Les pathographies mathématiques d'Imre Hermann

RECHERCHES CLINIQUES EN PSYCHANALYSE

Psychologie Clinique 13

juillet 2002

Les pathographies mathématiques d'Imre Hermann

Par Nathalie Charraud[1]

Résumé : Le psychanalyste hongrois Imre Hermann a pour thèse que les productions des mathématiciens reflètent des déterminations psychiques. Il a été amené à distinguer divers types de pensée correspondant aux trois structures psychiques dégagées par Freud : l'hystérie, l'obsession et la psychose. Elles se trouvent illustrées, dans le contexte des réponses données aux paradoxes de la théorie des ensembles, par les travaux respectifs de Russell, Brouwer et Hilbert. Cantor aurait inventé la théorie des ensembles pour parer à une tendance à la “ fuite des idées ” propre à la schizophrénie. De même les antinomies de la théorie des ensembles reflètent, comme folie des mathématiques, la folie de leur auteur. Après la reprise en mains par Hilbert, le caractère “ schizoïde ” propre à la théorie des ensembles et au formalisme, s’est imposé dans le style mathématique, marquant toute une époque.

Mots-clés : Euclide ; infini ; immortalité ; paradoxes ; parallèles ; schizophrénie.

Keywords : Euclide ; infinite ; immortality ; paradoxes ; parallels ; schizophrenia.

Summary : The hungarian psychoanalyst Imre Hermann thought that mathematical productions had psychic determinations. He distinguished three categories of thought corresponding to the three psychic structures that Freud had already mentioned : hysteria, obsession, and psychosis. In the answers to the paradoxes of the Set Theory proposed in the works of Russell, Brouwer and Hilbert, we find illustrated respectively the above-mentioned psychic structures. In Imre Hermann’s opinion, Cantor invented the Set Theory as a means to protect himself against the “ flight of ideas ” characteristic of schizophrenic tendancy. The madness of the author is reflected in the mathematical madness represented by the paradoxes of the Set Theory. After being taken up by Hilbert, the Set Theory acquired a certain formalism which gave a “ schizoid ” character to the mathematical style, thus marking a whole epoch.

Le psychanalyste hongrois Imre Hermann fut un des rares post-freudiens à s'intéresser à des mathématiciens[2], ceci dans le cadre plus large d'une recherche sur les déterminations inconscientes de la pensée. Il a été amené à distinguer divers types de pensée correspondant aux trois structures psychiques dégagées par Freud : l'hystérie, l'obsession et la psychose. Son travail souligne la proximité de la création mathématique avec le mode de pensée schizophrène. Ce serait le cas de Bolyai, Bolzano, Cantor, Riemann, Hilbert et bien d'autres grands noms qui marquèrent les mathématiques. En 1945, il publie les résultats de son étude sur ses compatriotes les Bolyai, père et fils, tous deux mathématiciens et possédés par le problème des parallèles, le premier dans une tentative ultime de démontrer le fameux axiome d'Euclide, le second au contraire franchissant le pas vers les géométries non-euclidiennes. Quatre ans plus tard, Hermann publie ses "Considérations psychologiques sur la théorie mathématique des ensembles" et émet l'idée intéressante que les antinomies qui se sont révélées dans la première théorie des ensembles ne sont pas sans rapport avec la structure maniaco-dépressive de son inventeur, Georg Cantor, qui y a laissé la trace du caractère circulaire propre à cette structure. Les trois principales réponses qui ont été données à ces antinomies, par Hilbert, Russell et Brouwer, sont analysées comme se rangeant respectivement dans les trois grands types freudiens (schizophrénie, hystérie et névrose obsessionnelle).

La démarche d'I. Hermann est importante par rapport au problème de l'incubation, véritable trou noir dans le travail mathématique, avant que ne se produise l'illumination qui met sur la voie de la solution. Moment de travail inconscient que Jacques Hadamard a pointé comme capital dans le travail mathématique, et que le mathématicien contemporain Alexandre Grothendieck décrit en ces termes : émergeant des brumes, des “ formes ” cherchent les “ bonnes définitions ” qui les capteront et les introduiront dans l'univers mathématique proprement dit. I. Hermann essaye de suivre de façon plus précise, selon la méthodologie analytique, les analogies, les fantasmes et les motivations qui peuvent mener à la création de nouveaux concepts mathématiques. “ Les œuvres de la pensée ne sont pas une création à partir de rien, elles "choient" de quelque part sur le mode inconscient ” (p. 8). Pourrait-on alors faire une psychanalyse des contenus de la pensée mathématique qui ne surgiraient qu'en dépendance d'une problématique inconsciente individuelle ? Ce n'est pas la position de Hermann qui reconnaît en même temps une détermination historique du progrès scientifique : “ Si nous cessons de fixer notre attention sur un individu singulier pour nous intéresser à tous ceux qui, vivant à des époques différentes, se sont préoccupés du même problème, nous nous rendons compte qu'il existe des modes de résolution différents suivant la façon propre à chacun d'épuiser toutes les possibilités de solution ” (p. 9). Si le psychanalyste cherche à établir des parallélismes et des congruences entre mathématiques et monde intérieur, ce n'est pas dans une visée réductionniste d'aucune sorte, mais pour rendre la pensée “ interprétable d'un point de vue psychanalytique, dans la mesure où elle était en rapport avec l'inconscient ” (p. 8). Avec I. Hermann, nous sommes loin des machines qui pourraient calculer à notre place, loin de la question de ce qui empêche le déroulement impeccable des mathématiques sans cesse historiquement coincées, dont on peut mesurer l'ampleur des arrêts après coup. Ici, ce sont des sujets encombrés de symptômes, de passions, de parents pathogènes, qui cherchent souvent à se guérir avec les mathématiques. Bolzano n'a-t-il pas parlé d'Euclide comme de son médecin, celui qui l'a tiré d'une grave dépression[3] ?

Janos Bolyai (1802-1860) ou la séparation des parallèles

Le contexte de la découverte de la géométrie hyperbolique par J. Bolyai fut, d'après Hermann, d'une part sa rivalité avec son père quant au problème des parallèles, d'autre part une relation très difficile avec une mère démente dont il était l'unique enfant. Le psychanalyste rapproche le phénomène disjonctif des parallèles de la séparation d'avec la mère.

Dans son avant-propos, Jean Petitot avance que Janos Bolyai serait “ né à sa vocation dans le désir de ravir à son père le signifiant de son amitié avec Gauss ”[4]. Farkas Bolyai, qui était “ géomètre ”, tenait au courant son ancien camarade d'université[5] de ses tentatives de démontrer l'axiome des parallèles, alors même que le Maître avait admis l'existence de géométries non-euclidiennes ! “ La géométrie non euclidienne, écrivait Gauss à Schumacher, ne renferme en elle rien de contradictoire, quoique, à première vue, beaucoup de ses résultats aient l'air de paradoxes. Ces contradictions apparentes doivent être regardées comme l'effet d'une illusion, due à l'habitude que nous avons prise de bonne heure de considérer la géométrie euclidienne comme rigoureuse ”[6]. Jean Petitot précise encore : “ Il a beaucoup insisté dans sa correspondance sur le fait que si une unité de mesure absolue de l'espace physique (ce qui serait une conséquence de sa structure hyperbolique) nous semble impossible, c'est parce que la philosophie kantienne a fait de l'espace un cadre a priori séparé de la matière ” (ibid.). Gauss avait ainsi découvert l'essentiel de la géométrie hyperbolique mais se refusait d'en publier les résultats, tout en encourageant ceux qui s’aventuraient dans ces domaines. Quel fut le rôle exact de Gauss dans les travaux des Bolyai ? Janos a disposé très tôt de la formule fondamentale de la géométrie hyperbolique ; le 3 novembre 1823, il écrit à son père : “ J'ai créé un univers nouveau à partir de rien ”. Son travail vraiment achevé et élaboré n'est publié qu'en 1832[7] dans l'Appendix de l'œuvre de son père ! Gauss ne semble en prendre connaissance qu'à ce moment, puisqu'il écrit au père de Janos (lettre du 5 mars 1832) : “ Je ne peux louer ce travail car ce serait me louer moi-même ” ! À partir de ce moment, marqué par cette sorte de désaveu du Maître, le travail mathématique de Janos perdit de sa vigueur en faveur d'une tentative d'élaboration d'une langue universelle. En réalité, nous y reviendrons, c'est un déclenchement de psychose qui se produit à ce moment-là.

La découverte concomitante de la géométrie hyperbolique par Lobatchevski et Bolyai fut suivie par un temps d'oubli, jusqu'en 1866, date de la traduction en français[8] de Jules Hoüel, et 1868 où elle est reprise par le mathématicien italien Beltrami. Il s'agit ensuite de faire le rapport avec la géométrie descriptive initiée par Desargues et avec la nouvelle géométrie différentielle (Gauss, Riemann, Klein), pour aboutir à la reprise axiomatique de l'ensemble des géométries par Hilbert (1925). “ L'on voit donc qu'entre le sens originaire de la transgression de l'évidence euclidienne intuitive et légalisée et le sens méthodologique de l'évidence axiomatique hilbertienne, il s'est produit un chiasme historique qui occulte ce qui s'y jouait quant à la vérité ” (Petitot, ibid.). Une part de cette vérité, nous la retrouvons dans l'analyse que nous propose I. Hermann à propos de Bolyai et de sa constellation familiale. Dans ce passage historique de l'évidence intuitive euclidienne à l'évidence axiomatique hilbertienne, la place de Bolyai se situe donc au moment de la transgression nécessaire de la première.

C'est le propre père du jeune Janos, Farkas Bolyai qui fut son professeur de mathématiques[9]. Celui-ci n'hésite pas à introduire dans ses cours, ce qui serait inconcevable aujourd'hui, des sentiments dans la géométrie, en particulier l'amour dans les relations parents-enfants. I. Hermann rapporte ainsi les représentations qu'il utilisait pour parler de l'enchaînement des êtres géométriques : “ Le premier-né de l'espace est le point, ensuite vient la sphère, l'enfant de cette dernière étant le cercle. La quantité est fille de la partie et de l'égalité. Une approche globale de la géométrie commence par l'analyse de l'espace et du temps. Le temps et l'espace cosmique, ces deux frères éternels doivent rester étroitement accolés et s'aider mutuellement au lieu qu'on s'acharne à les séparer de force ” (p. 20). Dans son manuel d'Arithmétique élémentaire, Farkas établit des analogies entre le monde extérieur et le monde intérieur et compare le rapprochement à l'infini des parallèles à l'inaccessibilité des amants : “ L'image en quelque sorte de rêve ou d'ombre de l'amour est l'attirance mutuelle : au rapprochement asymptotique des Moi et à leur impossibilité de s'unir correspond l'impénétrabilité ; puisque chacun, tout en demeurant un individu à part ne cesse de se rapprocher de l'autre par une sorte d'épure à l'infini de son propre corps ; et, ensemble, rendus toujours plus parfaits par un progrès de plus en plus grand, ils s'approchent toujours davantage de cet absolu, mais en restant toujours à distance infinie l'un de l'autre puisque la fin de l'espace cosmique ne peut être atteinte ” (p. 21). Dans ce même manuel d'Arithmétique, destiné sans doute à son enseignement au collège, on trouve encore l'apologie des vertus de la mère et de la femme !

Il enseigne les mathématiques à son fils jusqu'à son admission, à l'âge de seize ans, à l'académie du génie militaire de Vienne. Lorsque Janos, au cours de son séjour à Vienne, commence à s'intéresser aux parallèles, son père le met aussitôt en garde, comme d'une maladie qui risquerait de l'emporter. “ Labyrinthe qui ne cesse de m'attirer, c'est dans ces paysages que se trouvent les colonnes d'Hercule, j'ai navigué parmi tous les récifs des côtes de la mer morte infernale, et j'en suis revenu le mât arraché et les voiles déchirées ”. “ Grande et éternelle est la blessure de mon âme ” écrit encore Farkas à Janos à propos des parallèles. “ Ce noir sans fond a peut-être englouti mille géants newtoniens ! ” (p. 29). Pour Farkas, la maladie des parallèles est un genre de folie, la sienne qu'il décrit en des termes proches de ceux qu'il utilise pour parler de la maladie de sa femme : “ Ma femme est écrasée par l'hystérie, cette herbe folle de l'enfer… pas mortelle mais pire que la mort et le médecin craint la folie pour elle ! ”. En 1804, voilà ce qu'il écrit à Gauss à propos de son mariage : “ C'est ici que se dresse le récif le plus dangereux dans cette mer en furie, la pierre tombale de tant de mérites ”. C'est avec des expressions identiques qu'il parle des parallèles et des femmes. En 1816, il écrit explicitement : “ Je retourne à ma femme, la mathématique ” ! (p. 30). Dans ses lettres à son fils, il le met en garde dans les mêmes termes contre les femmes et contre le problème des parallèles. Si bien que Hermann reprend l'interprétation habituelle que la rivalité avec le père serait le moteur de la découverte de Janos Bolyai. Mais en même temps il en avance un autre, plus fondamental, lié à la mère.

Notons la chronologie des principaux événements qui ont jalonné la vie de Bolyai, à partir du moment où il quitta sa famille à l'âge de seize ans :

- 1818 Janos se sépare de sa mère, qui se révèle malade mentale dans les mois qui suivent.

- 1818-1820 Il s'intéresse aux parallèles. Mises en garde de son père.

- 1820 Idée de la “ disjonction ” pour caractériser le parallélisme.

- 1821 (septembre) sa mère meurt.

- 1823 Il a surmonté les difficultés essentielles de la nouvelle théorie.

- 1825 La théorie est achevée et rédigée.

- 1826 Il est nommé à Arad. Y vit son premier amour. Fièvres paludéennes.

- 1830 Janos est envoyé à Lemberg. Son supérieur redoute que ses nerfs s'épuisent tout à fait.

- 1831 Envoi à Gauss de l'Appendix.

- 1832 Publication de l'Appendix.

- 1833 Il est mis à la retraite, à l’âge de 31 ans, pour maladie nerveuse. Rédige une Doctrine du Salut universel, où il propose une esquisse de langue parfaite universelle.

- 1857 Publie Responsio, un traité des quantités imaginaires.

L'Appendix, où est exposé la nouvelle géométrie, a été publié en complément d'un ouvrage du père, Tentamen. Les deux titres de ses ouvrages mathématiques (Appendix et Responsio) indiquent suffisamment en eux-mêmes la dépendance du fils par rapport au père. Leur rivalité fut encore plus ouverte, parait-il, lorsque Janos se mit à travailler sur les imaginaires. On dit même, de source douteuse d'après Hermann, que Janos à cette époque aurait provoqué son père en duel. Mais dans la définition que l'on trouve, dans l'Appendix , de droites parallèles, I. Hermann voit l'expression de la relation de Bolyai à sa mère. L'axiome d'Euclide, on le sait, équivaut à : par un point P extérieur à une droite d, on ne peut mener qu'une parallèle à d et une seule. Pour justifier ce résultat dans la géométrie euclidienne, Bolyai fait pivoter autour du point P une série de droites qui coupent d en des points de plus en plus éloignés sur d. Il y aura un moment, dit Bolyai, où une première droite d' ne coupera plus d. C'est la première à s'appeler parallèle à d, c'est la première droite disjonctive, dit encore Bolyai.

_____________________________________________________d

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“ Cette ligne qui opère sa propre disjonction par rotation n'est pas autre chose que l'illustration du rapport de la mère à son premier enfant, l'expression de la relation de Bolyai lui-même à sa propre mère; elle figure la séparation éternelle en train de s'accomplir. La disjonction qui caractérise cette ligne exprimerait donc cette idée, elle serait emplie de cette unité de pensée-sentiment. Que la disjonction s'accomplisse plus tôt que ne le veut la tradition euclidienne, cela vient exprimer le caractère précoce et en même temps urgent du détachement ” (p. 27). D'après les notes du père, le départ de Janos pour Vienne fut pénible à sa mère qui sentait la folie la gagner ; elle dit : “ Qu'il ne reste point à la maison ; mais s'il s'en va, je deviens folle ”. Après son départ, elle se mit à délirer : “ Moi Dieu devenu Dieu. Je dis, ce que je suis : un point, où commence le grand Tout et où de même il finit. Moi, Dieu devenu Dieu ! Je dis : ce que je suis, un centre, dont s'originent et autour duquel gravitent des cercles petits qui vont en grandissant et qui se répandent sans fin, et qui, en se rétractant, deviennent de nouveau un point… Moi, Dieu devenu Dieu, je dis, le grand Tout et le grand Rien. Qui je suis : d'innombrables éclats-morceaux… les innombrables éclats morceaux deviennent Dieu de nouveau et Dieu se décompose de nouveau en éclats-morceaux et l'éclat-morceau devient Dieu, et ainsi en sera-t-il jusqu'à la fin, c'est-à-dire sans qu'aucune fin n'arrive jamais… Je n'ai personne ici, je n'avais à moi qu'un fils… malheur ! malheur ! l'unique de mon cœur maternel déchiré! ces yeux ne te reverront plus, jusqu'à ce qu'ils se ferment sur la terre. Alors je te verrai… Plus loin se lèvera un astre, comme il grandit, comme le soleil… et descend… Janos, mon fils, pourquoi m'as-tu lâchée ? ” (p. 31). Dans le délire de la mère est clairement exposé le vécu schizophrénique du corps morcelé, et pour y parer des appels à Dieu, au Tout, ainsi qu'aux figures géométriques familières au mari et au fils, comme le resserrement autour de points qui peuvent se dilater en cercles, etc. Avant son départ, c'est le fils qui aurait eu la fonction de “ tenir ” sa mère (“ pourquoi m'as-tu lâchée ? ”), ou plutôt, selon Hermann, de s'y cramponner (“ Ma théorie de l'instinct de cramponnement permettrait ainsi d'analyser le vécu de Janos Bolyai ” [p. 34]). “ Les déclarations de Farkas, le contenu des idées délirantes de la mère, éclairent exactement cet univers psychique, dans lequel Janos grandissait et vivait, d'où il s'arracha et où il dut retourner : ici même, cette mère peu cultivée puise au cours de sa maladie mentale dans la géométrie, pour alimenter en vocabulaire ses idées brouillées ” (p. 32).

L'hypothèse de Hermann selon laquelle cet écartement des lignes, cette notion de “ disjonction ”, symbolisent le conflit de l'arrachement à la mère, et plus précisément au sein maternel, semble confirmée par les faits. L'allaitement n'alla pas de soi, d'après une lettre de Farkas à Gauss. Une note du père : “ Il faut rendre le sevrage amer pour qu'il puisse se faire ” est peut-être, d'après Hermann, une allusion à la façon dont Janos Bolyai fut arraché au sein maternel. Par ailleurs, on raconte que Bolyai , pour reprendre des forces, avait coutume de faire venir chez lui une nourrice qui lui donnait le sein[10]. “ Que pouvait-il bien se passer en Janos ? La folie était là, que son père avait redoutée pour lui dès qu'il avait appris qu'il s'intéressait aux parallèles ; elle frappait avec insistance : comme ma mère ! mon sort est celui de ma mère ! Les parallèles étaient une thématique particulièrement propice à l'expression des passions qui se déchaînaient en lui ; pour lui, les parallèles, c'était le père rival, mais aussi la mère folle, à qui il fallait appartenir, et dont il aurait fallu à tout prix se libérer, c'était enfin le sentiment de culpabilité ; son départ (pour toujours ?) avait définitivement livré la mère à sa mélancolie ; voilà les faits, qui ont conféré à cette notion de la disjonction des courbes dans la problématique de l'intersection des parallèles, une force incommensurable, issue d'une source profonde ”[11].

Du point de vue psychopathologique, I. Hermann cherche à étayer le diagnostic de schizophrénie dans le but de mettre en valeur de façon cohérente le mode de pensée schizoïde qui est à l'œuvre dans le travail de Bolyai. Il décèle chez ce dernier les premières manifestations de psychose en 1826, lorsqu'il est nommé à Arad. Il est établi que son séjour, entre 1826 et 1830, se déroule sous le signe d'une irritabilité croissante et d'une propension aux querelles. Hermann voit dans l'aventure amoureuse une tentative de guérison et dans les fièvres “ paludéennes ” le signe d'un accès de schizophrénie. En tout cas, le franchissement de sa découverte de la géométrie non euclidienne s'est produit l'année précédente et, comme dans le cas de Cantor, on sait que l'après-coup d'un tel franchissement est favorable à l'éclosion d'une psychose. Même contexte de transgression par rapport à une autorité séculaire (Euclide dans le cas présent, Aristote et l'Eglise dans le cas de Cantor), même “ meurtre du père ” dans la figure de son propre père (ou de Gauss) dans le cas de Bolyai, ou de son professeur pour Cantor. Et enfin même dédain après la découverte, de la part de l'Autre, dans les figures mêmes de ces représentants paternels. Dans les deux cas, une réaction paranoïaque s'en suit. Janos accuse son père de complicité avec Gauss. Cantor accuse Kronecker de chercher à occulter sa découverte. Même si elle n'est pas généralisable, il semble que nous avons là, dans le cadre de la création mathématique, une conjoncture favorable au déclenchement d'une psychose[12]. La structure schizophrénique de l'auteur se retrouve, d'après Hermann, dans son mode de pensée. À l'encontre de Schaffer, il n'admet pas que l'on puisse séparer totalement Bolyai le créateur et Bolyai le schizophrène. “ Même lorsque nous nous contentons d'examiner de façon générale les rapports de la pensée scientifique à l'instinct, ou au vécu affectif ou à d'autres modèles, nous trouvons des corrélations avec le mode de pensée névrotique ou psychotique, et ces traits ne découlent même pas forcément de la névrose ou de la psychose réelles de tel ou tel penseur ” (p. 40). Ce dernier point est intéressant car il peut impliquer par exemple qu'un mode de pensée schizoïde transitoire soit nécessaire à la recherche mathématique, même pour les mathématiciens non schizophrènes[13].

Pour ce qui concerne Bolyai, la schizophrénie est attestée. Il aspirait, dans sa Doctrine du Salut , à établir le bonheur de l'humanité par le truchement d'une “ langue parfaite ” formée à partir de la langue hongroise. I. Hermann reproduit une des ébauches de préfaces, écrite probablement après 1833, “ dont le caractère schizophrénique saute aux yeux ” : “ Le titre temporel du livre de la couverture ou de la jaquette correspond à l'état ou au niveau ou au degré d'avancement des sciences existant aujourd'hui ou actuellement seulement temporaire ou encore passager ou encore provisoire intermédiaire ou intérimaire à savoir correspondant à l'état des langues ou des circonstances ou des conditions existant sur terre au moins d'après mes connaissances ou ce que j'en sais – titre adapté à la couverture qui n'est en soi indépendamment du livre qu'elle sert à relier qu'une coquille une jaquette une couverture une protection une enveloppe un emmitouflage un maillot un manteau un dessus une robe de chambre un surtout un vêtement voire une dépouille mortelle et justement ne sert pas à relier autre chose qu'une pré- qu'une para- qu'une méta- qu'une hypo- ou qu'une sub-Doctrine guide de salut… ” (p. 41). Mais ce qui structure l'œuvre, indépendamment des symptômes de schizophrénie, c'est “ la véritable puissance créatrice et opérante de cette pensée ”, affirme I. Hermann. Comme il a par ailleurs isolé une pensée mathématique schizoïde, une pensée mathématique obsessionnelle et une pensée mathématique hystéro-phobique, dont nous aurons des illustrations plus loin, il montre que l'on retrouve chez Bolyai presque toutes les caractéristiques d'une pensée schizoïde, décrite sur le modèle de la pensée formaliste de Hilbert, à savoir : “ mise hors champ des données de la perception, greffage de formes idéales, retour à la perception par la voie des "signes", absence de "signification" univoque des symboles mathématiques, à savoir symboles mathématiques susceptibles d'être interprétés suivant diverses significations, accent mis avec insistance sur le principe de non-contradiction, toute-puissance de la pensée, lutte contre le vécu de l'effondrement du monde ” (p. 42). Il n'y a donc pas pour I. Hermann de pensée “ pure ”, même en mathématiques, toute pensée est marquée d'un style, d'un type appartenant à un des trois modes libidinaux distingués par Freud[14]. C'est une telle marque qui se retrouve à l'origine de la théorie des ensembles.

La marque de Georg Cantor (1845-1918)

Hermann propose deux modèles pour comprendre d'un point de vue psychologique la Théorie des ensembles. D'une part, la fuite des idées qui est caractéristique de la “ folie circulaire ” (aujourd'hui psychose maniaco-dépressive) dans sa phase maniaque et qui nécessiterait, pour les contenir, de la notion d'ensemble. D'autre part c'est le modèle de l'immortalité qui serait à la base de l'idée d'ensemble infini, c'est-à-dire qui n'a pas de fin : chaque fin est en effet dans la théorie cantorienne point de départ d'un nouvel ensemble, infini. Par ailleurs, Hermann souligne les parallèles entre la théorie des ensembles et les lois de l'inconscient à propos des points suivants :

- la façon dont, en théorie des ensembles, on “ prend la partie pour le tout ” (c'est ainsi que Hermann interprète l'axiome du choix) renvoie à la symbolique du psychisme humain du pars pro toto.

- la façon dont on utilise, en théorie des ensembles, la notion de paires d'éléments, notamment pour définir le fait que deux ensembles ont même puissance. “ Les mathématiciens qui travaillent sur la Théorie des ensembles, de même que toute personne vivant en bonne harmonie avec son inconscient (l'enfant, par exemple) manifestent une préférence certaine pour l'élaboration de petits groupes de deux, pour les paires ” (p. 279).

- dans la prévalence dans la théorie des ensembles des suites et des séries, Hermann retrouve la compulsion à la répétition de l'inconscient.

- dans l'abandon de la commutativité dans l'arithmétique transfinie la transposition de l'importance de l'“ enchaînement ”, tel que l'enfant l'utilise dans ses jeux ou tel qu'il l'entend dans les contes enfantins.

- dans l'inconscient, les ensembles ne sont pas limités. L'inconscient est en contact avec des ensembles infinis.

- enfin, l'inconscient comme la théorie des ensembles fonctionnent indépendamment du monde objectif.

“ Ainsi la Théorie des Ensembles reflète parfaitement les lois de l'inconscient, non seulement parce qu'elle est directement influencée par celui-ci, ou parce que l'inconscient est constitué d'ensembles quasi infinis, mais parce que leurs deux champs sont, l'un et l'autre, très éloignés des contraintes de la réalité extérieure, ou prétendent être considérés comme tels ” (pp. 280-281). Encore nous faut-il mieux comprendre l'origine de cette “ proximité ” entre inconscient et théorie des ensembles, et comme de souvent ce sera par l'intermédiaire de la psychopathologie. La fuite des idées met le malade devant la peur de perdre le fil. À juste titre, Hermann remarque qu'avant d'avoir élaboré la théorie des ensembles, Cantor s'est occupé de séries numériques. Tels que ce dernier a abordé les ensembles eux-mêmes, la notion d'ordre des éléments y est toujours prévalente. Il inventera les concepts de type d'ordre, de bon ordre, etc. La notion du continu elle-même, qui hanta Cantor toute sa vie, peut s'interpréter comme l'attention à ne pas perdre le fil, qu'il n'y ait aucune coupure dans la pensée. Dans ce qu'en psychiatrie on appelait “ flot d'idées ordonnées ”, comme la préface de Bolyai plus haut nous en a donné un exemple, “ on peut montrer qu'il existe une unité au sein du flot ordonné d'idées, unité constituée d'une série cachée qui trouve son expression psychique dans l'inhibition dépressive. La dépression, en effet, a un rapport étroit avec la persistance d'une idée, toujours la même, qui entraîne la monotonie et l'uniformité d'une pensée qui s'immobilise ” (p. 230). Ainsi la pensée maniaque crée des flots d'idées à l'origine de la notion d'ensemble, et la dépression mène à ranger les éléments en un (bon) ordre. Cet ordre sera d'ailleurs une des principales difficultés de la théorie des ensembles de Cantor : Fränkel montrera qu'elle sous-entend un axiome caché, l'axiome du choix. “ Les représentations sérielles qui sont une tentative pour se dégager de l'obnubilation d'une idée peuvent être comprises comme une formation de compromis, comme un rapprochement de la pensée maniaque avec la forme de pensée caractéristique de la dépression ” (ibid.).

Les séries qui rangent les éléments des ensembles de Cantor sont toujours infinies, plus précisément " ”infinies proprement dites", c'est-à-dire actuellement infinies[15]. I. Hermann pose la question d'élaborer le modèle psychique de l'infini. Il trouve ce modèle dans l'immortalité, qui a bien l'apparence d'un infini sans but dernier. À propos des démonstrations par la diagonale introduites par Cantor (notamment pour démontrer que le continu n'a pas la puissance du dénombrable[16]), Fränkel dit que “ personne n'est prêt à admettre d'emblée ces preuves malgré l'émerveillement qu'elles suscitent, malgré leur clarté. On ne peut s'empêcher d'être affligé devant les faiblesses d'une telle argumentation qui ne trompe pas l'intelligence. Nous avons le sentiment très net d'une réelle perfidie et d'une certaine déloyauté ”[17]. Hermann commente ainsi le sentiment de rejet que laisse transparaître le premier successeur de Cantor : “ C'est un peu comme si, à la place du cadavre de l'Ensemble infini, surgissait une vie nouvelle et éternelle ” (ibid.). Si l'on fait un Tout de l'ensemble infini, on s'attend à ce qu'au-delà ce soit du vide, or Cantor poursuit toujours plus loin l'adjonction de nouveaux éléments, sans jamais s'accorder de limite définitive. De cette façon, il est amené à considérer différentes valeurs d'infinis, différentes puissances. “ Réfléchir sur les valeurs différentes de l'infini reviendrait à admettre les différents degrés de l'immortalité ”. C'est ainsi que Cantor a pris parti avec passion pour défendre la thèse que Francis Bacon est le véritable auteur des pièces de Shakespeare : ce n'est pas Shakespeare le véritable immortel, c'est Bacon ! De même dans ses lettres de 1884, juste après la parution des Fondements d'une théorie générale des ensembles, il écrit que la Vérité seule est éternelle, et non son “ éphémère personne ”. I. Hermann tente d'étayer sur les éléments biographiques de Cantor sa thèse qui se résume ainsi : “ C'est donc grâce à de nombreux éléments appartenant à son histoire personnelle que Cantor aurait créé certains modèles mathématiques de la Théorie des Ensembles. Car de nombreuses idées plus ou moins floues sont directement issues de nos représentations psychiques les plus profondes et sont susceptibles de servir de point de départ à la pensée des mathématiciens qui voulurent développer la Théorie des Ensembles. C'est ainsi que le flot envahissant d'idées et de représentations que l'on rencontre dans la dépression, de même que les idées de totalité et de collectivité dans le délire paranoïaque, tout cela conduisit à l'élaboration de la notion d'Ensemble. Dans le cas dont nous parlons ici, les deux phases de la psychose maniaco-dépressive conduisirent Cantor aux notions d'infini, au sens général du terme, et d'immortalité, notamment lorsqu'il se demandait lequel était, de Bacon ou Shakespeare, le véritable immortel ” (p. 239). La structure circulaire de la pensée de Cantor mène à des antinomies. La première, reconnue par Cantor lui-même, consiste en ce qu'on ne peut parler de l'ensemble de tous les transfinis, du fait que la construction cantorienne permet de “ dépasser ” un tel ensemble, qui ne serait donc plus le plus “ grand ”. Cette impossibilité est en contradiction avec l'approche très libérale de la première notion d'ensemble donnée par Cantor. Les antinomies de la théorie des ensembles auraient eu l'effet d'un véritable traumatisme sur la majorité des mathématiciens. I. Hermann analyse les trois principales solutions apportées aux antinomies.

Les réactions aux antinomies de la théorie des ensembles

Hermann distingue le logicisme de Russell, l'intuitionnisme de Brouwer et le formalisme de Hilbert.

La solution de type hystéro-phobique

Dès la parution des premiers travaux de Cantor et de Frege sur la théorie des ensembles, Russell émit une objection qui se fondait sur le fameux paradoxe de l'ensemble de tous les ensembles qui ne se contiennent pas eux-mêmes[18]. C'était la preuve qu'une proposition bien formée pouvait définir un ensemble antinomique. La nouvelle théorie, qui par ailleurs se montrait de plus en plus nécessaire pour fonder l'Analyse aussi bien que l'Algèbre, tremblait sur ses bases. Alors que Brouwer exigera que les ensembles soient effectivement construits pour être valides, et que Fränkel en proposera une construction effective, mais qui ne rejette pas l'ensemble infini, Russell perçoit bien que l'antinomie repose sur une faute de syntaxe, que l'on ne peut écrire que X appartient (ou n'appartient pas) à X. Sa solution sera d'ordre logique, fondée sur la théorie des types qui introduit une hiérarchie entre ensembles, interdisant qu'un ensemble ait pour éléments des ensembles de types supérieurs ou égal au sien. I. Hermann observe que l'interdiction, la restriction et l'évitement sont l'expression de mécanismes de refoulement, voire de phobies.

Par ailleurs, les exemples que Russell donne, dans sa Logique des relations, sont largement empruntés aux relations familiales, ce qui lui a été reproché, comme source d'erreurs quand il était amené à généraliser à partir de ces cas concrets. Ce que l'on voit émerger de ces exemples de relations de parenté, c'est l'inceste et l'interdit de l'inceste, qui se manifeste dans les phobies d'animaux, mais aussi bien, d'après Hermann, dans la théorie mathématique des types et dans la théorie des Relations de Russell. Celui-ci avait en outre une certaine disposition phobique : “ Dans le temps, écrit-il, j'ai souvent dû parler en public : au début tout auditoire m'effrayait et par nervosité je m'exprimais fort mal. J'ai tellement craint ce supplice que j'ai souvent désiré me casser une jambe avant de prononcer mon discours, et quand tout était terminé, j'étais complètement épuisé par l'effort physique fourni ” (cité p. 252). Nous retrouvons chez Russell la reconnaissance du travail de l'inconscient de l'incubation, avec la volonté de ne pas savoir davantage ce qui s'y passe. “ J'ai remarqué, écrit-il en effet, que lorsque je traitais un sujet assez difficile, la meilleure façon de procéder était d'abord d'y réfléchir très intensément (avec la plus grande intensité dont je suis capable), cela pendant quelques heures ou quelques jours, et ensuite d'ordonner, pour ainsi dire, que ce travail soit poursuivi dans mon inconscient (underground). Quelques mois plus tard, reprenant consciemment ce sujet, j'ai constaté que le travail avait été fait ” (cité p. 253). L'inconscient est ici traité comme une sorte de domestique qui effectue le travail en temps et en heure, à condition qu'on lui ait bien expliqué auparavant de quoi il s'agissait, et qu'on lui laisse suffisamment de temps ! Si l'inconscient malgré tout lui joue des tours, Russell préconise de ne prêter aucune attention à l'angoisse : “ Il s'agit ni plus ni moins d'une force de refoulement. Je me suis dit à moi-même que cela n'avait absolument aucune importance que je parle bien ou mal, car de toute façon l'univers resterait le même ” (cité p. 253). D'une attitude affectueuse et “ génitale ” face au monde, il considérait que, dans un sens, l'amour est plus important que la connaissance. Ce n'est donc pas sans avoir énumérer un certain nombre de traits hystériques dans la personnalité de Russell, que Hermann conclut : “ La réaction logistique au traumatisme engendré par les contradictions mathématiques est de type hystérique et phobique. Cette réaction met en œuvre un système de défense contre des fantasmes incestueux profondément refoulés au stade génital. C'est grâce à leur nature à la fois circulaire et régressive que ces antinomies provoquèrent une semblable réaction car elles rappellent les chemins tortueux qu'empruntent les processus inconscients et les désirs archaïques à l'endroit des premiers objets d'amour, c'est-à-dire le père et la mère ” (p. 254).

La solution de type obsessionnel

I. Hermann va énumérer les analogies entre la pensée obsessionnelle et l'intuitionnisme, cette autre tentative de résoudre les antinomies. Très schématiquement, la pensée obsessionnelle se caractérise pour l'auteur par une régression au stade sadique anal qui explique l'agressivité, l'isolation et la réparation sous un mode magique. Le scepticisme, ainsi que le doute, l'annulation et des complications extrêmes des processus de pensée sont des traits typiques que Hermann retrouve dans la pensée de Brouwer. Ainsi peut-on lire chez Brouwer : “ La réflexion mathématique est issue d'un acte de la volonté humaine au service de l'instinct de conservation ” (p. 260), ou encore : “ La création mathématique peut donc être considérée comme une activité à la fois agressive et défensive ” ! (p. 251) Dans la volonté de construire, et de façon finie, les ensembles, on perçoit la volonté de maîtrise de l'obsessionnel. Le doute et la méfiance par rapport aux processus de pensée, le rejet de l'infini, de la négation et du tiers exclu sont source de complications extrêmes des processus de pensée. Par exemple “ à la place de l'idée unique d'ensembles dénombrables, Brouwer fait référence à huit concepts différents ” (p. 256). Reprenons la conclusion qu'en tire Hermann : “ L'intuitionnisme de Brouwer présente donc des caractères analogues à ceux que l'on rencontre dans la névrose obsessionnelle : régression à une phase antérieure de développement[19], doute permanent provoquant un besoin incessant d'élaborer et de prouver en échafaudant toutes sortes d'hypothèses. Refus d'accorder quelque valeur aux négations. […] Il faut ajouter que certaines antinomies sont propres à déclencher ce type de réaction, l'idée centrale étant que, même la science la plus exacte, la mathématique, cache toujours quelque élément séduisant et trompeur. Les antinomies, d'une part, et les propositions "valables", de l'autre, représentent une sorte de morale double. Ensuite le cercle se referme et va rejoindre l'inextricable embrouillamini des obsessions ” (p. 263).

La solution schizoïde

Hermann souligne que, dans le formalisme axiomatique, “ on axiomatise non pas des concepts pourvus d'un contenu signifiant mais des signes. Concrètement ce sont des signes totalement dépourvus de contenu. Ils sont le matériau de l'axiomatique formaliste ” (p. 264). Hilbert écrit à ce propos : “ La condition préalable à l'application des propositions logiques doit être l'existence de représentations d'objets discrets existant hors du champ de la logique et précédant toute pensée vécue et concrète. Mais ce sont en fait des signes, car à l'origine était le signe ” (cité p. 264). Quant au problème de l'infini actuel, il n'est pas question d'interrogations concernant son existence, mais de considérer l'utilité de son introduction pour les mathématiques : “ Le concept d'infini actuel, lui-même, et les notions qui s'y rapportent existent en tant qu'objet idéal, ou encore "assertions idéales". Bien que ces assertions n'aient pas de sens fini, il faut se garder de les réfuter d'emblée, car elles peuvent être fructueuses : elles ont, en effet, une action telle qu'elles unifient et systématisent la création mathématique. L'utilisation de cette méthode dite des éléments idéaux n'est soumise qu'à une seule condition, absolument nécessaire : fournir la preuve qu'il n'y a pas de contradiction ” (cité p. 265). Cette façon de mettre les signes à la place des choses est rapprochée de la formulation freudienne “ le schizophrène est amené à se contenter des mots à la place des choses ”, en conséquence de l'abandon des investissements d'objets. Que la non contradiction n'aille pas de soi est également un signe de proximité des processus inconscients, lesquels ne connaissent pas la contradiction. Il faut donc que les symboles soient particulièrement bien isolés les uns des autres, afin de prévenir la tendance à tout mélanger et à tout unifier qui peut se manifester chez certains malades.

Enfin, s'il a fallu ainsi élaborer la construction axiomatique et formelle pour parer au traumatisme suscité par les antinomies, c'est parce que celles-ci ont engendré, selon Hermann, une expérience de fin du monde, de désagrégation de l'univers mathématique. Il est devenu nécessaire de récupérer les ombres du monde mathématique que sont les signes et de leur donner une consistance nouvelle, purement formelle, dans une sorte d'appel à “ un monde magique et démoniaque, dans la mesure où se trouve impliquée la relation magique et démoniaque du tout et de la partie ” (p. 268). Ainsi un certain nombre de traits schizophréniques permettent de confirmer “ la réalité de la comparaison que nous avons faite entre la pensée schizoïde et la création mathématique ” (p. 270). Par contre les éléments apportés en faveur d'une schizophrénie de Hilbert paraissent minces dans ce texte, même si elle était confirmée par ailleurs. En effet, Hermann apporte simplement comme argument que “ l'on sait par ailleurs, en ce qui concerne Hilbert, qu'il souffrit de "crises de nerfs" et qu'il était tellement naïf et étranger au monde, qu'il accordait toute sa confiance à des personnes qui en étaient parfaitement indignes ” (p. 265). En tout cas, son mode de pensée, tel qu'il se manifeste dans sa conception des mathématiques, est empreint de certains traits caractéristiques, d'après Hermann, de la pensée schizoïde, “ dont les particularités sont les suivantes :

- détachement par rapport au monde extérieur.

- utilisation de concepts abstraits et idéaux.

- réinvestissement de l'intérêt porté au monde extérieur grâce à des signes abstraits dépourvus de signification.

- interprétation de signes nantis de plusieurs significations.

- absence de toute contradiction et lutte contre le sentiment imminent de fin du monde ” (p. 271).

Mathématiques et structures

Hermann a ainsi montré que plusieurs positions subjectives étaient possibles en réaction au “ traumatisme ” causé par les antinomies de la théorie des ensembles, antinomies que l'on pouvait considérer comme effet de la pensée circulaire de son créateur. La première position pouvait être suscitée par les motions inconscientes prédisposées à une proximité avec les antinomies en raison de la nature “ tortueuse ” de l'inconscient. Des souvenirs de nature œdipienne sont réveillés. La solution sera d'édifier des interdits et des contre-investissements. C'est la solution logiciste de Russell, de type hystérique et phobique. Dans le cadre d'une pensée obsessionnelle, c'est le côté à la fois séduisant et trompeur des mathématiques, de “ morale double ”, qui sera mis en avant de façon soupçonneuse et auquel il sera urgent de réagir. L'aspect circulaire des antinomies se révèle très proche des problèmes inextricables que se pose le névrosé obsessionnel. Il réagit par le doute envers les points les plus fondamentaux des mathématiques, comme le tiers exclu, la négation, l'infini. Une mathématique intéressante s'élabore à partir de ces principes. Dans le troisième cas de figure, les antinomies ont déclenché une véritable expérience de fin du monde. “ La réaction de type schizoïde consista en une violente querelle à propos de l'absence ou de l'existence de contradictions, c'est-à-dire de la folie au sein des théories mathématiques. Il en résulte la formation de deux mondes : le monde des signes et celui des idéaux abstraits ” (p. 276).

La thèse de Hermann est éclairante dans le contexte présenté, celui des antinomies de la théorie des ensembles. Elle n'est bien évidemment pas généralisable. Dans chacun des courants de pensée ouverts par chacun de ces mathématiciens, on trouve des personnalités de chacune des structures. Les contre-exemples seraient aussi nombreux que les cas qui viendraient pérenniser l'hypothèse de liaison entre appartenance à une école de pensée et structure du sujet.

Conclusion

On peut souligner, à propos de la proximité éventuelle de la création mathématique et du mode de pensée schizoïde, que cette proximité était sans doute historique, vraie dans le contexte de cette crise des fondements. Mais il ne semble pas que ce soit généralisable dans le passé des mathématiques. Et chez les mathématiciens contemporains, on note le souhait d'un retour au sens[20], en réaction précisément à cette prépondérance de l'axiomatique formaliste qui aura marqué le vingtième siècle. Il est donc important de relativiser les résultats de Hermann à l'époque particulière de la crise des fondements. En outre on peut épingler d'“ hystérique ” la position de défense contre l'infini actuel telle que l'avait érigée Aristote, défense qui s'est pérennisée au long des siècles jusqu'à devenir une véritable phobie de l'infini dans les mathématiques. Une période de “ doute obsessionnel ” pourrait se repérer, à partir du XVII° siècle, au cours des premières utilisations de calculs sur les séries, calculs qui se faisaient sans donner un statut clair à l'infini. Enfin Cantor introduit l'incroyance vis-à-vis des antinomies que peuvent comporter l'infini et les ensembles infinis, incroyance typique de la psychose mais qui lui permet d'asseoir la théorie des nombres transfinis. Ses successeurs se retrouvent devant cette “ maladie ” qu'est pour certains la théorie des ensembles[21], cet objet d'une pauvreté maximale, dont la validité va reposer sur la possibilité d'un jeu d'écriture. Hilbert, le grand défenseur de la théorie des ensembles, sans qu'il y ait d'élément déterminant pour le considérer comme schizophrène, va inventer ce mode de penser “ schizoïde ” que, pendant un certain temps, les mathématiciens devront épouser pour arriver à ouvrir ces champs considérables de la nouvelle mathématique.

[1] Psychanalyste, Maître de conférences en psychologie, Université Rennes 2.

[2] I. Hermann, Parallélismes, Denoël, 1980.

[3] “ A une époque, le célèbre mathématicien Euclide était devenu mon médecin. Pendant mes vacances d'été à Prague, je fus justement saisi d'un malaise jamais ressenti jusque-là ; mes membres étaient devenus froids et tout mous. Pour essayer de me remettre d'aplomb, j'ouvris les Eléments d'Euclide et je lus pour la première fois "La thèse des relations" : je trouvais qu'il abordait ce sujet de façon totalement inconnue pour moi. La démonstration euclidienne, pleine d'esprit, m'apporta tant de plaisir que bientôt je revins à moi ”. cité par I. Hermann, p.14.

[4] J. Petitot, avant-propos à I. Hermann, Parallélismes, p.V.

[5] F. Bolyai et Gauss avaient tous deux étudié les mathématiques à Göttingen et continuèrent à s'écrire toute leur vie.

[6] Cité par J. Petitot, p. IV.

[7] Il ignorait qu'en 1826, Lobatchevski de son côté exposait les bases d'une géométrie hyperbolique.

[8] Cette traduction française a omis un passage tel que le suivant, présent dans l'édition allemande de l'Appendix : “ L'auteur se conforte de cette conviction – totalement épurée – (et qui est celle à n'en pas douter, de tout lecteur sensé) qu'avec la mise au clair de son propos, l'une des démarches les plus retentissantes a été accomplie, l'un des pas les plus décisifs a été franchi pour l'avancement de la science, l'édification de l'esprit, et le progrès de la destinée humaine ”. De même, la traduction en français des Grundlagen de Cantor (1884) a éliminé tous les paragraphes jugés trop “ philosophiques ”. On voit que c'est sur la base d'une tradition de grande épuration des textes mathématiques en France que se sont élaborées les réflexions de Poincaré sur la psychologie du chercheur.

[9] Le père était professeur au collège de Marosvasarhely, que fréquentait Janos.

[10] Ce rapprochement du moment limite de la disjonction par lequel Bolyai introduit la parallèle, avec le problème du sevrage est particulièrement intéressant si nous le comparons avec la façon dont Lacan parle de l'oralité dans le séminaire non publié "La logique du fantasme" : l'objet oral y est illustré de la limite d'une série. Il y a donc dans la psychanalyse, de façon récurrente, identification de l'objet oral et de l'objet mathématique de limite.

[11] I. Hermann, pp. 33-34.

[12] Nous retrouvons une conjoncture similaire dans le cas de Gödel qui élabora son fameux article sur l'incomplétude des systèmes formels contenant l'arithmétique des entiers en 1931. Dans un contexte où seul Zermelo exprima ses réserves (tout en consacrant aussitôt son séminaire à l'article incriminé), Gödel, d'après son frère, “ souffrit d'une crise psychique sévère vers la fin de 1931 et fut au bord du suicide. La famille fut très préoccupée par son état ”, in Hao Wang, Kurt Gödel, A. Colin,1990. On sait que Gödel mourut en 1978 de “ malnutrition et inanition ” causées par des “ troubles de la personnalité ”. Sa peur d'être empoisonné, syndrome de sa paranoïa, le conduisit à se laisser mourir de faim.

[13] Au cours d'une recherche expérimentale avec des volontaires mis en situation de se trouver face à des antinomies genre paradoxe de Russell, et auxquels on fit passer le test de Szondi, il apparut qu'“ un certain plaisir a été observé chez les personnes capables d'abandonner totalement leur Moi propre au cours de l'expérience. Ce sont, le plus souvent, des personnes dont le Moi est "contemplatif" et en bonne relation avec l'inconscient. […] Le Moi "contemplatif" peut conduire l'esprit vers un état schizoïde ” (p. 278).

[14] I. Hermann se réfère à l'article "Des types libidinaux" de Freud (1931), in La vie sexuelle, PUF, p. 156. Freud y distingue le type érotique, le type obsessionnel et le type narcissique.

[15] L'infini actuel s'oppose à l'infini potentiel, le seul reconnu par Aristote.

[16] L'important ici n'est pas de connaître la démonstration en question, qui repose sur un tableau (de taille infinie) de nombres dont on changera tous les termes situés sur la “ diagonale ”, mais de noter les réticences considérables de Fränkel à son endroit, alors qu'il est en position de défendre la théorie de son maître.

[17] Cité par I. Hermann, p. 232. Une revanche de l'histoire fait que, de façon incroyable, A.Fränkel a été oublié des dictionnaires (Robert, dictionnaire des mathématiques (PUF), Encyclopædia Universalis 1985). Peut-être a-t-il été réhabilité depuis ?

[18] Si on appelle E l'ensemble de tous les ensembles X qui vérifient XœX, on a : EŒE si et seulement si EœE (par définition de E), d'où le paradoxe.

[19] Phase antérieure que Hermann repère, dans l'histoire des mathématiques, comme remontant à Kronecker et à son fameux “ finitisme ”, qui l'opposa violemment à Cantor. La querelle Hilbert-Brouwer serait alors une répétition de l'affrontement Cantor-Kronecker ?

[20] Ce fut l'objet d'un colloque organisé à Paris en juin 1997, sous le titre "Mathématiques et inconscient" par M. F. Roy, B. Teissier et N. Charraud.

[21] C'est ainsi que la caractérise en particulier Wittgenstein.