Le pas de Freud de la psychothérapie à la psychanalyse

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POURQUOI LA PSYCHOPATHOLOGIE CLINIQUE ?

Psychologie Clinique 20

janvier 2006

Le pas de Freud de la psychothérapie à la psychanalyse[1]

Par Annie Tardits


Résumé

Y a-t-il une nécessité interne à la psychanalyse qui détermine les psychanalystes à déclarer – à professer – la spécificité de leur pratique et de leur discipline, ou est-ce toujours à cause de circonstances extérieures qu'ils sont amenés à défendre leur singularité ? Il est clair que, depuis cinq ans, ce sont les circonstances – le processus implacable de contrôle social et de réglementation – qui imposent aux psychanalystes de spécifier leur pratique et la formation qu’elle requiert au regard d’autres pratiques thérapeutiques, en particulier au regard des psychothérapies.

Mots-clefs

Psychanalyse ; psychothérapie ; réglementation.

Summary

Is there an internal necessity to the psychoanalysis which determines the psychoanalysts to declare – to profess – the specificity of their practice and their discipline, or is it always because of outside circumstances that they are brought to defend their peculiarity? It is clear that, for five years, it is circumstances – the merciless process of social control and rule – that impose on the psychoanalysts to specify their practice and the training which it requires towards the other therapeutic practices, in particular towards the psychotherapies.

Keys-Words

Psychoanalysis : psychotherapy ; rule.

En 1926 déjà, Freud doit soutenir la spécificité de la psychanalyse

À cette date, la plainte contre Reik, accusé de charlatanisme, rendit nécessaire l’intervention de Freud. Mais, quand on y regarde de plus près, il apparaît que le livre de Freud dépasse les circonstances de la plainte, pour laquelle il a d’ailleurs fait, en privé, les démarches nécessaires. Par l’intermédiaire d’une adresse fictive aux pouvoirs publics, son livre s’adresse aux analystes qui sont en train de réglementer la formation, et plus largement au public. Dans cette adresse, il articule ce qu’est la spécificité de la psychanalyse, ce qu’est un analyste qualifié pour l’appliquer au traitement et la nécessité d’une formation appropriée. Au regard des pouvoirs publics il tranche dans la question : est-il plus juste, en matière d’analyse, de réglementer légalement ou de laisser faire ? Il dit sa préférence pour le « laissez faire » (sic, utilisant cette expression en français) et, au cas où les autorités politiques feraient le choix de réglementer, il dresse les contours d’une « politique d’intervention active » qui mette de l’ordre et de la clarté au lieu de tout embrouiller par l’interdiction faite aux profanes de pratiquer la psychanalyse. Cette politique devrait « fixer les conditions selon lesquelles l’exercice de la pratique analytique sera permis à tous ceux qui le voudront, instaurer une quelconque autorité auprès de laquelle on puisse s’informer de ce qu’est l’analyse et de ce qu’il est permis d’exiger pour se préparer à l’exercer, et promouvoir les possibilités de l’enseignement en matière de psychanalyse. »

La Postface, écrite un an plus tard, après le débat du congrès de l’Internationale psychoanalytische Vereinigung (IPV) de 1927, s’adresse clairement à ses collègues analystes, en particulier aux américains, qui soutiennent l’inclusion de la psychanalyse dans la pratique médicale en tant qu’elle serait une psychothérapie. Par cette position ils n’hésitent pas à exclure les profanes de la pratique de la psychanalyse. Ce faisant, ils participent activement au refoulement de la psychanalyse en tant que profane ; mais de cela ils ne veulent rien savoir. La question de l’analyse profane, loin d’être simple, a nécessité l’argumentation serrée de Freud dans son livre de 1926. Elle confine au paradoxe, un paradoxe que Freud soutient. Il veut bien reconnaître que si la psychanalyse prétend traiter les malades elle doit consentir à être admise dans la médecine générale comme une spécialité. « Cela, je le reconnais, je l’admets, je veux seulement être sûr que la thérapie sera empêchée d’abattre la science. » Mais il affirme que le traitement de l’homme névrosé est un matériel nécessaire et privilégié pour la recherche scientifique de l’analyse avant d’être un objectif thérapeutique. Il soutient alors que le primat de l’intérêt scientifique ne sacrifie pas pour autant l’intérêt du malade car les deux intérêts, de fait, se conjuguent. La visée du traitement est cependant clairement énoncée comme une visée de savoir pouvant avoir un effet thérapeutique.

On peut imaginer que cette position radicale pouvait choquer et surprendre, dévoilant un malentendu que Freud lui-même avait pu nourrir. Il avait pu avancer en 1905 que si la psychothérapie a été la forme la plus ancienne de la pratique médicale, la psychanalyse, en tant que « psychothérapie scientifique » apporte au médecin la possibilité d’un usage réglé du facteur psychique en jeu dans le processus thérapeutique. Son propos de 1926 est très différent. Énoncer la visée du traitement comme une visée de savoir l’amène à distinguer nettement la psychanalyse et la psychothérapie dont il élargit le champ au-delà de la médecine. Il dégage deux traits de ces psychothérapies à partir de deux exemples : la thérapie qui s’appuie sur la psychologie individuelle d’Adler et le ministère religieux des âmes, protestant d’abord (allusion à la cure d’âme) et depuis peu catholique. Le premier trait que ces psychothérapies ont en commun est de soutenir de l’extérieur ce qui est défectueux au lieu de le corriger de l’intérieur. Le premier procédé y parvient en éveillant l’intérêt pour la communauté sociale –on voit poindre là tous les usages psychothérapeutiques du groupe. Le second procédé agit en confortant la croyance – on voit poindre là tous les usages psychothérapeutiques du transfert qui renforcent la croyance en un Autre qui sait. En plus de cette visée thérapeutique de soutien, ces deux psychothérapies ont en commun un autre trait, leur étayage sur la psychanalyse. Ces deux procédés doivent leur force et leur réussite à cet étayage. Cet étayage peut se présenter comme un « éclaircissement analytique » d’appoint, fait d’ailleurs pour renforcer le transfert, ou au titre du rapport qu’a pu entretenir la théorie sous-jacente avec la psychanalyse, même si elle en est devenue l’adversaire. On voit là se dessiner la généalogie de nombreuses psychothérapies dans les dissidences majeures de la psychanalyse et s’éclairer la volonté de certains psychothérapeutes d’inclure la psychanalyse dans le champ de leur pratique.

Freud ne s’étend pas davantage sur ces traits communs aux psychothérapies. Là encore il marque la spécificité de ce que « nous autres analystes » nous faisons et qui réside dans la conjonction très particulière entre guérir et chercher – une conjonction que défaisait la distinction, instituée à Berlin dans la formation des psychanalystes, entre psychanalyse thérapeutique et psychanalyse didactique. « Notre procédé analytique est le seul dans lequel cette précieuse rencontre est garantie. » Dans la psychanalyse le savoir guérit, le traitement apporte un savoir nouveau qui a un effet thérapeutique. « Cette perspective de gain scientifique était le trait le plus noble, le plus réjouissant du travail psychanalytique, avons-nous le droit de le sacrifier à telle ou telle considération pratique ? » Le texte insiste : les considérations pratiques ne doivent pas l’emporter.

En quoi ce savoir, qui dans le traitement psychanalytique a un effet thérapeutique, est-il différent de « l’éclaircissement analytique » que peut donner, avec succès, un psychothérapeute ? Freud ne pose pas cette question, sans doute parce que la réponse est pour lui évidente : il ne s’agit pas du même savoir. La connaissance psychanalytique, celle qui peut se déposer dans les livres, se transmettre pour une part dans l’enseignement ou être donnée comme éclaircissement dans une psychothérapie, n’est pas le savoir qui se construit dans la cure avec le savoir inconscient. L’éclaircissement psychanalytique et le savoir auquel le sujet a accès parce qu’il est construit dans l’analyse ne guérissent pas de la même façon. Mais ce n’est pas seulement parce qu’ils se construisent différemment que leurs effets thérapeutiques se distinguent, c’est parce qu’ils n’ont pas le même objet.

Si la chose est tellement évidente pour Freud, c’est que l’invention même de la psychanalyse tient à cette différence à la fois radicale, subtile et finalement assez simple. Sa radicalité soutient la position de Freud dans la question de l’analyse profane. Sa subtilité éclaire tous les malentendus encore d’actualité chez les psychanalystes à propos de l’effet thérapeutique de la psychanalyse. Sa simplicité est formulée dans le chapitre final des Études sur l’hystérie, quand Freud est au bord de faire le pas où il invente la psychanalyse. C’est la différence entre une « thérapie symptomatique » et une « thérapie causale ». Freud la formule très clairement pour reconnaître que le procédé cathartique est une thérapie symptomatique, la meilleure, qui ne saurait être surpassée. C’est sa pratique du procédé de Breuer qui lui permet alors de se déclarer psychothérapeute dans cette phrase qui sonne en français comme un alexandrin : « Je n’ai pas toujours été psychothérapeute. » La thérapie causale est autre, elle requiert un autre pas.

Le pas de Freud

Freud a donc été psychothérapeute, et puis il est devenu psychanalyste. À l’époque où il écrit ce dernier chapitre, sans doute au printemps 1895, quelques mois avant le rêve de l’injection faite à Irma, il n’a pas l’idée de ce que pourrait être une thérapie causale, une thérapie fondée sur un savoir de la cause. Mais c’est ça qu’il cherche, qu’il va inventer et construire ; c’est là que le conduit son désir tellement déterminé de savoir. Revenant en 1932 sur la théorie du rêve, Freud souligne qu’« elle marque un tournant ; c’est avec elle que l’analyse a franchi le pas menant d’un procédé psychothérapeutique à une psychologie des profondeurs. »

Il est intéressant de s’arrêter quelques instants sur ce que Freud dit en 1895 sur cette distinction. Le procédé cathartique agit sur le symptôme et le guérit, mais « il ne peut empêcher que de nouveaux symptômes viennent remplacer ceux qui ont été écartés. » Seule une thérapie causale, qui agit sur la cause de la névrose et non sur le seul symptôme, peut être prophylactique : elle empêche l’extension des dommages. Mais elle ne défait pas nécessairement ce que les facteurs nocifs ont déjà déterminé ; il faut pour cela une « seconde action », symptomatique. Dans cette visée, le procédé cathartique est le plus efficace. La distinction qu’opère Freud le porte donc à poser, dans un même mouvement, l’ambition et la limite de cette nouvelle thérapie, causale, qu’il nommera un an plus tard psychanalyse.

Pour l’homme de science qu’est aussi Freud seule une thérapie causale est scientifique comme seul le savoir de la cause peut agir sur la cause de la névrose. Sa conférence au Collège des médecins à Vienne en 1904, "De la psychothérapie", a pu nourrir un malentendu par la formulation que la psychothérapie est « la forme la plus ancienne de la thérapeutique médicale » et l’annonce d’une « psychothérapie scientifique » qui contrôle le facteur psychique en jeu. Sans doute, dans ce moment où il s’apprête à publier le cas Dora, pense-t-il au mouvement du transfert. Si la psychanalyse est cette psychothérapie scientifique, on conçoit qu’elle puisse être considérée par certains psychanalystes comme la seule psychothérapie, celle qui pourrait orienter le champ des psychothérapies, et par certains psychothérapeutes comme celle qui, selon une formule de Lacan, fait paratonnerre, garantie. De fait, Freud ne gardera pas l’usage de ce terme pour l’application de la psychanalyse au traitement des névroses. Dès 1904, dans cette conférence, il a pu cependant formuler le paradoxe de ce traitement qui, pour accéder au mécanisme de « l’être-malade-psychique », doit « abandonner pour un moment » le point de vue thérapeutique. Par la suite, il parlera plutôt de thérapeutique psychanalytique, réservant le terme psychothérapie aux autres méthodes, restant très réservé sur l’usage de la psychanalyse « à l’occasion » par les psychothérapeutes.

Freud n’a pas varié sur son orientation, c’est-à-dire sur la priorité donnée à la construction d’un savoir de la cause qui puisse avoir un effet thérapeutique sur la névrose et pas seulement sur le symptôme. La visée donnée en 1937 à la cure analytique d’une correction après-coup des processus à l’origine du refoulement s’inscrit dans ce registre de la thérapie causale. L’accent mis par Lacan sur la question de la cause (« causalité psychique », causalité matérielle du signifiant, objet-cause) s’inscrit dans cette même orientation.

Du point de vue technique, le procédé symptomatique de Breuer, que Freud a utilisé au temps où il était psychothérapeute, restait, même modifié, enraciné dans la suggestion hypnotique et dans la dimension sacrale de la fonction thérapeutique. Cet enracinement donne sa puissance thérapeutique à ce procédé que Freud compare à la peinture. Comme elle, la suggestion travaille per via di porre, elle efface le symptôme en le recouvrant. Le procédé analytique, causal, travaille per via di levare, à la façon d’un sculpteur qui extrait tout ce qui recouvre la statue. Freud se garde cependant de tout jugement dépréciatif sur les méthodes qui s’occupent du symptôme et non de la cause. Cela tient au fait qu’il reconnaît des limites à la psychanalyse mais aussi au fait que dans la cure analytique elle-même le rapport entre le savoir et l’effet thérapeutique est subtil. Cette subtilité tient au fait qu’une analyse peut avoir, pour une part grâce au transfert et donc à une supposition de savoir, des effets thérapeutiques symptomatiques mais qu’il faut le dénouement de la névrose de transfert pour que l’analyse puisse avoir des effets thérapeutiques sur la névrose elle-même. Le savoir qui peut avoir cet effet thérapeutique sur la névrose même n’est pas le savoir supposé dans le transfert, avec ses restes de suggestion et de sacralisation de la fonction thérapeutique, fût-elle qualifiée de scientifique. C’est le savoir construit dans la cure avec le savoir inconscient propre au sujet. C’est ce qui justifie de dire profane la psychanalyse en tant que telle. La construction de cet autre savoir requiert un maniement analytique du transfert, un maniement qui dépend du désir de l’analyste. Cette condition détermine ce que doit être la formation spécifique du psychanalyste, une formation qui ne fasse pas obstacle à ce que, dans son analyse, se forme cette modalité particulière du désir qu’est le désir de l’analyste.

Dès 1904, Freud a souligné que les particularités du traitement analytique, en particulier le sacrifice d’argent et de temps, l’exigence de sincérité, l’empêchent d’être une « forme idéale de thérapie ». Ces exigences valent pour le patient et pour l’analyste. En 1927, dans la Postface à La question de l’analyse profane, Freud fait procès aux américains de sacrifier plutôt la psychanalyse à des considérations pratiques de temps et d’argent : le surmoi des américains n’est pas très sévère à l’égard du profit. D’où leur engouement pour la psychothérapie. Le rejet par les psychanalystes américains de l’analyse profane étant sans effet sur cette situation pratique, il relève pour Freud d’une tentative de refoulement de la psychanalyse.

La notion qu’un savoir de la cause puisse être prophylactique (plus encore que thérapeutique) peut éclairer certains accents utopistes de Freud, en particulier lors de sa conférence au congrès où a été constituée l’Internationale psychoanalytische Vereinigung en 1910. Cependant, il prend garde de préciser que ce n’est pas un dessein hygiéniste qui l’anime mais celui d’apporter à la société les « lumières ». C’est reconnaître que le soupçon lui vient d’une prise de la psychanalyse dans un dessein d’hygiène sociale.

Vers une séparation

Lorsqu’en 1926 Freud argumente avec rigueur pour poser la spécificité de la psychanalyse, lorsqu’en 1927 il insiste auprès de ses collègues pour fonder la distinction de la psychanalyse et des psychothérapies, il n’a pas encore affaire au déferlement des psychothérapies dans le champ social. Pourtant, déjà en 1920, dans le « moment d’effondrement général » produit par la première guerre mondiale, les fondateurs de la policlinique de l’Institut de Berlin entendaient répondre à « l’esprit du temps » qui réclamait « à grands cris la psychothérapie». On peut faire l’hypothèse que Freud n’est pas sans pressentir les compromis et les déviations qui risquent d’en résulter.

Dans son souci récurrent de distinguer la thérapie analytique des autres méthodes psychothérapeutiques, Freud amorce un nouveau pas en 1932. Il se réfère alors à la séparation que la chirurgie a dû, à un certain moment, effectuer d’avec l’orthopédie. Il ne s’en tient plus à poser la spécificité de la psychanalyse mais il envisage la nécessité de sa séparation d’avec les méthodes de psychothérapie. Envisager cette séparation n’implique de sa part aucune dévalorisation des psychothérapies mais il dénonce la dilution de la psychanalyse dans l’usage que peuvent en faire à l’occasion des psychothérapeutes ; il y voit une volonté de la « priver de son venin ». De façon assez saisissante, au moment où il dénonce cette confusion, il soutient que dans certains cas la coopération d’un psychanalyste et d’un psychothérapeute peut être opportune. On ne saurait mieux rendre effective la différence des méthodes. Cette proposition nous laisse cependant rêveurs compte tenu des remaniements intervenus dans le champ social.

Compte tenu de la loi qui fait que le signifiant est différent de lui-même et ne trouve sa signification que de la chaîne signifiante où il prend place, le signifiant psychothérapie n’est pas le même en 1904, en 1926, en 1932, en 1964, en 2005… La question du rapport de la psychanalyse à la psychothérapie ne s’inscrit pas dans le ciel des idées ou des essences et la question de la psychanalyse en tant que profane est soumise à des conditions de temps et de lieu. Si Freud dénonçait la pratique confuse des psychothérapeutes et mettait en garde les analystes contre le risque de semblables confusions, en 1964 Lacan dénonce avec sévérité l’attitude des psychanalystes confrontés au « déferlement de la psychothérapie ».

La psychothérapie a déferlé dans le champ social parce qu’elle est « associée aux besoins de l’hygiène sociale ». Mais la psychanalyse n’est pas innocente de ce phénomène car elle contribue à propager la psychothérapie. La sévérité de Lacan s’adresse aux analystes qui « prêtent la main » à la « pratique mitigée » produite par ce déferlement. Lacan dénonce cette pratique dans son impérialisme : « Conformisme de la visée, barbarisme de la doctrine, régression achevée à un psychologisme pur et simple ». Les analystes y prêtent la main, même s’ils montrent une gêne, une aversion voire une dérision ou une horreur qui se trouvent « mal compensées », mais compensées quand même, par la promotion d’une cléricature. Le trait que souligne Lacan pour caractériser ces clercs c’est leur componction. Ce terme désigne, dans son usage moderne atténué, un air de gravité. Mais dans son sens initial, il désigne la douleur, le regret, la contrition liés au sentiment d’une faute contre Dieu. La componction de ces clercs, est « le reste qui témoigne de la formation par quoi la psychanalyse ne se dissout pas dans ce qu’elle propage. » La componction de ces clercs psychanalystes, le sentiment de leur faute à l’endroit de la psychanalyse, est ainsi le reste, la trace ineffaçable de leur formation. Lacan propose alors d’imager le discord entre cette pratique mitigée et la pratique de la psychanalyse par un lieu commun légèrement transformé : « La psychanalyse est partout, les psychanalystes autre part. »

Si nous pouvons considérer le pas de Freud de la psychothérapie à la psychanalyse comme l’acte inaugural qui, avec l’écriture de la Traumdeutung et l’invention du dispositif analytique, institue la psychanalyse, nous ne serons pas surpris d’y rencontrer la part de méconnaissance structurelle de l’acte, méconnaissance qui permet de voiler ce qui pourrait faire reculer devant l’acte. Cette méconnaissance, qui touche pour partie au rapport paradoxal que la pratique analytique soutient à l’endroit du thérapeutique, Freud va mettre du temps à la lever, prenant peu à peu la mesure de la nécessaire séparation de la psychanalyse d’avec les psychothérapies. Les projets récents de réglementation des psychothérapies ont déterminé de nouvelles conditions de temps et de lieu pour la question de la psychanalyse en tant que profane. Ces conditions ont mis les psychanalystes au pied du mur de soutenir l’effectuation de la séparation dont Freud est parvenu à formuler la nécessité en 1932. Ce n’était pas là un choix facile, plutôt un choix forcé du type la bourse ou la vie, avec la perte qu’il implique et l’assurance que la bataille allait durer. En tant qu’il réitérait le pas de Freud, ce choix forcé n’allait pas sans une confrontation avec la méconnaissance qui est au cœur de l’acte.


[1] Une première version de ce texte est parue dans les Carnets de l’École de psychanalyse, S. Freud., n° 34, mars-avril 2001, pp. 45-50.

[2] Psychanalyste, Paris

[3] S. Freud, La question de l’analyse profane, Paris, Gallimard, 1985 et Œuvres complètes XVIII, Paris, PUF, 1994.

[4] Ibidem, p. 120.

[5] Ibidem, pp. 147-148.

[6] S. Freud, « De la psychothérapie » [1905], La technique psychanalytique, Paris, P.U.F., 1975.

[7] Sur la questions de la formation des psychanalystes, cf. A. Tardits, La formation des psychanalystes, Ramonville Saint-Agne, Érès, 2000.

[8] S. Freud, J. Breuer, Études sur l’hystérie, [1895], Paris, PUF, 1978, p. 210.

[9] S. Freud, Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse [1933], Paris, Gallimard, 1984, p. 13.

[10] S. Freud, « De la psychothérapie » [1905], op. cit.

[11] Sur cette notion de « désir de l’analyste », cf. A. Tardits, « L’éthique et le désir de l’analyste », Essaim n° 11, Ramonville Saint-Agne, Érès, printemps 2003.

[12] Sur ce point, lire les rapports de Max Eitingon sur la policlinique de Berlin dans Topique, n° 18, Paris, 1977 (trad. Michelle Moreau) et dans M. Safouan, P. Julien, C. Hoffmann, Malaise dans la psychanalyse, Paris, Arcanes, 1995.

[13] S. Freud, Nouvelles conférences…, op. cit., 34e leçon, en particulier pp. 204-205.

[14] J. Lacan, « Acte de fondation, Préambule », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 237.