Les fonctions du tracé en thérapie d’enfants - Le mouvement de l'analyse dans la tessiture de l'image

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CORPS, AFFECT, ÉMOTION

Psychologie Clinique 10

janvier 2001

Les fonctions du tracé en thérapie d’enfants

Le mouvement de l'analyse dans la tessiture de l'image

Par Chantal Lheureux[1] et Céline Masson[2]

Résumé : Dans cet article, nous nous intéresserons au mouvement du tracé en analyse, à partir du matériau traces/paroles/images déposé dans le cadre de deux psychothérapies d'enfants. Nous verrons que le travail du tracé dans le transfert, permet à l'enfant de faire surgir des images jusque-là fantomatiques dans l'ombre de la crypte ou encore des formes jusque-là sans bordure. C'est par les processus que nous nommons résonance, interchangeabilité des identifications et en-formation que les figures se précisent et parviennent à porter les noms jusqu'alors non décryptés car laissés dans les plis générationnels.

Mots-clés : Traces ; tracés ; résonance ; interchangeabilité ; en-formation.

Les traces et le tracé

Notre pratique clinique auprès d'enfants nous a permis d'observer que bien souvent, dans le cadre de la séance était déposé un matériau crypté fait de traits, de traces, d'ébauches de figures, de formes parfois abstraites, autant de tentatives de construire une image qui fasse sens pour le sujet. C'est bien l'ouverture du lieu analytique pour l'enfant qui permet, au fil des séances, de décrypter ce matériau, de donner sens à l'informe, afin de lui permettre un accès à l'image. Par les traces en mouvement apparemment fortuites et illogiques, l'enfant organise une image qui met en forme ce qu'il n'a pu jusqu'alors nommer ou (se) représenter. Il invente là une écriture très singulière qui témoigne de ses mouvements pulsionnels, une écriture du désir issu des premières strates intrapsychiques (ce que l'on nomme l'originaire). Ce lieu de l'origine est le lieu des premières empreintes laissées par les premiers autres (les parents ou les substituts parentaux).

Les traces constituent l'archéologie de l'image et leur mise en forme, ce que nous nommerons en-formation, permet l'accessibilité à une image structurante aux contours identifiables. Le tracé en séance (dessins, paroles, résonances, gestes, jeux de regard, mouvements du sujet…) réactive les premiers traits, les déplie et les déploie pour l'Autre-thérapeute, figure de toutes les figures premières – morte, abandonnique, aimante, absente, pleine, vide, possessive, dépressive… Le tracé dans le transfert nous guide aussi vers la Figure – figure première ou proto-image – vers cette figure qui pousse à la représentation et à la pensabilité.

À partir du moment où la trace s'est fait représenter par le tracé qui contribue au travail psychique, elle signe la promesse que les représentations pourront devenir pensables. Afin d'illustrer ce mouvement des traces et ce qu'il engendre, nous présenterons deux cas cliniques : celui d'un enfant angoissé présentant des troubles de l'écriture et de fréquents accès de rêverie en classe[3], puis celui d'un enfant psychotique présentant des retraits autistiques partiels[4]. Enfin, une synthèse dégagera les notions que sont la pensée par résonance, l'interchangeabilité des identifications et le travail de l'en-formation. Par le geste du dessin, l'enfant peut retrouver des repères (re-père), et les fils de son histoire.

L'écriture de la figure : RAM lePirate, le surnom d'un père

Rémi 9 ans, n'a jamais vu son père. Il n'a pas de visage. C'est l'absent. Absence insupportable d'une présence négative, derrière le visible, un-visible. Le père est artiste et vit aux USA. « À dix-huit ans, je pourrais aller le voir ». Voir l'absent que le cœur n'absout. En-visager l'absent au loin qui ne daigne regarder le visage du fils : « Mon père ne sait même pas que j'existe. Quand j'ai des angoisses ça me fait mal au cœur […] quand j'arrête pas de penser à mon papa, je me ronge les ongles, je pense qu'il soit près de moi [sic] ». Il craint de demander à sa mère qui était son père. « J'ai peur qu'elle dise qu'il est mort ». Rémi est envahi par le trouble des origines et de sa conception qui n'est pas représentable car la mère voile le père et l'absentéise au lieu même de sa place de géniteur: « Tu n'as pas besoin de père car je suis là ». Rémi appelle dans ses dessins le sceau d'un père, la « marque de fabrique » qui puisse le faire advenir comme sujet sexué (une séance entière était consacrée à l'apposition de marques sur des feuilles blanches et sur son corps à l'aide d'un tampon encreur dont le symbole est un idéogramme japonais signifiant « spectre » : il s'agissait de faire marquage pour faire lettrage du Nom d'un père-ombre fantomatique qui laisse peu de traces). Chez cet enfant le tracé en séances a consisté à en-former ce « spectre » qui le hante et l'angoisse mais surtout, par le jeu des identifications propres aux dessins, à donner contour au père jusque-là irreprésentable.

Rémi a été élevé par sa grand-mère maternelle (espagnole)[5] au domicile où vit aussi une ombre grand-paternelle (tunisien) dont Rémi parlera très peu : « Mon grand-père est un peu fou […] Il m'a raconté qu'il a fait la guerre d'Indochine […] On lui a remis la mémoire à zéro ». C'est la grand-mère qui a choisi de le prénommer Rémi à sa naissance : « Je trouve que c'est pas bien qu'elle m'ait pas élevé, c'était à ma mère de m'élever ». Au fil des séances, il dessine des personnages forts et puissants toujours armés, qui se déploient vigoureusement sur l'espace-blanc et qu'il anime de son désir de faire apparaître, d'entre les blancs espaces de l'attente, le visage du nom ou plutôt du surnom. Il vient de la mer(e). « Un pirate navigue sur un bateau et cherche des bateaux avec des armes dedans. Il les cherche sur des épaves qui viennent de la mer. C'est comme ça qu'on appelle mon papa RAM, ce sont des amis qui l'appellent comme ça ». Le dessin représente un pirate, une épée à la ceinture, un chapeau, une veste de chef, sur un bateau dont l'avant forme une tête de dragon, et qui laisse flotter un drapeau portant une tête de mort. En haut de la feuille, il écrit RAM le pirate. Pour la première fois l'image porte nom d'un père « vague » où voguent les lettres de l'origine. Le père de Rémi s'appelle Ramiliaro[6]. On voit par ce dessin que l'écriture du nom est porteur de figurabilité, poussant à la représentabilité. Le mouvement de paroles et de ses ponctuations qui accompagne le tracé rend visible le lieu du Nom d'un père.

« Je ne peux pas me concentrer en classe parce que je rêve de ma maman. Et quand je pense à elle, elle pense à moi au même moment ». L'image de la désirée qu'il hallucine est si puissante qu'elle encombre ses pensées. « Vous le trouvez comment mon fils ? Vous ne trouvez pas qu'il est beau ? » étaient les premiers mots de cette mère bohème-artiste-qui-ne-vit-que-la-nuit-mais-qui-est-formidable étaient les mots de son ex-ami, qui est aussi son agent artistique et le tuteur de Rémi, l'enfant-[bo] de la mère « trop possessive […] elle a un côté destruction, dirigiste, elle est passionnée par Camille Claudel » étaient les mots suivants du tuteur qui-n'a-rien-à-voir-dans-l'histoire-de-mon-papa me dira Rémi. L'image de la mère-Écriture se porte à l'œil comme objet puissant contre les mauvais sorts, image apotropaïque de l'Aimante… qu'il a à l'œil. « Je ne peux pas m'empêcher de penser à ma maman ». Il me raconta ce rêve : « J'ai rêvé que j'étais dans une super voiture, ma mère s'est transformée en monstre et on lui a volé la langue. C'était moi parce qu'elle parlait trop. Ma mère ensuite redevient ma maman et moi je redeviens un cow-boy et le shérif me donne une étoile… » (il me dira : « j'aimerais qu'elle parle moins »). La puissance de la parole est élevée au rang d'un organe phallique et ravie par Rémi afin de faire choir la représentation fantasmatique maternelle d'un système tout-puissant de conception parthénogénétique. La mère qui parle pour deux (encryptage d'une figure masculine) est dépossédée, dans ce rêve, de l'organe génésique détaché du père. Désinvestie de cette double figure mère-père, elle peut « redevenir » comme dit Rémi, la mère des origines, trouée à l'endroit d'un manque qui laisse la possibilité de penser l'Autre du sexe.

Rémi dessina son angoisse sous la forme d'une sorte de monstre ailé qui crache du feu. Il me dit : « J'ai des angoisses […] je ne veux pas en parler car sinon ça me donnera envie de me ronger les ongles[7] […] j'ai des angoisses parce que j'ai pas de papa ». À ce moment, il prend une feuille et dessine « l'Angoisse ». Traquer l'angoisse par le tracé lui permet de rendre figurable ce qui n'est pas énonçable car ressenti comme trop envahissant, si bien qu'il annule toute amorce de discours : « Je garde ce que j'aime bien dans mon cœur. Ce qu'il [le monstre ailé] n'aime pas, il le met dans sa tête et il crache du feu et nous on crie. Quand il est énervé, il crache parce qu'il ne peut pas se défendre. Ça s'en va et ça revient ». Il a dessiné le cœur du monstre dans lequel il y a « le bonheur » et dans « la tête il y a les angoisses » ; il a représenté les angoisses dans la tête par un cœur barré (dans une autre séance, il me dit : « quand j'ai des angoisses ça me fait mal au cœur et m'empêche de travailler »). Il dessina ensuite un « aventurier du futur » : « Je suis un aventurier de l'an 2000. Lui il dit "arrête de te ronger les ongles" ». Il prend ensuite les deux dessins, « l'Angoisse » et « Le bonheur » qui est « l'Aventurier » et appose le premier sur sa tête et le second sur son cœur et me dit : « Quand ils se rencontrent, c'est l'orage, ça éclate ». Le « monstre de l'angoisse » qui l'empêche de penser « dans la tête » est une figure de la mère et dans le cœur il y a le bonheur à partir de quoi, il rend figurable un Aventurier, une image de père[8]. La rencontre des deux figures rend possible l'éclat de la scène primitive et de sa propre conception. On voit par là que le jeu des images le replace sous l'emprise de cette scène.

Au premier entretien Rémi me dit qu'il vient me voir parce qu'il est « lent en écriture », il lève la main à chaque lettre. Entre les lettres se profile l'ombre de l'absent. Je lui demande ce qu'évoque pour lui le mot écriture, il me dit que ça lui fait penser à sa maman : « j'aimerais écrire comme maman comme ça je serais tranquille, j'aurais des bonnes notes, mais je ne pourrais pas écrire comme elle. Elle écrit mieux que moi. Je ne me dresserai jamais contre maman, je ne la trahirai jamais, je ne voudrais jamais essayer de faire mieux qu'elle. Maman, elle veut pas que j'ai la même écriture qu'elle ». Écrire contre la mère… faire effraction au corps de l'origine. On se souvient que Freud donnait un sens sexuel à l'acte d'écrire, celui de faire couler d'une plume un liquide sur une feuille qui équivaudrait à transgresser l'interdit de l'inceste[9]. Écrire, c'est ouvrir le corps de la mère, le pénétrer et l'acte même de lever la main opère comme une défense contre la copule qui lie le sujet à son attribut. Entre les lettres, s'inscrivent les trous de l'origine. La main verticalise le mouvement pour se « tirer hors » d'un corps-même, traction vers l'Autre de la loi pour ne pas disparaître dans le corps de la mère. Mouvement visant à sortir de l'angoisse qu'il s'agit d'éviter par la production d'un symptôme, véritable barrage contre le retour à l'un-différencié. Les lettres ne peuvent être liées, retenues par l'angoisse au bord du trou creusé par l'image d'un nom. La liaison permettant le passage de la lettre au signifiant au niveau de la représentation écrite. Au commencement de l'écriture pour l'enfant, les lettres se détachent du dessin, l'enfant restant pris dans une relation transitiviste à l'Autre du langage, à la langue-mère. Ce premier lieu transitiviste se situe là où ça parle, en l'occurence au lieu-mère auquel il est identifié, comme enfant-[bo]. Il reste au dehors de son corps, dans ce lieu fantomatique du « monstre ailé-Angoisse » dont parle Rémi, lieu de la langue-mère duquel il se voit. L'ambivalence entre le vouloir écrire comme la mère (discours conscient) et sa défense (trouble de la graphie) révèle la lutte de Rémi pour se désaliéner du même auquel il demeure fixé tant qu'il restera envahi par cet amour.

Rémi me dit vouloir être un super héros, être invincible et sauver le monde en donnant des antidotes pour que les gens ne meurent pas : il dessine un esquimau qui va recevoir l'éclair et lui donner des pouvoirs. Ce tracé lui permet de se souvenir que « ma tante m'a sauvé une fois, j'ai failli mourir, j'ai avalé quelque chose, ma mère n'a pas pu m'amener, c'est ma tante qui m'a amené à l'hôpital et m'a sauvé ». Rémi dans sa dernière séance[10] a pu parler de son père et surtout de son angoisse de père : « En classe, je pense comment il est mon papa, y'a des enfants qui n'ont pas de père, comment c'est un père ? C'est pas juste, c'est un lâche sinon il n'aurait pas lâché ma mère… s'il n'avait pas lâché ma mère peut-être que je travaillerais un peu mieux au lieu de penser à ça. Mon père voulait que j'avorte ». Fantasmes des origines qui permettent la suturation des blessures provoquées par le départ du père deux mois après la conception. L'enfant parle la langue-mère encore indifférencié du corps matriciel blessé par les secousses d'un abandon. Pendant qu'il me parle Rémi dessine un personnage fort, torse nu, portant des chaînes aux chevilles entouré d'une sorte d'aura de feu et par un serpent qui s'enroule autour de lui : « Là c'est l'emprisonnement [bas du dessin, le personnage est enchaîné et semble tenu par le serpent] et là la liberté, il s'est débattu, il est libre [haut du dessin], le malheur m'emprisonne… la liberté on peut la protéger et non l'emprisonnement ». Je lui demande ce qui l'emprisonne et il me répond que c'est l'école puis aussitôt rectifie et me dit que c'est « le malheur de ne pas avoir de père ». Le tracé et le mouvement transférentiel permet la métaphore, les associations d'idées, ce qui rend possible les frayages : après avoir figuré l'emprisonnement et après mon intervention, l'enfant a pu rendre pensable ce qui l'emprisonnait. Notons que l'emprisonnement est souvent utilisé par les patients pour décrire leurs angoisses. Rémi parla de l'école, idée la plus à proximité du quotidien et qui permet de frayer le passage à une autre pensée – associée à la première par le signifiant loi – « le malheur de ne pas avoir de père ».

Quel est cet étau de l'angoisse qui « presse » tant Rémi et dont le mors serre à mesure qu'il parle ? C'est une angoisse à l'Autre, angustia de l'origine où ça souffre et où soufflent les vents d'un père-RAM qui brouille (pirate) les pistes de la filiation. Fil d'Ariane pour permettre à Rémi de ne pas s'égarer dans le labyrinthe et tuer le monstre ailé-Angoisse[11]. Rémi cherche le fil pour ne pas se perdre dans le dédale inextricable d'un lieu-Mère, Minotaure de l'Angoisse. L'angoisse de Rémi est envahissante et difficilement verbalisable (il ne souhaite pas en parler au risque de voir s'intensifier son angoisse). Cependant cette angoisse est au fondement de son être, il en appelle à un père pour se sauver de sa première angoisse. Rémi rend figurable le père dans ses dessins, un père sauveur mais castrateur en même temps. Ainsi le corps pulsionnel se construit dans cet affrontement qu'il ne cesse de tracer au cours des séances. Dans ce temps, l'enfant invente des totems paternels puissants (aventuriers, pirates, héros…) qui le protègent et le sauvent de l'encryptement au lieu du corps de mère. Par ce travail de la représentation et de la transmission figurale de la puissance phallique métaphorisée dans son tracé, s'opère symboliquement un meurtre fantasmatique du père. À la fois totem et tabou, le père présente les deux faces de l'ambivalence amour/haine.

Le tracé use d'une activité mise en mouvement dès l'origine et la met en œuvre dans la production de cette écriture. La figuration du corps psychique permet les tracés répétitifs des premiers dessins. S'effectue alors une adhérence entre le travail du tracé (activité de représentation) et le représenté. Cette écriture du désir meut, à mesure qu'elle trace, les signifiants vers la constitution d'un sens pour le sujet, sens comme on l'a vu, lié à une absence. La prise du sens dans et par le tracé active le travail de découverte qui agite aussi bien le perceptuel, le sensoriel que le psychique et ce, par l'émergence de la figurabilité, d'une formation de figure jusque-là fantomatique et in-forme. Le sujet tire vers la représentation afin d'en-visager l'absence, donner forme ou contour à l'informe absence (même si la forme est pensée et représentée, l'acte de lier au-dehors du dedans rend les contours plus contenants et dès lors la forme est plus consistante). Par ce travail de découverte, le sujet trans-forme l'image représentée (organisation du tracé) en pensée et met en mouvement les nœuds psychiques parfois traumatiques pour retrouver les fils de son histoire. L'aptitude du psychique à la figurabilité et à la représentation (images tracées qui rendent présent l'absent mais aussi permettent le jeu plastique des identifications et la spécularité) rend possible la constitution d'un fond, le tissage d'une surface de contention, sur quoi vont s'étayer des pensées (pensées qui, rappelons-le, se sont d'abord formées dans la parole de l'Autre[12]).

Afin de conclure cette étude de cas, nous proposons de distinguer quatre niveaux de significations du tracé : une première signification simple ou littérale (ce qui est dit ou représenté, l'énoncé des linguistes), une signification seconde qui suppose un tracé elliptique, à trous, où il manque des éléments stylistiques et qui permet un raccourci (signification allusive, un personnage sans tête). En effet, toute représentation développe une certaine cohérence dont l'ellipse appelle un plus-de savoir, et relance la figure de l'absence-demande, où se profile dans le tracé, l'ombre d'une absence qui demande (tentative de figurabilité). Ce niveau appelle l'interprétation de ce dont précisément ça manque (on est au niveau du ça, tire hors, rechercher, questionner). Enfin un dernier niveau, cryptogrammique, qui est celui du sens plié (sens caché), ou sens latent, dissimulé et qu'il s'agit de déchiffrer. Ainsi se produit un mouvement en couches ou en strates, du plus ouvert au plus plié qui ne se trouve pas toujours tracé. C'est ce qu'exprime le blanc autour de l'écriture du tracé, les blancs espaces du transfert. L'essentiel réside dans ce blanc sur quoi s'étayent les lettres et qui permet le dévoilement du sens.

Après cette présentation de suivi d'un enfant présentant des symptômes névrotiques, nous souhaitons mettre en évidence que le mouvement vers la Figure peut suivre les mêmes étapes par le tracé dans un cas de psychose.

Fonction du dessin dans la rencontre thérapeutique avec un enfant psychotique présentant des retraits autistiques partiels

Alexandre est un garçon de 16 ans très sensible. Il est bloqué dans ses apprentissages scolaires et annule dans l'écriture la partie centrale de son nom. Après une souffrance fœtale de deux jours pendant laquelle sa mère et lui-même risquaient leur vie, sa naissance prématurée par césarienne le séparait de sa mère, avec une mise en couveuse, et des soins intensifs. Une maladie dégénérative du tube digestif l'a maintenu hospitalisé en bulle d'isolation jusqu'à l'âge de dix mois, après une dérivation de l'intestin vers un anus artificiel jusqu'à la guérison de cette maladie. Les parents d'Alexandre ne pouvaient le voir qu'à travers une vitre sans que celui-ci puisse les voir. Se sentant totalement impuissants, ils ont laissé au corps médical la responsabilité d'une seconde naissance. Cette isolation sensorielle et affective a bloqué l'accroche relationnelle et a conduit Alexandre à un retrait qui se manifeste aujourd'hui par un corps peu tonique, peu habité, par une grande lenteur gestuelle et une prononciation de bébé. Ses réponses sont souvent en différé. Il semble toujours parler entre deux sanglots. Malgré l'opération corrigeant un strabisme marqué, il place un œil vers le haut, de façon intermitente pour s'absenter de la relation quand celle-ci lui fait trop d'effet. Les parents d'Alexandre souffrent encore beaucoup du handicap de leur fils. Ils l'ont même parfois rendu responsable de leur mésentente conjugale. La mère découvre depuis peu que son mari a dû souffrir lui aussi du handicap de son fils. Le père accepte encore difficilement le retard de son fils, perd patience parfois et lui manque de respect. La mère se sent encore coupable d'avoir repris son travail au moment où Alexandre sortait de l'hôpital, alors qu'il avait dix mois. Elle l'a confié à une nourrice peu attentive qui le laissait longtemps seul dans une pièce isolée.

Une psychothérapie s'engage avec Alexandre, au cours de laquelle la mère est hospitalisée pour une chimiothérapie après l'opération d'un cancer. La relation fusionnelle entre Alexandre et sa mère se fissure. Il accepte avec empressement le suivi proposé. Durant les premières séances, il peut à peine parler et semble ralenti dans ses mouvements, tant son histoire est impensable. La proposition de dessiner le rend plus vivant. Il remplit entièrement une feuille de nuages qui voilent et masquent sa souffrance, puis retourne la feuille et dessine une fleur qui représente ses forces de vie. Il l'entoure de nuages. Sa fleur, réduite à sa plus simple expression, n'a aucun pétale. Les nuages sont ensuite violemment attaqués, détruits par des croix et des traits marqués avec insistance, accompagnés de quelques insultes et de regards fugitifs vers moi. Il n'en revient pas de s'autoriser à exprimer autant d'agressivité sans que cela me détruise. Je lui demande de faire attention à sa fleur. Désormais il représentera ses forces de vie à travers le dessin de sa fleur protégée par un toit que j'entends par son signifiant toi : « je veux pas abimer ma fleur, ça protège la fleur ». Au milieu d'un chaos de dessins superposés qui s'éclairciront peu à peu, sa fleur, d'abord représentée en bleu comme le ciel, changera vite de couleur. Il dira ce jour là, après m'avoir dessinée au milieu de son chaos : « c'est toi là là, le chapeau, les yeux pour voir. La fleur, j'ai oublié la fleur, pas bleue. Elle a changé de couleur, c'est mieux ». L'installation du transfert, lui permet très vite d'oublier les nuages pour mettre de la lumière sur le sens de sa vie. Il trouve une annexe à sa pensée encore embrumée en dessinant un chapeau garant des pensées sur le personnage me représentant.

Il trace dans sa maison « une fenêtre pour toi pour que tu voyes, le monsieur » et une lumière. Vient alors une séance où il nous dessine. Il nous nomme, mais rapidement les identités deviennent interchangeables. De même il dessine une voiture dont les affaires changent de propriétaire. Le transfert semble s'amorcer dans ce mouvement de va et vient qui passe par l'interchangeabilité. Il ajoute une fleur qui signe son identité en devenir : « La fleur à moi. Elle est petite, après elle va grandir, après grandir ». Sa mère lui a acheté une voiture de collection, mais il regrette qu'elle lui en ait interdit le jeu : « c'est une Alfa mon héros ». Il évoque alors sa nostalgie d'être au dessus des nuages, soustrait à la vie : « c'est vilain les nuages, c'est bien les nuages, j'aime bien tout ça là-haut ». Il pleut dans le dessin. Un éclair et des bruits de tonnerre le propulsent dans la vie. Il atterrit avec la pluie sur le sol. Il inscrit un carré marqué d'une croix dans un véhicule, comme s'il s'inscrivait dans l'existence : « c'est la marque que j'ai fait ». Il commence ainsi à se sentir concevable en se dessinant à côté de moi : « à côté de toi, moi avec des chapeaux, grands chapeaux ». Il plie la feuille et me l'offre : « c'est pour toi ça, c'est un cadeau, j'écris mon nom ». C'est la première fois qu'il écrit toutes les lettres de son nom sans oublier les lettres centrales. Les lettres centrales relient les extrémités de son nom et semblent marquer sa concevabilité au milieu de ses parents.

Puis il dessine « un gros bateau dans la mer(e) » et ajoute « la lumière de détresse pour voir, on peut mettre plein de lumière ». Sa capacité de penser semble s'éclairer quand il dessine « un monsieur, c'est un commandant pour qu'il conduit le bateau, ça c'est les oreilles pour qu'il mette son chapeau sur le bateau et ça c'est l'ancre (encre) pour mettre de la lumière ». Il aspire à conduire son véhicule. Les oreilles lui permettent d'entendre son histoire qui commence à s'éclairer et à s'inscrire à l'encre sur le papier. Il dessine « un oiseau avec les yeux » et signe de son nom à l'envers. Je lui demande s'il signe ainsi pour retrouver ses souvenirs quand il était petit. Il acquièsce : « c'est bien pour moi, c'est mon bateau, je suis en train d'aller à la lumière ». Avec sa capacité de penser qui réémerge à travers la lumière, les oreilles et le chapeau qui gardent les pensées, il ajoute une pancarte, une fleur et un vélo : « c'est à moi le bateau, c'est pas à lui, il peut pas le prendre, je la pense pour toujours ma fleur, j'aime bien la penser ma fleur. Je surveille mon vélo pour que personne le vole ».

Il commence à évoquer des souvenirs douloureux d'hôpital, son opération et ses cauchemars : « J'avais peur quand ils m'ont opéré, quand je vois les lits d'hopital, j'ai peur, ça fait peur les docteurs, même les dames. Quand je vois les piqûres, ça me fait trop peur. J'aime pas les pompiers, les ambulances, les hôpitals. Quand ils mettent la sirène, ça me fait mal aux oreilles, j'aime pas. Des fois je rêve quand ils mettent la sirène. Je ne veux pas entendre les sirènes, ça m'attaque sur les nerfs. J'suis déçu des pompiers. Quand je les vois, ça fait pleurer ». Pendant son récit, il dessine un personnage dont la tête s'entoure de boucles à partir du tracé des oreilles. Je pense alors à sa fleur jusque là sans pétale. Il m'offre le dessin : « ça c'est toi les oreilles, tu écoutes les pompiers. C'est dégueulasse les lits ». La scène primitive devient fantasmable, ainsi que deviennent figurables ses souvenirs de lits d'hôpitaux dans lesquels il subissait passivement des soins douloureux intrusifs. Il dessine alors une maison tout en hauteur : « la fenêtre, c'est ta maison, pour voir dedans, un monsieur ». Je lui propose de dessiner le monsieur qui lui fait peur. Le monsieur jusque là impensable commence à être figurable par le dessin. Dans le mouvement transférentiel, Alexandre nomme ensuite « le monsieur qui fait peur » comme étant moi pour qu'il soit moins angoissant : « c'est toi ça , c'est le monsieur, c'est mieux ». Il ajoute à ce moment là un chapeau sur le personnage signalant sa pensabilité. Il se dessine à côté : « c'est moi, t'es à côté de moi. Il est en colère le monsieur, il est pas content le monsieur, il tape son fils, c'est pas bien ». En m'intercalant avec un chapeau entre le monsieur et lui-même, il se sent protégé à mes côtés pour faire face à ses angoisses. Depuis que sa mère est réhospitalisée, il est souvent seul chez lui en attendant son père qui rentre tard du travail. Alexandre se décrit terrorisé, l'absence maternelle lui est insupportable. Le père programme les journées de son fils en son absence en disant qu'il ne faut pas lui laisser le temps de rêver, et exige qu'il soit autonome sans se plaindre. Alexandre ne doit plus avoir d'espace pour rêver. Ses pensées doivent être entièrement commandées par ses parents et dirigées vers eux. Il dessine « un château avec deux monsieurs : un gentil et un méchant, c'est pas bien qu'il m'enferme dans le château. On dirait que le château, c'est comme ma maison ». Le monsieur qui lui fait si peur a une bouche terrible avec des grandes dents. Il rit que je puisse nommer ce qui fait peur : « c'est toi, c'est le monsieur, ça c'est pour toi ». Il dessine une voiture en me désignant comme conducteur, faute de pouvoir encore conduire son véhicule. Il s'y abrite comme il semble s'abriter psychiquement dans le ventre maternel, à l'image de ses dessins de maisons gigognes inter-emboitées au niveau de la porte.

À partir de ce moment là, il se dessinera toujours à côté de moi avec des grands chapeaux pour continuer à penser malgré cette situation impensable. Il parvient à relater sa souffrance et son angoisse ainsi que ses cauchemars. Il arrive transpirant d'angoisse en ne pensant qu'à sa mère : « je fais des cauchemars tous les jours, des fois j'ai pleuré. Je suis triste, ça rend fou quand je vois l'hôpital. Je m'ennuie. Quand je rentre dans ma chambre, ça rend trop fou, j'ai trop chaud, je m'ennuie et je pleure. J'aime pas m'abandonner tout seul. Quand j'ai envie de pleurer, j'ai des larmes, c'est pas marrant. Des fois Papa, il dort mal et il pense à Maman. J'aime pas les lits. Si je dors, je pense encore à Maman, ça me rend trop fou ». Dans son lit, seul, arraché de sa mère, aux prises avec des cauchemars, il se sent comme responsable de son abandon. Les lits qu'il n'aime pas semblent condenser le lit de la scène de ses origines, les lits d'hôpitaux du début de son existence, le lit d'hôpital de sa mère et le sien. Il me dit avoir vu sa mère « avec des tuyaux dans le nez ».

Il pourra transférer sa mère hospitalisée sur moi pour apaiser un peu son angoisse : « c'est toi là, je fais les yeux, les oreilles, entendre, c'est pour toi. Je vais faire un lit d'hôpital. C'est dur à comprendre, c'est difficile d'en parler. Ma mère elle m'a dit que si on en parle de trop, ça la rend malade ». Il dessine alors une ambulance qui abrite « un monsieur, c'est toi (en riant). Là, t'es malade ». Puis il se dessine : « c'est moi, je suis malade, il y a la sirène ». Il sourit en imaginant que c'est moi qui suis malade. Je lui dis que c'est plus facile d'imaginer que ce soit moi qui ai des tuyaux dans le nez que sa maman. Le transfert lui permet de recontacter ses souvenirs d'hospitalisation avec le bruit de la sirène de l'ambulance, et de les tracer. Il semble alors conscient de la situation : « J'ai pas mis mon nom. Ah ! la fleur, moi je pense souvent à la fleur, ça c'est un tronc d'arbre, ça c'est le soleil, il va dans le ciel ».

Il dessine une fleur avec un toit (toi) qui la protège et une maison dont la porte est une maison gigogne. Il fait sortir la fumée de la cheminée en disant : « c'est de la fumée qui part dans le toit (toi) ». Il dessine un personnage dans le véhicule de l'hôpital : « c'est toi ça ». Puis il me dessine sur le toit de la fleur avec une couleur lumineuse figurant le signifiant [toi] condensant deux représentations : toit et toi. Ce qui lui permet de se sentir protégé dans son existence et de ce fait, se représenter : « c'est moi à côté de toi avec un grand chapeau ». Je lui dis que ça lui permet de continuer à penser, même si cependant c'est difficile pour lui : « Je pense à quelque chose. Je pense à ma mère. Elle est à l'hôpital. C'est dur à parler de ma mère. Je m'ennuie tout seul. Tout à l'heure j'ai pleuré quand elle est partie à l'hôpital. J'étais en train de dormir. Tout d'un coup je me suis réveillé, quand ils sont arrivés chercher ma mère, j'ai rêvé. Quand il y avait des monsieurs, j'm'en rappelle, j'étais là en plus ». Avec l'enlèvement de sa mère, vécu comme un arrachement, il commence à sentir sa différence : « j'étais en plus ».

Il dessine un bateau sur la mer. La mer est en rouge : « c'est un bateau, c'est la mer, en rouge, elle est grosse ». Des bouées de sauvetage sont accrochées au bateau. Il remplit le bateau de couleurs en mosaïque comme pour essayer de lutter contre des risques de morcellement. Il retrouve le sourire et râle avec assurance contre le feutre rouge qu'il était sur le point de reprendre : « y en a marre du rouge ! ». Je lui demande si c'est le rouge de la mer(e) dont il a assez. Il acquièsce, sourit de son audace et jubile d'éprouver son désir d'autonomie : « ça c'est toi qui conduit le bateau. J'ai oublié d'écrire mon nom. C'est moi qui écrit tout seul ». Il dessinera alors pour la première fois deux maisons, non plus inter-emboitées mais séparées l'une de l'autre. À la séance suivante il dessine « un gros monsieur, un monsieur qui est méchant. Le monsieur, il est méchant parce qu'il est fantôme ». Ce jour là, il arrive terrorisé d'avoir entendu passer un camion qui annonçait une fête avec des clowns. Il dessine un clown terrifiant qui envahit la feuille. Puis il me dit que c'est moi. Il rajoute à ce moment là au personnage un chapeau, des sourcils et une bouche. Il restaure la perception de ces zones corporelles jusque-là déniées, vécues comme lieux d'arrachement de l'interface avec sa mère. Il retrouve sa capacité de penser. En transférant le clown sur moi, il peut alors envisager le clown comme bon objet. Apaisé et riant, il se dessine ensuite en clown.

Dans son corps d'adolescent de 16 ans, les identifications masculines sont encore angoissantes. Le monsieur terrible condense l'acteur impensable de ses origines, le méchant qui l'arrache prématurément de sa mère, le séparateur, l'impensable qui allume les sirènes de l'ambulance, l'intrusif qui impose des soins douloureux, le père irrespectueux qui tape et qui interdit de manifester ses affects, le père absent retenu au travail qui empêche de rêver, le croque-mort qui pourrait emmener sa mère au pays des fantômes et le clown qui prétend que tout va bien. La figure stéréotypée du monsieur est un support à la permutation des identifications. Elle rend possible dans un second temps sa nommabilité : « C'est moi ça ». L'émergence d'une figure nommable aux multiples identités fait advenir Alexandre comme sujet unique différencié.

La présentation de ces quelques étapes de la psychothérapie d'Alexandre, par le détour de l'image du monsieur innommable, met en évidence l'émergence de la figurabilité dans le mouvement transférentiel. La fonction de l'inscription par le dessin paraît concourir à la capacité d'advenue des figures marquant des vécus jusque-là impensables. Les chapeaux qui gardent les pensées, qu'Alexandre a dessinés au fur et à mesure de nos discussions sur les personnages, étaient des indicateurs précieux pour suivre la pensabilité des figures représentées. Le dessin de sa fleur sans pétale protégée par un toit (toi) lui a permis de préserver ses forces de croissance et d'engager une croissance psychique. Chez d'autres enfants, la représentation de l'herbe qui ne demande qu'à pousser joue un rôle similaire. Les forces de croissance relancent le mouvement pulsionnel malgré des difficultés à penser. Le dessin de la lumière dans sa maison, (« c'est une lumière pour que tu voyes »), puis des lumières de détresse sur le bateau, marquent sa quête d'éclairage de ses pensées. L'écriture à l'encre (ancre) participe à leurs représentations, (« c'est l'ancre pour mettre de la lumière »).

Après avoir éprouvé le sentiment d'un arrachement de l'interface avec sa mère, dans un fantasme de peau commune, c'est par le détour de l'Autre, qu'Alexandre peut sentir ses bords et se nommer. Le dessin de la bouche, des sourcils et la précision des yeux ajoutés aux personnages, après le passage par le transfert, marquent des tentatives de réparation de zones psychiquement arrachées par des sentiments d'abandon. Les séparations sont vécues comme des arrachements tant que le pare-excitation est encore défaillant. L'enfant prend généralement la responsabilité de l'arrachement à son compte pour déculpabiliser ses parents et tenter de réparer leurs blessures. Ainsi Alexandre « n'aime pas s'abandonner tout seul ». Les zones d'arrachement sont fréquemment localisées au niveau de la bouche, des sourcils, des paupières, du bout des doigts, du dessus de la tête et parfois du ventre. Le sentiment d'être béant à l'arrière de la tête ou dans l'axe du dos est à rapprocher d'un fond de regard non encore constitué psychiquement entre la mère et l'enfant. Les travaux de Geneviève Haag ont mis en valeur cette notion de boucles qui font retour lorsque le fond du regard mère-enfant advient[13]. Ainsi Alexandre dessine un personnage-fleur avec de grandes boucles à partir du tracé des oreilles après avoir relaté des souvenirs traumatiques d'hospitalisation et dit : « c'est toi les oreilles ».

Le passage par le transfert permet d'éclairer ses pensées et diminue la charge d'angoisse. En m'intercalant dans ses dessins entre le monsieur impensable et lui-même, je joue le rôle de pare-excitation auxiliaire qui filtre et contient. Le transfert remet en mouvement des traces anciennes et figées. Il rend possible dans un premier temps la nomination des figures en suspens dans un jeu de permutation des identités. La permutation des figures permet dans un second temps la mise en place de la bordure qui différencie de l'autre.

La vision élargie que permet l'interchangeabilité des identifications remet en mouvement une identité jusque-là inconcevable et figée. Par le jeu des permutations des figures en suspens, en essais de nomination, elle réanime et relance le mouvement pulsionnel sidéré. La recherche d'identifications à travers le tracé du personnage stéréotypé du monsieur, suit le trajet de va-et-vient en réseaux de résonance, en partant de celui encore innommable, en le déplaçant sur le thérapeute pour accéder ensuite aux images parentales, au corps médical de soins jusqu'au patient lui-même. Ces essais d'identifications multiples garantissent l'inscription du mouvement de points de vue différents. Mais ils prennent le risque par leurs changements rapides d'échapper à une inscription, tant que l'exigence de ne pas négliger aucun point de vue reste inentamable. En effet la forme d'un tout identifiable par ses bords stables peut être vécu comme une contrainte existentielle inconcevable, après une exploration d'identifications multiples au nombre infini de facettes. Le passage par l'interchangeabilité des identifications permet de figurer peu à peu en s'y accoutumant pas à pas le jusque-là impensable.

En éprouvant le rôle contenant du cadre analytique, Alexandre peut oser évoquer une situation qui lui fait peur. Le recours à la métaphore, aux déplacements et à la condensation par le mouvement identificatoire interchangeable diminue l'intensité de vécu catastrophique. Ainsi Alexandre se dessine abrité dans une voiture puis dans un bateau, qu'il nomme les miens. À cette étape, le mode de pensée indifférencié n'entrave pas une possible individuation. Au contraire il s'agit d'une pensée élargie qui peut passer d'un point de vue à un autre à toute vitesse, par résonance. Les mouvements de l'image procèdent non pas selon une logique causale mais par résonance, c'est à dire par une pensée qui opère des liens associatifs et non des déductions de cause à effet.

L'inscription d'une interchangeabilité possible des identités à travers les figures, donne l'assurance d'un échappatoire potentiel à un éprouvé douloureux trop intense de la contrainte existentielle et permet d'éviter de recourir à une annulation de perception. Elle donne accès aux mouvements pulsionnels qui tentent un frayage possible à la figurabilité de l'impensable : se sentir inconcevable risquerait de le désengendrer. Cet échappatoire possible lui facilite l'accès à sa nomination. Il marque d'une croix son existence dans la voiture, puis se dessine : « c'est moi ça ».

La fonction du tracé apportée dans le cadre transférentiel, étaye la possibilité d'une inscription stable dans sa nomination pour qu'advienne une différenciation des identités encore fragiles. Cette différenciation des identifications interchangeables, construit les facettes des parties d'un tout jusque là massivement inconcevable. La rencontre avec ces figures dans la résonance du transfert, met à l'épreuve la garantie que l'inscription tienne. Elle fraye le sillon du fantasme des origines qui ne cessait jusque-là de s'effacer.

La pensée par résonance, l'interchangeabilité des identifications et le travail de l'en-formation

Ce que nous enseigne le tracé en séance, c'est le mouvement transférentiel des identifications qui va permettre de cerner le motif refoulé dans la névrose ou l'émergence de nouvelles formes dans les phénomènes autistiques. L'enfant supporte cet avénement des figures masquées par un réseau associatif que permet le mouvement paroles/images. Les traces figurées frayent le passage des traces mnésiques par l'élaboration d'une forme puis d'un Nom. En ce sens, le travail du tracé permet l'appropriation psychique de l'histoire du sujet et permet son affiliation.

Le risque massif de déplaisir et d'angoisse pourra être surmonté par la mise en mouvement du pulsionnel que permet le tracé par un jeu complexe d'investissements, de désinvestissements et de réinvestissements. Le tracé mesure en quelque sorte ce que Abraham et Torok appellent la structure de l'affectable : en effet « l'affection est le point de départ de la constitution de l'Étranger et de l'Autre »[14]. C'est bien le cadre thérapeutique dans lequel se déploient les figures de l'étrange étranger qui permet de métaboliser l'angoisse diffuse en diminuant l'intensité du vécu catastrophique.

Les mouvements du tracé ne procèdent pas selon une logique de type causal mais selon une logique par résonance. C'est à dire que la pensée par résonance met en réseaux par affinités associatives des éléments qui ne sont pas liés par un quelconque enchaînement logique de cause à effet. Ces éléments disparates mis en mouvement par le pulsionnel dans l'espace diffus de l'informe s'en-forment par effet de résonance. Ce mouvement serait à comprendre comme un processus structurant l'émergence des figures encore innommables. L'émergence de la figurabilité qui peut passer par le tracé active le travail du sens et permet l'inscription du Nom jusque-là fantomatique et informe. Cette émergence transforme les figures en représentations sur quoi vont s'étayer les pensées. Ainsi, l'interchangeabilité des identités, par les permutations de points de vue que l'enfant opère dans le cadre transférentiel, par les mécanismes de déplacements, condensations et de recours à la métaphore soutient le mouvement pulsionnel. Le tracé vers la Figure appelle les noms vers le chemin de la représentabilité et de la différenciation du Nom. Les figures représentées issues de la crypte sont une première tentative, par le jeu des identifications de frayer la voie vers l'Autre.

Le tracé permet la transformation des affects et le changement des points de vue (ce que nous avons appelé mouvement d'interchangeabilité) ; ceux-ci peuvent être stucturants à condition d'être pris dans le transfert, dans une dialectique paroles/images travaillée par l'ouvrage du temps. Le temps du tracé met en suspens le travail de conscience. Le tracé permet de transmuer l'informe en une forme aux contours identifiables, travail de l'en-formation. Il aide à constituer un fond jusque là défaillant quand le pare-excitation a fait défaut. Le cadre transférentiel participera à l'arrêt de la recherche incessante d'identifications, par la bordure du Nom, sans risque de désengendrement. Le thérapeute peut suivre le mouvement transférentiel par les va et vient en réseaux dans le tracé.

La mise en image constitue une partie du travail psychique consistant à lier l'énergie pulsionnelle. Cette élaboration très archaïque (première forme de mentalisation ou pré-mentalisation) a pour fonction de rassembler les excitations externes et internes (représentants de la pulsion) en les canalisant dans la forme: travail de l'en-formation qui permet une véritable opticalité de l'innommable. La forme appartient aux pensées latentes alors que la surface de l'image, son représenté, relève du contenu manifeste. En ce sens, cette opération permet aussi au sujet un accès à sa forme subjective qui est une voie vers sa vérité. Le travail du sens se réalisera à l'aide du thérapeute dans le mouvement de la parole à partir du tracé (rencontre des représentations et jeu pulsionnel). L'interprétation et le surgissement du sens ont lieu dans l'inter-subjectif à partir du repérage de la mise en forme des traits apparemment fortuits. La pré-mentalisation figurative de conflits intra-psychiques rend possible la conscientisation et la métabolisation du conflit mais aussi la décharge des affects parfois figés ou diffus par l'absence de forme. La figurabilité de l'impensable relance le mouvement pulsionnel et le jeu de recherche d'identifications en quête d'un Nom. Le tracé participe à reconnaître l'efficience de la scène des origines et marque sa concevabilité. Le fantasme des origines permet la garantie d'assurer une inscription qui tienne. Ainsi dépris des identifications imaginaires et parfois mortifères, le sujet peut habiter son corps – lieu de médiation entre son désir et le désir de l'Autre. L'expérience du tracé en séance signe la rupture avec le réel impossible et ouvre le lieu d'une parole – lieu des possibles.

Références

Abraham N. et Torok M., 1987, L'écorce et le noyau, Paris, Flammarion.

Aulagnier-Spairani P., 1975, La violence de l'interprétation - Du pictogramme à l'énoncé, Paris, PUF, 5° éd. 1995.

Fedida P., 1978, L'absence, Paris, Gallimard.

Fedida P., 1992, Crise et contre-transfert, Paris, PUF.

Freud S., 1900, L'interprétation des rêves, Paris, PUF, 1987.

Freud S., 1905, Trois essais sur la théorie de la sexualité, Paris, Gallimard, 1987.

Haag G., 1992, "Aux sources de la vie. Le langage préverbal et l'émergence des représentations du corps en situation psychanalytique individuelle ou groupale avec des enfants autistes", Dialogue, n° 123, 1994, pp. 40-58.

Lacan J., Le Séminaire livre V (1957-1958), Les formations de l'inconscient.

Laplanche J. et Pontalis J.-B., avril 1964, "Fantasme originaire, fantasmes des origines, origine du fantasme", Les Temps Modernes, n° 215, pp. 1833-1868.

Lapoulichet S., 1994, L'œuvre du temps en psychanalyse, Paris, Payot.

Masson C., 1998, "L'inquiétante étrangeté dans l'œuvre de Hans Bellmer - De quelque malaise dans l'image…", Cliniques Méditerrannéennes, n° 55-56, pp. 145-161.

Masson C., 1999, "Le faire-œuvre perversif - L'érection d'une Poupée comme fétiche", Cliniques Méditerranéennes, à paraître en 1999-2000.

Tisseron S., 1995, Psychanalyse de l'image -Des premiers traits au virtuel, Paris, Dunod, 2° éd. 1997.

[1] Psychologue-psychothérapeute en institution, doctorante au Laboratoire de psychopathologie fondamentale et psychanalyse de l'Université de Paris 7. (Groupes de recherche sur l'Autisme et sur l'Originaire)

[2] Psychologue-psychothérapeute, consultation en internat scolaire, docteur en psychopathologie fondamentale et psychanalyse, Attachée temporaire d'enseignement et de recherche à l'Université de Paris 7. (Groupe de recherche sur l'Originaire).

[3] Enfant suivi et présenté par Céline Masson. Cet enfant nous a été adressé par son tuteur qui s'inquiétait de ses absences « car on ne sait jamais ce qu'il pense », nous disait-il.

[4] Enfant suivi et présenté par Chantal Lheureux.

[5] Celle-ci a repris son nom de jeune fille tout en étant toujours mariée et sous le même toit que son mari. Rémi l'appelle par ce nom alors que sa mère porte le nom du père.

[6] À la séance suivante, Rémi me dit qu'il n'a plus besoin de venir car il n'a plus de soucis et ne se ronge plus les ongles. Bien entendu, ce n'était qu'une trêve mais nous pouvons penser que le mouvement du tracé d'un-père-Ram-le pirate fut un geste très important pour lui.

[7] Il vint à cette séance en me montrant fièrement qu'il ne se ronge plus les ongles : « J'ai arrêté car sinon ma mère va me tuer ». Le monstre est représenté par deux pattes arrière et deux pattes avant très courtes avec des ongles dont certains ont été barrés car ils ont été rongés, me dit-il.

[8] Au cours d'une séance, il me disait qu'en ce moment il n'y avait pas d'homme dans le cœur de sa maman.

[9] « Lorsque […] l'écriture et même la marche sont soumis à des inhibitions névrotiques, l'analyse nous en montre la raison dans une érotisation trop forte des organes intéressés par cette fonction, les doigts et les pieds. Nous sommes arrivés à penser, d'une manière très générale, que la fonction qu'un organe remplit au service du moi est atteinte lorsque son érogénéité, sa signification sexuelle, s'accroît […] Lorsque l'écriture, qui consiste à faire couler d'une plume un liquide sur une feuille de papier blanc, a pris la signification symbolique du coït […] écriture et marche sont toutes deux abandonnées, parce qu'elles reviendraient à exécuter l'acte sexuel interdit ». S. Freud, Inhibition, symptôme, angoisse (Hemmung, Symptom und Angst), 1926, G.W., XIV, 113-205, trad. Michel Tort, P.U.F., Paris, 1951, 1968 2° éd., 1, p.4.

[10] La mère l'ayant retiré de l'internat.

[11] L'histoire de Rémi me fait penser à celle de Thésée élevé par sa mère chez son grand-père qui ignora tout de sa naissance. Égée ayant quitté Æthra, lui ordonna de ne rien révéler à l'enfant tant que ce dernier ne serait pas capable de soulever le rocher sous lequel il avait placé ses sandales et son épée. Thésée grandit donc sans savoir qu'il était le fils d'un roi, mais fit preuve dès son plus jeune âge, d'un courage et d'un sang-froid remarquables. Il s'aventura alors, armé de son épée, sur les traces de son père Égée par-delà les monstres et les bandits. Thésée s'engagea par la suite à délivrer Athènes du tribut que lui imposait le roi de Crète Minos qui envoyait des jeunes gens se faire dévorer par le Minotaure. Grâce au fil d'Ariane, il put trouver son chemin dans le labyrinthe, demeure du Minotaure, et put tuer le monstre endormi.

[12] Lacan écrit : « Entre lui [l'enfant] et cet Autre au départ il n'y a qu'une faible lisière, mais qui est marquée précisément par ce qui se passe dans la relation narcissique ; une lisière ambigüe en ce sens qu'elle se franchit, je veux dire que la relation narcissique est parfaitement ouverte à une sorte de transitivisme permanent ». J. Lacan, Le Séminaire livre V (1957-1958), les formations de l'inconscient, inédit.

[13] Haag G., 1994, “Aux sources de la vie, le langage préverbal et l'émergence des représentations du corps, Actes de langage”, Dialogue, n° 123, pp. 40-48.

[14] Abraham et Torok, "Le symbole ou l'au-delà du phénomène" (avril-septembre 1961), in L'écorce et le noyau, Champs/Flammarion, 1987, p. 43.