Le règlement de compte, ou la lapidation des femmes

ANTHROPOLOGIE ET CLINIQUE - RECHERCHES ANTILLAISES

Psychologie Clinique 15

juillet 2003

Le règlement de compte, ou la lapidation des femmes[1]

Par Dany Joseph Ducosson[2]

Résumé : La lapidation des femmes désignées comme loups-garous en Haïti interroge ce qui produit cette jouissance à tuer pour la foule. Ces femmes ne sont-elles pas une figure du règlement de compte à la mère, du fait du rapport ambigu aux mères dans les sociétés antillaises issues de l’esclavage. Cet esclavage a produit du “ fusionnel-maternel ” pour exister au-delà du désastre. Une fusion à la fois désirée et subie. Manger, être mangé. Dans les moments de tension il y a comme une mise en jeu de la pulsion de mort, adossée au traumatisme de l’esclavage, dans un désir que rien ne bouge…

Mots clés : Incorporation ; fusion ; pulsion de mort.

Haïti, décembre 1995

Une vieille femme, maigre et mal habillée est vue à cinq heures trente du matin auprès d’un cimetière avec un enfant, une petite fille. Elle la porte dans ses bras. Des passants reconnaissent la petite fille. Elle a été enterrée dans le cimetière il y a deux jours et sa mère habite à environ deux kilomètres de là. Peu à peu la foule grossit, s’amasse autour de la femme et de l’enfant… Le bruit enfle : cette femme est un loup-garou. Elle a déterré l’enfant, l’a ressuscitée et s’apprête à la manger. La foule qui a grandi se fait de plus en plus violente. Elle commence à lancer des pierres sur la femme, on veut la lyncher. Les jeunes policiers du poste de police vont, pour la protéger, être obligés de menacer la foule de leurs revolvers et, faisant rempart de leurs corps, amener la femme et l’enfant au poste de police. Les policiers donnent à l’enfant du jus et des biscuits. Leur avis diffère sur l’âge de l’enfant… Elle a entre 9 mois et 2 ans. Ils ne peuvent rien dire de plus sur cet enfant en dehors du fait qu’elle avait l’air chétif et affamée… Ils ne peuvent rien dire du visage de l’enfant, de son expression. La police va chercher la mère désignée par la foule. Elle habite à quelques kilomètres du poste de police. Sur le registre de main courante est écrit : “ Mme X, mère de l’enfant, est appelée pour venir chercher son enfant victime des actes de la sorcière ”. Cette femme déclare en arrivant qu’elle ne connaît pas cette petite fille, que ce n’est pas son enfant. Peu de temps après arrivent le mari et l’oncle de la femme. Elle change d’avis et dit alors que c’est effectivement sa fille. La mère et le père repartent avec elle sous les yeux de la télévision nationale. La désignée loup-garou est emprisonnée pour actes de sorcellerie. La vieille femme dit qu’en passant près du cimetière, elle a vu l’enfant couché dans les hautes herbes au bord de la route… Elle s’est approchée. À ce moment “ des gens ” se sont mis à la battre pour l’obliger à ramasser la petite fille. Cette petite fille a peut-être été abandonnée là, faute de pouvoir la nourrir et trop petite pour être placée comme servante… C’est impensable. La vieille femme ne peut pas parler de son mouvement de compassion à la vue de ce petit corps gisant dans les herbes, elle ne peut se défendre qu'en se posant comme victime, objet de la malveillance de gens, d’esprits qui l’ont contraint à prendre cette enfant. Elle ne doit la vie sauve qu’à l’intervention des jeunes policiers.

Haïti, une autre histoire, un peu avant, fin Novembre 1995

Une femme d’un certain âge et ses deux filles sont surprises par “ des gens ” à proximité d’un cimetière, avec le cadavre d’un enfant sous le bras de l’une d’entre elles. Une foule s’amasse très vite (la foule se constitue très vite en Haïti du fait qu’il y a à toute heure du jour et de la nuit une masse de gens disponibles, en mouvement sur les routes). On se précipite pour les intercepter en les désignant comme loups-garous. Le groupe des trois femmes se sépare après s’être débarrassé du cadavre de l’enfant en le jetant par terre. Une des filles part dans une direction en courant, elle a une bouteille dans la main. Les deux autres (la mère et l’une des filles) se lancent dans une autre direction. Elles sont rapidement arrêtées par la foule qui se met à les battre et à leur jeter des pierres pour les faire avouer qu’elles viennent de déterrer l’enfant et qu’elles sont des loups-garous qui vont le manger. On veut les forcer à ressusciter l’enfant. Elles disent que c’est celle qui s’est sauvée qui est partie avec la bouteille contenant le bon ange de l’enfant. La conception des rapports entre le corps et l’âme a des particularités dans la culture haïtienne, en particulier chez les vaudouisants. Le corps en tant que corps charnel est appelé kadav ko. Ce qui anime ce corps c’est le gwo-bon-anj. Le ti-bon-anj lui, est mobile, il peut s’échapper et voyager pendant le sommeil et peut être capturé par un sorcier pour faire du mal à l’individu ou à une autre personne. Il convient alors de le renforcer, dans l’initiation, par un lwa protecteur. Le nanm qui désigne tout ce qui arrive et actualise la personne est constituée du gwo-bon-anj et du ti-bon-anj. À la mort de l’individu, le ti-bon-anj ne disparaît pas et peut commencer une nouvelle vie dans d’autres corps. N’est-ce pas le corps de l’enfant de l’une d’entre elles ? Pour quelle raison voulaient-elles s’en débarrasser sans tambour ni trompette ? Il n’est pas possible pour ces femmes de tenter d’expliquer ce qu’elles faisaient avec ce cadavre d’enfant. Il n'y a place pour aucune parole. Submergées par le bruit et la fureur, elles cherchent à se dégager de la meute en déviant son attention sur celle qui s’est sauvée : c'est elle qui a le bon ange de l'enfant et qui peut donc le ressusciter. Mais en fait, l'enfant n'intéresse personne, peu importe qui il est. La foule ne s'intéresse qu'aux femmes. Ce sont des sorcières. Elles vont être lapidées et brûlées. Femmes loups-garous, sorcières brûlées… Quelle horreur !

Manger, être mangé

Les histoires de dévoration d’enfant traversent toutes les sociétés et sont à la base de nombreux mythes, contes ou légendes. Elles tirent leur origine de la mise en métaphore du fantasme de dévoration-incorporation qui est au cœur de l’organisation du psychisme, au cœur de l’inconscient humain. Ce fantasme s’organise autour du souvenir de la toute première relation de la mère et de son bébé, relation où le plaisir, pour l’un et l’autre, tire sa source de l’excitation de la tétée et de la succion. Plaisir mêlé d’effroi, plaisir partagé dans un double mouvement manger- être mangé. Le fantasme d’incorporation rend compte, dans le même temps, du plaisir imaginaire de possession de l'objet, de l’angoisse que cet objet soit détruit dans ce même mouvement et de l'illusion que, par là, puisse se faire l'assimilation des qualités de l'objet. La croyance au loup-garou est croyance ordinaire en Haïti et participe d’une conception de la personne, du rapport entre les vivants et les morts, de la possibilité de récupérer la force vitale de personnes et surtout celle d’enfants innocents. Les morts sont, comme aux Antilles françaises, omniprésents et il importe de s’en faire des alliés et au pire de s’en défendre. Il en est de même pour les personnes qui sont censées avoir commerce avec les morts. Les personnes soupçonnées d’être des loups-garous vivent au milieu de tous, en voisinage habituel. Comme celles qui sont supposées êtres volants ou sorcières ou ayant les mains sales aux Antilles françaises ; elles sont l’objet d’une surveillance serrée, on multiplie les stratégies pour s’en protéger, mais elles ne sont ni lynchées ni brûlées. Il semble que ces lynchages surviennent, comme par épidémies, à la périphérie de Port-au-Prince.

Que se passe-t-il pour qu’une foule se précipite dans une jouissance à tuer, pour sacrifier des femmes en toute impunité ?

Dans ces deux histoires, il n’y a aucune précision sur la réalité des personnes. On ne sait rien des protagonistes du drame. C’est comme si tout cela n’était que pur prétexte. Il n’y a pas de récit, pas de discours sur ce qui constitue leur faute. Une foule anonyme, rassemblant ces errants perpétuels qui marchent et marchent sans arrêt aux alentours de la capitale et sur les routes, se précipite sans sommation, sans suspension, sans parole en dehors de la désignation des victimes, dans une jouissance de la mise à mort. Ces histoires de lapidation se produisent à la périphérie de Port-au-Prince où sont venus s'entasser une masse d'errants, san papa ni manman (expression qui veut à la fois parler de déracinés, d’orphelins, d’abandonnés, mais qui a également le sens de sans foi ni loi). Il survivent dans une misère et une déréliction si absolues que la souffrance n'a même plus de sens. Les combats politiques, comme toujours et plus récemment depuis le départ de Jean-Claude Duvalier, sont d'une extrême violence. Le déchoukaj (acte d’ enlever toute trace en arrachant les racines, les souches) qui a suivi ce départ s'est accompagné de mises à mort par la foule de suspects brûlés et lapidés. Le coup d'État renversant Jean-Bertrand Aristide s'est accompagné de massacres, de tortures dont les coupables n'ont pas, pour beaucoup, été jugés. Les hommes politiques en lutte pour le pouvoir sont désignés dans le langage populaire comme gros mangeurs. La perspective de lutte proposée par Titid et ses partisans (fanmi Sélavi, fanmi Lavalas) est le rassemblement de la famille autour de la table (bo tab la), une famille qui attendrait que le problème se règle lavalassement, dans un torrent d'eau et de boue emportant tout sur son passage.

Quand il n'y a comme perspective politique que ces métaphores familiales et alimentaires résonnant en écho avec des fantasmes d’incorporation, quand le système symbolique du vaudou est impuissant à régler la question politique, quand il y a une telle confusion de tous les espaces intimes, privés, publics, la voie est ouverte à la sauvagerie. Et c'est peut-être pourquoi, l'espace d'un instant, tous ces gens en manque de tout, n'ont d'autre horizon que le règlement de compte aux mères par ce sacrifice de femmes loups-garous.

Ces femmes sacrifiées semblent être les boucs émissaires d’un compte à régler avec les mères

La violence de ces histoires nous atterre et nous sommes prêts à les reléguer au rang de la pure sauvagerie des haïtiens que par ailleurs nous sommes toujours prêts à lyncher[3], sauvagerie dont nous serions indemnes. Ce qui est clair dans ces deux histoires, c'est l'absence de la réalité des femmes sacrifiées. Elles sont là comme pure production du désir de tuer de la foule. Dans cette société, où la mère est si centrale dans tout le dispositif symbolique, (comme c'est le cas pour toutes les sociétés afro-américaines) il y aurait là un règlement de compte extrême avec les mères, un règlement de compte qui là ne cacherait pas son jeu. Ces femmes soupçonnées d’être loup-garous sont, semble-t-il, le plus souvent des femmes sans enfants ou ayant passé l’âge d’en avoir. De plus, ce ne sont pas des femmes mais des loups-garous et le groupe prend toute la masse des individus dans son filet, et la lapidation permet d’échapper au contact rapproché. Ainsi, sans culpabilité, la violence faite à ces femmes vient régler l’envie et la haine qui peut poindre à l’égard de l’objet d’amour, la mère.

D’où vient cette attaque destructrice de la réalité de femmes qui ne seraient là qu’une projection de l’objet d’amour, de manière à clôturer le fantasme d’incorporation-dévoration ? Tout se passe comme si, dans un agencement clôturé du lien social sur un mode très fusionnel devenu soudainement très pesant du fait de son inefficacité à régler les questions actuelles, une pulsion de déliaison venait faire irruption. On peut poser l’hypothèse du travail de la pulsion de mort dont Freud dit : “ À côté de la pulsion qui tend à conserver la substance vivante et à l’agréger en unités toujours plus grandes, il devait en exister une autre qui lui fut opposée, tendant à dissoudre ces unités et à les ramener à leur état le plus primitif, c’est-à-dire l’état anorganique ”. La pulsion de mort est une notion introduite tard par Freud dans "Au-delà du principe de plaisir" en 1920. L'hypothèse de l'existence de cette pulsion (notion très controversée dans le monde de la psychanalyse) est née de la difficulté qu'a eue Freud de comprendre ce qu'il a appelé “ compulsion de répétition ” dans laquelle le sujet, inconsciemment se place dans des situations pénibles et reproduit sans arrêt l'échec. Freud pensait qu'on ne pouvait pas expliquer cette psychopathologie en ne se rapportant qu'à la description d'un fonctionnement psychique exclusivement dominé par la tendance au plaisir. Il écrit : “ On ne peut méconnaître la présence dans la vie psychique d'une puissance que nous nommons selon ses buts pulsion d'agression ou de destruction et que nous faisons dériver de la pulsion de mort originaire de la matière animée ”.

Cette pulsion de mort, viendrait s’embusquer dans l’illusion de la jouissance de la foule et marquer, à travers une apparente liaison dans la chaleur de la foule, un processus profond de déliaison. Le groupe, basculant brutalement dans un réel non symbolisable, une fois passé le mouvement de passage à l’acte, se retrouve tout nu, floué, condamné à la répétition, à l'échec. La pulsion de mort qui habite la foule dans son acharnement contre les femmes loups-garous a certainement un lien avec le traumatisme originaire de la violence de l'esclavage, en inscrivant dans cette société la reconnaissance d'un pouvoir de vie et de mort et comme une alternative manger ou être mangé.

Mais pourquoi les mères ?

Ce qui s’exhibe avec tant de force dans ces histoires de lapidations de femmes est à la mesure du rapport ambigu que nous avons avec les mères dans les sociétés antillaises issues de l’esclavage. La toute puissance de la mère a fait son nid dans la société esclavagiste du fait qu’elle a servi de trame au tissage du corps social. Cette relation mère-petit enfant (on pouvait l’interrompre pour un grand enfant. Cf. le Code Noir) a été la seule à être préservée de la séparation pendant toute une période, pour des raisons marchandes de maintien en vie de forces productives.

Et nous voilà avec toute une production d’histoires. Une histoire où des fils sont maintenus dans le réseau du filet des mères par un maillage serré contribuant, pour une part, à la difficulté d’être père. Mais voici que depuis quelques années, il y a quelques histoires de meurtre de mères par des jeunes hommes sous l’influence de drogues. Tout se passe comme si une addiction venait leur donner des armes pour régler l’addiction à leur mère. Une histoire où des filles, n’ayant que mépris ou au mieux compassion pour la vie de leur mère, s’enlisent dans une conduite répétitive où, quasiment terme à terme, se reproduisent la grossesse à un âge où l’on est encore une petite fille sans avoir eu le temps d’être femme, l’échec des relations avec les hommes, avec les pères de leurs enfants. Une répétition mortifère. Une histoire de mots où parler du sexe des femmes est toujours d’une grande violence. Toutes des salopes sauf ma mère ! Comme si la naissance ne venait pas de l’amour, de la rencontre de l’autre, mais comme une explosion pour creuser et suturer sans arrêt ce qui vient à manquer encore, encore et toujours. Une histoire de difficultés à se construire dans une convocation claironnée des lois de la République Française, dans le même temps qu’il y a une affirmation de l’envie d’être en marge de la France. L’espace de l’association tombe très vite dans une prescription échevelée de fusion tant il est impossible de concevoir le conflit comme structurant de la vie d’un groupe. La loi du plus fort. Manger ou être mangé. La prestance dans le discours accroché à une sorte de matérialité sonore de la langue. Une intolérance à la marginalité, à la différence. Toute tentative d’individualisation ne pouvant souvent se faire que dans le passage à l’acte. L’impossibilité de la trahison constructive. Une histoire de passion pour les héros morts. Ceux qui le sont depuis longtemps et qui sont convoqués lors des commémorations. Une fabrication du souvenir qui fait de la mort un acte héroïque. Il ne peut être question de dire que Delgrès et ses compagnons acculés n’ont eu de choix que de se faire massacrer ou de se faire sauter en entraînant avec eux dans la mort quelques ennemis, choix relevant d’un courage certain. Ça devient comme un choix délibéré, à la limite désiré.

Radio Guadeloupe décembre 2002 : “ Le plus grand et le plus pur des sacrifices ”. Ces héros qui “ ont choisi de mourir au nom de la liberté ”. Une histoire de luttes syndicales qui traficotent toujours un discours sur la mort, la mort de la canne, la mort de l’école, de la santé, du tourisme. “ Michel Madassamy doit mourir pour que l’État français musèle définitivement le syndicat UGTG. Michel Madassamy doit mourir pour que le système colonial français perdure dans ses possessions antillaises… L’État français entend solder dans un bain de sang ses comptes avec l’UGTG et a planifié l’assassinat prochain des Combattants de la Liberté du syndicat indépendantiste ” 8 juin 2001, Conseil Syndical de l’UGTG.

Dans toutes ces histoires, il s’agit souvent d’une impossibilité de se dégager de cette posture de fils nés pour la mort, d’une difficulté pour les filles d’être femme et mère. Il s’agit aussi de la difficulté éprouvée à chaque fois que quelque chose pourrait se tricoter du côté du vivant, de l’Autre, de la séparation, du conflit. Alors se met en branle ce désir que rien ne bouge, que tout reste en l’état, dans une mélopée taraudante de plainte de non-amour ou d’amour déçu. Il est difficile du côté du désir de garder le cap de la vie, de l’élaboration de la pensée, non pas comme un exercice singulier et quasiment masturbatoire, mais comme une possibilité de construire des résistances à la toute puissance de la marchandise, qui n’emprunteraient pas la voie d’un quadrillage par du familial quelle qu’en soit la forme (même patrimonial). Il n’y a que des possibilités de création (dont on sent un certain souffle dans des productions artistiques actuelles) qui peuvent permettre d’échapper à la plainte permanente, au simulacre ou au passage à l’acte.

[1] Cet article est, en quelque sorte, une version “ antillaise ” de "Les loups garous lapidés" paru dans le numéro 7 de la revue Dérades.

[2] Pédo-psychiatre, CHU de Pointe à Pitre, Guadeloupe.

[3] On a encore en mémoire comment en 2002 un animateur de télévision privée en Guadeloupe, Ibo Simon, a réussi à provoquer des destructions de biens de Haïtiens après avoir harangué les foules sur le parvis du palais de justice de Pointe à Pitre où il comparaissait à la suite de plainte d’associations pour incitation à la haine raciale sur les antennes de sa télé.