyse de la conduite » qui, loin de se passer de la conscience selon la tradition d’outre-Atlantique, lui donnait une place prépondérante. Bien qu’il ait suivi son maître Ribot en ce qui concerne l’évolutionnisme et l’empirisme de la « science positive », il garda aussi les traces de l’éclectisme spiritualiste qui le précéda, affirmant toujours une ontologie moniste où le psychique était irréductible[3]. Ainsi, la psychologie de Janet prônait une alliance entre la médecine, la science et la philosophie.

Henri Piéron, de son côté, moins novateur que Janet sur le plan intellectuel, fut en revanche le principal promoteur de l’institutionnalisation de la psychologie française jusqu’aux années cinquante. N’étant pas médecin, il lutta pour l’autonomie scientifique de la discipline, qu’il voulait plus proche d’une biologie du comportement que d’une philosophie de l’esprit. Si son exclusion de la conscience comme objet de la psychologie le rapprocha du béhaviorisme (rivalisant avec Watson pour la paternité de l’approche comportementale), Piéron n’oublia guère l’étude des phénomènes supérieurs, qu’il lia à leur substrat physiologique. À cet égard, il était plus ribotien que Janet, postulant une continuité radicale entre physiologie et psychologie. Sa perspective impliquait une unité ontologique, la psychologie n’ayant qu’un seul objet indivisible, le comportement des organismes. Cependant, cet objet admettait divers procédés d’investigation et d’application, selon les besoins de la tâche scientifique. Voilà une conception épistémologique dont Lagache profitera indubitablement : une psychologie unifiée au niveau de son objet, mais plurielle par rapport à ses méthodes.

En 1923, Janet, encore au zénith de son pouvoir, délégua à Piéron[4] l’écriture d’une partie très significative du manuel de philosophie du baccalauréat[5]. Ce dernier, pour sa part, outre le fait d’accepter la demande de Janet, ne perdait à l’époque aucune chance de louer son travail et de l’appeler son maître. En fait, cela était la preuve d’une alliance, ou au moins d’un pacte de coexistence, entre deux hommes qui se respectaient, qui ne s’estimaient pas beaucoup, mais qui avaient trop besoin l’un de l’autre. Dans les années vingt, ils se répartirent le champ de la psychologie française bien au-delà de l’écriture d’un simple manuel. Ensemble, ils détinrent une grande partie des postes stratégiques au sein de la discipline pendant un demi-siècle (dans les sociétés académiques, à la Sorbonne et au Collège de France, aussi bien que dans les commissions gouvernementales). Ils avaient en commun une animosité considérable envers l’essor de la psychanalyse, qui semblait commencer à s’emparer de tous les domaines qui appartenaient jusqu’à alors, tantôt à la psychologie pathologique de Janet, tantôt à la psychologie scientifique de Piéron. Paradoxalement, à la fin des années 40, lorsque Daniel Lagache conçut un projet pour la psychologie qui devait succéder à ceux des ses prédécesseurs, il le fit au nom de la psychanalyse. Médecin et philosophe, Lagache sera d’une certaine manière l’héritier intellectuel de Janet et le continuateur de l’œuvre institutionnelle de Piéron.

La psychanalyse et la crise de la psychologie

Jusqu’à l’entrée en scène de Lagache, les rapports entre la psychanalyse et la psychologie en France avaient été assez conflictuels et ambigus. Néanmoins, les positions des différents acteurs présentaient des nuances. D’abord, Janet avait eu avec Freud une querelle retentissante pour la paternité des idées analytiques, qui marqua son esprit et celui de tous ses continuateurs (Roudinesco, 1982). Dorénavant, chacun à sa façon, ils critiquèrent tous la psychanalyse, notamment à cause de son prétendu pansexualisme et de ses exagérations. En revanche, Alfred Binet, dès 1911, reconnaissait dans sa revue L’Année psychologique que, malgré ses aspects discutables, la psychanalyse était l’un des quatre centres d’intérêt de la psychologie de l’époque (Binet, 1911 ; cité par Ohayon, 1999). Henri Piéron, en général, hésitait entre l’indifférence et l’hostilité ouverte. Dès le moment où il prit la direction de L’Année psychologique, à la mort de Binet, cette revue ignora ostensiblement les apports freudiens[6]. Georges Dumas, successeur de Janet à la Sorbonne et titulaire de la chaire de Psychologie expérimentale à partir de 1912, eut à l’égard de la psychanalyse des appréciations tantôt conciliantes, tantôt sévères et méprisantes, selon l’occasion[7]. Dans son fameux Traité de psychologie, ouvrage collectif paru en 1924, il ne plaça la psychanalyse que parmi les sciences annexes. Même s’il reconnaissait l’importance de découvertes telles que le refoulement et la régression, il regretta que Freud n’eût pas donné plus de poids à la physiologie (Dumas, 1924). Charles Blondel, pour sa part, employa des termes ouvertement péjoratifs. Comme Dumas, il était philosophe et psychiatre et, en outre, professeur de psychologie à l’université de Strasbourg. Aussi en 1924, il publia chez Alcan un livre très virulent, où il reprit une à une toutes les critiques traditionnelles sur le pansexualisme, les exagérations et le symbolisme, sur un ton fort sarcastique (Blondel, 1924). Quant aux psychanalystes, à partir de la création de la Société psychanalytique de Paris (SPP), en 1926, leur attitude envers la psychologie française fut assez indifférente, à part les considérations de rigueur à l’égard de la psychologie de Janet et des psychologies de l’enfant de Wallon et de Piaget, qui méritaient quelque peu d’attention.

Il faut préciser que la psychologie fut toujours marquée par une particularité : la conscience de sa propre crise. D’autres disciplines, comme la physique et la biologie avaient aussi souffert de profondes révolutions épistémologiques. Or, la psychologie montrait une singularité. Non seulement elle avait des crises ininterrompues, mais elle en était trop consciente, comme s’il s’agissait d’une marque d’origine. De plus, en Europe, surtout dans les années vingt, les débats sur la crise et sur l’unité de la psychologie avaient été à l’ordre du jour[8]. Déjà en 1926, Eduard Spranger, le disciple de Dilthey, avait écrit un texte appelé "La question de l’unité de la psychologie" (et il faut noter que Lagache, qui lisait l’allemand, était très au courant des débats philosophiques outre-Rhin). En 1927, Karl Bühler, de l’école de Würzburg, écrivit un livre intitulé La crise de la psychologie, dont le troisième chapitre s’appelait "L’unité de la psychologie". La même année, en Russie, Lev Vygotski publia un ouvrage qui avait pour titre La signification historique de la crise en psychologie, avec l’intention de cimenter l’unité de la discipline par le biais d’une psychologie générale et compréhensive. Enfin, en 1928, Georges Politzer, un nouvel arrivant en France, dénonçait la crise de la psychologie classique et essayait de fonder une nouvelle psychologie concrète incluant la psychanalyse, la Gestalt-théorie et le béhaviorisme. Autrement dit, tout indique qu’à la fin des années vingt, la conscience de crise de la psychologie fut aussi présente que les tentatives d’unité, ce qui ne changera pas beaucoup dans les années à venir. Ainsi, aux États Unis, en 1930, Carl Murchison publia une deuxième édition de sa compilation sur la situation de la discipline, qu’il appela Psychologies of 1930 (Murchison, 1930). Un an plus tard, Robert Woodworth le suivit avec un traitement des diverses « écoles contemporaines de psychologie » (Woodworth, 1931) et, en 1933, Edna Heidbreder sortit son célèbre ouvrage intitulé Seven psychologies (Heidbreder, 1933). Confronté à cet état des lieux, en 1936, Édouard Claparède réagissait de Genève : « Ce sont des recueils très intéressants, mais qui prouvent surtout que notre science est encore bien arriérée ! Il n’y a pas plusieurs physiques, ni plusieurs chimies. De même, il n’y a, ou il ne devrait y avoir, qu’une seule psychologie » (Claparède, 1936). En fait, la vocation œcuménique fut toujours une espèce de symptôme inhérent à une discipline qui était née multiple, divisée, questionnée mais, qui loin de se contenter de cette origine, chercha sans cesse et sans succès à dépasser son complexe d’infériorité, poursuivant une terre promise d’unité, de cohérence épistémologique et de respectabilité scientifique.

L’unité de la psychologie

Déjà en 1937, Lagache avait été élu à l’Université de Strasbourg pour remplacer Charles Blondel (un anti-freudien notoire) à la chaire de psychologie de la Faculté des Lettres, en même temps qu’il était accepté comme membre titulaire de la Société psychanalytique de Paris. Dix ans plus tard, à la retraite de Paul Guillaume, il fut élu pour le remplacer à la chaire de Psychologie Générale de la Sorbonne. Il avait alors 44 ans[9]. Sa leçon inaugurale, qui allait devenir tellement célèbre, eut lieu au mois de novembre 1947. Elle fut publiée pour la première fois en 1949 aux PUF, sous le titre L’unité de la psychologie : psychologie expérimentale et psychologie clinique (Lagache, 1949a)[10]. Si l’on considère tout ce qui vient d’être avancé, il ne semble pas étrange que le livre ait été dédié au professeur Henri Piéron. En effet, en bon stratège, Lagache mit son œuvre sous les auspices du principal référent encore vivant de la psychologie française, avec qui il devait forcément arriver à une entente. Ceci d’autant plus qu’il avait déjà eu quelques désaccords avec Piéron pendant l’occupation[11] et qu'il venait d’entreprendre une croisade pour assembler la psychologie clinique (le domaine qu’il était en train de fonder) et la psychologie expérimentale (le royaume de Piéron). Dans sa leçon inaugurale, par le biais de Jaspers, Lagache reprit la traditionnelle distinction diltheyenne entre sciences de la nature et sciences de l’esprit, entre explication et compréhension. Ainsi, le noyau de son projet impliquait la mise en relation de ce qu’étaient pour lui les deux grandes approches de la psychologie : le naturaliste et l’humaniste, qui en principe paraissaient s’opposer point par point[12]. Tandis que le naturalisme se passait de la conscience et tendait vers l’objectivation des faits psychologiques au moyen de l’observation de la conduite, l’humanisme se focalisait sur l’expérience vécue, sur la conscience et ses modes d’expression. Si le naturalisme était élémentariste et associationniste, l’humanisme affirmait que le tout n’était pas réductible à la somme des parties, privilégiant l’étude de la personnalité entendue comme une totalité. Pendant que le naturalisme cherchait à expliquer les phénomènes à partir de la formulation de lois et de mathématisations, l’humanisme visait à les comprendre à partir de méthodes qualitatives et de types idéaux, en ayant même recours à l’art et à l’intuition. Si pour le naturalisme le substrat de la vie psychique était toujours organique, pour l’humanisme, les faits psychologiques obéissaient à un monde régi par des valeurs, donnant la plus grande importance à l’inconscient ou aux couches profondes du psychisme.

Cependant, au moment de voir de quelle manière ces deux approches se concrétisaient dans la pratique, Lagache avait du mal à trouver un courant qui puisse respecter tous ces postulats de manière cohérente. En principe, les naturalistes privilégiaient la méthode expérimentale, et les humanistes l’approche clinique. Néanmoins, même le béhaviorisme – compte tenu des concessions téléologiques réalisées par ses rénovateurs – n’était pas à la hauteur des préceptes du naturalisme. La psychologie expérimentale ne l’était pas non plus car, à partir des expériences de la Gestaltpsychologie, elle s’était aussi centrée sur l’étude des totalités structurées. D’un autre côté, dans le camp humaniste, la situation était analogue. La psychologie phénoménologique se méfiait de l’inconscient et la psychanalyse, pour sa part, avait recours à des explications causales. Lagache interpréta ces conflits et ces zones de croisement entre naturalisme et humanisme comme un moment dialectique de l’histoire des idées psychologiques. Or, c’était un moment dépassé. Tout indique que, d’après lui, la crise avait marqué les années 20 et 30, mais non plus les années 40. Entre les deux approches il n’y avait alors « aucun fait réel que l’on puisse invoquer en faveur d’une incompatibilité radicale » (Lagache, 1949a : 68). Ce qui s’imposait plutôt était une synthèse plus compréhensive qui les inclût toutes les deux. D’où son propre projet, toujours esquissé mais jamais accompli, d’unifier la psychologie à travers une théorie générale de la conduite. Et l’exemple, en l’occurrence, venait des États-Unis : « Aucun fait n’est plus démonstratif que la récente psychologie américaine ; le pays qui a donné un essor prodigieux à la psychométrie et à l’étude expérimentale du comportement est aussi celui qui s’est montré le plus accueillant à la psychanalyse » (Lagache, 1949a : 68).

Si sa pensée était dialectique sur le plan historique, elle ne l’était guère au niveau épistémologique, appliquant les catégories de la logique formelle sans considérer la possibilité de contradiction dans le réel. Bien entendu, l’histoire admettait des conflits, d’autant plus qu’ils étaient périmés. À présent, il n’y avait que de l’harmonie et de l’intégration, c’est-à-dire que l’histoire était finie en 1947… Élisabeth Roudinesco, suivant Pierre Macherey, a remarqué qu’au début du XIXe, Victor Cousin, le père de l’éclectisme français, avait enlevé à l’hégélianisme sa dialectique et sa négativité[13]. Presque un siècle et demi plus tard, Lagache agira de la sorte sur le terrain de la psychologie, tout en étant assez éclectique, dans le sens large du terme, mais aussi dans le plus strict. À l’instar de Janet, dans cette discipline nouvelle, il voudra articuler la philosophie avec la science et la médecine. De ce fait, à l’égard de l’objet de la psychologie, il n’y avait plus de tension dialectique ; en revanche, il y avait une complémentarité d’approches qui servaient toutes à mieux rendre compte d’une conduite unifiée. Or il s’agissait d’une juxtaposition de théories hétéroclites qui définissaient chacune leur objet de manière fort différente. En tout cas, l’originalité de Lagache fut d’avoir clos un débat qui auparavant avait eu lieu sur le plan ontologique en le déplaçant entièrement au niveau méthodologique (Friedrich, 1999). Et c’est peut-être justement à cause de ce glissement que la réponse de son ancien ami, Georges Canguilhem – comme un retour du refoulé – reviendra quelques années plus tard au noyau ontologique du problème sous la forme d’une question incommode : "Qu’est-ce que la psychologie ?" (Canguilhem, 1958).

La conduite comme objet de la psychologie : organisme, personnalité et situation

Le mérite de la leçon inaugurale résidait en ce qu’elle formulait de façon apparemment très simple tout un projet disciplinaire, pragmatique et omni-compréhensif, dont il développera les bases théoriques dans d’autres textes. Cependant, la définition dense du terme conduite qu’il donnera en 1951 en exprimait bien la complexité et l’hétérogénéité sous-jacentes : « La conduite (ou le comportement) est l’ensemble des opérations, matérielles ou symboliques, par lesquelles un organisme en situation tend à réaliser ses possibilités et à réduire les tensions qui menacent son unité et le motivent » (Lagache, 1951a). En premier lieu, sur les traces de Piéron, le sujet de la conduite était un organisme, ce qui effaçait toute frontière a priori entre l’homme et l’animal. En outre, la logique de la définition reposait sur un axiome téléologique présupposé : la conduite avait un but adaptatif. Elle répondait à une tension qui fonctionnait en même temps comme menace pour l’unité et comme motivation. Et on est tenté ici de se croire en face d’une conception dialectique, d’une négativité à l’œuvre comme source de conflit. Mais s’il est vrai qu’il y avait une certaine négativité, en dernière analyse, il s’agissait plutôt d’une carence à combler – par rapport à un idéal naturel d’équilibre homéostatique – que d’un manque conflictuel, inhérent à l’être humain. En somme, on peut en déduire que la conduite avait une signification fonctionnelle, pour arriver à la tautologie suivante : « La signification ou le sens d’une conduite c’est la propriété par laquelle elle constitue l’intégration d’une motivation, par exemple, la satisfaction d’un besoin physiologique, la défense contre un danger extérieur, la défense contre un besoin qui exposerait l’organisme » (Lagache, 1951a : 317).

Une fois de plus, le problème du sens n’était pas abordé par le biais d’une théorie de la représentation, sinon sous l’angle d’une intentionnalité vitale, par un déplacement de sens entre signification psychologique et finalité adaptative. Du point de vue « organismique », qui est celui de Lagache, si les besoins impliquent des tensions, leur satisfaction (ou « intégration ») est la signification la plus nette de toute conduite. Même s’il reconnaissait qu’il y a des significations qui ne sont pas absolument conscientes, on voit déjà combien et comment il pouvait se passer de l’inconscient entendu comme appareil symbolique ou comme instance psychique, d’autant plus que « la signification immanente de la conduite est une propriété aussi objective que sa matérialité » et que « le psychologue n’a pas à se soucier des incidences métaphysiques de ce postulat » (Lagache, 1951b). En tout cas, pour ce point de vue qui met l’accent sur « l’unité dynamique » de l’organisme, la référence explicite est Kurt Goldstein. Force est de rappeler que dès 1938, Lagache citait son Der Aufbau des Organismus (La structure des organismes), treize ans avant sa première traduction en français (Goldstein, 1934). Selon Goldstein, il n’est pas d’organisme qui ne soit pas en situation, de même qu’il n’est pas de situation qui puisse être définie indépendamment d’un organisme. Néanmoins, le sujet n’est pas seulement passif vis-à-vis du milieu, car ce dernier ne peut stimuler qu’un organisme dont la structure et l’état actuel le permettent. En effet, pour Lagache, la structure de l’organisme est aussi le résultat d’une histoire, ce qui la rend d’une certaine manière équivalente au concept de personnalité, tel qu’il avait été envisagé par la psychologie américaine de Gordon Allport et de William Stern. La personnalité ne serait que l’aspect historique d’une totalité psychophysique, enraciné dans le corps. De la sorte, on pourrait tracer un parallèle entre la structure de l’organisme (d’après Goldstein, mais aussi selon Merleau-Ponty), qui met en relief l’aspect synchronique et la personnalité entendue comme une structure structurante et structurée, qui détermine les conduites en même temps qu’elle en est le résultat. De surcroît, Lagache trouvait cette dimension diachronique parfaitement compatible avec une analyse de type génétique-évolutive, ce qui nous fait remonter à Bergson, avec son invention des schèmes sensori-moteurs et à Piaget, en passant par Wallon. Ainsi, Lagache dira dans des termes parfaitement piagetiens que toute conduite « apparaît comme un compromis entre l’assimilation de la réalité aux schèmes actoriels préexistants, et l’accommodation des schèmes actoriels à la réalité » (Lagache, 1949b). Bref, la personnalité et l’organisme étaient des concepts coextensifs, car entre eux il n’y avait que des différences d’approche et de terminologie, et non des différences spécifiques par rapport à la conduite.

Partant du fait que, de toutes les situations possibles, les situations sociales sont les plus déterminantes pour la constitution de la personnalité, notre auteur parvint aussi à la conclusion qu’« il n’est pas d’individu sans groupes ni de groupes sans individus ». Comme la personnalité se construisait foncièrement à travers l’interaction avec l’entourage familial, son développement pouvait se définir comme un processus de socialisation. Sur ce point, la source était double. D’un côté, Lagache recourait aux théorisations de l’anthropologie culturelle (de Margaret Mead, de George Mead et de Ralph Linton) à propos de l’interaction symbolique et des jeux de rôles dans la constitution de la personnalité. D’un autre côté, sa référence principale était Kurt Lewin, avec sa conception du champ psychologique. D’après Lewin, la conduite était l’émergent d’un champ de tendances dont l’agent était l’organisme en rapport avec son milieu. Dans le champ psychologique, par analogie avec les théories de l’électricité et du magnétisme, les tendances pouvaient être représentées comme vecteurs de forces ayant des valences positives ou négatives. Ainsi, chaque conduite était le résultat d’un jeu complexe de forces qui n’était pas intra-psychique, mais qui se déployait plutôt entre le sujet et son entourage. Cette psychologie, topologique et vectorielle, lui permettait enfin de dépasser les antinomies classiques entre l’individu et la société, entre la nature et la culture, en adoptant une perspective dynamique et holiste, tout à fait compatible avec son point de vue organismique. En résumé, le domaine collectif était pour lui une zone de croisement théorique particulièrement féconde, que l’on retrouvera aussi comprise au niveau pratique dans sa psychologie clinique.

Quelques auteurs ont souligné la dette que Lagache aurait contractée envers Sartre, surtout à l’égard de sa conception de la situation[14]. Néanmoins, malgré l’utilisation de certains termes de l’existentialisme (comme « intersubjectivité » ou « être au monde »), la « situation », telle que Lagache la concevait, était très loin de la dialectique de Sartre et, bien entendu, de ses engagements politiques. Quoiqu’ils aient été de très bons amis à l’époque de Normale Supérieure, leurs chemins se séparèrent après la guerre[15]. En dépit d’un vocabulaire philosophique à la page et d’une approche existentielle bien à propos, il est évident que la doctrine lagachienne était plus proche de Goldstein et de Lewin que de son ex-camarade de promotion. Cependant, il ne faut pas oublier que, par le biais de la Gestaltpsychologie, Goldstein et Lewin étaient aussi imprégnés de la même phénoménologie allemande d’où l’existentialisme sartrien avait tiré ses origines[16].

La fondation d’une psychologie clinique à la française

En 1896, Lightner Witmer, un disciple de Wilhelm Wundt, créa aux États-Unis (en Pennsylvanie) une clinique psychologique destinée à la réhabilitation d’anormaux, en même temps qu’il présentait à l’American Psychological Association (APA) son projet d’une « psychologie pour personnes perturbées », qu’il appelait clinical psychology (Vilanova, 1990). Il s’agissait d’une psychologie inscrite dans le domaine de la santé publique, ayant pour but l’orientation personnelle, sociale et professionnelle des personnes « dysfonctionnelles », à partir de l’étude « d’un cas à la fois ». Il fondait ainsi une nouvelle sous-discipline, dont la méthode (complémentaire de l’expérimentation) était l’étude intensive de cas et dont la pratique avait lieu dans des endroits spécifiques, les psychological clinics[17]. En 1908, pour achever sa tâche, il commença à publier une revue homonyme, Psychological Clinic. Si son projet ne trouva pas à l’époque une réception très favorable dans le milieu académique, du moins fut-il bien accueilli par les étudiants, qui envisageaient un nouveau champ d’intervention. En 1919, l’APA créa même une section spéciale pour les psychologues cliniciens, qui dut être close en 1927 en raison du manque d’intérêt pour la spécialité. Ce ne fut qu’après la deuxième guerre mondiale que la psychologie clinique connut un meilleur destin, entre autres choses, grâce à la réussite de l’application militaire des épreuves projectives, telles que le test de Rorschach ou le test d’aperception thématique de Murray (TAT). En plus, elle commença à être très sollicitée pour le traitement psychothérapeutique des vétérans de guerre. À la suite d’une période d’essor des tests psychométriques (jusqu’aux années 30), focalisée sur l’intelligence, la mémoire et les aptitudes, vint une autre période marquée par l’essor de la psychanalyse et des théories de la personnalité (ce qui fut d’ailleurs confirmé par l’accès de Gordon Allport à la présidence de l’APA en 1939). Cependant, le psychologue restait encore attaché principalement à la fonction du diagnostic, tâche qui s’élargira considérablement dans les années à venir. En 1942, Carl Rogers publia un livre qui fera date, Counseling and psychotherapy. Il décrivit là des normes spécifiques pour des activités thérapeutiques conçues pour les psychologues, comme l’enregistrement des séances, la mise en place de groupes de contrôle et la comparaison de résultats. Ce livre fut pris comme le point de départ d’une lutte corporative avec l’American Medical Association pour l’exercice des psychothérapies, qui finira au début des années 50 avec la victoire des psychologues. Ainsi, lorsque Lagache, en 1945, en se référant à la méthode clinique en psychologie, disait « Méditons cet exemple d’ouverture d’esprit, d’imagination et de vitalité », il faisait allusion à cette tradition clinique américaine que l’on vient de présenter (Lagache, 1945)[18]. Ses références les plus actuelles étaient notamment deux revues : le Journal of Clinical Psychology et The American Psychologist[19]. Après tout, vu le contexte d’après-guerre, il n’est pas tellement étrange qu’il se soit souvent réclamé de la psychologie d’outre-Atlantique et non pas de la tradition pathologique française.

Mais examinons maintenant la conception clinique propre à Lagache. Pour lui, la méthode clinique était celle qui correspondait à l’approche humaniste. Or, qu’était pour lui la psychologie clinique ? « On entend essentiellement par psychologie clinique une discipline psychologique basée sur l’étude approfondie des cas individuels. En termes plus précis, la psychologie clinique a pour objet l’étude de la conduite humaine individuelle et de ses conditions (hérédité, maturation, conditions physiologiques et pathologiques, histoire de vie), en un mot, l’étude de la personne totale en situation. En droit, rien n’empêche d’étendre la psychologie clinique à l’étude des groupes humains restreints et aux animaux » (Lagache, 1949b). En principe, elle apparaissait comme le complément appliqué de sa « théorie générale de la conduite », laquelle aspirait à unifier les champs d’intervention psychologique. Elle utilisait la méthode clinique, mais parmi d’autres méthodes. La psychologie clinique ne se limitait pas à l’anamnèse et à l’observation de cas, mais incorporait l’emploi de tests (psychométriques et projectifs), outre des techniques auxiliaires comme la morphopsychologie et la graphologie. Finalement, elle avait recours à la psychanalyse, à l’ethnologie et à la psychologie sociale. Ses buts pratiques, conseiller, guérir, éduquer et rééduquer, à partir de l'« opération fondamentale » qu'est le diagnostic. Tel était le programme, ambitieux et pluriel, que Lagache exposait en 1949. Or, vue de plus près, la réalité était toute autre, car la psychologie clinique était, foncièrement, la clé de voûte de son système de pensée et de son projet politique. À la vérité, sa prétendue alliance avec la psychologie expérimentale occultait tout bonnement son annexion. Pour notre auteur, si la psychologie expérimentale possédait plus d’exactitude, dégageant certes un air de respectabilité, en revanche, elle ne s’occupait que de problèmes limités et particuliers, redoublant la fragmentation de la discipline. Et il en allait de même pour sa sœur cadette, la psychométrie. Ainsi, la psychologie clinique, avec sa vision plus compréhensive et totalisatrice, restait la seule garante de l’unité tant souhaitée. On ne pouvait se passer de son inspiration, voire de son intuition, si l’on voulait arriver à une synthèse concrète, applicable à l’échelle humaine.

Déjà en 1945, dans la définition de la psychologie clinique fournie par Lagache, on voyait des opérations discursives aussi complexes que celles décrites par rapport à la conduite. D’un côté, on pouvait retrouver les traces de sa formation médicale dans la psychiatrie dynamique (Bleuler, Jaspers, Blondel, Minkowski), de l’autre, ne manquaient pas les marques de sa vocation philosophique (de nouveau Jaspers, Scheler, Sartre). Enfin, la psychanalyse traversait tout le champ de la clinique, mais au prix de nombre de transformations, voire de renoncements. En tout cas, il ne fallait pas confondre psychologie clinique et psychanalyse. La différence la plus importante entre elles se situait dans le transfert. Tandis que la psychologie clinique se servait seulement du transfert positif, la psychanalyse cherchait à instaurer une vraie névrose de transfert, visant aussi à la résolution du transfert négatif[20]. Ainsi, la psychologie clinique se focalisait plus sur la situation présente et s’intéressait moins à l’exploration des couches profondes du psychisme. En outre, Lagache dé-médicalisa et dé-psychopathologisa la clinique, en la situant au sein de la psychologie et en l’orientant vers le domaine de la santé mentale. Bien que la normalité fût un concept relatif, il est clair que pour lui, l’objet de la psychologie clinique excédait celui de la psychiatrie[21]. Ce n’était pas l’homme malade, mais plutôt les façons de s’adapter (et de ne pas s’adapter) d’un être humain aux prises avec son milieu et avec soi-même.

Cette conception étendue du champ de la clinique comprenait pour Lagache l’ensemble de la psychologie appliquée. En effet, son projet impliquait une clinicisation de la totalité des applications psychologiques. En face de la conception piéronienne d’une psychologie appliquée fondée sur l’expérimentation sensorielle et la psychométrie, il était en train d’ériger une nouvelle psychologie appliquée, concrète, sous le nom de psychologie clinique. En d’autres termes la psychologie clinique n’était pas pour Lagache un chapitre privilégié de la psychologie appliquée, mais plutôt l’inverse : « Une psychologie concrète est nécessairement une psychologie appliquée […] Ce que nous n’admettons pas pour notre part, c’est qu’une psychologie appliquée ne soit pas une psychologie concrète visant l’homme total en situation, pour autant une psychologie clinique » (Lagache, 1945 : 420). Le caractère concret de la psychologie clinique reposait donc sur les concepts de totalité et de situation, dont on a parlé à propos de la notion de personnalité. C’est justement à cause de cela que, outre les tests psychométriques, Lagache incorpora aussi l’emploi des tests projectifs, qu’il appela épreuves cliniques. Ils incarnaient la nouveauté des changements de paradigme qui s’étaient opérés aux États-Unis, mais aussi en France. Les modèles de classement et de standardisation adoptés par la psychologie différentielle des années 20 avaient cédé la place aux idéaux de réalisation des potentiels humains, d’individualité et d’harmonie adaptative diffusés par les psychologies de la personnalité. De ce fait, pour notre auteur, les tests étaient des techniques complémentaires (comme les radiographies ou les analyses de laboratoire pour le médecin), dont les résultats devaient être lus par rapport à un problème clinique concret avec une vision d’ensemble de type qualitatif. Bref, leur interprétation se faisait « moins par référence à une échelle de mesure qu’à la faveur de l’interprétation compréhensive, sur la base de données générales relatives à la dynamique de la conduite » (Lagache, 1949b : 169). Après tout, ce n’est pas pour rien que Lagache fut parmi les introducteurs du test de Rorschach en France, présidant le Groupement français de Rorschach à partir de sa formation en 1950.

Quant au versant social de la psychologie clinique, il conçut une psychologie collective qui mélangeait à doses égales les trouvailles expérimentales de Lewin et de Goldstein, des théories psychanalytiques diverses et plusieurs notions de l’anthropologie culturelle. Son objet était les interactions des individus et des groupes et, parmi ses concepts fondamentaux (que nous avons déjà présentés), il y avait le champ psychologique, la motivation et la situation. À la base des problèmes humains il n’y avait pas une sexualité conflictuelle, mais une tension due à l’inadaptation et au manque d’identité. Néanmoins, la psychanalyse y trouvait aussi sa place, car Lagache visait à articuler les déterminants sociaux avec ceux qui avaient trait à l’histoire individuelle. Pour coordonner ces deux niveaux d’explication, il fit appel à la notion de causalité en réseau, empruntée à Kluckhohn et Murray. D’après eux, les modèles culturels déterminaient les modèles familiaux et personnels. Or, en même temps, les facteurs personnels retentissaient sur les rôles joués par l’individu dans les différents groupes et situations sociales (Kluckhohn & Murray, 1949). De la sorte, toute psychologie individuelle était à la fois sociale, y compris la psychologie clinique. Entre autres facteurs, cela permettrait de comprendre pourquoi, entre 1951 et 1953, Lagache devait entreprendre la tâche de monter à la Sorbonne un laboratoire de psychologie sociale attaché à sa chaire de psychologie générale.

Enfin, l’instrument spécifique de la psychologie clinique était « l’interprétation compréhensive » (dont on a vu qu’elle était aussi l’outil privilégié de la psychanalyse). Lagache reprenait alors le célèbre binôme jaspersien compréhension-explication, réservant le premier terme (Verstehen, en allemand), pour la formulation des types idéaux, c’est-à-dire des relations générales par rapport auxquelles devaient s’interpréter les conduites concrètes. Si les conduites avaient un caractère expressif (car elles étaient porteuses d’un ensemble de données objectives), leur compréhension impliquait, dans chaque cas particulier, un jugement de réalité sur une relation compréhensible déduite de l’évidence empirique de l’expression[22]. Malgré le vocabulaire philosophique allemand, derrière l’interprétation compréhensive de Lagache, il est très difficile de ne pas retrouver la vieille analyse de la conduite conçue par Janet. Entre l’introspection classique et l’observation externe, ce dernier avait conçu depuis longtemps une façon d’accéder à l’expérience vécue par autrui au moyen de signes objectifs (Janet, 1896 : 14). C’est dans ce sens – plutôt empirique – de l’expression que l’interprétation compréhensive de notre auteur semblerait être plus proche du subconscient janetien que de l’inconscient freudien, qui réclamait un déchiffrement symbolique moins lié au plan du concret.

Commentaires finaux

En 1969, fut publiée aux États-Unis une étude sur la psychologie française (Wesley & Hertig, 1969). Au moyen d’un questionnaire envoyé à cent professeurs d’université et chercheurs, on essayait de retracer les racines historiques de la discipline en trouvant leurs mentors (c’est-à-dire, les personnes considérées comme ayant été les plus influentes pendant leur période de formation). Bien que l’enquête ait utilisé le modèle non critique des masters and pupils issu de la sociologie positiviste, il est intéressant de regarder ses résultats. Dans le ranking, les figures les plus choisies furent Piéron, Wallon et Lagache, mieux placés que Freud et Janet. Binet, par exemple, n’apparaissait même pas dans la liste. Les auteurs de l’étude arrivaient alors à la conclusion suivante : « À présent, la psychologie française ressemble beaucoup à la psychologie américaine. Il paraît y avoir un flux d’information à sens unique de l’Amérique vers la France. De nos jours, plus de 50 pour cent de toutes les citations dans les journaux français de psychologie proviennent de sources américaines, et quelques journaux importants atteignent environ 75 pour cent de citations américaines » (Wesley & Hertig, 1969 : 324)[23]. Même si l’influence de la psychologie américaine s’est accrue de façon considérable après la guerre, il est clair que ce compte rendu est partial ou du moins partiel. En effet, il est très simpliste, voire réductionniste, d’affirmer carrément que le champ disciplinaire de la psychologie française s’est tout simplement américanisé. Cela impliquerait que l’implantation en sol français des théories venues d’outre-Atlantique a effacé les traces d’une histoire aussi riche que singulière. Autrement dit, il s’agirait plutôt d’une colonisation, d’un flux à sens unique, que d’une réception active et créatrice. Loin de là, l’œuvre de Daniel Lagache nous permet d’illustrer la complexité du processus conduisant à la construction d’un projet disciplinaire et d’un projet professionnel originels. Si ce processus impliqua une articulation entre psychologie et psychanalyse, cette alliance fut très différente de celle qui s’est d’abord produite aux États-Unis sous l’égide de la personnalité. Nous avons essayé de montrer que Lagache, tout en incorporant des nouveautés théoriques américaines et allemandes, est resté à plusieurs égards fidèle à une tradition psychopathologique vernaculaire. Sur le plan méthodologique, déjà en 1870 Théodule Ribot avait prévu que la psychologie devait étudier les phénomènes psychiques en conciliant deux approches complémentaires : « subjectivement, au moyen de la conscience, de la mémoire et du raisonnement ; objectivement, au moyen des faits, signes, opinions et actions qui les traduisent » (Ribot, 1870 : 411-418). Dans cette voie, nous avons noté que même Piéron, qui limitait l’objet de la discipline au comportement des organismes, la psychologie admettait une pluralité de méthodes et de procédés. Ainsi, le projet théorique de Lagache ne fut pas une nouveauté en vertu de son unitas multiplex, mais en raison des termes qu’elle mit en relation. À un moment où la psychologie américaine s’était débarrassée de son atomisme par le biais de la personnalité, il profita de l’élan intégrationniste de l’époque pour célébrer son mariage avec ce que nous avons appelé ailleurs la conduite à la française (Dagfal, 2002b). La « théorie générale de la conduite » qui en fut le résultat, sans jamais se concrétiser davantage, eut certainement une valeur fondatrice pour le champ disciplinaire, ne serait-ce que comme promesse à l’horizon.

En ce qui concerne la psychologie clinique, autour de laquelle Lagache bâtit son projet professionnel, elle reçut les apports, entre autres disciplines, de la psychologie appliquée développée par Piéron, de la psychanalyse jusque-là rejetée et de la psychologie sociale naissante, tout en se servant d’un vocabulaire philosophique issu de la phénoménologie existentielle. En fait, si l’on considère tout ce que nous venons de développer, ne serait-il pas possible de conclure que la psychologie clinique de Lagache, en dépit de ses multiples visages, eut pour matrice fondamentale un janetisme revisité et renouvelé ? Épurée de son évolutionnisme, maquillée avec des termes phénoménologiques, cachée entre la psychanalyse et les sciences humaines, n’était-ce pas l’ancienne tradition pathologique française en train de faire sa rentrée ? Quoi qu’il en soit, il serait très difficile d’affirmer que la clinicisation prônée par Lagache comme corollaire appliqué de son projet théorique ne doit rien au champ des psychothérapies que Janet avait contribué à fonder autrefois sous le nom des médications psychologiques. Néanmoins, force est d’ajouter que la psychanalyse, en partie grâce à la synthèse élaborée par Lagache, était désormais destinée à occuper une place de plus en plus hégémonique à l’intérieur de ce champ-ci, au point de faire oublier d’autres références moins adaptées à l’air du temps.

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[1] Ce travail est un extrait d’une thèse en cours, à l’Ecole doctorale « Économies, Espaces, Sociétés, Civilisations » de l’Université de Paris VII–Denis Diderot, sous la direction d’Elisabeth Roudinesco.

[2] Centre de recherches en psychologie (Crpsy) Faculté Victor Ségalen, université de Bretagne occidentale, 29000 Brest ; doctorant, École doctorale "Économies, Espaces, Sociétés", université Paris VII-Denis Diderot.

[3] Voir à cet égard l’analyse éclairante faite par Brooks, 1998. Voir aussi Ellenberger, 1974 ; Plas, 1998, Nicolas & Ferrand, 2000 et Dagfal, 2002a.

[4] D’une certaine manière, cela contredit le témoignage de la fille de Janet, d’après laquelle son père, en 1912, avait été très affecté par l’échec au concours, en face de Piéron, pour la succession de Binet à la tête du laboratoire de la Sorbonne, et qu’il était resté, à partir de cette date, très réservé par rapport à celui-ci (Pichon-Janet, 1950, cité par Ohayon, 1999 : 38).

[5] Il faut noter que, depuis 1832, la psychologie représentait un chapitre important des programmes de philosophie.

[6] Cependant, Ohayon marque un changement d’attitude de la part de Piéron à partir de 1926, lorsqu’il commença à exprimer aussi son « admiration » pour le maître viennois (Ohayon, 1999 : 84-86).

[7] En 1904, Dumas avait fondé avec Janet le Journal de psychologie normale et pathologique. Suivant le conseil de Ribot, et comme Janet, il était à la fois médecin et philosophe. Il restera une référence importante pour psychiatres et psychologues. À ses célèbres présentations de malades à l’hôpital Sainte-Anne, assistèrent, entre autres, Jacques Lacan, Claude Lévi-Strauss, Georges Bataille et Georges Politzer, et des étudiants de l’ÉNS, comme ceux de la promotion de Daniel Lagache, Jean-Paul Sartre, Georges Canguilhem, Paul Nizan et Raymond Aron. Sur les conseils de Dumas, Henri Wallon s’est orienté vers la psychologie par le biais des études médicales.

[8] À cet égard, voir le texte très intéressant de Friedrich, 1999. En ce qui concerne le parcours de Lagache entre 1937 et 1947, voir Ohayon (1999), Dagfal (2002a) et les réponses suscitées par ce dernier article (Plusieurs auteurs, 2002).

[9] En ce qui concerne le parcours de Lagache entre 1937 et 1947, voir Ohayon (1999), Dagfal (2002a) et les réponses suscitées par ce dernier article (Plusieurs auteurs, 2002).

[10] L’œuvre de Lagache étant très vaste, nous ne nous attarderons dans cet article que sur quelques textes programmatiques écrits entre 1941 et 1951, qui permettent toutefois de mieux comprendre la totalité de sa production.

[11] Voir à cet égard Ohayon (1999),Dagfal (2002a) et Piéron (1945).

[12] Il est très probable que Lagache suivit à cet égard le livre de son ex-compagnon, Raymond Aron, Essai sur la théorie de l’histoire dans l’Allemagne contemporaine, la philosophie critique de l’histoire (publié chez Vrin en 1938), qu’il citait dans la bibliographie générale.

[13] Séminaire inédit de Pierre Macherey (1980-1982) Introduction de l’hégélianisme en France, de Victor Cousin à Alexandre Kojève, cité par Roudinesco, 1982.

[14] C’est par exemple le cas d’Andrieu (1999), d’Ohayon (1999) et de Rosenfeld (1972).

[15] Pour un traitement détaillé des conceptions psychologiques de Sartre, voir Mouillie (2000).

[16] Si, dans certains textes, Lagache semble être plus existentialiste, comme dans La jalousie amoureuse, il y reste en fait plus proche d’une psychologie descriptive et phénoménologique à la Merleau-Ponty que des idées de Sartre (Lagache, 1947).

[17] Concernant la France, Claude Prévost a été le premier à parler de l’existence à Paris d’une Revue de psychologie clinique et thérapeutique, fondée en 1897 par Paul Hartenberg et Paul Valentin (Prévost, 1970). Néanmoins, Régine Plas a montré que cette publication éphémère, au-delà de son nom, sur les plans intellectuel et institutionnel était loin de constituer un précédent significatif pour la psychologie clinique qui devait se développer un demi-siècle plus tard (Plas, 1992 et 1999).

[18] En particulier, Lagache cita un ouvrage collectif paru en 1944, intitulé Personality and behavioral disorders. A handbook based on experimental and clinical research. New York : The Ronald Press Company. À ce sujet, voir Andrieu, 1999.

[19] Il citait souvent un article de Thorne, F.C. (1947). The clinical method in science. The American Psychologist, 5 (2).

[20] Du reste, cette différenciation était très semblable à celle établie par Anna Freud (contre Melanie Klein) entre l’analyse d’enfants et l’analyse d’adultes.

[21] Dans les années 40, Canguilhem considérait Lagache comme l’un des psychiatres contemporains, avec Blondel et Minkowski, qui avaient rompu avec la conception de Ribot en marquant l’originalité du pathologique. Il entendait, avec Lagache, qu’entre la pathologie et la normalité il n’y avait pas une différence de degré (comme pour le naturalisme ribotien ou piéronien), mais une différence de qualité (Canguilhem, 1943).

[22] À cet égard, voir aussi Lagache, 1941 : 323-337.

[23] La traduction est de nous.