Les premiers psychanalystes et le mot d’esprit
CLINIQUES DE L'ACTE
Psychologie Clinique 8
janvier 2000
Les premiers psychanalystes et le mot d’esprit
Max Kohn[1]
Résumé : Dans cet article, est examinée la relation des premiers psychanalystes, Sandor Ferenczi, Karl Abraham, Victor Tausk, à l’événementiel, à partir de l’analyse du mot d’esprit. Le mot d’esprit, mis en relation avec le reste de l’édifice de la psychanalyse, doit permettre de cerner la dimension de l’événement, comme acte de parole dans une narration, traversée par une écoute, dans un entre-langues qui ne se réduit à aucun langage, à aucune langue fondamentale. Freud a surtout été attentif à l’analyse du langage et Lacan également, et il faut examiner comment les premiers psychanalystes, Sandor Ferenczi, Karl Abraham, Victor Tausk, ont conçu le mot d’esprit. Le transfert en est l’essentiel, et aucun concept ne l’épuise, introjection, intuition, appareil à influencer, plaisir.
Mots clés : Événement ; introjection ; intuition ; mot d’esprit ; transfert.
Freud nous dit : « Un mot d’esprit nouveau fait presque l’effet d’un événement (Ereignis ) d’ordre général ; on le colporte de bouche en bouche, comme le message de la plus récente victoire »[2]. Il est intéressant de voir comment les premiers psychanalystes se sont représenté le Witz, le mot d’esprit, après Freud, et comment ils se sont démenés avec l’événementiel auquel il renvoie. Nous pensons que ce qui se joue de manière singulière dans le mot d’esprit, le Witz, se rejoue dans l’histoire de la psychanalyse : chaque psychanalyste reprend une tradition tout en s’en détachant. Il fait donc événement. Or le mot d’esprit est un modèle intéressant d’événement original sans être originaire, relié à une tradition tout en s’en détachant. En reprenant la théorie du mot d’esprit, les psychanalystes font la théorie de leur propre événementialité[3]. C’est pour cette raison que nous nous attacherons ici à suivre, parmi les premiers psychanalystes, la réflexion de Karl Abraham, Ferenczi et Tausk, qui sont confrontés directement au désir de filiation et de transmission de Freud, à la différence de Reik ou de Bergler, qui certes, traitent plus directement du problème, mais à une certaine distance de Freud. Comme mes travaux sur la période préanalytique de Freud le présupposent[4], le jeu avec le langage et une rupture d’identification linguistique qui est analysable comme un effet du Yiddish, sont au fondement de la découverte de l’inconscient. C’est ce fil conducteur, au plus intime de Freud, qu’on retrouve à l’extérieur de lui, chez ses plus proches collaborateurs, dans leur reprise de la théorie du mot d’esprit. Ceux qui sont plus éloignés de lui en parlent plus facilement, et d’une façon qui n’est pas aussi symptômatique de la génèse de la psychanalyse.
L’écoute présente dans le Witz
La tradition yiddish dit d’ailleurs qu’un Witz peut provoquer de grands dégâts dans le monde, et qu’il faut protéger la Torah des Witz[5]. Il doit bien y avoir quelque chose de dangereux dans le Witz pour que l’on sente que la Loi est menacée. Le Witz introduit un désordre dans le monde et il remet en question l’ordre et la Loi. L’inconscient qui s’y exprime dans de l’événement de parole dérange l’univers.
Dans un roman du grand écrivain yiddish, Schalom Aleichem, Motel Peyse dem Rhazens[6], le héros, Pinié, émigre aux États-Unis et s’interroge sur le mot anglais breakfast, petit déjeuner. Elie, son compagnon, le comprend comme breakfish. Le petit déjeuner, selon lui, est un breakfish parce que l’on y mange du poisson ou du hareng (Hering). Ce à quoi Pinié lui rétorque que si c’est parce que l’on mange du hareng, il faudrait dire Breakhering. Elie lui répond que le hareng est bien un poisson. Pinié lui propose alors pour en avoir le cœur net, de se renseigner auprès d’un juif américain plus intégré. Ils demandent à un passant pourquoi le petit déjeuner, Einbeissen, en yiddish, se dit Breakfish. Le quidam leur répond que personne ne dit Breakfish en Amérique, mais bien Breakfast. Dans cette histoire, le mot de Hering qui signifie le hareng, peut être associé avec le mot Heren qui veut dire écouter. Lorsque l’on coupe le jeûne par le Breakfast, on arrête l’écoute, le Hering. Le Breakfast devient le Breakhering. Lorsque l’on jeûne, l’on écoute. Cela signifie que l’on reste extérieur aux signifiants. On ne les mange pas. Ils restent à la surface du corps, à l’extérieur. Par contre, dès que le jeûne s’arrête, celà signifie que l’on n’est plus à l’extérieur des signifiants. L’écoute s’arrête. On mange. Le Witz marque la place d’une histoire qui est traversée par une écoute, et ce n’est pas le cas de toutes les histoires. C’est en celà qu’il est un événement, un acte de parole dans une narration, qui est traversée par une écoute. On n’écoute pas en même temps que l’on mange. Ou on jeûne et on écoute, ou on mange et l’on n’écoute plus rien[7].
La conception que les premiers psychanalystes se font du Witz en dit long sur leur rapport à l'événementiel, et les conséquences politiques et thérapeutiques sont réelles. Non pas, bien sûr, qu'à véritablement saisir l'essentiel du Witz, on doive être dans la bonne voie, dans la « ligne », dans une orthodoxie – impossible puisqu'il est absurde de vouloir être dans la « ligne » d'un événement – mais qu'à le faire on marque son ouverture sur le point où l'inconscient est événement, et non pas phénomène, que l'on réduirait à des mécanismes. D’ailleurs cette ouverture à l'événementiel de l'inconscient existe chez Freud, dans l’étude du Witz yiddish.
Le Witz est bien plus que la simple illustration des mécanismes de l’inconscient. Dire que le Witz est événement, c'est remettre en perspective les autres conceptions, ne pas le réduire à un signifiant, ou à un mécanisme de déplacement qui justifierait le concept d'introjection, comme chez Ferenczi, ou encore à ce qui permet la projection du corps dans une machine comme chez Tausk. En revanche, Karl Abraham, avec sa notion d’Einfall (intuition, trouvaille), est très proche de l’ouverture à l’événementiel de l’inconscient telle qu’on la trouve chez Freud.
Witz et introjection : Sandor Ferenczi
Ferenczi, dans son article de 1909 “Transfert et introjection”[8], part de ce qui se passe dans le transfert, en analogie avec le Witz. Il constate que des « ressemblances physiques dérisoires » peuvent être à l'origine de transferts (Uebertragungen), et que le déclenchement du plaisir dans le Witz peut être lié à une représentation par le détail (Darstellung durch ein Kleinstes). Le rêve passe également par les petits détails. Ferenczi constate avec Freud, un fonctionnement infantile dans le Witz, et en s'attachant à la psychogenèse du plaisir procuré par le Witz, il reconnaît avec lui, que les enfants traitent les mots comme des objets. Constatons que cet auteur privilégie une interprétation du Witz, qui tient compte de son rapport au plaisir et à l'infantile. Les conceptions que les psychanalystes se font du Witz sont particulièrement instructives de leur rapport à la dimension événementielle qui le traverse, et qui ne se réduit à aucune analyse de langage, ou à aucun concept psychanalytique, dont la petite histoire du Witz serait l'illustration. Au demeurant, les premiers psychanalystes ont fait des interprétations du Witz, dans des sens différents.
En 1911, Ferenczi, dans son article “La psychologie du mot d'esprit et du comique”, propose une lecture du livre de Freud Le mot d'esprit et ses rapports avec l'inconscient[9], où il suggère que Freud cherche à saboter les mots d'esprit en les analysant, c'est ce qu'il appelle « la méthode du Professeur Tömb ». Le Professeur Tömb est un personnage d'un hebdomadaire humoristique hongrois, qui « assassine » les œuvres dont il parle, en les recouvrant d'analyses rhétoriques. Pour Ferenczi, c'est la technique qui caractérise le Witz, et la méthode de Freud est celle de la « réduction du mot d'esprit », dans la mesure où ce qui compte, ce n'est pas le contenu, mais la forme.
Cette interprétation du Witz freudien par Ferenczi guide à notre sens l'élaboration du concept d'introjection chez lui, quand en 1912, il écrit “Le concept d'introjection”[10]. Alors que le paranoïaque est dans la projection, le névrosé cherche selon Ferenczi à inclure dans sa « sphère d'intérêts », une partie la plus importante possible du monde extérieur, pour en faire l'objet de fantasmes conscients et inconscients. Il s'agit de la Süchtigkeit, c'est-à-dire de l'impulsion, la tendance, l'aspiration, « processus de dilution » par lequel le névrosé cherche à atténuer ses aspirations insatisfaites. Ce processus inverse de la projection, Ferenczi propose de l'appeler, l'introjection. Le névrosé cherche en permanence des objets d'identification, de transfert, et en attirant tout ce qu'il peut dans sa sphère d'intérêts, il pratique l'introjection.
Pour Ferenczi, le nouveau-né éprouve tout de manière moniste, que ce soit un processus physique ou un processus psychique. Il avait dit lui-même, dans un autre article “De la portée de l'éjaculation précoce”[11] en 1908, qu'il était partisan d'un « monisme agnostique », reconnaissant un principe unique à la base de tous les phénomènes. Le monisme devient dualisme lorsque l'enfant distingue le perçu objectif (Empfindung) du vécu subjectif (Gefühl), et il effectue la « projection primitive » en excluant des objets de son univers, comme formant le monde extérieur. Dans « l'introjection primitive », l'enfant réintroduit une partie du monde extérieur en lui.
Le patient qui détache un affect d'un complexe de représentations – un « affect flottant » dit Ferenczi – cherche à se soigner, par des transferts, par des introjections, conversions et autres substitutions. Il rappelle dans cet article qu'il avait déjà décrit l'introjection « comme l'extension au monde extérieur de l'intérêt, à l'origine auto-érotique, par l'introduction des objets extérieurs dans la sphère du Moi »[12]. Et il ajoute : « C'est cette union entre les objets aimés et nous-mêmes, cette fusion de ces objets avec notre moi, que j'ai appelé introjection et – je le répète – j'estime que le mécanisme dynamique de tout amour objectal et de tout transfert sur un objet est une extension du Moi, une introjection »[13].
Constatons d'abord l'analogie entre l'extension du Moi dans l'introjection et la réduction du Witz. Ferenczi surenchérit sur la « réduction du Witz » pratiquée par Freud, et parallèlement il propose un concept d'introjection, qu'il va finir par élargir d'une manière extrême dans Thalassa[14] en 1924, avec l'idée d'un « inconscient biologique ». Pour dégager la signification d'un événement, il souhaite se servir d'analogies entre des domaines étrangers, par exemple entre la psychologie et la biologie. Il en vient par exemple à dire que l'éjaculation est une sorte de « bégaiement génital ». Quant au Witz, il le situe là encore dans le rapport au plaisir : « C'est de là que vient le puissant sentiment de bonheur qui peut donc être ramené, tout comme le plaisir que procure le mot d'esprit, à l'économie en énergie d'investissement »[15]. Pour lui, le déplacement n'est qu'un cas particulier du mécanisme d'introjection. Or, il avait défini le Witz par le déplacement sur un élément insignifiant. C'est le point commun entre le concept d'introjection et le Witz. Nommer un processus de l'inconscient, nommer l'inconscient comme processus, c'est courir le risque de le réduire, exactement comme Ferenczi croit que Freud le fait avec le Witz, qui est aussi un événement qui ne se réduit pas à une rhétorique.
Le déplacement d'un concept comme celui d'introjection, ne saurait faire oublier qu'il est né d'un déplacement, et qu'il ne désigne pas une fois pour toutes le mécanisme de l'inconscient dans un processus. Le déplacement et le processus ne se condensent pas dans le concept d'introjection. L'introjection est d'abord un acte de parole, avant d'être un moment d'un processus. Parler d'introjection est déjà un déplacement. Or, Ferenczi dit dans “Transfert et introjection” en 1909, que le transfert n'est qu'un cas particulier de la tendance générale au déplacement des névrosés. C'est là qu'est le problème. L'introjection est quasiment première par rapport au transfert pour Ferenczi, alors qu'il était parti du transfert pour introduire l'introjection. Le modèle du Witz sert de relais à Ferenczi pour élaborer ce concept, dans la mesure où il pense que le Witz opère des déplacements sur de petits détails, et que ce que Freud propose, et sur quoi on peut s’appuyer, c’est une méthode de réduction du Witz. Or, le transfert est pour nous dans un déplacement, qui ne saurait être commandé par le mécanisme de l'introjection. Exagérer l’importance de l'introjection, c'est finir par perdre de vue le vif du transfert, ce qui finira d'ailleurs par arriver à Ferenczi dans sa pratique analytique. Le terme allemand d’Ubertragung (transfert) signifie « traduction », et Ferenczi perd le vif du tranfert-traduction dans son analyse du mot d’esprit.
L’intuition et le plaisir : Karl Abraham
Pour Ferenczi, le transfert est un cas particulier du déplacement et le mécanisme de l'introjection rend compte du processus du déplacement. Il y a une véritable réduction de ce qui se passe dans le Witz au profit d'un mécanisme et d'un processus, alors que l'essentiel du Witz, c'est l’Einfall de Karl Abraham. Il est à noter que Karl Abraham ne s'écartera pas de la doctrine de Freud et qu'il est considéré par Freud comme le disciple le plus fidèle, un « orthodoxe ».
Karl Abraham considère le Witz comme un Einfall (connaissance au sens de révélation subite et spontanée, associations). Il écrit en effet dans son article “La psychanalyse source de connaissance anthropologique” : « Le mot d'esprit est un Einfall et non le produit d'une élaboration psychique consciente. Il est aussi en butte à l'opposition de la force inhibitrice que nous avons appris à connaître sous le nom de censure. Mais – et c'est ce qui le distingue du rêve – le mot d'esprit est un processus social. Celui qui l'énonce a besoin d'un partenaire, qui reçoit son mot, à qui il puisse le communiquer. Chez autrui, les refoulements sont brusquement levés, d'où le rire. Et tandis que le rêve sert à éviter le déplaisir, le mot d'esprit apporte un plaisir positif »[16]. Karl Abraham interprète le Witz, non seulement dans son rapport au plaisir ou à l'enfance, et à une relation sociale, mais bien par rapport à l'Einfall, ce qui le situe bien du côté de l'intuition, en tant qu'elle renvoie à un événement. Il ne perd évidemment pas de vue le plaisir et l'enfant, qui sont en jeu dans le Witz quand il écrit par exemple : « La psychogenèse du mot d'esprit renvoie au jeu de l'enfant avec les mots, donc à l'étape de son développement intellectuel où il ne tient pas encore compte de la réalité »[17]. Et dans une note de son article “Les états oniriques hystériques” datant de 1910, s'il cite le livre de Freud, Le mot d'esprit et ses rapports avec l'inconscient, c'est pour illustrer le principe de plaisir qui s'y joue. Il écrit en effet : « Comme le rêve, les états oniriques névrotiques ont pour fonction la préservation du déplaisir. Mais ils jouent en outre un rôle positif dans l'acquisition de plaisir »[18].
Une image du corps et l’appareil à influencer : Victor Tausk
Tausk fait un usage particulier du mot Witz, non pas au sens de « mot d'esprit », mais à celui d’« esprit ingénieux ». Ce qui est intéressant dans cet usage, c'est que le mot de Witz, plus que le concept, vient servir de relais à la projection d'une certaine image du corps dans une machine[19]. Tausk va remettre le corps et la projection au centre de l’analyse du Witz. Il pense que c'est l'esprit ingénieux (Witz) de l'homme qui crée des machines à l'image du corps humain. Dans une note à la fin de son article “De la genèse de l'« appareil à influencer » au cours de la schizophrénie”, il écrit : « Car les machines, créées par l'esprit ingénieux de l'homme (Witz) à l'image du corps humain, sont des projections inconscientes de sa propre structure corporelle. L'esprit de l'homme ne peut justement pas abandonner sa relation à l'inconscient »[20]. Le Witz, au sens de « mot d'esprit », ne projette pas son « corps » dans une machine, dans un mécanisme. Qu'il y aille du corps dans le Witz, c'est vrai, mais ce qui est important, c'est de voir que les événements affectifs qui s'y jouent ne se réduisent pas à des mécanismes. La conception de Tausk est exemplaire d’une dérive où le Witz est réduit à un élément, signifiant ou autre, ou à un mécanisme.
L'« appareil à influencer » schizophrénique nous dit Tausk, est une machine de nature mystique, dont les malades ne peuvent pas indiquer la structure, qui présente des images aux malades, dérobe les pensées et les sentiments par des ondes ou des rayons, produit des actions motrices dans le corps, des sensations étranges, des phénomènes somatiques (éruptions cutanées, furoncles). Tausk se sert de cet « appareil à influencer » pour dire, par exemple que dans le cas de Mlle Emma A., dont Freud parle, et qui se sent influencée par celui qu'elle aimait, « l'identification dans le mécanisme du choix objectal précède le choix objectal par projection, qui constitue la véritable position de l'objet »[21]. Autrement dit, cet « appareil à influencer » sert à Tausk pour insister sur l'importance du mécanisme d'identification par rapport à celui de projection. Pour Tausk, Mlle Emma A. se sent influencée par identification avec le persécuteur. L'identification représente un intermédiaire entre le sentiment d'aliénation et le délire d'influence, et le symptôme se développe jusqu'à son stade final de machine à influencer. La machine est un symbole, et pour Tausk les machines représentent toujours les organes génitaux du rêveur lui-même, et on pourrait supposer que l'« appareil à influencer » est une représentation projetée sur le monde extérieur des organes génitaux du malade.
Tausk prend l'exemple de Mlle Natalia A., qui se croit sous influence – elle, sa mère, et ses amis – d'un appareil électrique en forme de corps humain à peu près analogue au sien. Elle est reliée à l'appareil par une sorte de télépathie, et ce qui arrive à l'appareil, lui arrive aussi. L'homme qui la persécute avec cet appareil, agit par jalousie. C'est un prétendant éconduit, un professeur d'Université. Ce qui caractérise la schizophrénie pour Tausk, c'est la perte des limites du Moi, et le droit de posséder des secrets, est pour l'enfant un facteur puissant de la formation du Moi. L'idée qu'on fait des pensées au malade, découle pour Tausk d'une conception infantile où les autres connaîtraient les pensées de l'enfant. Toute cette élaboration autour de l'« appareil à influencer » conduit Tausk à des considérations sur l'importance fondatrice de l'identification par rapport à la projection : « Nous ne pouvons pas, théoriquement, fixer le début de la formation du Moi avant le début de la trouvaille de l'objet (Object-findung) »[22]. Et il ajoute : « Le stade qui précède celui de la trouvaille de l'objet est celui de l'identification »[23].
Il conclut son article en disant : « La forme de machine prise par l'appareil à influencer est donc en faveur d'une projection du corps propre, considéré dans son entier comme organe génital »[24]. Et encore : « Deux conceptions s'opposaient. On trouvait d'une part que l'appareil à influencer sous forme de machine s'était constitué par la défiguration graduelle de l'appareil à influencer qui représente une projection du corps ; d'autre part, que la machine à influencer sous forme de machine représentait, si l'on se rapporte au rêve, une projection des organes génitaux. Cette opposition semble maintenant abolie. La défiguration de l'appareil d'influence humaine, dont l'évolution aboutissait à l'image d'une machine, correspond, comme projection, à l'évolution du processus morbide qui, « à partir d'un Moi, produit un être sexuel diffus » ou, pour user du langage qui correspond au stade génital de l'homme, un organe génital, une machine indépendante des intentions du Moi et donc soumise à une volonté étrangère[25]. Si nous reprenons cet exemple d'« appareil à influencer » de Tausk, c'est parce que l'« appareil à influencer » est en quelque sorte exemplaire de ce qui passe avec le Witz, quand on essaye de le faire rentrer dans une appareil à penser tout fait, constitué de toute une série de mécanismes auquel il se réduirait.
Il n'y a pas de d'« appareil du Witz », et l'« appareil à influencer » de la théorie du Witz, solidaire d'une théorie de l'inconscient toute faite, ne tient pas. Il faut au contraire partir du Witz comme événement pour remettre en perspective les théories psychanalytiques. Le Witz ne tient pas, si l'on s'attache uniquement à l'analyse de la forme ou du contenu, et qu'on néglige le transfert dans lequel il est pris, et qu'il organise, et l'événement qu'il est au sens d’un événement de parole. Freud a surtout été attentif à l’analyse du langage de même que Lacan, mais l’analyse du Witz yiddish introduit surtout l’écoute d’une narration dans un entre-langues qui ne se réduit à aucun langage, à aucune langue fondamentale. Une histoire qui a été écoutée ne ressemble pas à une qui ne l’a pas été. L'introjection ne préside pas au Witz. C'est un concept, ce n'est pas le mécanisme même de l'inconscient. Le transfert est l’esentiel du Witz, et aucun concept ne l’épuise, que ce soit l’introjection de Sandor Ferenczi, l’intuition de Karl Abraham, l’appareil à influencer de Victor Tausk ,et le plaisir pour tous les auteurs.
Références
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Abraham K. (1910) , Œuvres complètes-Tome I (1907-1914). Rêve et mythe. G. Segantini. Amenhotep IV. Études cliniques, Paris, Payot, 1973, pp. 63-90.
Ferenczi S. (1908), Œuvres complètes, Tome I: 1908-1912, Psychanalyse I, « De la portée de l'éjaculation précoce », pp. 17-20.
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Ferenczi S. (1911), Oeuvres complètes, Tome 1, « La psychologie du mot d'esprit et du comique », pp 150-161.
Ferenczi S. (1924), Thalassa, Psychanalyse des origines de la vie sexuelle, suivi de Masculin et féminin, Paris, Payot, 1966.
Freud S. (1905), Le mot d’esprit dans ses rapports avec l’inconscient, Paris, Gallimard, 1971.
Kohn M., Freud et le Yiddish : le préanalytique, Paris, Bourgois, 1982.
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Olsvanger E., Rojte Pomerantsn, Berlin, Schocken Verlag, 1935.
Schalom Aleichem (1907), Motel Peyse dem Rhazens , Jerusalem, The Magnas Press, the Hebrew University, 1997.
Tausk V (1919), Œuvres psychanalytiques, “De la genèse de l'« appareil à influencer » au cours de la schizophrénie”, Paris, Payot, 1976, pp. 177-217.
[1] Max Kohn, psychanalyste, maître de conférences en psychologie et anthropologie à l’Université de Paris VII - Denis Diderot.
[2] Freud S., Le mot d’esprit dans ses rapports avec l’inconscient, 1971, p. 17.
[3] Kohn M., Mot d’esprit, inconscient, événement, 1991.
[4] Kohn M., Freud et le Yiddish : le préanalytique, 1982.
[5] Olsvanger E. , Rojte Pomerantsn, 1935, p. 173.
[6] Schalom Aleichem, Motel Peyse dem Rhazens, 1997, pp. 244-245.
[7] Kohn M., “Psychanalyse yiddish”,1998, 57-58, 39-47.
[8] Ferenczi S., Œuvres complètes, Tome I, 1982, pp. 93-124.
[9] Ferenczi S., Œuvres complètes, Tome I, pp 150-161.
[10] Ibid., pp. 196-198.
[11] Ibid., pp. 17-20.
[12] Ibid., p. 196.
[13] Ibid., p. 196.
[14] Ferenczi S., Thalassa, 1966 ;Versuch einer Genitaltheorie (Esquisse d'une théorie de la génitalité) (Leipzig, Wien, Zürich, 1924) ; Katasztrofak a nemi élet fejlödésében (Rôle des catastrophes dans l'évolution de la vue sexuelle) (Budapest, 1932).
[15] Ibid., p. 71.
[16] Abraham K., Œuvres complètes, Tome II, 1973, p. 204.
[17] Ibid., p. 204.
[18] Abraham K., Œuvres complètes, Tome I, 1973, p. 89.
[19]Tausk V., Œuvres psychanalytiques, 1976, pp. 177-217.
[20] Tausk V., ibid, note (1) p. 217.
[21] Ibid., p. 183.
[22] Ibid., p. 196.
[23] Ibid., p. 196.
[24] Ibid., p. 216.
[25] Ibid., p. 217.