Machines – Psychoses – Prothèses

RUPTURES DES LIENS, CLINIQUES DES ALTÉRITÉS

Psychologie Clinique 16

décembre 2003

Machines – Psychoses – Prothèses

Par David Frank Allen*

Résumé : Depuis environ 1810 il existe des indications écrites sur ce curieux rapport que la psychose peut entretenir avec la machine. Ici nous tenterons de saisir deux visages de la machine ; ce double mouvement nous permet de poser la question de la machine en tant qu'objet de pacification d'une jouissance délocalisée. Nous posons également la question de « l'utilité thérapeutique » de Dieu dans la paraphrénie.

Mots clés : Suppléance, machines, psychose, paraphrénie, Nom-du-Père sis.

Introduction

Cette étude se déploie en trois mouvements : le premier est consacré à des études cliniques qui mettent en relief le sentiment d’être une machine (Boris), ainsi que la question de la régulation d’une jouissance psychotique par le biais de machines. En effet Monsieur A, Boris et Monsieur Analogue expliquent, avec leurs mots et gestes, que la machine est parfois une source de pacification… Le deuxième volet introduit la question du système productrice de vérité dans la psychose. Ici nous renouons le dialogue avec le Docteur F. Klein (1910 ? 1938 ? 1942 ?). Le troisième temps est, comme il se doit, consacré à la perception délirante du Dieu Machine. Nous repartons donc sur les traces du grand A. T. Boisen, paraphrène et théologien, psychologue et rationaliste morbide – aumônier militaire et combattant pour la France (1916-19). Celui-ci fut déclaré « sexuellement neutre » par la « machine du jugement dernier ». Le travail avec Boris doit beaucoup à la lecture d’un article de Maleval (1998). Aussi ce travail s’articule autour d’une idée simple, à savoir que la connaissance clinique découle de ce que les patients peuvent dire, montrer, écrire et non pas de on ne sait quel manuel ésotérique…

Clinique de la machine

Monsieur « Abracadabrantesque »

Homme de 32 ans – il raconte l’histoire suivante lors du premier entretien : « Je suis parti avec les gens de mon école pour un stage de deux semaines, un soir j’ai parlé avec une collègue et je lui ai tenu la main. J’ai raconté tout cela à mon épouse qui a une bourse pour étudier à Paris […] Elle a une cystite "incurable" et c’est pour ca qu’on ne fait plus l’amour depuis plusieurs années ». Par la suite il explique que son père (enseignant de systèmes comptables) traînait à table en robe de chambre en se masturbant. Il arrive très souvent en retard car il a « beaucoup de choses à faire ». Son esprit est un « moteur de Ferrari dans la carrosserie d’une Ford ». Lors de sa cure, il est loin de son pays et travaille au noir dans une école pour étrangers. Son oncle est théologien dans une sorte de scission chrétienne. Il ressent la présence de Dieu pas loin de son épaule droite.

Travail : il s’occupe de l’informatique de son école – il participe à des réunions et propose des solutions techniques pour résoudre des « problèmes d’information et de transmission ».

Il consulte une psychiatre (une fois) qui lui demande des renseignements sur son père biologique – elle pense qu’il souffre d’un trouble héréditaire. Sa mère a demandé et obtenu le divorce, elle vit avec un autre homme. La bourse de sa femme s’épuise, il quitte la France pour son pays d’origine, il vit à mille kilomètres de sa mère et dirige un réseau d’informatique. Il apprécie l’idée d’un réseau avec des données qui entrent, qui sortent et qui circulent. Il écrit à son thérapeute – il est bien car son emploi du temps est bien rempli. Ainsi dit-il, il est stabilisé.

Ce patient n’avait aucune formation universitaire concernant l’informatique, la pacification de ses poussées maniaque par le biais de l’informatique est clairement établie dans son esprit, il y avait comme une note de tristesse cependant dans sa lettre concernant la nécessité d’un emploi du temps rempli à ras bord. Mes questions par rapport à « Dieu » ont été suscitées par l’évocation de l’oncle, je n’ai pas souhaité poser plus de questions pour des raisons évidentes. On pourrait néanmoins faire l’hypothèse d’un Nom-du-Père sis (factice) faisant retour par le Réel.

Boris « L’enfant machine animal »

Neuf ans. Issu d’une « famille » qui pratique l’inceste depuis plusieurs générations. Il est roux avec des taches de son, coupe de cheveux presque militaire, lunettes rondes bon marché. Son patronyme pourrait suggérer l’idée de justice et d’enthousiasme. Il fait du bruit avant d’arriver en séance : « AAAAAAAAAAAAAAAHHH ». Ensuite il dit « toi tu bouges pas toi, toi tu bouges pas toi, toi tu bouges pas toi, toi tu bouges pas… ».

Premières séances : il me recouvre d’un drap sale. Il m’attache avec des épaisseurs de scotch, ficelle et ainsi de suite. Parfois il essaie de mettre de l’eau sale dans ma bouche. Quand j’ai peur de vomir, je mets fin à ses « activités ». Parfois en début de séance, il se jette dans une grande armoire qui couvre tout un mur. Il bloque les serrures avec de gros élastiques. Les portes deviennent des sortes de pièges ! Parfois on joue à « toc toc toc ». Je tape sur l’armoire avec un stylo et il répond – après cinq ou dix minutes je le nomme et il sort de l’armoire comme une fusée, parfois en sortant il fait « AAAAAAAAAAAAAAAHHH ». Parfois il fait le monstre, parfois il fait la machine (Robot qui tue tout le monde). Après une dizaine de séances, les choses ont changé : il trouve un vieux jouet en plastique, un stéthoscope. Il démonte l’objet pour en faire un petit instrument de plomberie – un circuit d’eau avec plusieurs entrées et plusieurs sorties. Il tient beaucoup à sa création. Je prends acte de son geste.

Bricorama : Avec un budget de quelques centaines de francs, j’achète une cinquantaine de mètres de tuyaux de jardin et la moitié encore de tuyaux pour aquarium. Je prends aussi un grand nombre de joints T, joints X ainsi que des joints à cinq branches. Boris construit des machines grandioses, il est plus calme, il me commande toujours. Il est l’ingénieur en chef – je suis l’apprenti mécanicien. Il vient en séance avec plaisir et construit plusieurs types d’appareils. La machine part du robinet, passe plusieurs fois par les fenêtres, revient à l’évier. Boris ne fait plus le monstre qui tue. On frôle plusieurs fois l’inondation…

Les traits cliniques les plus frappant chez ce patient étaient son utilisation de l’armoire qui devenait une mâchoire dangereuse grâce aux gros élastiques qui empêchaient l’accès ordinaire, sa façon de faire le robot tuer ou encore ses penchants zoologiques. Ses « instructions » étaient prononcées à la manière d’un rap sauvage. Il obéissait peut-être à des hallucinations auditives et manifestait une grande fierté à l’endroit des ses constructions post-Bricorama. Très certainement il a su m’informer de la question du corps non symbolisé à travers son geste de déconstruction-reconstruction du stéthoscope qui traînait dans ce bureau depuis plusieurs décennies… Aujourd’hui il me semble que la phase ouvrir-fermer-nommer était une sorte de prélude à une reconstruction plus aboutie.

Monsieur Analogue

Un homme très abîmé de quarante ans avec lequel j’ai des entretiens pendant une cure de désintoxication à l’hôpital. Il est fils unique, bassiste et autodidacte. Il enregistre sa musique qu’il mixe lui-même. Il apprécie l’enregistrement analogique et refuse l’enregistrement digital. Il possède un home studio. Son visage est abîmé par l’alcool, la drogue et l’angoisse. Il affirme que son bien-être exige « une Golf première génération et un téléphone portable ». L’équipe ne l’aime pas et considère qu’il est trop malade pour l’hôpital (il est dans un service d’alcoologie dans un centre psychiatrique). Il a vécu longtemps en Allemagne et raconte l’histoire suivante. « Je vivais chez ma copine, en tant que musicien, je gagnais 500 francs par concert, j’avais tout mon matériel et ma Golf […] je travaillais pour un musicien africain, type super, ma copine a fait un enfant avec lui, il (le père de l’enfant) est parti en tournée et moi j’aimais bien la petite, mais la belle mère (mère de la copine) m’a fait interdire du territoire […] Un type qui roulait en BMW voulait ma peau, il avait un revolver dans la boîte à gants […] Avec la Golf, je suis parti pour sauver ma peau. Arrivé au Rhône j’ai tout compris alors j’ai jeté ma carte d’identité et j’ai sauté dans la flotte ». Il ne veut pas retourner à Paris et vivre dans le petit appartement de sa mère, il est « grillé » à Paris à cause d’une histoire de drogue. Il voudrait s’occuper de la petite fille que sa copine a eue avec le musicien africain. Il parle peu de son père et donne l’impression que celui-ci n’a jamais tellement existé pour lui. Il est surendetté, mais a des problèmes pour compléter son dossier de surendettement (il y a toujours un papier qui manque…). Exceptionnellement il a une chambre seule – il n’aime pas les autres patients, il pense qu’ils n’ont rien à voir avec lui.

Ce patient était stabilisé par les machines, mais pas n’importe lesquelles. Il exige des machines qui facilitent un contact direct, une sorte de corps à corps. Chez Boris la séquence ouvrir-fermer ou entrer/sortir s’avère essentiel, ici la séquence est plus élaborée ; plusieurs entrées (huit pistes) – modification par le biais du mixage – et sortie. Tel était le rythme de sa stabilisation. Vraisemblablement c’est la perte d’accès aux machines qui précipite la noyade de sa subjectivité flagellante. Le geste d’éloignement de ses papiers d’identité est peut-être une métaphore grotesque pour la mort du Sujet.

La machine qui fabrique la vérité

« Toute production est une réunion d’États-Unis d’ovule-spermatozoïde = une réunion de germes : un être vivant plus ou moins pluricellulaire… » (Klein, 1937).

En 1933 Alfred Korzybski (p. 568) fit la remarque suivante : « in heavy cases of dementia praecox we find the most highly developed forms of identification ». Ainsi, devant la ruine de l’âme, l’être s’accroche à l’idée que A = A([1]), Smith = Smith, le Sujet s’éclipse derrière une logique purement identitaire. En effet, l’idée d’une logique d’identité, d’une place spécifique pour le verbe être dans la psychose fut débattue par les cliniciens proches de Sullivan aux USA : « Une patiente de l’hôpital psychiatrique de l’université de Bonn pensait que Jésus, les boîtes à cigares et le sexe étaient identiques. Comment en arrivait-elle là ? Une enquête révéla que le lien qui manquait entre Jésus, les boîtes à cigares et le sexe était fourni par le concept d’encerclement. Selon cette patiente, la tête de Jésus, tout comme celle d’un saint, était entourée d’un halo, l’emballage des cigares par une bande, et la femme par le regard sexuel de l’homme. Visiblement, notre patiente pensait qu’un saint, un paquet de cigares et la vie sexuelle étaient la même chose. Elle ressentait exactement la même chose quand elle parlait d’un saint, d’une boîte à cigares ou de vie sexuelle » (Von Domarus, 1951).

La signification du rationalisme morbide (caractérisé, comme on le sait, par l’extrapolation arbitraire, une pensée mathématique ou spatiale, une logique réifiée et des attitudes antithétiques) aurait peut-être été mieux comprise si la communauté française avait eu accès à des « cas paradigmatiques » illustrant clairement la pertinence clinique du concept. Lacan (1936) était un admirateur critique de Minkowski[2] ; il aborda aussi plusieurs fois la question de la fausse tautologie ([3]). La question qui s’impose ici est donc la suivante : comment peut-on théoriser les tautologies véritables – la certitude que A = A et que Smith = Smith ? Certainement il existe un vaste espace entre le Nom-du-Père et le nom propre. Il est cependant troublant de constater le jeu de va-et-vient entre les deux niveaux logiques ; par exemple Klein conclut son livre avec la remarque suivante :

« La signature ne devrait-elle pas être symbolique ?

Franc

ois

eau

François Eau » (Klein, 1937, p. 270).

Maladies mentales expérimentales et traitement des maladies mentales du Dr. F. Klein vit le jour en 1937. Le délire scientifique de l’auteur y est structuré autour de l’idée que le soignant, par son regard et sa voix calme, doit ramener le patient à la raison. C’est ce que Klein appelle le regard et la voix mentaux-corticaux : « Chaque mot est prononcé d’une voix monotone, basse, réfléchie : attentive-pensive ». La place du regard est prépondérante et soutient à elle seule, pourrait-on dire, ses théorisations : dès la première observation l’on perçoit la place prédominante de la pulsion scopique quasi-autonome :

Observation 1

« Jeanne N., 22 ans, à sa maîtresse :

- Madame, je sens que je vais devenir folle !…

De loin, elle voit entrer un médecin.

- Viens ici, mon beau ! Dépêche-toi !…

Je m’arrête devant son lit, en posant mes yeux calmes, droits, pensifs, attentifs, sur les siens… Sans me départir de mon attitude calme, droite, pensive, attentive, mes évaginations cortico-cérébrales (c’est-à-dire mes yeux) attentives, pensives, calmes, droites, toujours sur les siennes, je lui réponds dans les évaginations corticales, d’une voix analogue, monotone, basse, calme, en un mot : pensive, attentive […] Elle sourit.

- Comme tu me regardes… Et comme tu me parles…

Mes yeux pensifs, attentifs, toujours dans les siens…

- Vous allez vous reposer.

- Oui, oui…

La transformation s’est opérée en deux ou trois minutes. (D’ailleurs, nous avons appris que le lendemain elle était morte avec une fièvre de 41°, à l’isolement) » (Klein, 1937, pp. 6-7).

Klein explique ainsi sa motivation « scientifique » :

« Cette attitude "subjective" : mes regards […] jamais brusques, il fallait la motiver scientifiquement. Pour cette raison, je devais donner deux nouveaux noms au ton pensif-attentif. Ces deux noms nouveaux sont : mental, cortical. Voilà la justification par des raisons objectives. Comme l’attitude ironique contient de l’ironie, l’attitude attentive contient de l’attention ».

Klein est un théoricien du retour infini de la chose sur elle-même et de la déduction de la chose d’elle-même ; il possède la vérité des causes premières. Il y a peu de chances que l’on mette en cause dans son cas le diagnostic de psychose. Cependant, à partir du moment où il raisonne à partir d’une cause première, la pulsion scopique, il est peut-être difficile de lui refuser l’étiquette scientifique qu’il réclame ([4]). Si la relation trouble entre science et logique psychotique n’est pas un problème nouveau, l’ancienneté d’une question n’implique en rien sa résolution. En 1834, déjà, Leuret était arrivé à la conclusion suivante : « J’ai travaillé ; loin d’avancer, je me suis embarrassé davantage. Il ne m’a pas été possible, quoi que j’aie fait, de distinguer, par sa nature seule, une idée folle d’une idée raisonnable. J’ai cherché, soit à Charenton, soit à Bicêtre, soit à la Salpêtrière, l’idée qui me paraîtrait la plus folle ; puis, quand je la comparais à un bon nombre de celles qui ont cours dans le monde, j’étais tout surpris et presque honteux de n’y pas voir de différence » (Leuret, 1834, p. 41). Ayant ainsi tenté d’illustrer la fonction prédominante de la pulsion scopique dans les travaux de Klein, essayons maintenant de saisir l’unité intime de cette pulsion scopique désarticulée et de la logique d’identité dans la structure qui engendre le rationalisme morbide.

REGARD, VOIX, TOUCHER : de quel pays êtes-vous ? Des États-Unis of Ovule-Spermatozoïde […].

LE REGARD = partie visuelle des États-Unis d’ovule-spermatazoïde ou : ovule-spermatazoïde visuel (Klein, 1937, p. 18).

La conjugaison du verbe être avec la pulsion scopique se manifeste comme l’une des sources d’une vérité qui se construit à l’aide d’un emploi intensif du deux-points, du signe d’égalité, et de la conjonction donc. Dans ce nivellement axiologique apparaissent les fondements de la logique d’identité, le cœur de l’extrapolation arbitraire et l’ombre de ce que Lacan nomme la forclusion du Nom-du-Père. Dans un second document, Klein illustre et confirme la « structure logique » qui sous-tend sa vérité :

Durand a fait quelque chose :

c’est une bassesse, une idiotie, dira A

(diminution : une erreur ) :

c’est une grandeur, un chef-d’œuvre, dira B

(augmentation : une erreur)

il a fait ce qu’il a fait, dira C

(équation : la vérité ) (Klein, Éclaircissement et corrections, p. 6, c'est nous qui soulignons).

Dans cette incessante jouissance tautologique l’on perçoit l’atomisation de toutes valeurs. Certes on trouve dans les écrits de Klein un ensemble quantitatif de valeurs et de significations, mais il est ardu d’en extraire autre chose qu’une série de valeurs fragmentaires, arbitraires et radicalement séparées dans leur existence formelle. Cet amalgame purement quantitatif est comme la tombe de la pensée différentielle, la déchéance de la dialectique ([5]) ouvrant la voie au rationalisme morbide. La quête de vérité se poursuit, toujours sous la bannière du « REGARD ET [DE] LA VOIX MENTAUX-CORTICAUX », et l’on aborde les « Vérités géométriques » : visiblement, Klein sait que sa vérité ne sera jamais entendue ; du reste il constate d’emblée que « le jour où les vérités géométriques gêneront les hommes, ils les nieront » (Klein, 1937, p. 69). Voici comment, à partir d’une position de vérité atomisée, Klein extrapole de manière arbitraire :

… Vous… Monsieur…

4 = 4. Le niez-vous ?

Jaune = jaune. Le niez-vous ?

Toute chose est égale avec soi-même. Le niez-vous ?

Absurde = absurde. Le niez-vous ?

Donc : il est absurde de dire que quelque chose est absurde. Le niez-vous ? (Klein, 1937, p. 69).

Maintes fois au fil des pages l’on retrouve cette forme logique – démonstration apparente à partir d’une proposition simple –, qui produit toujours le même résultat précaire. Klein, lui, a l’illusion de régir un univers sans bornes comme celui qu’engendrent deux miroirs posés face à face. Il faut reconnaître que la beauté du système réside dans sa faculté de duplication. Pour notre part, nous verrons dans la répétition une figure de style fondamentale du rationalisme et du géométrisme morbide.

Qui parle ?

Comment l’auteur perçoit-il le déploiement de son abstraction ? Qui écrit ? Klein : « d’ailleurs, quand je dis : je, moi, vraiment, ce n’est qu’une façon de parler ». Le Je s’engouffre dans la précarité de l’ensemble ; Klein explique ainsi sa « façon de parler » : « Il est incontestable que moi, je ne suis pas moi-même. Je suis ma mère et mon père […] Mon père n’est pas mon père même : il est ma grand-mère et mon grand-père […] » (Klein, 1937, p. 69). Ici encore il s’agit ici de la mort du sujet. En effet le verbe être se déploie dans un mouvement sans fin qui semble solidement uni à la pulsion scopique. Le fait d’écrire, l’exploration du fantasme de guérison d’autrui par le regard, la certitude que Durand = Durand ont peut-être permis à Klein de maintenir un certain dialogue avec le monde : sa proposition principale (A = A) permet une séparation radicale entre le rationalisme morbide, la folie hystérique et la paranoïa. Le rationalisme morbide apparaît comme une atomisation de toute axiologie, de toute tentative de signification, où les ruines de la dialectique laissent le champ libre à un raisonnement régi par l’identité, qui entraîne le recours à des catégories logiques illégitimes. L’ancrage central, l’élément qui pourrait valider un ensemble de significations, est visiblement absent. Ainsi devons-nous beaucoup au Docteur François Klein car à travers son exemple l’on voit que la prépondérance aberrante de la logique d’identité constitue une ouverture possible vers la structure qui sous-tend la psychose véritable. Mais quelle est la signification de la tautologie ? Il nous semble que chez Klein elle fonctionne comme une sorte de point de ralliement. En effet, la tautologie offre une plate-forme qui permet le lancement d’une série d’extrapolations arbitraires ; autrement dit la tautologie, point extrême du rationalisme morbide, ouvre vers une reconstruction paraphrénique. Précisons aussi que la tautologie domine l’œuvre de F. Klein. Pourquoi ? Peut-être parce qu’elle permet une certaine régulation de la jouissance ; pour Klein elle incarne la vérité. La tautologie est un lieu de transition ; au nord se trouve la stéréotypie ([6]) ; au sud, on reconnaît l’holophrase (Stevens, 1987/8) ; dans les trois cas, on constate l’évacuation de l’intervalle signifiant, la réification donc du champ symbolique.

A. T. Boisen : machine, paraphrénie et Dieu

Notre dernier témoin oculaire est, en quelque sorte, le « Schreber de Harry Stack Sullivan ». Il s’agit, bien sur, de A. T. Boisen (1876-1965) un aumônier qui lutta pour l’unité de la théologie et de la psychopathologie. Il fit plusieurs séjours à l’asile et décompensa souvent à Pâques. Il eut une belle carrière d’enseignant, d’auteur et de thérapeute pour psychotiques dans des hôpitaux aux USA. En tant que psychotique il oscille, comme nous les verrons, entre rationalisme morbide et paraphrénie. Comme Minkowski il s’engagea contre les allemands lors de la première guerre mondiale. Il faut bien reconnaître que le théoricien du rationalisme morbide se trouva uni, à son insu, avec un cas paradigmatique de rationalisme morbide dans un combat partagé. Curieux monde.

« Vers le printemps je reçus une lettre de mon oncle… qui s’informait de ma "condition spirituelle". Entre temps j’avais fait une découverte alarmante. Quand je tournais les pages de mon dictionnaire de grec des mots obscènes jaillissaient de ses pages et me frappaient à l’œil ; et de même ils jaillissaient d’autres dictionnaires également. Il était évident que quelque chose allait gravement de travers. La tension atteignit un point de rupture le matin de Pâques de 1898, je me levai de bonne heure… après une nuit sans sommeil et sortis dans le jardin où les jacinthes et les jonquilles de ma mère étaient en pleine floraison. C’était une belle journée mais pour moi il n’y avait aucune lumière du soleil et aucune beauté – rien qu’un noir désespoir. Je revins dans ma chambre et me jetai à genoux en appelant désespérément au secours. Et le secours vint ! Quelque chose semblait me dire presque sous forme de mots, "N’aie pas peur de parler" » (Boisen A. T., Autobiographie, pp. 47-48).

Ici Boisen nous montre qu’une sorte d’autonomie de la fonction scopique accompagne l’irruption de la structure psychotique. Ceci confirme peut-être l’importance du signe du miroir en tant que phénomène élémentaire. « Je soutiens qu’il n’y a pas de ligne de démarcation entre l’expérience religieuse valide et les états mentaux anormaux que l’aliéniste nomme "folie". Le trait différentiel, à mon avis, n’est pas la présence ou l’absence de l’anormal et de l’erroné, mais la direction du changement qui peut être en train de ce faire. La plupart des cas qui concernent le psychiatre sont des cas où le patient perd pied. Les expériences religieuses valides, au contraire amènent à l’unité » (ibid., p. 135).

La position de Boisen est importante car il postule l’existence d’une sorte de Nom-du-Père sis capable de nouer le Réel, le Symbolique et l'imaginaire sur un mode précaire, « Dieu ou le mot Dieu », qui serait comme une présence sans borne mais absolu, parfois perçu comme extériorité, parfois considéré comme marque de l’abolition de la logique Sujet/objet ou encore comme marque de l’abolition de la logique Sujet/monde. Il s’agit tantôt d’un Dieu indifférencié et tantôt d’un Dieu totalitaire et mécanique. Un Nom-du-Père factice qui ferait un retour hallucinatoire par le biais du Réel. Considérons : « La tombée de la nuit, ma tête n’était plus qu’un tourbillon. Il semblait que ce fût le jour du Jugement Dernier et l’humanité toute entière affluait de quatre directions différentes… tous refluaient vers un centre commun. Là ils étaient amenés devant le siège du jugement. Mais celui-ci apparaissait comme une sorte de jugement automatique. Chaque individu était son propre juge. Il y avait certains mots-de-passe et les gens faisaient certains choix. Chaque personne avait trois chances : un choix difficile, "Gagnez du premier coup", un second choix qui comprenait un élément de sacrifice et impliquait qu’on devienne une femme et non pas un homme. L’autre choix n’était qu’un semblant de chance qui vous envoyait d’emblée vers les zones inférieures. Ces zones inférieures ne semblaient rien avoir de très stable. Toute cette affaire ressemblait à un grand système circulatoire. Chaque être humain était une sorte de corpuscule dans le flot sanguin et nous ne cessions tous de tourner sans cesse, sans cesse, sans cesse. Pendant tout ce temps les choix étaient faits et l’on envoyait certains vers le bas et certains vers le haut. J’avais à ce moment-là l’idée que ma conscience avait atteint un niveau inférieur. Je pensais que quelque part il devait y avoir un court circuit » (Ibid. p. 88 (tr. fr. de l'auteur).

Judgement day : « An automatic sort of judgement », Boisen (1960)

Ouverture

Plusieurs questions s’imposent. La formule est choisie a dessein pour mieux souligner la différence entre les gens qui disent « je fais de la recherche… » et d’autres qui affirment que la recherche nous forme. En effet, si la recherche est essentiellement guidée par une logique inconsciente il ne saurait question d’une conclusion qui serait de l’ordre d’une fermeture, mais simplement d’un questionnement qui ouvre vers ceux qui utiliseront cette étude pour mieux la dépasser dans une synthèse de plusieurs horizons historique plus complète.

Monsieur « Abracadabrantesque » : peut–on qualifier de prothèse le sentiment de Dieu qu’il manifeste ? Quelle serait la valeur théorique de ce sentiment à la lumière de la Forclusion du Nom-du-Père ? L’histoire de Boisen démontre que Dieu est parfois une béquille de bonne qualité : est-il réellement thérapeutique de l’évacuer avec des doses de neuroleptiques ou faut-il simplement reconnaître la grande utilité clinique d’une tentative d’auto-guérison ?

Boris, « L’enfant machine animal » : il donne des instructions, j’obéit, en devenant une chose, ainsi je lui permets d’exprimer l’état de son appareil psychique. J’incarne en quelque sorte le corps mort dans lequel il ne se retrouve pas. Ensuite la monomanie tuyautesque – pourquoi ? S’agit-il d’un corps de synthèse ? D’un Autre de synthèse ? Question ouverte – en tout cas l’effet de pacification est indéniable. Une dernière question que Boris nous lègue serait la suivante : peut-on utiliser la chosification contre la réification ?

Monsieur Analogue et Monsieur Abracadabrantesque ont tous deux trouvé des périodes de stabilité autour de la séquence entrées/traitement/sorties, il y a ici une frontière étrange entre la machine purement psychotique (Boris) et la machine qui ouvre vers une profession. Mais si Boris devient plombier, ou encore théoricien post-Dada de l’art du tuyau à la manière d’Izou, si Analogue termine son disque, que devient cette frontière ?

Un dernier mot de la part de Klein (1937, p. 119) : « Le schizophrène se laisse plutôt parler qu’il ne parle ». En effet tout commence avec l’Autre.

Références

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Allen (David F.).– Signe et stade du miroir : une proposition pour définir le centre logique de la psychopathologie, Essaim n° 6, 2000, p. 157-170.

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(*) Psychanalyste et Maître de conférences en psychopathologie à l’université, EA 2242, Rennes II.

([1]) « Le problème de la nature de la fonction [propositionnelle] n’est en rien un problème facile à résoudre. Il semble cependant que la caractéristique essentielle d’une fonction soit l’ambiguïté. Prenons … la loi de l’identité sous la forme « A = A », sous laquelle elle est généralement énoncée. Il est évident que… nous avons un seul jugement. Mais qu’en est-il de l’objet de ce jugement ? Nous n’affirmons pas que Socrate est Socrate, ni que Platon est Platon, ni n’importe quel autre de ces jugements déterminés qui peuvent être considérés comme des exemples de la loi de l’identité. (…) Nous affirmons en fait un cas ambigu de la fonction propositionnelle « A = A ». (Russell, 1989, p. 273).

([2]) Cf. Lacan (1935-1936, pp. 424-431) ou encore Minkowski (1999, p. 910).

([3]) le 6/12/61, le 10/1/62, le 10/2/70 et le 12/12/72. Recension certainement incomplète.

([4]). « C’est (…) dans un acte de foi qu’il nous faut situer le fondement du discours scientifique. Bien que la subjectivité soit forclose de ses énoncés, il n’en reste pas moins que ceux-ci reposent en dernière analyse sur la croyance du sujet » (Maleval, 1986, p. 21).

([5]) « L’étude de la logique schizophrénique constitue (…) une confirmation a contrario de la validité de la dialectique à la fois comme principe logique et comme principe existentiel » (Gabel, 1990, p. 98).

[6] Cf. Hulak (1998). L’auteur conclut en avançant que « La stéréotype… peut… être envisagée soit comme une défense contre l’hallucination… soit, tout au contraire, comme un prolongement du phénomène élémentaire… ».