La « jeune homosexuelle » de Freud est une adolescente

CLINIQUES DE L'ACTE

Psychologie Clinique 8

janvier 2000

La « jeune homosexuelle » de Freud est une adolescente

Par Okba Natahi[1], Olivier Douville[2]

Résumé : À partir du texte de S. Freud "Sur la psychogenèse d'un cas d'homosexualité féminine", paru en 1920, les auteurs tentent de décrire une disposition particulière de la sexuation à l'adolescence : la rencontre avec le féminin, à la fois comme objet de désir et comme au-delà de l'objet. D'où une discussion des thèses de Freud, en suivant son texte pas à pas, et des commentaires qu'en a donné Lacan. Le modèle de l'« amour courtois » sera ainsi discuté

Mots clés : Amour courtois ; adolescence ; féminin ; homosexualité féminine ; relation d'objet ; sublimation

Trois questions cliniques que nous rencontrons aujourd'hui avec des adolescents, nous ont donné envie de relire et de commenter le cas de Freud : "Sur la psychogenèse d'un cas d'homosexualité féminine", paru en 1920[3]. Nous avons décidé de relire ce cas comme le récit clinique de l'épreuve de validation du fantasme par une adolescente. Dans le titre de l'étude de Freud, le mot de genèse par ce qu'il signifie de mise ne place indique un chemin : rechercher ce qui, pour cette jeune fille, fait réappropriation de sa condition de sujet désirant.

En un premier lieu, nous constatons la fréquence, chez les adolescents, d'une interrogation par rapport à leur positionnement sexuel. Les monstrations homosexuelles ont pour beaucoup valeur de passage logique afin d'élaborer une identité sexuée. Le moment adolescent pourrait être situé comme un temps logique- – non seulement chronologique – de recherche et de validation de ce qui fait affronter la bisexualité inhérente à la sexualité humaine. Il s'agit pour le jeune de se situer en tant qu'homme ou femme socialement, certes, mais aussi lui faut-il reconnaître que le partage des sexes ne s'accroche pas plus directement à l'évidence de la réalité biologique qu'il n'est par elle validé. L'approche du corps sexué de l'autre sera une étape majeure de la sexuation à l'adolescence, et elle sera souvent vécue avec angoisse. En tant qu'il n'est pas strictement déterminé par la réalité biologique du corps mais qu'il l'est aussi par le champ du langage et de ses effets, chaque sujet trouve à réguler et à axiomatiser sa sexuation inconsciente au moment où il découvre la valence symbolique du phallus. Moment difficile qui n'est pas de pure jubilation, et pour lequel le cadrage que donne la jouissance phallique peut être ressenti comme un leurre, voire comme une duperie scandaleuse. Du coup le corps s'affole tout en prenant une valence inédite : être le tenant lieu de la mascarade phallique et/ou le vide en attente du désir de l'autre.

Cela peut expliquer pourquoi certains adolescents redoutent d'être vus comme des homosexuels ou pourquoi ils recherchent une sexualisation du regard d'autrui qui va être provoqué et interrogé au moyen de ces monstrations. Dans le cas de la jeune homosexuelle, Freud note à quel point il est important pour cette très jeune femme d'exhiber sa liaison avec une Dame dans les lieux familiers de ses proches.

Ensuite, il nous a semblé qu'il fallait distinguer ce qu'il en est d'une fétichisation temporaire de l'érogène dans la rencontre du corps et de l'objet avec une constitution de la structure perverse à l'adolescence. Nombreux sont les adolescents qui flirtent avec des conduites perverses. Comment alors entendre ces actings ? Encore faudrait-il porter attention à ces conduites qui font craquer le symptôme et mettent le sujet en position de retraverser les coordonnées de leur fantasme. Le fantasme coordonne deux éléments hétérogènes, le sujet et l'objet. Le sujet comme divisé, l'objet comme perdu. Subversion de la bipartition classique de ces deux termes, ici rendus hétérogènes, l'un divisé, l'autre évanoui. Non réductible à une formation de l'inconscient ce fantasme fondamental ne saurait être interprété, mais déchiffré.

Enfin, si c'est par le truchement du fantasme que le sujet régle son rapport aux autres, nous avons à nous intéresser aux temps des remaniements du fantasme, à l'adolescence. Le fantasme est ce par quoi le sujet se soutient. L'adolescence ne se caractérise-t-elle pas, pourtant, par la vérification de ce que vaut la possible mise en place du fantasme devant le sexuel et devant la jouissance ? L'hypothèse est alors de rendre équivalents adolescence et moment d'actualisation du fantasme dans la confrontation du sujet avec la réalité sexuelle. L'adolescence œuvre à la mise en réalisation des choix d'objets fantasmatiques.

Traiter du cas d'une clinique freudienne, c'est se tenir au plus proche de l'aspect actuel de ce cas, de ce qu'il nous enseigne et de ce qu'il peut encore poser comme défi à une théorisation de l'adolescence et de ses destins. De la mise en place de la cause si particulière à l'adolescence, la jeune femme traitée par Freud donne-t-elle illustration ? C'est ce que nous nous proposons de démontrer ici.

Ce texte date de 1920, c'est à dire qu'il a été écrit un an après "On bat un enfant" et juste quelques années avant l'invention de la seconde topique. Cette année-là, Freud est nommé professeur titulaire de la Faculté de Médecine de l'Université de Vienne. Et au sein du mouvement psychanalytique débutent les grands débats sur la thérapie, sa technique et ses méthodes qui marqueront le 5° congrès de l'IPA à la Haye sous la présidence de E. Jones.

"Sur la psychogenèse d'un cas d'homosexualité féminine", unique témoignage par Freud d'une cure d'homosexualité féminine, peut paraître de prime abord un texte très emmêlé car y alternent, à côté du récit de la cure, des considérations sur la technique psychanalytique et à propos de l'adolescence aussi ; enfin, autre motif de difficulté l'écho des débats moraux et médicaux sur une étiologie de l'homosexualité y est présent. Une richesse que dispersent, sans la dilapider, des intuitions, des pistes ouvertes au cœur desquelles l'auteur ne s'engage pas, une anamnèse émiettée… À une première lecture, on a le sentiment que Freud ne sait trop comment construire. Ce texte, qui ne nous donne pas du tout à lire une cure achevée est paradoxalement occasion pour Freud de préciser à nouveau le champ de la technique psychanalytique et de ses ambitions thérapeutiques. Il affirme aussi que l'homosexualité n'est pas une contre-indication à une cure analytique, parce qu'elle n'est pas non plus une indication. Surtout, il retire du semi-échec de cette prise en charge l'idée d'un inconscient susceptible de ruse et de tromperie dans le transfert. Il est vrai qu'avec "Sur la psychogenèse d'un cas d'homosexualité féminine" Freud pose de façon nette ce qu'est une demande d'analyse, et il veut toucher à ce titre plusieurs destinataires, des médecins aux jeunes psychanalystes, déjà nombreux sans doute, à mal comprendre le fonctionnement de l'inconscient et la conduite des cures.

La jeune fille homosexuelle : une adolescente de dix-huit ans – elle ne sera jamais nommée par Freud – remarquable par sa beauté, son allure et son intelligence. Elle est issue d'une famille connue et respectée à Vienne. Elle est la seule fille d'une fratrie de quatre enfants. Par la cour qu'elle fait à une dame du monde, de dix ans son aînée, elle inquiète et choque sa famille et son entourage. Il est vrai que la dame qui cristallise cette inclinaison amoureuse, n'est parée, selon les canons moraux de la bonne société viennoise, que de bien maigres vertus. Pour le peu que Freud nous transmet, cette « cocotte » – ainsi la nomme-t-il – au nom distingué se situe pour son aimante à la lisière du choix d'objet : il est notoire qu'entretenue par des amants d'occasion, elle ne néglige pas non plus les plaisirs de l'amour auprès d'une amie mariée chez qui elle a élu domicile.

Le père de la patiente est un homme jaloux de sa respectabilité, soucieux de donner à ses enfants une éducation rigoureuse, et lui-même d'un caractère rigide. Autant il se montre prodigue d'égards pour sa femme, autant il manifeste à l'égard de sa fille une certaine fermeture. Il ne l'écoute pas. Cette attitude dure est un trait qu'on retrouve également chez la mère, femme qui est pourtant capable d'une vraie tendresse envers ses trois fils. Pas facile à cerner, selon Freud, cette mère restera dans l'ombre du commentaire que fait le psychanalyste. Nous savons néanmoins, qu'aussi belle que sa fille elle aime séduire. Autant le père est enragé par la liaison publique de sa fille avec la « cocotte », autant la mère se montre tolérante, en un premier temps. Elle semble même avoir été la confidente des amours de sa fille et elle eut accepté la relation amoureuse si elle avait été tenue secrète. Elle ne basculera dans une position hostile que parce que sa fille exhibe la cour assidue qu'elle fait à son aimée. Pour Freud enfin, il ne fait pas de doute que la mère ait été névrosée.

Freud insiste sur le fait que la jeune fille ne conteste ni le bien-fondé des rumeurs et des médisances dont son aimée est la cible, ni la réalité du lien qu'elle tisse avec elle et qu'aucune remontrance ou interdiction n'a la force de remettre en cause. Elle n'en démord pas, au point que la Dame est rapidement devenue le pôle exclusif de ses attentions, et de ses investissements autrefois épars. Et c'est bien l'exclusivité de ce lien qui constitue une surprise puisque, des années auparavant, la jeune femme avait montré son tendre intérêt pour d'autres femmes. Ce qui déjà irritait le père. Est à mettre en relief le fait que la dame élue se distingue de ce que les autres femmes dont la jeune fille recherchait la proximité partageaient jusqu'à présent. La jeune femme nourrissait un attachement pour des femmes âgées de trente à trente-cinq ans qui, toutes, étaient mères. De plus, elle les avait rencontrées alors qu'elles étaient toutes en compagnie de leurs enfants.

Au moment de la rencontre avec Freud, le système des relations féminines de cette patiente se dispose, d'une façon précise, sur deux étages. Au zénith brille la Dame, étoile polaire du système, puis, dans le défilé des alter ego, se tiennent quelques jeunes filles réduites au rôle souvent excitant de confidentes ou de complices. Une telle configuration n'est pas celle que l'on remarque dans les « communautés sexuelles de l'hystérique » qui donnent à l'identification hystérique le cadre de ses parades et dont Freud a établi, depuis l'analyse du « rêve de la belle bouchère »[4], qu'elles gravitent autour de l'identification à l'autre femme quand cette autre femme est tenue pour l'indispensable rivale. Or, dans le cas de cette jeune fille, nous rencontrons une version au féminin de l'organisation sentimentale qui pourrait préfigurer la foule masculine homosexuelle organisée autour d'un leader et de semblables – type de lien social dont, un an plus tard, Freud[5] tracera le schéma.

Prise dans l'Autre scène de sa passion, la jeune fille « néglige le point de vue de sa propre réputation »[6] ; elle sacrifie sa pudeur à l'objet de sa passion. Il lui faut mettre en scène, d'insistante façon, sa demande. Elle actualise tout autant la position d'attente propre au sujet que l'activité moïque : elle va au-devant de l'autre, lui envoie des fleurs, voulant tout autant la suivre que la précéder.

Parvenu à ce point, Freud décèle une contradiction. Il oppose la franchise excessive des conduites amoureuses à la ruse et à la dissimulation par lesquelles la jeune fille tente de se rapprocher de sa dame. À quel titre ce contraste ferait-il contradiction si ce n'est à inscrire cette jeune fille un peu plus dans la dynamique du mensonge et de sa problématique corrélative, celle de l'aveu ? La contradiction que Freud désigne ici rend peu compte de la division subjective inhérente à la position féminine de la jeune femme. Que tout l'arsenal d'une ruse pour obtenir la rencontre avec l'aimée soit à cacher, alors que la rencontre est, elle, mise au grand jour, définit certes une dynamique de la conduite amoureuse, mais non nécessairement un conflit psychique : rien ne dit que cette stratégie passe à l'inconscient.

Nous pensons plus juste d'avancer que ce qui doit être offert au regard de l'autre est le couplage avec l'objet. Doit alors être dissimulé le mouvement qui précède le couplage et où la jeune fille donne, au sein d'une communauté féminine, consistance à l'intrigue. Le défi serait un passage nécessaire, une façon obligée de présenter un mode de liaison dans une modalité répétitive. Cette modalité fait consister la façon qu'a l'adolescente de poser la question de son identité sexuée. C'est pourquoi cette jeune fille vit une dynamique identificatoire très proche de celle de nombreux adolescents en prise, aujourd'hui, avec l'invention d'une modalité fantasmatique qui leur permette de tenir le coup devant l'irruption du sexuel.

La monstration ne fut pas sans conséquences. Le père qui connaissait la dame de réputation la connaissait aussi de vue. Les croisant toutes les deux ensembles, il lance à ce couple scandaleux un regard qui ne présage rien de bon et qui les touche, l'une et l'autre. À son aimée interloquée, la jeune fille avoue que l'inconnu au regard furieux est son père, ce qu'ignorait la dame laquelle, à cette occasion, décide de mettre une fin immédiate et totale à la relation. Aussitôt la jeune fille s'échappe du bras de son aimée pour se précipiter dans le vide, basculant d'un parapet sur les voies d'un petit chemin de fer de ceinture.

La cure psychanalytique commence six mois environ après cet événement. L'adolescente s'était alors remise de ses blessures – elles furent sérieuses, mais ne laissèrent pas de séquelles physiques. Ce geste grave n'est jamais discuté autrement par Freud que comme une réelle tentative de suicide. On peut remarquer que tentative de suicide ou pas, ce geste déloge les parents et la dame de la position de condamnation qu'ils avaient adopté au sujet de cette relation scandaleuse. Désormais, la présence du père ne se réduit pas à l'omnipuissance d'un regard furieux, et l'attitude de la dame ne se résume pas à du dédain. La dame se fera à nouveau attentive. Le père, quant à lui, adresse sa fille à Freud, ce qui constitue une démarche courageuse à cette époque. S'il saisit que ses exhortations moralisantes ne viendront pas à bout du problème, il n'est pas pour autant résigné à voir se développer ce lien homosexuel. On pourrait dire que, croyant sa fille homosexuelle, il se tourne vers la psychanalyse et vers Freud dans l'espoir qu'une cure pourra soigner l'« inversion » de sa fille, résolu qu'il est à la combattre par tous les moyens. Et Freud ajoute que si la psychanalyse ne donnait aucunement satisfaction à ses espoirs, ce père gardait une dernière arme : un mariage rapide avec un garçon sain et procréateur potentiel, qu'il ne manquerait pas de choisir pour sa fille.

Freud ne partage en rien cette illusion bien-pensante. Refusant d'identifier de manière certaine conduite homosexuelle et perversion[7], il affirme que la cure analytique n'a pas à se calquer sur les idéaux de la demande sociale ou familiale. Ceux-ci reposent sur la fiction d'une normalité sexuelle, sans préhistoire infantile ou perverse. Ce que les psychanalystes découvrent (ou redécouvrent) de la sexualité normale est qu'elle repose sur une restriction du choix d'objet et non sur un développement s'acheminant sans heurt vers une complétude. Quel est l'horizon d'une cure d'homosexuel ? La question n'a à vrai dire pas plus de sens hier qu'aujourd'hui. Freud met déjà en garde les psychanalystes contre la croyance qu'une cure pourrait avoir pour dénouement un renversement de l'homosexualité en hétérosexualité. Ainsi, la façon dont la jeune fille avance sa question identitaire en mettant au grand jour le passage d'une organisation sentimentale et sexuelle à une autre ne se présente pas comme un symptôme à rectifier par l'analyse. De toutes les façons, Freud indique que pour un psychanalyste, écouter un (ou une) homosexuel parler de sa vie sexuelle, n'est pas autre chose que d'écouter le désir inconscient du patient. Et en ce qui concerne sa jeune patiente et bien que la nature « congénitale » de l'homosexualité ne soit pas exclue par lui, Freud pense qu'il s'agit d'une homosexualité acquise. Il tient à associer les facteurs innés et les facteurs événementiels. Les premiers, qu'il tient pour difficile à objectiver et à évaluer sont à chercher dans le caractère organique bisexuel et dans un ensemble de facteurs prédisposant à une faiblesse constitutionnelle, au nombre desquels la précocité sexuelle spontanée. Mais c'est bien à l'histoire de la patiente, comme à l'histoire de chaque patient, qu'appartiennent les facteurs événementiels (ou accidentels), et c'est là que Freud utilise les thèses psychanalytiques dans la discussion sur la genèse des perversions sexuelles. D'où le choix du terme opportun de psychogenèse, dont il suppose, pour cette jeune fille, le déroulement suivant :

- la sexualité infantile a trouvé une solution œdipienne normale, néanmoins marquée d'une fixation à la mère. Cette tendance homosexuelle refoulée s'exprime lors de la puberté, en pleine période d'imprécision sur le sexe de l'objet d'amour auquel le sujet voue la certitude de sa passion.

- la déception produite par l'expression du désir et de la puissance du père à donner un enfant à la mère a valeur de trauma. En réponse, l'organisation libidinale de le jeune fille régresse à une attitude infantile qui avait constitué en un complexe de virilité mis en scène dans des érotisations du champ scopique. « Différents indices, indique Freud, donnaient à penser qu'elle avait eu autrefois un goût très vif pour le voyeurisme et l'exhibitionnisme ».

- enfin elle adopte une position masculine avec un choix d'objet homosexuel, comme on le lira plus loin.

De façon plus générale, désormais la perversion et l'homosexualité sont moins des structures que des positions subjectives liées aux avatars de l'histoire œdipienne de chaque sujet.

Revenons à l'histoire de cette patiente. Avant de relater les articulations majeures de la cure, Freud se fend d'une mise en garde concernant l'origine d'une demande. Quoique non identifié aux idéaux du père, il accepte une prise en charge demandée par un tiers, sans trop d'illusions. Il est important, explique-t-il, de suivre les circuits que prend la demande et d'en tenir compte. Il dessine une topographie de ce que devraient être les entretiens préliminaires à l'engagement d'une cure psychanalytique. À cet égard, il ironise à propos du devenir d'une cure demandée par un tiers, et qui, la plupart du temps, aboutit à l'opposé de ce que ce tiers en attendait.

Les deux raisons qu'il invoque (l'objectif d'une cure ne peut être, à tout coup, de rectifier le choix de la tendance sexuelle et, de plus, une cure entreprise sur la demande d'un tiers est pour le moins difficile à manier) expliquent la circonspection et la prudence qui marquent son abord du cas. Il décide de mettre en place des entretiens préliminaires. Il est clair qu'il ne tient pas cette jeune fille pour une névrosée, il ne décèle pas de conflit névrotique : elle ne souffre pas, dit-il, pour des raisons internes. Dans l'enfance, la patiente est passée par une position normale du complexe d'Œdipe féminin, et elle a pu déplacer une fixation au père dans un lien tendre à son frère aîné. De plus, actuellement, elle ne se plaint pas de son état. À aucun moment du traitement elle ne dira vouloir renoncer à son homosexualité. Elle ne donne pas à Freud l'occasion d'observer des symptômes hystériques, ce qu'il ne manque pas de regretter car il voit alors barrée la possibilité d'accéder davantage à l'histoire infantile de sa jeune patiente.

Le traitement va s'interrompre au moment charnière qui se situe entre les entretiens préliminaires et la cure proprement dite, soit au moment même où la possible prise de la jeune fille dans sa propre demande peut se disjoindre de la demande du père. Nous sommes alors au-delà du début de la seconde phase. Ceci est tout à fait important concernant la direction de la cure car, si l'on suit correctement Freud, le passage de la première à la seconde phase ne se résume pas à une modalité technique de changement de cadre, mais à un changement de position subjective, par quoi le sujet, face au surgissement de l'irréductible singulier de sa demande, consent ou ne consent pas à la névrose de transfert. C'est donc au moment où pourrait commencer l'analyse que l'analyse s'arrête. Freud présente ainsi la question qui le guide : « Jusqu'où la jeune fille était-elle allée dans la satisfaction de sa passion ? »[8]. Le plaisir qu'a pris cette patiente dans ces liens aux autres femmes se consomme dans des baisers et des étreintes tout en n'outrepassant pas les bornes en-deçà d'une chasteté génitale ; ce qui permet à la jeune fille de proclamer la nature « pure » de son amour. Elle définit très vite le type de lien amoureux en question comme étant un amour pur, un pur amour. Seulement cet amour est adressé à une dame qui incarnera, jusqu'à l'accident d'allure suicidaire, une puissance de refus. De fait la dame, elle qui s'y connaissait en matière de lien homosexuel, ne cessait de décourager la jeune femme de son inclination manifeste pour les femmes. Est-ce à dire qu'elle ne répondait pas à la demande de son énamourée ? Encore faut-il s'entendre sur ce qu'est une demande. Rabattre toute définition de la demande du côté d'une exigence de satisfactions érotiques en provenance de l'objet est une bévue. La demande de la jeune femme vis à vis de la dame est bien une exigence que l'aimée supporte la scène d'une identification. C'est ce qu'indique la première construction de Freud pour rendre de la psychogenèse du cas : l'hypothèse d'une identification « virile ». L'art d'aimer de la jeune fille lui évoque l'attitude virile d'un amoureux conventionnel qui accorde sa préférence au fait d'aimer bien plus qu'à la possibilité d'être aimé. La surestimation de l'objet d'amour pour autant qu'il est dépravé est une caractéristique de ce type particulier de choix d'objet chez l'homme, que Freud avait décrit dix ans plus tôt[9]. Citons : « Dans la vie amoureuse normale, la valeur de la femme est déterminée par son intégrité sexuelle et rabaissée au fur et à mesure qu'on se rapproche de ce qui caractérise la putain. Or ce sont des femmes ainsi caractérisées que les hommes du type qui nous importe traitent comme des objets d'amour de la plus haute valeur : c'est là un comportement qui semble s'écarter de la normale d'une manière surprenante. Les relations amoureuses avec ces femmes s'accompagnent de la dépense psychique la plus considérable : elles sont poussées jusqu'au point où elles consument tous les autres intérêts »[10].

Dans la construction du cas de la jeune homosexuelle, Freud prend explicitement appui sur ce travail antérieur[11]. Un fait peut en ce sens guider la lecture de cas : le moment où la jeune femme, une fois avertie du rapport à la prostitution que vit son aimée, en conçoit une vive pitié et va trouver satisfaction dans le fantasme de lui porter secours afin de la sauver de son indigne condition. Bisexualisation de la scène amoureuse : un moi masculin en quête de complétude par un objet idéal tout féminin. C'est du moins le repérage que Freud donne du fantasme de sa patiente, l'identification qui soutient le fantasme étant intégralement constitué autour d'une position masculine.

Or la cure avec Freud a ceci de remarquable qu'aucune élaboration de la névrose infantile ne vient s'y transférer. Cette période de la vie est recouverte par une amnésie normale, au point que Freud tient pour certain que la naissance d'un cadet alors qu'elle allait sur sa sixième année ne provoqua pas de formation de symptômes. C'est de l'époque de la puberté, époque déjà qualifiée par Freud en 1895 comme le moment où peuvent se produire des processus primaires posthumes[12], qu'apparaissent des éléments qui forment le noyau symptomatique du cas.

Y-a-t-il alors possibilité que se noue une névrose de transfert ? C'est bien là que gît la légitimité de cette cure. Freud ne manque pas de tenir que, à la fois, le traitement ne renvoie pas à un modèle standard de cure – si tant est qu'il en existe un – mais qu'une reconstruction des positions du sujet est possible à partir des étapes successives de manifestation de symptômes. Rendre compte d'une telle chance de reconstruction repose sur l'hypothèse de l'universalité du complexe œdipien. Sous cet angle, une construction des positions subjectives peut se vérifier dans l'analyse des particularités des rêveries transférentiellement adressées au psychanalyste.

De l'histoire de cette patiente qui, comme toute histoire retrouvée en analyse, ne peut se construire qu'à partir de ses défauts, Freud en recompose ainsi les tournants importants. À l'âge de ses treize ans, la jeune femme investit tendrement un petit garçon de moins de trois ans, qu'elle rencontre dans un square, au point qu'elle noue une relation d'amitié avec les parents de l'enfant. Elle montre, selon Freud qu'elle s'engage ainsi dans la résolution du complexe œdipien ; est-elle pour autant dominée par un « puissant désir d'être mère elle-même et d'avoir un enfant »[13] ? Abonder trop vite dans le sens de la conclusion de Freud fait manquer un temps logique. En quoi le fait de s'occuper d'un enfant signe-t-il le désir d'être mère, pour une adolescente ? Décomposons. En son schématisme élémentaire, la conduite de pouponnage est aussi un message adressé à l'autre. Être vue en train de choyer de tous jeunes enfants est une façon de se situer sur la scène des attributs du féminin et de se les approprier, véritable sens du mot de monstration, ici. À ce titre, non pas vouloir être mère, mais rencontrer un regard et attendre une réponse sur le mystère de la féminité. Il est difficile de poser que seul le désir univoque d'être mère oriente, sans réflexivité, la question de l'identification inconsciente de ce sujet. Il est plus précis de supposer que cette jeune femme doit rencontrer du maternel, dans le dédale au sein duquel elle construit la dialectique de ses identifications, et comme on fait aussi rencontre d'un obstacle. Un élément biographique plaide en ce sens. Peu de temps après, l'enfant objet de ses soins ayant dépassé trois ans d'âge, la jeune fille se désintéresse brusquement de toute activité de pouponnage. On pourrait supposer que le désintérêt pour le petit garçon serait contemporain de la grossesse de la mère, alors que l'orientation de son attachement pour la femme est, elle, directement liée à la naissance du dernier de ses frères. Quels échanges, quelles passes et impasses furent déterminantes, bref, quel manque à la rencontre s'est trouvé mis en jeu entre la mère et la fille pour qu'en définitive celle-ci oriente ses investissements vers des femmes mûres, mais encore dans la jeunesse, comme la mère ?

Il est notable que la jeune fille ne cristallisera son amour envers la dame, que trois ans après la naissance du dernier des frères. Trois ans, temps d'une latence durant laquelle l'échec, la déception du vœu ouvre la voie au fantasme. Périodicité remarquable dans ce cas. Le cadet atteint donc l'âge du petit garçon qu'elle pouponnait auparavant. Mais trois ans, c'est aussi dans la théorie freudienne de la sexualité de l'enfant, le moment où la fille tout comme le garçon vient à interroger la différence des sexes. On pourrait entendre que la jeune fille était l'enfant qu'elle pouponnait, mais dès que se précise la différence des sexes, c'est à dire dès qu'elle est en contact avec un enfant qui atteint ou dépasse de peu trois ans d'âge, elle se confronte à la reviviscence pubertaire de cette question et elle se tourne alors vers diverses figures du maternel avant de se fixer à une femme homosexuelle.

L'analyse d'un matériel analytique, une série de rêves se recoupant les uns les autres mais dont le contenu ne sera jamais livré au lecteur, mène Freud à proposer que la dame aimée, bien qu'elle soit sans enfant dans la réalité, tient lieu de substitut de la mère. Cette substitution est l'issue que trouve la jeune fille pour compenser la relation réelle que sa mère entretient avec elle. « Comme il y avait peu de chose à faire avec la mère réelle », rajoute Freud[14]. Et, de nouveau, l'analyse du cas revient sur un des motifs qui rendent entre mère et fille la relation difficile. La mère aime à séduire et à être courtisée. Aussi devenir homosexuelle serait une façon de déserter les enjeux d'une rivalité mère-fille car, en adoptant cette façon de présenter ses choix amoureux, la jeune fille abandonne tous les hommes à sa mère. Nous ne connaissons donc pas le contenu de ces rêves, ni les voies par lesquelles Freud vient à les interpréter.

Comment ne pas penser aussi que cette séduction qu'exerce la mère sur les hommes, pourrait ouvrir à la fille une direction vers le masculin ? Ce ne serait pas que tous les hommes soient réservés à une femme : la mère, mais qu'il y a des hommes à prendre. Ce serait alors pour la jeune fille la possibilité de s'identifier à un désir de la mère vers d'autres hommes que le père. Ce chemin de l'identification fut entravé net par la naissance du dernier frère.

Et peu après, Freud établit que ce que la jeune fille aime en la dame procède d'une condensation. La figure, l'allure et le style de l'aimée rappellent certains traits du frère aîné immédiat de la patiente : beauté, silhouette et manières rudes. La Dame condense ainsi des traits féminins et masculins. Par cette condensation d'idéal, l'objet d'élection présente un caractère bisexuel, ce qui n'est guère tenu par Freud pour un phénomène rare en ce qui concerne le choix d'objet de l'homosexuel. Ce sera la réaction du père qui fixe la position homosexuelle de la jeune fille. La voilà homosexuelle pour défier son père. Il apparaît nettement que l'« homosexualité » rassemble alors et équilibre tous les complexes familiaux de la jeune fille.

Or, c'est à ce point de son étude que Freud donne de l'impudeur de la jeune fille une autre raison que celle du culte amoureux pour la Dame.

L'interprétation qu'il propose de la position homosexuelle va suivre deux circuits : la passion pour la dame et le défi au père. Si ces deux hypothèses sont exactes, alors elles rendent compte d'une conduite bien plus indécise et ouverte que celle qui traduirait une hystérisation close de la constitution d'une féminité, ou que celle encore qui satisferait l'existence d'une perversion. D'une part, la jeune fille ne sacrifie pas entièrement son moi au phallus, elle ne se fait pas toute objet de la dame ; d'autre part, elle continue à interroger le phallus chez le père. Cette dynamique est bien plus adolescente que franchement névrotique. Freud sous-estime, peut-être, le potentiel d'interrogation et de quête qui dans cet amour s'y met en jeu. C'est ici que la mise en place d'une position subjective transparaît puisque se tissent un aller et retour et une figuration, mise brusquement sous un autre lieu du regard, de ces deux questions essentielles à la mise en place du fantasme : « Qu'est-ce qu'un père ? » et « Que veut une femme ? ».

Il faut afin de préciser encore, revenir à la déception. Le défi au père se résume à l'exercice de la loi du talion[15] : déception pour déception, tromperie pour tromperie. Le registre de la tromperie définit et les coordonnées du cas et la dynamique du transfert.

Le pivot de l'interprétation de Freud se tiendrait presque dans deux mots : déception et tomber bas (niederkommen). Déçue, la jeune fille tombe de haut. Mais de quel motif la déception est-elle faite ? Freud donne tout de suite une réponse. C'est le désir d'obtenir un enfant de sexe masculin du père qui aurait été déçu quand l'enfant a été donné à la mère par le père. « Notre jeune fille avait donc, après cette déception, repoussé loin d'elle le désir d'avoir un enfant, l'amour pour l'homme et le rôle féminin »[16]. Cette phrase terrible dépouille la patiente de toute carte subjective si ce n'est celle de s'identifier à un homme. On saisit par quel court-circuit l'homosexualité pourrait être expliquée, mais ce n'est plus une explication, c'est un forçage.

Comment comprendre ladite tentative de suicide ? Freud ne réduira pas cette tentative à un simple acte d'appel à l'autre, mais il en fera un authentique acting, tout en constatant à quel point ses conséquences furent favorables au projet amoureux de la jeune fille. Il propose deux axes d'interprétation de l'acte, qu'il nomme accomplissement de punition et accomplissement de désir. Rien ne semble faire difficulté pour entendre la dimension autopunitive de l'acte. Comment, en revanche, y discerner un accomplissement de désir sexuel ? C'est ici que la prise en compte du matériel proprement psychanalytique importe. Freud conclura que la tentative de suicide signifie la victoire du désir dont la déception a poussé la jeune femme dans l'homosexualité, car elle tombait maintenant par la faute du père. Le travail d'interprétation psychanalytique passe d'abord par la prise en compte de l'équivocité du terme niederkommen, qui signifie le fait de tomber et d'accoucher. Peut-être tomber au lieu où s'accouche une vérité subjective.

Ces interprétations du mode de suicide par des accomplissements sexuels sont, Freud le note en bas de page, familiers aux psychanalystes. Il élargit alors la signification du terme de niederkommen par la série d'exemples suivants : se précipiter d'une hauteur = accoucher ; s'empoisonner = devenir enceinte ; se noyer = enfanter…[17] On évoquera, en passant, que l'aspect mélancolique de ces suicides ou de ces tentatives de suicide n'est pas noté, toutes ces tentatives semblent être réglées par le génital et le penis-neid. Se dévoile ici la priorité que Freud donne à l'axe métonymique, celui qui est au plus près de ses constructions et qui lie accouchement et désir d'enfant.

Freud va au-delà de la résonance la polysémie du discours manifeste. Dans la cure, bien qu'attentif aux « bonnes raisons » qu'allègue la jeune fille, Freud tient aussi à ce que la tentative de suicide soit interprétable comme une réponse. Réponse à ce mouvement d'écrasement des différences par lequel et dans lequel la Dame est assujettie au même site de l'interdit concernant la relation que celui qui est présentifié par le père. C'est là où véritablement la Dame devient masculine. Masculinisée, elle déserte radicalement le lieu du féminin. Elle laisse ce lieu à nu. La jeune fille entend sa Dame mettre en injonction le reproche muet du père. Le regard furieux et atone du père est complété par la voix de la Dame. Elle donne sa voix au père, et rendant le regard ainsi omniprésent, elle cesse d'être le support du narcissisme de la jeune fille. Ce glissement scopique et topique entraîne une conséquence ravageante. Plus rien du lieu du féminin n'est donné à la jeune fille, ça fait trou. Il n'y a plus d'étayage imaginaire pour qu'elle puisse supporter l'abord de sa féminité. Perdant son image, elle se met bas dans un vide où elle chute, où elle se précipite et se vide. L'interprétation par Freud du terme de niederkommen ne vient que secondairement redonner consistance et représentation aux désirs œdipiens. Elle lance un pont au-dessus du gouffre mélancolique où se précipita la jeune fille en aphanisis devant la nécessité symbolique d'accomplir, sous la déclaration d'amour, une déclaration de sexuation.

Quant à l'autopunition, il faut, tout comme le fait Freud en trouver les motifs inconscients et ne pas se contenter de la fausse évidence selon quoi toute auto-agression est autopunitive. L'autopunition, avance Freud, vengeance contre le père destructeur de son amour se révèle être une façon de réaliser un vœu de mort contre la mère. Cette dernière aurait dû mourir au moment où elle a donné naissance à l'enfant dont la jeune fille a été privée. Coalescence des sceaux de la naissance et de la mort.

Freud souligne l'aspect particulier du déroulement de cette cure dont il affirme qu'elle est marquée par l'absence manifeste d'indices de résistance interprétables[18]. La jeune fille accepte, dans une indifférence de grande dame du monde, les hypothèses et les explications de Freud. Être en cure, ce qu'elle n'a pas demandé, n'est pas source de conflit psychique. Cela ne signifie pas l'absence d'expression de désirs inconscients. La coopération à la cure de bon aloi qui est le style de la jeune femme, n'engage apparemment en rien son être. Car rien de ce que lui dit Freud, ne vaut la peine, ni le coût, d'être adopté, ou refusé. Cette cure donne l'impression de ce qu'occasionne un traitement par l'hypnose lorsque la résistance, se repliant vers des contrées inaccessibles devient « invincible »[19] au point que Freud s'est demandé s'il s'est produit un transfert à son égard, jusqu'à ce qu'il en trouve enfin la formule. La jeune fille transfère un radical refus de l'homme. Elle transpose sur lui les effets de la déception par le père. Ne pouvant mobiliser des indices de transfert positif, il décidera de mettre fin à cette cure, en préconisant de faire poursuivre le traitement psychanalytique auprès d'une femme.

Pourtant se sont produits, peu après le début de la cure, des indices de transfert positif, selon les termes mêmes de Freud. La jeune fille lui apporta une série de rêves, tous relatifs à ce que pourrait être sa vie dans un proche avenir, et dont la thématique contraste avec le récit conscient qu'elle fait de son projet de vie. Soit par exemple, ce rêve qui exprime le désir nostalgique d'être aimé par un homme et d'en avoir des enfants. Freud ne s'en laisse pas conter. Il pense qu'à travers ces rêves spécifiquement produits pour l'induire en erreur, le souhait de sa patiente est de le tromper comme elle avait coutume de tromper son père.

Il indique toutefois qu'à côté de la tromperie voisine une part de séduction. Que fera-t-il, ici, de la séduction ? Rien de plus que de la faire compléter le souhait de tromperie, dont il en fait un autre visage. Par l'exercice de sa séduction, la jeune patiente ne comptait que davantage pouvoir le décevoir. On retrouve là une configuration classique de l'hystérie, au service de laquelle se range l'intention provenant du préconscient d'induire l'analyste en erreur[20]. Freud, dans le transfert se met en coïncidence avec la place donnée au père imaginaire. Le transfert de la jeune fille s'éclaire alors de n'être qu'une simple répétition, et non la condition de l'instauration d'une autre scène. N'est-il pas possible d'oser l'hypothèse selon quoi Freud ne peut déplacer cette trop précise coïncidence entre lui, analyste et la place du père de la patiente, dans la réalité ? Ce d'autant qu'on connaît l'aptitude de la patiente à condenser sur une seule personne des traits composites rappelant l'empan des liens œdipiens qu'elle met en jeu aussi bien vis à vis de ses parents que de son frère aîné.

Tracter la séduction vers la tromperie, et réduire le souhait de tromperie à une direction préconsciente serait alors ne pas reconnaître ce que la séduction a de moteur dans la mise en place du fantasme. Trop rigide prudence de la part de Freud ou difficulté à utiliser pour l'abord de ce cas, ce qu'il met parallèlement en place d'une théorie de l'adolescence ? On peut du moins se poser ces questions.

Nous voulons enfin dégager les notations que Freud indique sur l'élaboration psychique de la période pubertaire afin de préciser ce que nous entendons par mise en place du fantasme à l'adolescence."Psychogenèse d'un cas d'homosexualité féminine" ne contient pas moins de quatre propositions relatives à la période pubertaire. À savoir :

- La jeune fille se trouve dans la phase de régénération pubertaire du complexe d'Œdipe infantile lorsque la déception la frappa[21].

- Les déplacements de la libido, dans le cas de la névrose se situe à l'âge de la tendre enfance, tandis que chez la jeune fille, qui selon Freud n'est pas névrosée le moins du monde[22], ils s’accomplissent dans les premières années qui suivent la puberté, d'une manière tout autant inconsciente. « Qui sait, interroge Freud, si ce facteur chronologique ne se montre pas un jour d'une très grande importance ? »[23]. Est-ce que cette seconde proposition n'ouvre pas la voie à une théorie où le pubertaire deviendrait, après l'infantile le second paradigme déterminant des destins de la libido ?

- La mise en équivalence de la passion amoureuse de la jeune fille avec ces passions fréquentes à la puberté comme celle « d'un adolescent pour un artiste célèbre, qu'il croit placer beaucoup plus haut que lui et vers lequel il n'ose lever les regards qu'en tremblant »[24]. Scénographie précise du moi idéal.

- Les transports homosexuels et amitiés excessives fortes teintées de sensualité qui se nouent dès les premières années qui suivent la puberté sont des conduites tout à fait ordinaires[25].

Qu'en conclure ? Rien n'indique là que Freud ait voulu à cette occasion façonner une théorie de la puberté. En bon médecin qu'il est aussi, il ne verse pas dans une lecture psychopathologique de la crise pubertaire. La figure de l'adolescent passionné, est par ailleurs un stéréotype littéraire mais c'est encore une conduite excessive repérée dès les débuts de la psychiatrie (les ravages de « la passion amoureuse des jeunes gens » chez Pinel ou Esquirol). Ce n'est pas de conjoindre puberté et passion qui rend Freud original, mais de rendre compte de la structure et de la fonction de cette passion.

Si la puberté est comprise comme le temps où flambent à nouveau les coordonnées du complexe d'Œdipe infantile, c'est assez laborieusement qu'elle sera dégagée avec son profil propre. La difficulté qu'il y aurait à tenter d'extrapoler de ce texte de Freud une théorie de l'adolescence, provient non seulement de l'aspect tout ponctuel que prend la pensée de Freud sur ce point mais aussi et surtout des paradoxes et des enjeux qui sont contenus dans ces propositions lacunaires. Car soit la puberté rejoue l'enfance, soit elle nécessite un remaniement métapsychologique qui produit des processus psychiques nouveaux. Freud n'a pas tranché dans ce texte, mais il n'a en rien clôt le débat. Mieux, il affirme que cette jeune fille est paradigmatique de l'adolescence normale, au moins pour deux motifs. D'une part par sa capacité à rentrer dans une passion, d'autre part compte tenu de l'aspect inconscient des déplacements de libido qui ne répètent pas ceux de l'enfance. La crise psychique adolescente et la scène pubertaire (pour reprendre ici l'expression de P. Gutton), deviennent des moments orientant de façon originale la vie psychique normale.

Si l'infantile reste donc pour Freud le paradigme de l'inconscient, l'adolescence n'en constitue pas moins un temps nodal de remaniement psychique, et non une simple reproduction de la névrose infantile. Cette idée, Freud l'avait déjà introduite en 1909 par des remarques tranchantes concernant l'organisation métapsychologique typique de l'adolescence, dans “Remarques sur un cas de névrose obsessionnelle : L'homme aux rats”. « On doit se rappeler que "les souvenirs d'enfance" des hommes ne se sont fixés qu'à un âge plus avancé (le plus souvent à l'époque de la puberté), et qu'ils subissent alors un processus de remaniement compliqué, tout à fait analogue à celui de la formation des légendes d'un peuple sur ses origines. On peut reconnaître clairement que l'adolescent cherche à effacer, par des fantasmes concernant sa première jeunesse, le souvenir de son activité auto-érotique… De là la quantité d'attentats sexuels et de séductions imaginés dans ces fantasmes tandis que la réalité se borne à une activité auto-érotique stimulée par des caresses et des punitions… Tous ceux qui se souviennent de l'"Analyse d'une phobie chez un petit garçon de 5 ans" comprendront que je n'ai pas l'intention de diminuer, par les remarques précédentes, l'importance de la sexualité infantile et de la réduire à l'intérêt sexuel existant lors de la puberté. Je désire seulement donner des directives techniques pour la solution des fantasmes destinés à fausser l'image de l'activité sexuelle proprement dite »[26].

« Formation des légendes d'un peuple sur ses origines », l'analogie est donnée qui précise les enjeux du travail psychique à l'adolescence. La consistance d'un tel travail résulterait de la capacité adolescente de mettre en fiction le corps pulsionnel et de pouvoir par la fabrication d'une « légende » sur sa propre origine répondre à l'énigme de l'intrusion du sexuel génital. D'où la propension à donner sens à la sexualité par la production de fantasmes d'agression ou de séduction.

Ce faisant l'adolescent s'inquiète aussi de ce qui circule entre les hommes et les femmes, de génération en génération. La sexualisation du matériel psychique mène à formuler le pourquoi de sa prise (et donc de sa division) dans le généalogique. Si le travail psychique de l'adolescent ouvre à des possibilités de changement (ou de précipitation dans la pathologie), c'est que comme tout travail psychique il est ordonné par des opérations de coupure/lien. Pour cela l'adolescent invente et expérimente des montages d'un nouveau mode de rapport à l'objet, au phallus, et à l'Autre.

Là Freud donne des indications. D'abord il estime que l'activité fantasmatique a pour but de conjurer le pouvoir qu'à la jouissance pulsionnelle d'anéantir la différenciation et la mise en histoire du sujet. Le fantasme fait « pont » entre pulsion et désir. Il est ce principe auto-thérapeutique du sujet qui, creusant écart entre pulsion et désir, régule le rapport du sujet à la jouissance. En termes plus freudiens on s'en tiendra à la proposition subséquente : l'adolescent est tenu à fantasmer pour mettre de côté le potentiel d'auto-séduction que contient l'auto-érotisme infantile. L'infantile n'est absolument pas désuet pour l'adolescent, il est surtout menaçant. Menace contre laquelle fait rempart la mise en fiction de l'inceste.

De là, une autre possibilité s'ouvre à nous de lire la scène de la tromperie et du mensonge à l'adolescence, scène dont il est nécessaire de rappeler l'insistance dans le cas de la jeune femme homosexuelle, mais qu'il est remarquable de voir si précisément liée au problème de la direction d'une cure. Freud établit que moins le psychanalyste aura une claire idée de l'originalité de la vie fantasmatique à la puberté, plus il rencontrera d'obstacles à interpréter et « solutionner » les fantasmes destinés à fausser l'image de l'activité sexuelle proprement dite[27].

Pourquoi donc jamais le savoir-faire avec l'adolescence n'est mis à l'épreuve par Freud dans la direction de cette cure d'adolescente, alors même qu'il indique que la conduite symptomatique de la jeune fille exprime une crie pubertaire ? Si en 1909, Freud considère que la tromperie est le signe nécessaire d'un passage logique pour que l'adolescent puisse jouer avec la catégorie du semblant et congédier la menace de voir son corps devenir le phallus ou l'objet partiel, il ne semble pas ici tirer toute la mesure de son propre enseignement. Tout se passe comme s’il perdait de vue la fonction de la tromperie à l'adolescence. Et c'est précisément sur ce point de technique psychanalytique, résultant d'une estimation erronée de la fonction du mensonge et de la tromperie adolescente dans la cure, que Freud met un terme à son travail psychanalytique avec la jeune fille homosexuelle. Dans sa hâte, il parle de la résistance que la tromperie recule jusqu'à la rendre inanalysable.

Mais n'est-ce pas la précocité et la violence de l'interprétation que Freud donna à la dimension de tromperie (tromperie qui se satisfaisait dans les rêves de sa jeune patiente) qui confèrent à la résistance son allure « invincible » ? Si toutefois se manifeste dans le contre-transfert une reconnaissance par Freud de l'existence d'un travail de subjectivation chez sa patiente, il ne s'opère pas de mise en jeu de cette reconnaissance à l'intérieur de la situation psychanalytique. Est passé sous silence le fait qu'un rêve n'est pas uniquement orienté par des directions préconscientes, qu'il recèle une scène fantasmatique interprétable à la condition qu'elle puisse déplier ses énigmes et ses coordonnées dans la dynamique transférentielle. Dans cette cure, la tromperie ne peut alors se mettre en récit. La jeune femme sera empêchée de rencontrer les enjeux de sa tromperie tant ils sont vite localisés à l'intérieur de la classique problématique hystérique : tromper pour séduire, séduire pour tromper. « Mais je crois pourtant qu'à côté de l'intention de m'induire en erreur il y avait aussi dans ces rêves une part de séduction c'était aussi une tentative pour gagner mon intérêt et ma bonne opinion, peut-être afin de me décevoir d'autant plus profondément par la suite »[28].

Ceci a pour effet d'obérer un travail possible de constitution de la scène du fantasme. D'où cela découle-t-il ? Du non aboutissement d'une demande d'analyse dégagée du tiers, qu'était le père de la jeune femme, certes, mais aussi de la résistance de l'analyste. On voit cette résistance s'exprimer par plus d'une voie.

Celle qui se fait jour, quand Freud interprète la dimension de la séduction dans le sens d'une problématique hystérique. Mais pas seulement, car ce qu'il écrit laisse à penser qu'il positive le fantasme hystérique quand il en fait une condition et d'entrée dans l'analyse et de résolution de la question du féminin à l'adolescence.

Vient ensuite la résistance de Freud lorsqu'il se reconnaît être dans la même position que le père, même impasse que pour Dora, alors que c'est bien la mise en jeu d'une interrogation symbolique que la jeune fille tente de vivre avec lui : elle donne au psychanalyste chance de saisir un possible rendez-vous avec l'au-delà de l'imaginaire de la tromperie ; au-delà qui n'a pu s'ouvrir avec son père, lui-même trop capturé par sa propre image sociale. Elle tente d'articuler son être (non ses symptômes) à la chaîne symbolique, c'est à dire au lieu d'un Autre qui tienne le coup devant la tromperie. Si cette quête est déçue, ce n'est pas qu'elle tiendrait à garder en elle une insatisfaction protectrice. Autrement dit, cette quête n'est pas un désir qui ruse avec l'insatisfaction pour se garantir comme désir. Cette quête est une demande de réponse symbolique qui, comme toute demande suppose sinon une interprétation, du moins un étayage, un accueil. Devant l'aspect symboligène de sa demande, son père l'a laissée tomber.

La collusion entre le père et la dame abrasait la scène fantasmatique. Parce que le fantasme ne tient plus, le signifiant niederkommen est débridé de la chaîne signifiante. Ne représentant plus le sujet pour un autre signifiant, il se fait point d'appel du passage à l'acte. La jeune fille n'a pas les moyens de jouer avec le père imaginaire, dès lors qu'elle est identifiée au registre de la tromperie. C'est en se jetant hors du cadre du fantasme, par son acte, qu'elle relance l'intérêt d'autrui et qu'elle séduit. Freud interprète hâtivement la tromperie comme l'expression d'une résistance invincible. « Dans notre cas le cœur d'une jeune fille se met à battre pour des femmes, chose que les parents ne ressentent au début que comme fâcheuse, mais qu'ils prennent à peine au sérieux ; elle-même sait bien à quel point cela l'accapare, mais pourtant elle ne sent que peu de chose des sensations d'une énamoration intense, jusqu'au jour où une frustration déterminée donne lieu à une réaction tout à fait excessive qui montre à toutes les parties prenantes qu'on a affaire à une passion dévorante, d'une force élémentaire »[29]. Tel est bien le seul moment de son texte où Freud utilise le terme de frustration qu'il met en relation avec la passion.

Lacan, plus tard, en 1957, fera rebondir sa lecture du cas à partir de cette proposition de Freud[30]. Toutefois, avant d'entrer dans le commentaire et le déplacement qu'il donnera au texte de Freud, Lacan pose les bases d'une définition de la notion trop évidente de frustration. Il s'agit alors pour lui de refondre la problématique de la relation d'objet, pour penser les structures freudiennes, d'une part, et la direction de la cure, d'autre part. Comment le Tiers s'effectue-t-il dans une relation posée naïvement au départ comme duelle, soit la relation mère-enfant ?

On se souvient que le séminaire de Lacan, La relation d'objet, organise la compréhension logique de la catégorie du manque sous la triple partition de la frustration, de la castration et de la privation, respectivement définies comme :

- le manque imaginaire d'un objet réel ;

- le manque symbolique d'un objet imaginaire ;

- le manque réel d'un objet symbolique.

Le registre symbolique n'est attaché qu'à la castration et qu'à la privation, à l'exclusion, donc, de la frustration. Celle-ci ne peut et ne saurait être en tant que telle réalisée par le sujet. Elle est un moment évanouissant, extrêmement instable, dans la constitution du rapport à l'objet et à l'Autre ; elle est une plaque tournante. Pour le psychanalyste, interpréter une frustration ne veut rien dire tant que n'a pas été mis en lumière le plan sur lequel elle s'est réalisée, à savoir celui de la castration ou alors celui de la privation. C'est à partir de la prise narcissique du sujet dans l'un ou l'autre de ces deux registres qu'il est possible d'en déduire qu'un temps de frustration s'est produit. Temps nécessaire où, autour d'une potentialité de la demande, seul le don et l'autre sont en jeu.

Il est notable – mais pas toujours aperçu ou trop souvent évité – que Lacan ne porte pas uniquement l'accent sur une définition de la frustration donnée pour un manque imaginaire de l'objet réel ; sa conception est plus radicale : il la conçoit comme frustration de la demande. Qu'est-ce à dire ? Non qu'il s'agisse que l'autre refuse de donner au sujet l'objet convoité, mais que l'aspect irréductible – et par là même éternisé, sinon stable – de la frustration provient du fait que le sujet ne soit pas entendu et reconnu comme présentant une demande. Située ainsi, la frustration serait le nom de la scène où l'Autre vient à s'absenter à la demande insistante que le sujet lui fait. « Ce qui est ainsi en jeu, c'est moins l'objet que l'amour de qui peut vous faire ce don. L'objet de la frustration c'est moins l'objet que le don »[31]. Cette proposition a une conséquence : ce n'est pas tant le destin de l'objet qui est important que celui de la demande. L'accroche du sujet à l'objet s'exprimant par les revendications, et celle du sujet à la demande, par la tromperie.

Le 9 Janvier 1957, Lacan précise l'axe de sa lecture du cas de Freud. La question des modes de constitution de l'« objet féminin » est prolongée par celle des modes de rencontre de cet objet dans la cure psychanalytique. C'est en ce sens qu'il nomme la femme « objet », car dit-il « elle (la femme), doit entrer à quelque moment dans cette dialectique en fonction d'objet »[32]. De même Lacan remarque qu'à chaque fois qu'il est question des étapes qu'une femme se doit de traverser pour accomplir son « achèvement symbolique », la rencontre avec l'homosexualité féminine est inévitable. Les itinéraires de Dora ou encore ceux la jeune fille homosexuelle en témoigne. Mais dans des logiques de structure différentes. Freud intervenait avec Dora en méconnaissant l'orientation de l'identification de sa patiente envers son propre sexe, avec Madame K. Madame K incarne le mystère de la féminité.

Chez Dora comme chez la jeune fille nous retrouvons la même construction tripodique : la patiente, le père et l'autre femme. Il y a, entre ces deux cas, une différence. Madame K. est introduite par Dora, et c'est la jeune fille qui impose sa Dame. L'essentiel de la différence réside ailleurs que dans ces circonstances. Le lien entre le caractère de puissance et la figure du père viendra discriminer ces deux jeunes femmes. Pour Dora, la structure et la plainte hystérique se nouent autour de la représentation de l'impuissance du père. Ce serait la raison de la fixation œdipienne hystérique de Dora[33]. Pour la jeune fille homosexuelle le préjudice viendrait du fait que la puissance a fabriqué un enfant, donné à la rivale.

Le concept de frustration parce qu'il permet, comme nous l'avons vu, de disjoindre l'ordre de la castration de celui de la privation, ouvre à une intelligence de la différence structurelle entre la jeune fille et Dora. La frustration ne joue pas dans le même temps logique pour l'une et pour l'autre. Lacan explique que l'entrée de la fille dans l'Œdipe se signifie par une demande d'enfant faite au père, mais faite pour être entendue et refusée. La déception qui s'en suit oriente le devenir-femme de la fille.

Il apparaît maintenant que le temps logique qui articule la question subjective de la jeune fille est bien celui de l'adolescence, et non celui de la mise en place de la phase œdipienne. Or, tant pour Freud que pour le Lacan du séminaire IV, l'adolescence de la jeune fille semble placée sous de bons auspices. Elle ne cesse de prodiguer ses soins aux enfants petits. Et l'enfant qu'elle pouponne n'est pas celui qui est donné à la mère. Il ne saurait y avoir, pour Lacan, d'autres choix possible dans la résolution de la frustration qu'une double identification, dont les deux composantes seront clivées au moment du passage à l'acte. Soit d'abord un plan d'identification au père qui se réalise dans les simulacres d'amour courtois, soit, ensuite, une identification à l'enfant qui se précipite dans le passage à l'acte (niederkommen). Au temps du séminaire IV, Lacan, n'a pas encore inventé sa théorie de la jouissance et de la jouissance autre, qui lui viendra droit des mystiques et des théologies (en particulier celle de F. de Salles). Il mentionne l'objet féminin. Il fait cet objet un miroir d'identification et une source de capture du désir masculin, métaphorique de ce désir. En même temps, il avance que ce que la jeune fille désire dans la Dame est un bien situé « au-delà de la Dame aimée »[34], c'est à dire le phallus. Bien qu'il n'ait pas encore constitué sa théorie de l'exception féminine, en privilégiant l'axe de cet au-delà qui trouve son statut discursif dans l'amour courtois, Lacan fait place, mais sans encore l'articuler, à la dimension de la Jouissance Autre.

Dans le séminaire IV, Lacan utilise la logique de la passion amoureuse dans l'amour courtois afin de modéliser une clinique de la passion amoureuse de la jeune fille. L'analogie deviendra consistante et se voudra probante en raison de l'hypothèse de la perversion avancée. Et c'est ainsi, qu'avec moult précautions, Lacan évoque la clinique de la perversion pour durcir le contraste entre le jeune fille et Dora[35]. Tel est bien l'avantage qu'il y a à proposer le contre-modèle de la perversion : ne pas réduire le cas à une pathologie hystérique.

Pour autant, l'histoire de ce cas ne se réduit pas au paradigme de la perversion. Il serait bien difficile de situer en quoi un fantasme pervers serait intégralement réalisé par la jeune fille. Enfin, il est à souligner que l'interrogation de la jeune fille va se porter sur un au-delà de l'objet. Lacan, une fois de plus, hésite, il commente le cas comme une pseudo-perversion, une façon de perversion. Sans pouvoir statuer sur une satisfaction perverse chez cette jeune fille il extrapole pour elle un avenir pervers.

Aujourd'hui, sans ignorer les diverses hypothèses en vogue à propos de l'identité de la jeune fille homosexuelle, nous préférons nous en tenir à une lecture structurale du modèle proposé. Le fait de situer à nouveau cette jeune fille comme un paradigme de l'adolescence, nous met sur une voie. La perversion ne serait pas ici structure constituée, elle serait, en revanche, un moment de constitution du rapport du sujet au féminin. Moment logique dans l'orientation du fantasme. Au reste, ce que Lacan développera ultérieurement à propos de l'amour courtois – plus singulièrement dans le séminaire VII L'éthique de la psychanalyse-[36] – est riche d'enseignements et de surprises.

« Problème ambigu et énigmatique de ce dont il s'agit dans l'objet féminin »[37]… Ce séminaire introduit le registre de la Chose. Et toute discussion sur l'objet féminin se fera en rapport avec ce registre, véritable au-delà de l'objet. Nous en déduirons, Lacan ne parlant alors plus du cas de Freud, que la jeune fille n'interroge pas uniquement l'objet féminin, tel que défini plus haut. Elle est captée par la Dame en tant que valeur de représentation de la Chose. C'est pourquoi, dans la relation amoureuse, homosexuelle, à la dame, elle interroge l'au-delà de l'objet. Ce qui lui était impossible de faire dans le lien à sa mère. Voilà en quoi le modèle de l'amour courtois, auquel Freud d'emblée avait pensé, reste un bon fil rouge pour commenter ce cas.

Et il est vrai que, dans ce séminaire VII, Lacan utilise l'amour courtois non plus pour asseoir sa lecture d'une perversion, mais il le tient comme un paradigme de la sublimation. « L'amour courtois est en effet une forme exemplaire, d'un paradigme de la sublimation »[38].

Il est donc possible de prendre appui sur cette nouvelle configuration de la passion amoureuse dans l'amour courtois, afin de ne plus discuter le cas de la jeune fille homosexuelle, soit en y voyant une hystérique de plus, soit une perverse. Pourtant ce troisième paradigme ne convient pas encore tout à fait. La direction d'objet que fait la jeune fille semble conforme à l'inestimable objet de l'amour courtois : la conjonction entre la Femme et la Chose. Mais le style qu'adopte la jeune fille est très éloigné de celui des héros de l'amour courtois. Le secret sur le lien, pas davantage que l'inaccessibilité de la Dame ne structurent la conduite de la jeune fille. La Dame de la jeune fille n'a rien de commun avec les caractères de la Dame que chantèrent les troubadours, lieu vide, sans substance réelle, point évanescent destiné à créer l'être de l'amant.

La lecture du séminaire VII ne nous autorise certes pas à positiver plus avant le modèle de l'amour courtois. L'analogie ne va pas en tous sens. Seulement, en portant l'accent sur le lien entre le féminin et le chose, l'érotique de la sublimation qui s'y écrit offre à préciser une théorie de la vie fantasmatique, telle qu'elle s'actualise à l'adolescence.

L'adolescence est bien pour cette jeune femme le moment et l'occasion où elle tente de reprendre, avec une étrangère, toutes les impasses de la constitution de son rapport au féminin, telles qu'elles furent causées par les avatars de ses relations à sa mère. C'est en faisant rentrer dans le jeu ce quatrième personnage, la mère, au sein des triangles composées de la jeune fille, de son père et de la Dame, que nous situons, un autre lieu des insignes du féminin. La mère, loin d'être une figurante secondaire, loin de s'effacer à temps est présente, presque trop. Elle a mis la haute main sur le féminin qu'elle ne transmet pas à sa fille. Cet autre lieu, celui du féminin captif et capturé, est toujours là dans l'arrière-plan des scènes où la jeune fille aime, provoque et passe à l'acte. Mais il n'est jamais là comme un acquis. Il est incessamment un lieu d'invention possible d'un passage et d'un enjeu. Enjeu d'arracher à l'autre féminin une consistance d'être. N'y avait-il pour la jeune fille d'autre moyen de toucher ce lieu que d'en passer par du défi, défi d'allure hystérique ou perverse ? Pouvait-elle en accoucher autrement ? Nous n'en savons, ni n'en saurons rien… Seulement nous avons proposé que son itinéraire puisse permettre d'éclairer les enjeux du féminin et du maternel à l'adolescence, aujourd'hui.

[1] Psychologue clinicien, CHS de Maison-Blanche (93), Enseignant (Universités de Paris VII et de Paris XIII).

[2] Psychologue clinicien, CHS de Ville-Evrard (93), Maître de Conférences en Psychologie Clinique, Université Paris-X, Laboratoire de Psychologie clinique des faits culturels.

[3] Uber die Psychogenese eines Fallees von weiblicher Homosexualität, GW, XII.

[4] in L'Interprétation des rêves (1900), PUF, 1967, p. 137 : « L'identification est le plus souvent utilisée dans l'hystérie comme l'expression d'une communauté sexuelle. L'hystérique s'identifie de préférence, mais pas exclusivement, avec des personnes avec qui elle a été en relations sexuelles ou qui ont des relations sexuelles avec les mêmes personnes qu'elle ».

[5]"Psychologie colective et analyse du moi" (1921), in Essais de Psychanalyse, Payot, 1973.

[6] ouv. cité, p. 246.

[7] Ce qui est une avancée par rapport aux Trois essais.

[8] ouv. cité, p. 251.

[9] Contribution à la psychologie de la vie amoureuse ( 1° partie1910) in La vie sexuelle, pp. 47-55.

[10] ibid. p. 49.

[11] "Psychogénèse d'un cas d'homosexualité féminine", note 2, p. 259.

[12] L'Esquisse (2° partie), in Naissance de la Psychanalyse, p. 369.

[13] "Psychogénèse d'un cas d'homosexualité féminine", p. 254.

[14] ibid. p. 257.

[15] ibid. p. 25.

[16] "Psychogénèse d'un cas d'homosexualité féminine", p. 256.

[17] On évoquera une lettre, bien antérieure (18 mars 1909), de Freud au pasteur Pfister : « À cause de l'indisoluble lien qui unit la mort à la sexualité, la pauvre femme qui veut se libérer de la vie ne peut le faire que par la voie de l'enfantement symbolique d'un fantasme sexuel : elle entre dans l'eau, c'est-à-dire : elle enfante ; ou elle se jette d'une hauteur, c'est-à-dire : elle accouche… » (l'allemand niederkommen, littérallement venir bas, signifie à la fois descendre et accoucher NDT p. 52).

[18] "Psychogénèse d'un cas d'homosexualité féminine", p. 262.

[19] ibid. p. 262.

[20] ibid. p. 264.

[21] ibid. p. 256.

[22] Ce qui signifie deux choses : un, que la jeune fille ne présente pas de symptômes névrotiques invalidants, deux, que les circontances particulières de cette cure n'ont pas permis l'accèe à une névrose infantile…

[23] "Psychogénèse d'un cas d'homosexualité féminine", en note 2 de la p. 257.

[24] ibid. p. 259.

[25] ibid. p. 267.

[26] Cinq Psychanalyses pp. 233 et 234.

[27] ibid. p. 234.

[28] "Psychogénèse d'un cas d'homosexualité féminine", p. 254.

[29] ibid. p. 265.

[30] Séminaire IV , leçon du 9 janvier 1957.

[31] ibid. (version Le Seuil, p. 101).

[32] ibid. (version Le Seuil, p. 93).

[33] « Dora est une hystérique, c'est à dire quelqu'un qui est venu au niveau de la crise œdipienne, et qui, à la fois, a pu et n'a pas pu la franchir. Il y a à cela une raison – c'est que son père à elle, contrairement au père de l'homosexuelle, est impuissant » (p. 139).

[34] ibid . (version Le Seuil, p. 110).

[35] « En d'autres termes, ce que l'on appelle pour ainsi dire la perversion dans ce cas, s'exprime entre les lignes, par contrastes et allusions » (version Le Seuil, p. 145).

[36]Séminaire VII, L'éthique de la psychanalyse (1959-1960), Le Seuil, 1986. Lacan consacre plus spécifiquement trois séances à l'amour courtois, du 27 janvier au 10 février 1960.

[37] ibid. (version Le Seuil) p. 151.

[38] ibid. (version Le Seuil) p. 153.