Le retour de la morale

Psychologie Clinique 5

juin 1998

Le retour de la morale

Par Jean-Philippe Catonné[1]

Résumé : La demande éthico-morale est pressante depuis une dizaine d'années. Comment expliquer ce retour à la philosophie morale ? Quel rôle y jouent les sciences et les techniques ? Quelle liaison entretient-elle avec la politique ? Après avoir répondu à ces questions, trois ouvrages, à la fois récents et marquants, sont choisis pour illustrer la tendance actuelle. Ils ont pour auteurs Comte-Sponville, Canto-Sperber et Revel-Ricard.

Mots clés : Ethique ; morale ; bioéthique ; environnement ; vertu ; amour ; responsabilité ; science ; sagesse ; politique.

n regain d'intérêt pour la philosophie morale est manifeste aujourd'hui, après une phase de déclin. Encore faudrait-il l'entendre au sens large d'une demande de philosophie pratique. On s'y préoccupe des conditions pour une vie bonne, mais aussi de celles qui doivent être réunies pour juger de la conformité d'une action avec la notion de justice. On y retrouve, inextricablement mêlées, une morale prescriptive de devoirs, à vocation universelle, visant le Bien et une éthique, particulière aux désirs de chacun, visant la sagesse et le bonheur[2]. Autrement dit, les deux composantes de la raison pratique sont en jeu, une téléologie, recherche finalisée pour une vie heureuse, de tradition grecque, en particulier aristotélicienne, et une déontologie, normative et impérative, de tradition kantienne, ou encore, pour emprunter à ce dernier auteur, ce qui oppose la doctrine du bonheur à la doctrine morale, l'une et l'autre étant nécessaires. Kant précise que cette distinction doit être faite avec « autant de scrupule que le géomètre dans son œuvre »[3]. Une telle exactitude géométrique n'apparaît pas comme le souci dominant de notre actualité. En effet, on parlera volontiers de philosophie morale à propos du bonheur[4], relevant pourtant de l'éthique stricto sensu, et on précisera, qu'à propos de la réflexion sur les conséquences des sciences de la vie et de la santé, ce qui vise les champs dits de la bioéthique et de l'éthique médicale, « on sent, de la part de la société, une demande de codification des pratiques »[5], c'est-à-dire de normes qui s'imposent à tous et qu'il serait logique de rattacher à la morale et non pas à l'éthique. De la sorte, en considérant le « retour de la morale », c'est bien à l'ensemble éthico-moral que l'on se réfère, tout en mettant aussi l'accent sur les limites au désir, sur l'interdit de la loi, ce qui relève plus spécifiquement de la morale et non pas de l'éthique en tant qu'art de vivre. Toutefois, parlons, sauf précisions contraires, de morale au sens large éthico-moral et interrogeons-nous sur les raisons de sa résurgence actuelle.

Inquiétude et désarroi

Deux catégories majeures m'apparaisent devoir être retenues. La première tient au pouvoir des sciences et des techniques. Les prouesses de la biologie inquiétent, par exemple la maîtrise de la reproduction et de l'hérédité. Le génie génétique permettrait le clonage humain et conduirait ainsi à la disparition de l'individualité du sujet. La technique permet de satisfaire le désir d'enfant d'une femme, longtemps après la ménopause, mais aussi de perturber les repères dans l'ordre des générations. En outre, la demande d'insémination post-mortem a fait l'objet de débats passionnés sur le sens d'un projet de procréation, excluant la présence physique du père. Plus généralement, on craint que les applications inconsidérées de la science biologique ne transforment l'humanité en tant qu'espèce et, de cette inquiétude, naît une demande de régulation spécifique, à la bioéthique et à l'éthique médicale. De plus, l'environnement est une autre mutation de « l'agir humain »[6]. Les retombées négatives de la science, telles que l'atteinte à la couche d'ozone, la déforestation tropicale ou les déchets nucléaires, prennent, pour la première fois dans l'histoire de l'humanité, une dimension planétaire. La nature, jugée invulnérable jusqu'alors, semble menacée, d'où la naissance d'une éthique de l'environnement et le développement d'une morale de la responsabilité mondiale avec la conscience d'un devoir vis-à-vis des générations futures, pour une humanité devenue fragile. Hans Jonas témoigne de cette vision d'un humain menacé par son action même et propose d'adopter une maxime de mesure et de retenue qui s'oppose à l'idée traditionnelle de progrès technologique et matériel[7]. La deuxième raison fondamentale est politique. Dans les années quatre-vingts, les espoirs d'une transformation radicale de la société, en particulier au nom du marxisme, s'évanouissent. Les citoyens des démocraties occidentales nourrissent un sentiment d'impuissance sur un fond d'horizon bouché, jugeant que, dans la période, aucune perspective politique ne se dessine pour permettre aux sujets de peser sur le cours de l'histoire. De là découle une tendance à un repli sur des sphères intellectuelles privées, alliant spiritualité et philosophie morale.

Le monde de l'édition témoigne bien de cette évolution. Depuis la seconde guerre mondiale, les sciences humaines triomphaient : elles étaient accréditées d'une plus grande capacité que la philosophie pour résoudre concrètement les difficulés existentielles. Par un retour de balancier, dans les années quatre-vingts, on s'en remet de nouveau à la philosophie pour traiter les questions de sens et de valeurs. Les chiffres sont éloquents. Prenons ceux de la décennie en cours : ils montrent que les sciences humaines stagnent ou croissent légérement, alors que les ouvrages de philosophie sont en constante augmentation. Qui plus est, à l'intérieur de la catégorie philosophique, le chiffre intéressant la rubrique « éthique » croît le plus rapidement. Soyons plus précis encore : de 1994 à 1997, les « nouveautés et nouvelles éditions annuelles » ont presque triplé en l'espace de quatre années[8]. À titre d'illustration de cette tendance actuelle, je retiendrai trois ouvrages, chacun m'apparaissant réprésenter un événement notable, au cours de ces trois dernières années, un par an..

Vertu, amour et responsabilité

Le premier, en 1995, est la parution du Petit traité des grandes vertus d'André Comte-Sponville[9]. Le projet avoué de l'auteur est d'écrire un livre de morale destiné au grand public, sachant que la vertu s'entend dans son sens originel d'excellence, donc à la fois puissance et effort pour acquérir des valeurs morales traduites par des actes leur correspondant. Dix-huit d'entre elles sont retenues, avec une progression de la politesse à l'amour. La première est en deçà de la morale, une origine y conduisant — en pratiquant la justice, on devient juste —, la deuxième étant un au-delà de la morale — faute d'amour, nous sommes moraux par devoir. En conséquence, si la politesse est un semblant de morale, la morale serait un semblant d'amour. Comte-Sponville distingue trois degrés d'amour. Le premier est l'érotique platonicienne, désir en manque visant à une possession exclusive, marque de l'égoïsme. Le second se réjouit de l'existence d'autrui, amour de réciprocité, où l'on reconnaîtra le désir spinozien. Se souciant du Bien d'autrui, il représente une authentique vertu. Toutefois, cette amitié amoureuse ne pouvant s'adresser à l'humaninté toute entière, il ne saurait tenir lieu de morale. De là découle la nécessité d'un amour universel, à savoir la charité, impliquant un décentrement de soi et constituant une antidote à toute forme d'amour égoïste. Avec cet amour gratuit, totalement désintéressé, aux limites des capacités humaines, on peut se passer de morale. Cette dernière obéit en effet à une maxime, selon laquelle on agit comme si l'on aimait, alors que la logique de la vertu sans contrainte, c'est-à-dire l'éthique, suivrait cette autre voie qui consiste à « faire ce que l'on veut, pour peu que l'on aime »[10]. Le traité distinguant ainsi érôs, philia et agapè eut un succès exceptionnel pour un livre de philosophie. Ici encore les chiffres nous seront utiles. Si l'on sait qu'un ouvrage philosophique tire à 2000 ou 3000 exemplaires, il est bon de savoir que le Petit traité a déjà été tiré à plus de 220 000 et qu'il est actuellement traduit en 23 langues. On peut s'étonner devant un tel accueil favorable du public, dans la mesure où l'ouvrage ressemble à une thèse de philosophie. Les notes de bas de pages sont abondantes : bibliographiques, exposant des discussions savantes et discutant d'une manière érudite la meilleure leçon à retenir pour traduire tel terme grec ou latin. Quelle est la nature du charme qui a opéré sur le grand public ? Le style est toujours clair et dans le chapitre sur la vertu de simplicité, l'auteur en profite pour critiquer un goût prononcé de certains de ses contemporains pour l'obscurité. Mais un style clair ne suffit pas à faire un ouvrage populaire. Comte-Sponville respecte son lecteur en exerçant sa fonction critique sur les grandes pensées exposées, sans masquer les difficultés, tout en les rendant accessibles par des exemples à la fois vivants et modernes. Ainsi la notion aristotélicienne de prudence, délibération portant sur les moyens, est illustrée par le safer sex, exercice prudent de plaisirs sexuels, en eux-mêmes innocents entre adultes consentants, mais conduite témoignant d'une disposition morale, dans son souci finalisé de prévenir les risques potentiellement encourus par autrui. L'excellent chapitre sur l'humour n'hésite pas à montrer comment Sigmund Freud est prolongé par Woody Allen et pourquoi l'humour constitue une authentique vertu, joyeuse désillusion qui guérit, à la différence de l'ironie qui blesse. Enfin, il me semble que l'auteur a fait preuve d'une ouverture d'esprit qui a plu à son public. Certes l'agapè chrétienne, amour inconditionnel du genre humain, adressé aux proches, comme aux personnes qui nous sont indifférentes, voire même ennemies, serait quasi inaccessible par l'immense majorité, tout en représentant une idée régulatrice pour une justice universelle. Faute d'une pratique effective de cette agapè ou joyeuse compassion, la morale s'impose, pour nous rappeler à nos devoirs de respect et de justice envers ceux que nous n'aimons pas. Toutefois, l'auteur reconnaît la légitimité des autres modalités de l'amour. On ne peut se passer ni d’érôs, ni de philia. Certes, il donne une préférence à l'amour sage sur l'amour fou, mais nous oscillons entre la joie spinozienne et la tristesse platonicienne. Érôs et philia sont inextricablement liés : l'amour de bienveillance s'enracine dans l'amour de concupiscence, la philia sublimée a le désir érotique comme point de départ. De la sorte, la passion érotique et la vertu de réciprocité sont réconciliées. Tous y trouvent leur compte, les passionnés de la sensualité comme les amoureux de la sagesse, c'est-à-dire les philosophes.

Le deuxième événement date de 1996 quand Monique Canto-Sperber fait paraître le Dictionnaire d'éthique et de philosophie morale[11]. L'ouvrage est volumineux (près de 1800 pages), rédigé par une centaine d'auteurs, traitant de concepts, pensées et doctrines, regroupés au sein d'environ trois cents articles. On y rappelle le rôle joué par des auteurs français, tels que Jankélévitch ou Lévinas, mais une large place est réservée à la philosophie analytique anglo-saxonne, ainsi qu'à l'école allemande de l'éthique de la discussion, celle de Karl Otto Apel ou de Jürgen Habermas. Le résultat fut à la mesure de l'enjeu, puisque le premier tirage de 5000 exemplaires fut vite épuisé, en dépit d'un prix de vente élevé. La vision est panoramique, explorant, selon les définitions adoptées par Canto-Sperber, aussi bien les notions fondamentales de la « philosophie morale » (le bien, le juste, la volonté, le bonheur…) que l'« éthique », s'intéressant à « des problèmes concrets de bioéthique, de médecine, d'environnement et d'action humanitaire »[12]. À cet égard, on y retrouve, parcourant tout l'ouvrage, le débat entre l'éthique dite de la conviction, esentiellement respectueuse des normes et une éthique de la responsabilité, se préoccupant des conséquences découlant de l'application de ces normes[13]. À propos de cette responsabilité, remarquons, avec Paul Ricœur, que la résurgence actuelle de la demande éthico-morale occupe une situation paradoxale, puisqu'elle est d'autant plus pressante que les fondements sont problématiques et conflictuels[14].

Science, sagesse et politique

Le troisième événement se situe en 1997, quand Jean-François Revel, interroge son fils, Matthieu Ricard, scientifique de haut niveau devenu moine bouddhiste, dans un long dialogue de plus de 400 pages[15], lui aussi bien reçu par le public, puisque déjà tiré à plus de 170 000 exemplaires. Parmi les nombreux intérêts du livre, je retiendrai celui sur la sagesse, faisant l'objet d'un parallèle constant entre les deux traditions orientale et occidentale. Un sage oriental ne saurait séparer sa doctine de sa vie, puisque la seconde est l'illustration vivante de la première. Revel rappelle qu'il en était de même chez les Grecs. Science et sagesse allaient de pair dans toute l'antiquité et même jusqu'au XVII° siècle, avec Descartes et Spinoza. Au cours de ces trois derniers siècles, la philosophie a abandonné sa fonction scientifique, à mesure que les sciences s'autonomisaient, victime de son propre succès. Quant à son autre fonction, la sagesse, comme recherche du bonheur et exigence de justice, elle s'est déplacée sur le plan collectif, traduite dans le projet des Lumières de bonheur des peuples, porté par la Révolution française, puis les utopies socialistes. Or l'échec de ces systèmes, « événement majeur de cette fin du vingtième siècle »[16] aurait laissé un vide moral qui expliquerait le regain d'interêt aussi bien de philosophies modestes orientant sur la manière de conduire son existence qu'une curiosité pour des doctrines de sagesse plus exigeantes, telles que le bouddhisme. Certes l'explication est schématique, puisque la disjonction entre science et sagesse s'est déroulée tout au long du Moyen-Age chrétien[17] et que des sages occidentaux sont présents jusqu'à aujourd'hui, mais elle est éclairante et suivie d'intéressantes propositions pour combler le vide moral et politique. Revel considère légitimement que le bonheur est une recherche éthico-morale personnelle, tout en assignant au politique l'organisation d'une vie démocratique où chacun aurait la possibilité de participer à la vie publique, pour édifier une société mondialement juste. Finalement, remarquons que la politique ne saurait par elle-même donner sens à nos existences, tout comme, réciproquement la sagesse ne saurait tenir lieu de politique. L'une et l'autre sont requises, sachant qu'une morale de respect d'autrui, à défaut d'amour universel, peut servir de fondement pour un programme de justice sociale.

Références

Canto-Sperber, Monique (dir), Dictionnaire d'éthique et de philosophie morale, Paris, PUF, 1996.

Conche, Marcel,Vivre et philosopher, Paris, PUF, 1992.

- Le fondement de la morale, Paris, PUF, 1993.

- Analyse de l'amour et autres sujets, Paris, PUF, 1997.

Comte-Sponville, André,Vivre, Paris, PUF, 1993.

- Valeur et vérité, Études cyniques, Paris, PUF, 1994.

- Petit traité des grandes vertus, Paris, PUF, 1995.

Habermas, Jürgen, Théorie de l'agir communicationnel, Paris, éd. Fayard, 1987.

Jonas, Hans, Le principe responsabilité, Paris, Les Éditions du Cerf, 1990.

- Pour une éthique du futur, Paris, Éditions Payot & Rivages, 1998.

Misrahi, Robert, Qu'est-ce que l'éthique ?, Paris, Armand Colin/Masson, 1997.

Rawls, John, La théorie de la justice, Paris, éd. du Seuil, 1987.

Revel, Jean-François et Ricard, Matthieu, Le moine et le philosophe, le bouddhisme aujourd'hui, Paris, Nil éditions, 1997.

Ricœur, Paul, Soi-même comme un autre, Paris, éd. du Seuil, 1990.

Walzer, Michael, Sphères de justice, Paris, éd. du Seuil, 1997.

[1] Université Paris I Panthéon-Sorbonne.

[2] Sur l'intérêt de distinguer la morale et l'éthique, voir : André Lalande, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, Paris, PUF, 1980, p. 306 ; Paul Ricœur, “Éthique et morale” ( 1990 ), in Lectures 1, Paris, Éditions du Seuil, 1991, pp. 256-268 ; Marcel Conche, Le fondement de la morale, Paris, PUF, 1993, pp. 2-4 ; André Comte-Sponville, Valeur et vérité, Paris, PUF, 1994, pp. 183-205.

[3] Emmanuel Kant, Critique de la raison pratique, Paris, PUF, 1943, 3° éd. Quadrige, 1989, p. 98.

[4] Monique Canto-Sperber, Dictionnaire d'éthique et de philosophie morale, Paris, PUF, 1996, “Avant-propos”, p. VI.

[5] Monique Canto-Sperber, “Le regain de la philosophie morale”, propos recueillis par Nicolas Journet, in Sciences humaines, n° 69, 1997, p. 32.

[6] Selon l'expression de Paul Ricœur qui distingue six domaines de cette mutation : environnement, sciences de la vie, échanges économiques, entreprise, médias et politique, “Postface au temps de la responsabilité” (1991), in Lectures 1, op. cit., p. 271.

[7] Hans Jonas, Le principe responsabilité, Paris, Les Éditions du Cerf, 1990.

[8] De 1994 à 1997, selon la classification Dewey, les nouveautés et nouvelles éditions pour la philosophie passent de 324 à 403 titres, alors que l'« éthique », dans la même période, croît de 29 à 80 ; source : Electre Biblio, communiqué par le Centre national du livre.

[9] André Comte-Sponville, Petit traité des grandes vertus, Paris, PUF, 1995.

[10] Ibid., p. 295.

[11] Dictionnaire d'éthique et philoophie morale, sous la direction de Monique Canto-Sperber, Paris, PUF, 1996.

[12] Ibid, “Avant-propos”, p. VI.

[13] Monique Canto-Sperber, “Le regain de la philosophie morale”, in Sciences humaines, n° 69, op. cit., p. 33.

[14] Paul Ricœur, “Postface au temps de la responsabilité”, in Lectures 1, op. cit., p. 278.

[15] Jean-François Revel, Matthieu Ricard, Le moine et le philosophe, le bouddhisme aujourd'hui, Paris, Nil éditions, 1997.

[16] Ibid., p. 257.

[17] Cf. Pierre Hadot, Qu'est-ce que la philosophie antique ?, Paris, Gallimard, 1995, en particulier pp. 355-378.