La demeure empruntée

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LES SITES DE L'EXIL

Psychologie Clinique 3

septembre 1997

La demeure empruntée

Par Fethi Benslama[1]

Résumé : L'exil dans la modernité des grandes villes du monde entraîne des situations de heurts et de greffes entre codes généalogiques. La question névralgique est celle de l'entrée de l'étranger dans la fiction du corps commun du pays qui lui donne l'hospitalité. Comment lire ce qu'est la souffrance d'exil ? Les retours expérimentés ou prescrits à une dite identité d'origine ne tiennent pas compte du trajet psychique qu'effectuent des exilés ou des enfants d'exilés pour échapper à la démétaphorisation de l'exil. Les explications culturalistes du symptôme non plus. Dans cet article, par la lecture d'un « cas » l'auteur propose de reconsidérer ce lien entre identité et destin en proposant que, pour un sujet, accepter de se situer dans sa filiation, acquise et construite, est ouvrir un rapport de créance à l'Autre de toute identité.

Mots clés : Exil ; identité ; État ; étranger ; filiation ; généalogie ; métaphore.

L'expérience contemporaine massive du déplacement humain engendre aux limites des grandes villes du monde, des situations inouïes d'interférences des normes et des valeurs, des lignes et des lignées. Des codes généalogiques fondés sur des écritures différentes se rencontrent, se heurtent, se greffent, produisant des effets inimaginables. Les problèmes d'identification qui s'ouvrent à partir de là, tant pour ceux qui effectuent le déplacement que pour ceux qui en sont les hôtes, trouvent leurs expressions aux points les plus cruciaux de la vie des personnes et de la cité, provoquant horreur et fascination, conflits de souveraineté, déchirements, illisibilités violentes et parfois destructrices. Mais la question la plus cruciale, celle qui exacerbe toutes les passions ou les pacifie, celle qui provoque les effondrements les plus dramatiques ou consolide les constructions les plus hétéroclites, c'est la question de l'entrée de l'étranger dans la fiction du corps commun du pays qui lui donne l'hospitalité. Si dans les sociétés modernes, ce corps est une fiction essentiellement politique — incarné par l'État qui en assure l'accès, l'appartenance et la transmission à travers le principe de la nationalité ­— souvent, celui-ci doit composer ou entrer en conflit avec d'autres fictions, tels le corps mystique de l'institution religieuse, le corps ethnique, ou la dernière des inventions qui totalise souvent les deux premiers : la fiction du corps dit culturel d'une communauté quelconque. Rien ne serait problématique, si ces corps n'étaient gardés par des souverainetés jalouses et exclusives, à travers des affects très puissants qui mettent en jeu l'intégrité des personnes et des institutions, en termes de vie ou de mort.

Le débat qui a fait rage en France sur l'intégration et le code de la nationalité au cours des dernières années, a témoigné d'un tel enjeu. La façon dont il s'est conclu dénote une situation de crise qui a touché aux sources constitutives mêmes de la fiction du corps politique dans ce pays. En suspendant ou en annulant certaines dispositions de consentement implicite et inconditionnel à l'entrée dans cette fiction, en la soumettant à une explicitation déclarative, l'Ètat s'est montré obnubilé par son identité au plan individuel (devenir français), au détriment de son principe générique fondamental, d'être un corps spécifiquement politique. Le recul de la fiction politique s'est traduit, comme nous le savons, par une série d'effets concrets : la dénationalisation massive d'enfants de migrants et le retardement de leur entrée dans la fiction politique d'appartenance (jusqu'à l'âge de 18 ans), l'exclusion de certains d'entre eux, sans parler de nombreuses autres conséquences perverses, qui ne peuvent que concourir à céder du terrain aux fictions communautaires de la religion, de l'ethnie ou de la culturalité. De fait, pour différentes raisons et sous la conjugaison de plusieurs facteurs, qu'il serait long d'analyser ici, le terrain est progressivement gagné par ces fictions de corps communautaires. Ayant la chance de travailler dans une consultation publique depuis une dizaine d'années, au cœur de l'une de ces cités désemparées de la banlieue nord de Paris, je peux mesurer la puissance d'affection de ces mouvements, à l'échelle des singularités (individuelles, familiales). Mais l'un des éléments qui retient le plus mon attention, c'est le concours que ces fictions communautaires reçoivent à partir de théorisations de l'âme de l'étranger (sa psyché ou sa conformation psychique) qui se sont formées et propagées dans le champs du travail social, judiciaire (juridiction des mineurs) et médicopsychologique, où elles bénéficient aujourd'hui d'un crédit d'autant plus important, qu'elles ont reçu la reconnaissance de l'université. Disons pour aller droit au but, qu'elles reposent pour l'essentiel, sur le postulat d'une adéquation entre la culture d'une communauté et la psyché des membres de cette communauté, de sorte que la compréhension des problèmes des individus qui en sont issus, leur traitement, le cadre de référence de leur loi, requiert la connaissance de leur psyché culturellement spécifique. La notion de culture à partir de laquelle opère cette théorie, pourrait être épinglée par cette expression : la culture c'est le bouillon. C'est à peine une boutade, car il suffit de revenir aux travaux des culturalistes américains qui l'ont introduite dans le champ psychologique, ainsi chez un Linton dans Le fondement culturel de la personnalité [2], pour voir que la culture occupe la place de l'une de ces totalisations industrielles dont ce siècle a été si violemment prodigue, puisqu'elle est explicitement comparée à l'eau dans laquelle se meut le poisson de l'aquarium, poisson qui représente ici, bien sûr, l'individu humain.

Cette conception a été radicalisée par l'ethnopsychiatrie aujourd'hui en France, en cherchant à établir que cette « eau » est aussi bien intrapsychique, produisant par voie de conséquence, une série de notions qui aboutissent à l'ethnicisation croissante de la singularité psychique, telle que l'idée d'inconscient ethnique; inconscient qui, si l'on en croit l'usage explicatif qui en est fait, concerne toujours, comme par hasard, les africains et les maghrébins, mais jamais les européens. À croire que ces derniers seraient doués de fait, d'un inconscient universel, ou de l'universel comme inconscient. N'est-il pas dès lors logique, que pour les étrangers, ou leurs enfants nés dans le pays hôte, l'une des méthodes de traitement préconisé, consiste à leurs injecter (dans leur nouvel aquarium d'accueil) un peu du bouillon de culture de leur origine. La thérapie du portage culturel de l'ethnopsychiatrie, ne dit pas moins. La faveur dont bénéficie cette théorie dans les milieux professionnels et dans les médias, prend avantage, assurément, des reculs de la fiction politique de l'être ensemble ; mais repose surtout, sur une double vérité redoutable : le trouble du sens qu'introduit l'étranger, et la négation délégitimante de ses références auquel il est exposé. D'où l'idée humaniste d'un double don de reconnaissance du sens et de l'être de cet étranger, en leur assignant la forme de l'identité culturelle soumise au principe de l'homogénéité et de la permanence, ainsi qu'en général l'anthropologie culturelle les a pensées et théorisées pour tel groupe, telle ethnie, telle aire de civilisation. Dès lors, l'événement psychique de l'étranger n'est plus l'objet d'une découverte dans sa singularité, mais d'une re-connaissance, c'est-à-dire d'un postulat où sa vérité est devancée dans la forme du savoir anthropologique déjà établi. Non seulement l'étranger n'est plus supposé étranger à son hôte — et il arrive très souvent qu'il se montre en effet, docile à son attente… par contre-reconnaissance — mais il ne l'est plus d'avantage par rapport à lui-même, puisque la re-connaissance est présumée lui ouvrir le chemin de sa re-identification au sens ethnique tenu en réserve dans son inconscient.

La reconnaissance de l'étranger par assignation psychique à une identité culturelle, recèle à l'évidence une violence dont les effets sont bien pires que la négation contre laquelle elle a voulu s'élever. Elle rature la singularité d'un mouvement d'« étrangement » ; elle oublie le déplacement du sens dont le déplacement est l'aventure, pour ne pas dire le fondement effondré ; elle veut arracher l'étranger au désemparement psychique (désemparer, c'est quitter le lieu où l'on est dit le Littré) qui est le point le plus significatif de son intimité avec le désir de l'en allée dehors ; point à partir duquel il peut assumer activement son histoire, en tant qu'elle est bien arrivée à lui, l'existant ; et non comme déplacement subi par le migrant réduit à un corps de besoin. Les ravages d'une telle théorie sont encore plus graves, lorsqu'elle est appliquée aux enfants de l'étranger nés et élevés dans le lieu hôte pour leur parents, mais qui est leur propre lieu natal. Leur assignation à l'identité culturelle, relève de l'imposition d'un « étrangement » à ce lieu, d'un forçage du sens dévastateur, afin de les raccorder à l'ethnicité du sens de leurs parents. Ces derniers, privés de la capacité de métaphorisation de leur exil, placés devant des ruptures de transmission effroyables, sont parfois enclins à faire retrouver à leurs enfants, à tout prix, la fiction du corps de la communauté de leur origine. Or ce que ne peut pas saisir la théorie humaniste de l'ethnopsy, en complicité avec l'étranger en position traumatique[3], est que la perte du sens dans la douleur de l'exil, n'est que la douleur du retrait de l'exil comme métaphore, c'est-à-dire de la perte de la métaphoricité comme exil. Une phrase du grammairien Du Marsais définissant la métaphore, suffirait à nous remettre cela en vue : « passage du propre à la demeure empruntée ». Précisément les enfants de l'étranger nés dans l'exil de leurs parents sont conduits, de part et d'autre, au sacrifice pour cette question : sacrifier l'enfant pour retrouver la métaphore originelle supposée perdue à la génération précédente. On entrevoit en quoi consiste la position traumatique de l'étranger, pour lui comme pour ses hôtes : l'étranger renvoie à la perte de la métaphore. Mais qu'est-ce que l'étranger comme perte de la métaphore, sinon le réel ? C'est sur le fond de cet enjeu sacrificiel qu'il faut ressaisir la question de l'identité, de la nationalité et de l'intégration. Il me semble que l'histoire de Samia que je vais présenter succinctement, nous permet ce ressaisissement. Il n'y a pas à mettre en exergue une quelconque exemplarité du cas, du point de vue technique ou du savoir thérapeutique. Il y a un trait dont nous faisons cas, simplement parce que Samia a trouvé, elle-même, une solution pour échapper à la démétaphorisation de l'exil de ses parents, confrontés à la question de la nationalité, en tant que entrée dans la fiction (dé-fictionalisée en l'occurrence) du corps commun des hôtes .

Cette histoire commence deux ans avant la première rencontre avec Samia, lorsque sa famille qui travaillait comme famille d'accueil dans un service de protection de l'enfance, dut abandonner le projet d'adoption qu'elle avait, pour Péguy, placée chez elle, depuis la petite enfance. Les services administratifs découvrirent, subitement, alors que le projet était fort avancé, que Mr et Mme K., père et mère de Samia, vivant en France depuis 25 ans, étaient de nationalité algérienne, et que l'adoption ne peut s'effectuer au profit de ressortissants dont la juridiction du pays d'origine ne reconnaît pas elle-même l'adoption sous sa forme plénière. La procédure fut interrompue et Péguy, de nationalité française, demeura dans le statut qui était le sien, celui d'enfant pupille de l'État placé chez Mr et Mme K. Ce coup d'arrêt, a provoqué un bouleversement considérable dans la vie de cette famille d'accueil. Péguy qui était arrivée chez les K. alors qu'elle était nourrisson, se considérait, en effet, comme leur enfant ; au point qu'à l'école, elle refusait de répondre de son propre nom de famille. Elle avait fini par trouver ce subterfuge, d'écrire sur ses cahiers : Péguy B. (son patronyme) famille K. C'est ainsi que cet enfant, tout en connaissant sa filiation naturelle, avait construit elle-même un montage, une fiction qui lui permettait de faire face à sa situation. Je dois dire que je n'ai jamais vu chez un enfant la volonté stupéfiante que j'ai observé chez Péguy de vouloir devenir la fille de cette famille nourricière. Péguy s'est mise à ressembler physiquement aux autres enfants du couple K., à parler l'arabe comme eux, bref à se fondre totalement dans le paysage familial. C'est à la suite d'un accident de voiture qui a faillit lui coûter la vie, que Mr et Mme K. avaient décidé d'être candidats pour l'adoption de Péguy qui est restée plusieurs jours dans le coma. Veillée jours et nuits par la famille K., la promesse fut faite alors, que si elle se réveillait, Mr et Mme K. l'adopteraient. La sortie de Péguy du coma fut considérée comme une renaissance, et Mr et Mme K. entreprirent les démarches d'adoption, qui se heurtèrent au bout de quelques mois à l'obstacle que j'ai indiqué. Il faut préciser ici, pour donner une vue d'ensemble de ces faits, que Péguy avait des grands-parents maternels très âgés qui étaient d'accord avec le projet d'adoption. La famille K. avait, non seulement obtenu leur consentement, mais les a intégrés dans son cercle et leur portait assistance.

J'ai reçu Mr et Mme K. aussitôt que l'administration leur avait signifié, l'impossibilité de poursuivre la procédure d'adoption. Ils étaient défaits, ils pleuraient et exprimaient un sentiment d'injustice. Un mois après, quand je les ai revus, j'ai constaté un bouleversement frappant dans leurs attitudes, dans leur discours, et jusqu'à l'habillement même. Je ne pouvais pas ne pas remarquer que Mme K. portait un foulard qui lui couvrait les cheveux. La première chose qu'elle me dit est qu'ils viennent de découvrir que leur religion leur interdisait l'adoption, et que même si on leur proposait aujourd'hui de réaliser l'adoption de Péguy, ils la refuseraient. Il est vrai que la loi coranique non seulement ne reconnaît pas l'adoption, mais l'interdit sous la forme que l'on appelle plénière, c'est-à-dire avec le changement du nom et de la filiation de l'enfant. Pourtant, jamais auparavant Mr et Mme K. n'avaient fait référence à la loi religieuse. Tout le service de protection de l'enfance, et moi-même, les connaissions depuis dix ans ; c'était un couple moderne dont les quatre enfants étaient élevés avec peu de références à la tradition islamique, à peine les fêtes importantes étaient-elles prises en compte. Or, voici que leur discours devient religieux, très conservateur, et qu'une fermeture, un repli s'est fait subitement jour, et ne cessera par la suite de se durcir ; au point que nous commencions à nous poser la question de la poursuite de la collaboration avec eux, eux qui accueillent par ailleurs deux autres enfants du service.

Tel est donc le premier mouvement de ce que j'appellerai plus tard, un jeu de billard généalogique. D'un coup, le refus de la juridiction nationale renvoie à la loi religieuse ; plus précisément à l'interdit radical, car l'interdit d'adoption dans l'islam se fonde assez explicitement sur l'interdit de l'inceste. Pour Mr et Mme K. c’est comme si l'interruption de la procédure d'adoption les avait confrontés à un vide de référence devenu intolérable, nécessitant le recours à l'autre souveraineté, aux règles de son système de filiation, pour s'abriter derrière elles. Le deuxième mouvement se produisit un an et demi plus tard, quand la fille du couple K., Samia, née en France, ayant atteint l'âge de la majorité, décida d'acquérir la nationalité française. Cet acte déclencha une crise importante dans la famille K. Déjà, depuis que ses parents opérèrent cette conversion rapide à la tradition religieuse, Samia vivait mal la pression conservatrice, faite de surveillance et de suspicion, que lui faisaient vivre ses parents. Mais avec l'acquisition de la nationalité française, le conflit prit une tournure ouverte, car Mr et Mme K. voulaient que Samia ne soit que de nationalité algérienne. La situation s'était dégradée, au point que Samia refusa d'aller au lycée, puis disparut. Pendant quinze jours, elle ne donna pas signe de vie à ses parents. Mr et Mme K. ont vécu dans une angoisse innommable la période où Samia avait disparu, sans donner de ses nouvelles. Dès qu'elle les contacta à nouveau, ils lui proposèrent de venir me voir. Elle finit par accepter, avant même de revenir à la maison. Lors de la première rencontre, je vis entrer dans mon bureau une jeune fille qui, d'aspect extérieur, ne faisait pas plus de 15 ans. Je découvrais par la suite que sa maturité affective n'était pas loin de ce seuil. Manifestement, c'était une adolescente en grande difficulté, triste, au regard fuyant, secouée de tics, mal dans son corps, ne sachant où se mettre, dans un état d'énervement permanent. Les premières paroles furent pour me demander l'adresse d'une Église. Pourquoi donc ? Parce que me dit-elle, elle se sent chrétienne, et souhaite pratiquer cette religion ; elle était venue me voir uniquement pour me dire cela. Je lui propose alors de me parler de sa foi et du christianisme. Samia fut incapable d'évoquer le moindre élément spirituel du christianisme. Cette constatation déclencha chez elle, un torrent de propos très virulents contre l'islam, sur sa haine de cette religion, sur le fait qu'elle ne se considère pas comme arabe et qu'elle souhaite changer de nom et de prénom. Qu'elle regrette de ne pas l'avoir fait. Je pensais à ce moment-là, qu'elle se référait à la possibilité de changer de prénom, ce que l'accès à la nationalité française permet, si le candidat le souhaite. La condamnation de ses parents, de leur attitude religieuse, de leur appartenance nationale, était tout aussi violente. La véhémence du ton de Samia était telle que je me demandais par moment si elle n'allait pas quitter tout à coup le bureau en claquant la porte. Au bout d'une demi-heure, j'ai subitement demandé à Samia s'il y avait quelque chose qu'elle aimait faire, qui n'a aucun rapport avec ses parents ou avec sa famille. Elle fut surprise par ma question, et me dit aussitôt qu'elle voulait être écrivain, et que tout ce qui l'intéressait actuellement dans la vie, c'était l'écriture et la lecture. Mise en confiance, elle déclina son modèle : George Sand. Elle avait lu plusieurs textes de cet écrivain et connaissait de nombreux détails biographiques. Par chance, j'avais eu l'occasion de visiter la propriété de George Sand à Nohan, où se déroulait un festival annuel de musique ; non loin de là, il y a un musée consacré à cette figure exceptionnelle de la littérature française. J'ai pu alors, entrer en communication avec Samia autour de George Sand. Je voyais qu'elle prenait du plaisir à me parler et j'étais sûr qu'elle allait revenir me voir. La figure de cet écrivain restera par la suite, pendant plus d'un an que durèrent les entretiens, présente entre nous, comme un pacte représentant un nouage essentiel qui a une valeur évidemment identificatoire pour Samia, mais cette identification que j'acceptais — qui rendait possible le transfert — est ce qui a permis de mettre en œuvre, une métaphoricité de l'étrangement pour elle, et une entrée par la fiction que représente l'écriture dans le corps de l'Autre. C'est la possibilité d'une identité qui n'est plus prise dans le dilemne entre la fidélité au corps ethnique originaire, et sa trahison en entrant dans le corps glorieux de la nationalité autre. Du cri identitaire d'une identité à l'autre, vers l'identité qui s'écrit, tel est le trait de la solution que choisit Samia, et dont je n'ai saisi toute la portée que bien après.

Pendant neuf mois, Samia manqua peu de rendez-vous avec moi. Il lui arrivait même de venir en dehors des horaires prévus. Progressivement, commençait à se défaire cet écheveau de haine dans lequel elle se sentait enfermée, où régnait la confusion entre le national, l'ethnico-linguistique et le religieux. Être algérien ou arabe ne signifiait pas nécessairement être musulman et inversement, avoir la nationalité française n'excluait pas d'être musulman. Des différences aussi simples n'étaient pas évidentes pour elle, parce que ses parents eux-mêmes, avaient rendu ces catégories homothétiques et inclusives les unes des autres. C'est évident que pour qu'une identité se constitue dans sa singularité il faut une lisibilité, donc des lignes distinctes et des espacements. Mais ne fallait-il pas qu'elle puisse d'abord s'accepter et être acceptée dans l'idéal de l'écriture de la langue française, pour pouvoir supporter telle ou telle référence identitaire de ses parents. Samia commençait en effet à savoir assumer son origine, sans passer par la foi réactive ni par la religiosité de ses parents. Le choix de cette figure féminine qui dépasse, tant par son nom (George) que par la courbe de sa vie, la position de la femme traditionnelle, n’était pas non plus un effet du hasard. Mais au fur et à mesure que Samia avançait sur le chemin de l'autonomie et l'affirmation d'elle-même, qu'elle s'affranchissait de l'anatomie comme identité théologico-sexuelle, la haine de Samia pour sa mère s'accroissait, ses provocations, notamment à caractère sexuels, devenaient fréquentes. Elle s'habillait de plus en plus légèrement et affichait de nombreuses fréquentations avec les garçons. Dès qu'elle voit sa mère passer dans la cité, elle se jette au cou ou sur les genoux du premier garçon qui se trouve avec elle. Les parents me demandèrent de nombreux rendez-vous pour me parler de ce que Samia leur faisait subir comme humiliation au regard des voisins et de la famille. « Ce sont des robes à viol qu'elle porte », me dit Mme K. qui s'inquiétait pour la virginité de sa fille. Comme si Samia avait entendu sa mère, pendant les vacances d'été elle s'est mise à plusieurs reprises en situation de danger, et fut effectivement violée. La mère vécu dramatiquement la perte de la virginité de sa fille. Elle pensait, qu'elle touchait là, le fond de l'humiliation et de l'indignité. « Samia nous a tout fait, me dit-elle, la nationalité, le rejet de la religion, le viol, que peut-elle faire de plus ? » Mais, c'est le père qui m'a le plus surpris. Il montra beaucoup de sollicitude et de compassion envers sa fille, qui me dit un jour : « Il a fallu que je me fasse violer et que je perde ce morceau de peau, pour que mon père s'intéresse à moi et me dise qu'il m'aime ». Assez rapidement, comme si l'irréparable avait été commis et qu'il n'y avait plus rien à perdre, un calme s'est installé dans la famille. L'atmosphère s'est détendue et on put envisager sereinement pour Samia une formation de bibliothécaire en Bretagne. On crut donc bon de l'éloigner de la cité et de la famille.

Au bout de six mois Samia décide de vivre avec Éric, un jeune garçon breton. Puis elle se trouva enceinte de lui. Le jour où la mère apprit la nouvelle, elle s'évanouit. Elle décida de rompre totalement les liens avec Samia. Ce qu'elle fit. Vers le huitième mois de la grossesse, Éric écrivit une lettre à Mme K. pour lui annoncer qu'il pense donner à son enfant un prénom arabe. Le jour même où elle reçoit la lettre, sans dire à son mari le véritable motif de son absence, elle fait un voyage éclair chez sa fille, et revient avec la promesse d'Éric de se marier avec Samia et d'effectuer une conversion à l'islam, au moins d'apparence. Le mariage eut lieu dans une cérémonie qui associa les deux familles. Mais la conversion d'Eric ne fut pas un simulacre, car lors de la dernière visite de Samia pour me montrer son bébé, elle me dit sur un ton amusé : « Il a fallu que moi, musulmane non-croyante, je tombe sur le seul breton capable de devenir musulman pratiquant ». Elle m'apprit aussi que la mère et la sœur d'Eric ont commencé à s'intéresser à l'islam, à trouver des points communs avec le christianisme. De longues conversations œcuméniques rassemblaient les deux familles. Et pendant ce temps, au milieu d'eux, Samia continue à entretenir sa passion pour George Sand. Voilà précisément ce que l'imposition de l'identité ethnique dans la théorie ethnopsy aurait écrasé, en produisant face à de tels sujets des explications culturelles de leurs symptômes et en leur administrant le sens de leur appartenance ethnique comme traitement. C'est le corps d'écriture George Sand, (George sens ou George sans…), étranger à la logique identitaire de l'origine et intégrative de l'identité d'acquisition dans le langage, qui a donné à Samia la possibilité d'une identité en devenir, qui a rendu possible en retour l'acceptation de la filiation par la naissance et de la filiation acquise. Partant de ce corps d'écriture, l'utilisant comme levier, le sujet a pu devenir actif et s'engager dans son propre avenir ; il n'est pas resté prisonnier d'une dette de non-transmission de ses parents, qu'il va payer par sa douleur ou sa folie, mais a ouvert un rapport de créance à l'Autre de toute identité. Je propose d'appeler l'Autre de toute identité, la métaphore comme demeure empruntée.

[1] Psychanalyste, Directeur de Publication de la revue Cahier Intersignes.

[2] Ralph Linton, Le fondement culturel de la personnalité, Dunod, 1977.

[3] Olivier Douville, “D'une position traumatique de l'étranger”, Cahier Intersignes, n° 1, 1990, pp. 91-103.