L'invention du mot de psychothérapie et ses enjeux

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LES PSYCHOTHÉRAPIES DANS LEURS HISTOIRES

Psychologie Clinique 9

juillet 2000

L'invention du mot de psychothérapie et ses enjeux

Par Jacqueline Carroy[1]

Résumé : Cet article examine l'histoire de l'invention et de la vulgarisation des mots de psycho-thérapeutique et de psychothérapie durant le dernier quart du XIX° siècle autour notamment de Hack Tuke, Bernheim, Van Eeden, Barrès, Dubois (de Berne). Désignant tout d'abord l'action de l'esprit sur le corps et l'influence, identifiée par Bernheim à une suggestion, du médecin sur le malade, ces vocables en viennent à renvoyer à la thérapie psychique de troubles psychiques. Le succès de ces néologismes dans le domaine de la médecine et de la psychologie mais aussi de la littérature répond à une attente et témoigne de l'apparition d'une culture psychologique autour du couple d'un psychothérapeute et d'un patient psychonévrosé collaborateur et témoin de sa propre cure. C'est dans ce contexte que l'on peut comprendre la genèse et le succès de la psychanalyse de Freud et des médications psychologiques de Janet.

Mots clés : Psychonévrosé ; psycho-thérapeutique ; psychothérapie ; suggestion.

C'est le médecin anglais Hack Tuke, qui en 1872 lança, sinon inventa, le terme de « psycho-thérapeutique ». Hippolyte Bernheim et l'école hypnologique de Nancy, relayés par Maurice Barrès, vulgarisèrent ensuite en France et en Europe l'expression de « psychothérapie ». On peut penser que bien avant la fin du XIX° siècle, il y a eu des psychothérapies avant la lettre dans le domaine de la magie, de la religion ou de la médecine, comme le montrait par exemple Henri F. Ellenberger au début de son ouvrage pionnier de 1970 consacré à la découverte de l'inconscient et comme le montre ici même Paul Mengal. On peut plus précisément voir dans le traitement moral des aliénistes ou dans les cures magnétiques inaugurées par le marquis de Puységur au début du XIX° siècle des traitement laïcs sécularisés de toute référence à des forces surnaturelles, occultes ou cosmiques, bien proches d'un traitement psychique[2]. Il n'est pas néanmoins indifférent qu'un mot ait traversé la Manche, et se soit répandu à la fin du siècle, simultanément dans le domaine de la médecine et de la psychologie comme dans celui de la littérature. Je m'interrogerai sur les enjeux culturels et théorico-pratiques qui assurèrent successivement la fortune des mots « psycho-thérapeutique », « psychothérapie » et enfin « psychothérapeute ». Je limiterai pour l'essentiel à la France et à une aire francophone entendue au sens large une enquête qui demanderait assurément à être complétée par une étude comparative.

« Psycho-therapeutics » : influence du corps sur l'esprit, influence du médecin

Arrière petit-fils de William Tuke, le célèbre fondateur de la Retraite d'York, Daniel Hack Tuke est le premier médecin d'une lignée célèbre qui s'est consacrée à la cause des aliénés. Il s'intéresse à l'hypnotisme. Ce mot a été vulgarisé en 1843, sinon créé, par le médecin de Manchester James Braid, lequel pensait avoir découvert une pratique et une théorie scientifiques susceptibles d'expliquer et de supplanter le magnétisme animal inauguré par Mesmer. Le mesmérisme et le braidisme, comme on disait alors, apparaissaient depuis longtemps à certains praticiens refusant l'hypothèse d'un fluide comme l'exemple privilégié d'une thérapeutique par l'imagination, entendue au sens fort de faculté de faire exister des images et de les incarner organiquement : l'imagination était donc l'illustration privilégiée d'une action de l'esprit sur le corps Si l'on n'attribuait pas au magnétisé ou à l'hypnotisé des dons merveilleux, il fallait néanmoins reconnaître que le mesmérisme et le braidisme pouvaient guérir par la grâce d'une action tout à fait ordinaire mais méconnue des médecins, du moral sur le physique, comme on disait alors. Hack Tuke, médecin reconnu et célèbre, est l'un de ceux qui contribuent à faire de l'hypnotisme un exemple privilégié de cette influence de l'esprit, identifié au cerveau.

Son ouvrage se présente comme un inventaire systématique « d'illustrations de l'influence de l'esprit sur le corps » au nombre desquelles figurent notamment des guérisons de Lourdes. Car l'imagination peut être tout à la fois iatrogène et curative. Hack Tuke s'intéresse enfin plus spécifiquement aux applications médicales de l'action de l'esprit sur le corps, et il donne comme titre au chapitre le plus important de cette dernière partie : "PSYCHO-THÉRAPEUTIQUE (Psycho-therapeutics). APPLICATION (Practical application) DE L'INFLUENCE DE L'ESPRIT SUR LE CORPS DANS LA PRATIQUE MÉDICALE" (1886, p. 242). Cette influence en implique une autre. L'article I du chapitre a en effet pour titre et pour préambule : "INFLUENCE GÉNÉRALE EXERCÉE PAR LE MÉDECIN SUR LE MALADE AU MOYEN DES ÉTATS D'ESPRIT QUI AGISSENT FAVORABLEMENT SUR LE CORPS DANS LA MALADIE. Personne ne conteste que le médecin et le chirurgien peuvent exercer et exercent cette influence, par la manière dont ils parlent (in their mode of adressing their patients), par les sentiments d'espoir et de confiance qu'ils cherchent à leur inspirer et par le soin qu'ils mettent à éloigner d'eux toutes les causes de dépression morale (in the removal of everything calculated to depress them).

Sunt verba et voces, quibus hunc lenire dolorem

Possis, et magnum morbi deponere partem”. ( Ibid. )[3]

Si ce constat général va de soi, il n'a pas donné lieu néanmoins à beaucoup de développements dans les traités médicaux, selon Hack Tuke. C'est pourquoi dans les articles suivants du chapitre, il détaille ce qu'il entend par psycho-thérapeutique : il s'agit de « ranimer la volonté des malades » (II), d'utiliser « des substances absolument inertes en faisant croire au malade qu'elles peuvent le guérir » (III), de diriger « l'attention vers une partie du corps » (IV), de faire agir « l'influence combinée de l'excitation produite par certains états d'esprit, et par des attouchements légers sur les parties malades » (V), de faire appel au Magnétisme animal ou, si l'on ne croit pas à celui-ci, au Braidisme (VI). Dans ce texte, la psycho-thérapeutique a un sens et des applications plus larges qu'actuellement. Elle désigne en effet tout à la fois un rapport intra et inter-individuel. La relation médecin-malade n'est cependant, pour Hack Tuke, curative que secondairement ou indirectement, en ce qu'elle suscite l'action de l'esprit du patient sur son propre corps. D'autre part, même si la psycho-thérapeutique paraît avoir comme cibles privilégiées des affections telles que l'hystérie ou l'hypochondrie, elle s'applique aussi, pour Hack Tuke, à des maladies physiques que nous appellerions fonctionnelles[4].

C'est au cours des années suivantes, comme on le verra, que l'acception seconde du mot, sans vraiment supplanter la première, tendra à l'emporter à partir du moment où l'on sera amené à identifier des affections psychiques qui seraient du ressort d'une thérapie elle-même psychique. Comme le montre bien par exemple l'article de vulgarisation du jeune Freud sur le "Traitement psychique" (1890)[5], qui traite de l'action de l'âme sur le corps avant d'aborder la relation du médecin et du malade – le mot inventé par Hack Tuke conserve son double sens. Chez Freud néanmoins l'intérêt se déporte de la première à la seconde acception. C'est la question de la relation du médecin et du malade qui occupe en effet la vedette. Probablement à la suite d'une lecture de L'automatisme psychologique de Janet, Freud réactive la vieillle notion de « rapport », terme par lequel les magnétiseurs désignaient la mise en rapport de l'opérateur et de son sujet et qui est écrit en Français dans le texte, et il s'interroge sur sa proximité avec un lien parental ou amoureux. À lire Hack Tuke, on a plutôt l'impression d'avoir affaire à une compilation qu'à une véritable invention. Lorsque le médecin anglais parle de psycho-thérapeutique, il peut paraître reprendre des idées d'action du moral sur le physique déjà présentes, comme on l'a vu, chez les anti-fluidistes du début du siècle, et de « rapport ». Mais il ne se contente pas de juxtaposer deux conceptions, comme on le faisait souvent jusqu'alors, il éprouve le besoin de les relier par un vocable nouveau. C'est à ce titre que les contemporains en firent un inventeur. Le néologisme psycho-therapeutics, parce qu'il correspond probablement à une attente, est repris et traduit. Il acquiert une sorte de performativité, ainsi qu'on va le voir.

Suggestion, psycho-thérapeutique et psychothérapie

Le livre de Hack Tuke est traduit en 1886, à un moment crucial en France. Hippolyte Bernheim, professeur à la Faculté de médecine de Nancy, vient de se mettre à l'école d'un « médecin-guérisseur » de la ville, Ambroise-Auguste Liébeault. En 1866, dans un livre demeuré sans écho, celui-ci se situait comme un héritier du courant imaginationniste anti-fluidiste illustré en France par Bertrand et Noizet au début du siècle, et il avait insisté sur « l'action du moral sur le physique », pour reprendre le titre de son ouvrage. Il avait montré d'autre part que l'on pouvait donner une portée thérapeutique aux expériences de suggestion par lesquelles Braid avait indiqué que, par des paroles ou des gestes, l'opérateur pouvait provoquer chez l'hypnotisé telle ou telle image ou action. Point n'était désormais besoin, selon Liébeault, de laisser les endormis avoir la direction de leur cure et se prescrire leurs propres remèdes, selon le traitement-type préconisé par les magnétiseurs. Il suffisait de leur ordonner ou de leur insinuer que leurs symptômes étaient supprimés. Allant plus loin que Liébeault qui refusera toujours d'identifier hypnose et suggestion, Bernheim, dans des articles de la Revue médicale de l'Est, repris par un opuscule de 1884, a érigé la suggestion, « influence provoquée par une idée suggérée et acceptée par le cerveau » (p. 73) en explication de l'hypnose. Celle-ci n'est donc pas un état neurologique spécial et une pathologie de l'hystérie, comme le veut Charcot, mais elle est explicable par un principe psychologique général qu'elle se contente d'exagérer.

En 1886, dans une nouvelle édition de son ouvrage, Bernheim montre que la suggestion a des applications thérapeutiques. Dans la deuxième partie du livre, consacrée à ce thème, il cite très largement la toute récente traduction de Hack Tuke pour insister sur l'importance de l'imagination comme agent thérapeutique. L'hypnotisme exalte l'imagination et laisse le champ libre à une suggestibilité qui se déploie sans obstacles. Ainsi Bernheim prône une « psycho-thérapeutique hypnotique » (1886, p. 218). Désormais, grâce à ses deux livres de 1884 et de 1886, il est devenu une célébrité nationale et internationale, chez qui affluent visiteurs et patients. Il fait figure de porte-parole d'une école qui, à l'encontre de celle de la Salpêtrière, fait de la suggestion et de la psycho-thérapeutique ses emblèmes, comme le montre en 1890 un long article qu'il publie dans le très officiel Temps, ancêtre de l'actuel Monde.

Un nouveau vocable, plus concis, s'impose très vite à côté de celui de psycho-thérapeutique, dont le médecin et écrivain Frederik Van Eeden revendiquera ultérieurement la création (Ellenberger 1970, p. 353). Lui et son collègue Van Renterghem popularisent en tous les cas le mot de psycho-thérapie au Congrès international d'hypnotisme de Paris en 1889. Ils s'y présentent comme des élèves de Liébeault et surtout de Bernheim, et ils y font le bilan de la clinique de Psycho-thérapie suggestive. qu'ils ont fondée en août 1887 à Amsterdam. Ils disent avoir voulu désigner par là « la part prépondérante assignée par nous à la suggestion dans cette partie de l'art de guérir, qui s'adresse directement aux fonctions psychiques de l'individu pour combattre l'état morbide » (1889, p. 59). Dans cet établissement, apparemment moins populaire et plus élégant que le hangar qui sert de clinique à Liébeault rue Bellevue à Nancy, ils reçoivent des nerveux mais aussi d'autres malades, et ils tentent, selon le modèle de Bernheim, de guérir les uns et de soulager la douleur des autres. C'est à ce même type de pathologie multiforme que renvoient les nombreuses observations publiées par Bernheim. Avec Hypnotisme, suggestion, psychothérapie, en 1891, celui-ci franchit, comme ses élèves hollandais, le nouveau pas de privilégier franchement la « psychothérapie suggestive ». Il insiste sur le fait que celle-ci peut se faire à l'état de veille, sans hypnotisation. Pour beaucoup de praticiens de cette époque, les deux mots de suggestion et de psychothérapie deviennent désormais presque synonymes.

La « simple parole » et les pouvoirs de l'esprit

La mise en exergue du mot de psychothérapie engage une nouvelle conception de la médecine et du médecin sous l'emblème du pouvoir des mots et de ceux de l'esprit, que celui-ci soit identifié à un cerveau ou à une âme, comme on va le voir.

Bernheim affirme son espoir en une médecine qui ne traite plus l'homme comme une machine ou une plante et il exalte l'esprit : « L'esprit n'est pas quantité négligeable dans notre vie physiologique et pathologique ; il existe une psycho-biologie, il existe une psycho-thérapeutique. C'est un grand levier que l'esprit humain et le médecin guérisseur doit utiliser ce levier » (1891, p. 66)[6]. Bien qu'il se réfère à Hack Tuke, on a l'impression que Bernheim éprouve le besoin de distinguer sous les termes de psycho-biologie et de psycho-thérapeutique ce que le médecin anglais avait confondu. En même temps, il n'hésite pas à brosser un portrait du médecin en guérisseur qui heurte les dogmes organicistes. Dans "L'organisme humain", un discours prononcé à la séance de rentrée des Facultés en 1892, Bernheim reprend des propos d'Hypnotisme, suggestion, psychothérapie en les amplifiant : il expose une véritable profession de foi pour une philosophie médicale nouvelle. Il réactive sa culture religieuse de jeunesse (Bernheim est un juif de Mulhouse) pour opposer à une définition « organicienne » de l'homme la formule biblique d'une « naïveté sublime… poussière terrestre animée par un souffle divin ». On remarquera que Bernheim reprend avec quelque distance cette citation, qui pourrait évidemment l'entraîner sur le terrain d'une identification de l'esprit à une âme. Pour lui en effet, comme pour Hack Tuke, mettre l'accent sur l'importance de l'esprit, c'est aussi privilégier le rôle du cerveau, son synonyme matériel. La philosophie avancée par Bernheim en 1892 relèverait d'un vitalisme moniste plus que d'un spiritualisme dualiste. Il insiste d'autre part sur l'importance thérapeutique de la « simple parole », en reprenant les vers latins cités par Hack Tuke (1893, p. 246, 248). La psychothérapie s'identifie très largement dans ce texte à une logothérapie.

Car les travaux de Bernheim mettent les pouvoirs de la parole à l'ordre du jour, comme le montre la leçon que le jeune Freud en tire dans "Traitement psychique". Au nombre des références qui hantent anonymement l'article de 1890, le leit-motiv de la « magie des mots » est certainement la marque d'une dette à l'égard de Bernheim. Pour celui-ci cependant, la magie des mots renvoie aux paroles suggestives du thérapeute, et l'on sait que la psychanalyse s'édifiera en attribuant le pouvoir des mots au patient – ou plutôt en le réattribuant, si l'on pense aux thérapies magnétiques qui faisaient parler le somnambule et recommandaient au magnétiseur d'être laconique et d'écouter, comme le montre par exemple le traitement d'Alexandre Hébert par Puységur.

« L'organisme humain » me semble caractéristique des années 1890. À l'esprit positif et au scientisme des années 1870 qui ont vu triompher le neurologisme de Charcot succède un renouveau du spiritualisme. Il y a, en tous les cas, un intérêt nouveau pour l'esprit et pour ses pouvoirs, qui va de pair parfois avec une critique ou une remise en cause de la science. En 1892, Charcot lui-même, dans un de ses derniers textes, "La foi qui guérit", reprend Hack Tuke, sans aller cependant jusqu'à citer –horresco referens -– son rival Bernheim et jusqu'à employer le mot « nancéen », donc interdit, de psychothérapie (Carroy 1999b). En 1893, Emile Zola met en scène dans Le docteur Pascal un médecin qui finit par soigner avec de simples piqûres d'eau stérilisée, par ce que nous appellerions un effet placebo, et qui, après avoir été un savant, ne veut plus qu'être surtout un guérisseur en compassion avec la Vie. Bien que Zola se soit référé à un certain docteur Chéron pour sa documentation et qu'il ait été réticent par rapport à l'idée de suggestion, il n'en capte pas moins là une inflexion de l'air du temps.

Bernheim propose et maintient, sa vie durant en dépit des critiques, une définition équivoque et extensive de la suggestion, qui renvoie indistinctement à une manœuvre du soignant et à un processus psychique se déroulant « dans le cerveau » du soigné, et qui concerne non seulement la médecine, mais aussi l'éducation, l'art de mener les foules etc. Peut-être Bernheim perçoit-il que l'enjeu n'est pas de définir exactement, mais au contraire de pouvoir subsumer sous des mots évocateurs et extensifs : c'est pourquoi à certains moments il parle de sa « formule » de la suggestion. Que découvre-t-il et que découvrent les contemporains à travers ces formules ? On pourrait dire que ce sont les Pouvoirs de l'Esprit sur le corps, sur un autre esprit, d'un esprit sur lui-même, par les mots, par les idées, par la foi. De tous ces pouvoirs on s'enchante et on s'effraie. Certains, comme Van Eeden ou Beaunis, collégue de Bernheim à la faculté de médecine, vont même plus loin et évoquent des pouvoir psychiques paranormaux.

« Suggestion » et « psychothérapie » apparaissent ainsi comme les emblèmes qui font exister en termes perçus comme nouveaux et modernes toutes sortes de maux et de miracles désignés autrement antérieurement. Ils ont valeur rétrospective puisqu'ils permettent de dénuder ce qu'auraient recouvert sous des noms d'emprunt religion, magie, magnétisme et hypnotisme en parlant par exemple de salut par la foi, de fluide ou d'état nerveux. Ils font donc figure de découvertes et d'instruments de découverte.

« Votre maladie est une névrose psychique »

Le mot de suggestion, de par ses ambiguités, autorise et légitime bien des essais thérapeutiques. Si beaucoup des récits de psychothérapies de cette époque peuvent nous paraître témoigner d'un autoritarisme sans vergogne ou d'un simplisme désarmant, certaines pratiques suggestives ont été plus variées qu'il n'y paraît. Quand on lit attentivement ces récits de psychothérapies, on s'aperçoit parfois en effet que l'on pourrait décrire en termes actuels de conditionnement, de catharsis, d'interprétation, d'injonction paradoxale, de transaction ce que l'auteur désigne comme une suggestion. Bernheim et ses élèves ont compris sous ce terme vague et pourtant chargé d'enjeux bien des pratiques différentes (Ellenberger 1954-1991, Carroy 1991 et 1999a).

On peut supposer qu'à travers ces « suggestions originales », pour reprendre une expression de Joseph Delbœuf, un savant belge très célèbre en son temps qui n'était pas médecin et qui pratiqua effectivement souvent des psychothérapies originales, s'engagent à la fin du XIX° siècle une relation thérapeutique et une culture psychologique nouvelles. Ce qui unit de toutes manières les psychothérapies, qu'elles soient classiques ou non, c'est qu'elles se veulent psychologiques, rien que psychologiques et, en France du moins, laïcisées de toute référence philosophique ou religieuse. Il n'en est pas de même par exemple aux États-Unis et en Suisse où, au dam de Janet, la psychothérapie a été aussi une affaire de prêtres et de pasteurs (1919 I, p. 122-123).

Autour des mots de suggestion et de psychothérapie, s'instaure le couple d'un thérapeute qui pourrait ne plus être médecin mais purement psychologue – c'est le cas, comme on vient de le voir, de Delbœuf qui défendit son droit à soigner sans être médecin – et d'un patient qui pourrait devenir son collaborateur. Néanmoins si le thérapeute est convaincu qu'il soigne psychiquement et fait de cette conviction le ressort de la cure, il n'en est pas de même de tous les patients. C'est ici qu'il faut évoquer une distinction, assez banale en son temps, et peut-être encore actuellement quoique de façon masquée et au fond plus hypocrite. Aux dires de Bernheim, il y a une grande différence entre les patients populaires d'hôpital et les patients privés, les uns étant en général très largement et rapidement hypnotisables et suggestionnables, et les autres non. De fait, ses observations portant sur des ouvriers et des paysans hospitalisés pour des maladies diverses, mettent en jeu la plupart du temps une suggestion expéditive et péremptoire. Bernheim ne s'embarasse pas d'explications. Il procède même parfois en trompant sur ce qu'il fait, lorsqu'il administre métallothérapie ou pilules de mie de pain. Il en va autrement avec les plus rares clients privés dont il a publié l'observation, gens du même monde que lui qui viennent le consulter, attirés par sa renommée, femme hystérique d'un confrère, adolescente nerveuse, commerçant impuissant, étudiant onaniste, aristocrate inverti, intellectuel neurasthénique. Avec ceux-là généralement, il discute, il explique, il biaise, il attend pour hypnotiser ou il n'hypnotise pas, il refuse de donner des ordres pour mieux agir indirectement.

Évoquons un exemple. En 1890, à un jeune universitaire, ancien élève de l'École normale supérieure « remarquablement intelligent », qui se plaint de ses digestions pénibles et de ses pertes de mémoire, il fait retrouver un souvenir par une imposition des mains sur le front. Profitant de l'impression produite, il lui dit : « Vous voyez que vous n'avez pas d'absence. Votre maladie est une névrose psychique. Je pense qu'elle est justiciable de la suggestion » (1891, p. 543-544). Le rappel du souvenir a valeur d'emprise plus que de recherche en tant que telle d'un passé. Il s'agit pour Bernheim de « pénétrer dans le domaine psychique », après avoir fait éprouver le pouvoir de l'esprit, entendu de façon équivoque comme celui du soignant qui fait se souvenir et celui du soigné qui se souvient. Cette prise d'influence implique la conversion à une explication psychologique : c'est à partir du moment où le jeune homme est convaincu d'avoir une « névrose psychique » que peut s'engager le traitement. Le sujet joue aussi le rôle d'auxiliaire scientifique, car, par une autre suggestion, Bernheim lui fait écrire son auto-observation, publiée au début du cas à titre de témoignage. C'est donc parce que le patient croit avoir des troubles psychiques qu'il peut être subjugué pour son bien (ce qui, comme nous le verrons, ne lui agrée guère) mais aussi transformé en collaborateur et en témoin de sa propre guérison. Néanmoins de tels cas sont rares dans les écrits de Bernheim, et c'est bien la psychothérapie d'hôpital qui constitue son modèle.

« Il serait à mes côtés moi-même plus vieux… »

Contrairement à un étudiant onaniste dont le témoignage, cité par Bernheim en ouverture d'une autre observation, se termine par une sorte d'ex voto à son « sauveur » (1891, p. 553), le jeune universitaire clôt son auto-observation par une déclaration d'insatisfaction : « Et pourtant je n'ai guère aidé moi-même à cette guérison. Je me suis laissé faire sans foi aucune ». Il dit avoir été « vexé » et « humilié » par l'imposition d'une « volonté autre que la sienne » (Ibid., p. 542). Gageons que la psychothérapie rêvée à la même époque par un autre nancéen aurait mieux comblé son attente…

Passons du côté de la littérature, et évoquons l'idéal thérapeutique esquissé par un autre « inventeur » nancéen du mot, Maurice Barrès. Il semble bien en effet que ce soit lui qui le premier avec Bernheim, en 1891, ait donné dignité de titre d'ouvrage au vocable de psychothérapie. Barrès avait-il lu Liébeault et Bernheim, et voulait-il rivaliser avec un professeur à la Faculté de médecine de sa ville ? Il avait certainement, en tous les cas, entendu parler d'hypnose et de suggestion par son ami d'enfance, l'occultiste Stanislas de Guaïta[7]. Trois stations de psychothérapie, opuscule publié en 1891, la même année qu'Hypnotisme, suggestion, psychothérapie, est tiré des marginalia des ouvrages regroupés sous le thème du « culte du moi ». On sait qu'ensuite Barrès prônera l'enracinement et deviendra l'un des chantres attitrés du nationalisme. Les trois chapitres du texte de 1891 sont comparés aux stations d'un pélerinage qui s'arrêterait sur la psychologie de Léonard de Vinci, de Quentin de la Tour et de Marie Bashkirtseff.

Dans une préface intitulée "Traitement de l'âme" Barrès s'emploie à justifier le titre de ce qu'il appelle des Essais de psychothérapie (1891, p. 86). Il se revendique lui-même comme psychologue et thérapeute. Il lui semble en effet que ses trois chapitres pourront servir de consolation, au sens que Sénèque donnait à ce mot, à une jeunesse moderne éprise d'analyse psychologique, désabusée et lasse, « petits lycéens, étudiants, jeunes garçons isolés en province, et vous aussi, filles de vingt ans » (p. 89). Citant Sous l'Œil des Barbares, son premier roman publié en 1888, qui inaugure le cycle du culte du moi, il évoque ce que serait un traitement de l'âme idéal.

Sous l'Oeil des Barbares proposait en 1888 « le roman de la vie intérieure » d'un jeune homme. En proie à « l'affaissement », celui-ci, à la fin du texte, exprimait le vœu d'avoir un ami. Dans sa préface de 1891, Barrès reprend cette « prière ardente » et « sincère » : « Je serais sincère ; lui affectueux et grave. Il serait plus qu'un confident, un confesseur. Je lui trouverais de l'autorité, ce serait mon ami, et, pour tout dire, il serait à mes côtés moi-même plus vieux… » (1891, p. 87). Plus loin Barrès évoque une direction spirituelle. Ces rapprochements entrent en résonnance avec ceux de jeunes thérapeutes contemporains célèbres ou appelés à le devenir qui compareront quelques années plus tard la psychothérapie qui à une confession (Freud 1895, p. 228) et qui à une direction (Janet 1897). L'ami plus âgé serait, selon Barrès, « moins un moraliste qu'un complice clairvoyant de mon âcreté. Il m'admirerait pour des raisons qu'il saurait me faire partager ; c'est quand la fierté me manque qu'il faut violemment me secourir et me mettre un Dieu dans les bras, pour que du moins le prétexte de ma lassitude soit noble » (Ibid., p. 88)[8]. C'est à ce modèle de l'ami complice et consolateur que l'auteur de la préface s'identifie pour donner des « consultations » à ses jeunes lecteurs.

Alors qu'en 1888 le narrateur était un jeune homme en quête d'un double plus vieux, c'est dorénavant l'auteur-narrateur, devenu entre temps député, qui endosse à son tour le rôle de l'aîné par rapport aux lycéens, étudiants et jeunes filles auxquels il s'adresse. Ce retournement s'associe à un infléchissement des rôles. Car la figure de l'ami s'apparente plus précisément en 1891 à celle d'un médecin et d'un psychologue, et les aspirations vagues de 1888 trouvent à se nommer en un terme technique nouveau, emprunté probablement, comme on l'a vu, à l'air du temps hypnologique nancéen.

La psychothérapie selon Barrès renvoie aussi à un enracinement plus ancien, puisqu'il la désigne, non pas comme un « traitement moral » à l'instar des médecins contemporains, mais comme un « traitement de l'âme ». Le « nihilisme » de Sous l'oeil des Barbares tend à s'estomper. Le « véritable traitement » se situe finalement en 1891 dans le recours à « un Dieu ». À l'inverse, Bernheim, comme on l'a vu, se garde de parler sans précaution d'âme, même s'il invoque les pouvoirs du moral et de l'esprit. Pour Janet comme pour Freud de même, la « prêtrise » du médecin-psychologue demeure purement laïque. Il n'en reste pas moins que le personnage de l'ami-thérapeute-confesseur-directeur spirituel de Trois stations de psychothérapie dessine une place et un rôle que tiennent déjà peut-être effectivement à l'époque certains médecins pratiquant des suggestions plus ou moins originales, mais qui ne seront décrits et écrits qu'un peu plus tard dans la littérature savante.

Le lancement simultané d'un néologisme par un médecin hospitalier attentif aux pouvoirs de l'esprit et par son ennemi politique indique que ce néologisme répond à une attente assez large. Bernheim et Barrès participent l'un et l'autre d'une culture psychologique qu'ils captent et contribuent à édifier. Néanmoins, alors que l'un continue de se référer à Hack Tuke, l'autre donne d'emblée à sa psychothérapie un sens résolument « moderne » aux yeux des contemporains et aux nôtres, dans la mesure où ses Stations entendent être le traitement psychologique de maux psychologiques. Question probablement de clientèles et de destinataires. Bernheim a affaire au peuple des hôpitaux, même si, dans son cabinet privé de la bourgeoise place nancéenne de la Carrière, il soigne aussi des lecteurs de Barrès censés être plus à l'écoute de leur subjectivité et plus en demande de traitements psychiques. Le jeune écrivain-député, quant à lui, dans Trois stations de psychothérapie, entend être le miroir et le mentor d'une jeunesse adepte d'une « culture du moi » se prolongeant en un « culte du moi ».

« Le chemin idéal et pur de la psychothérapie » et le « psychothérapeute »

Certains des élèves ou des proches de Bernheim, à peu près à la même époque, déplacent le modèle de la suggestion de l'hôpital à la ville en mettant plus nettement en exergue le couple d'un thérapeute nouant alliance avec un patient collaborateur. Il n'est sans doute pas indifférent que ce soit un médecin-écrivain qui exprime l'un des premiers ce point de vue avec éclat.

En 1892, au Congrès international de psychologie expérimentale de Londres, dans une communication importante[9] qui se veut un bilan général sur "Les principes de la psychothérapie", Van Eeden s'appuie sur une réflexion éthique. Il affirme ne pas se sentir le droit d'exalter la suggestibilité et de faire des expériences sans visées thérapeutiques. Il établit dès lors comme « principe fondamental qu'il faut se servir de la suggestibilité présente, mais ne l'exalter que le moins possible » (1892, p. 104). Si la psychothérapie réussit chez les indigents et dans les hôpitaux, elle « est mal vue de la classe aisée et intelligente », dont on peut supposer, me semble-t-il, qu'elle constitue une grande partie de la clientèle de la clinique d'Amsterdam[10]. La psychothérapie ne peut donc s'étendre que si elle n'est plus autoritaire : « Nous devons souhaiter et attendre que la majorité des hommes devienne civilisée et indépendante. La théorie de la psychothérapie devra se baser sur cette espérance » (p. 105).

« Le chemin idéal et pur de la psychothérapie » passe donc par le rapport à des patients éduqués et intelligents : « Vous leur parlerez comme vous parleriez à vous-même. Vous leur expliquez l'idée idéoplastie, l'idée suggestion, vous leur montrez qu'il est possible de dominer et de guérir des états pathologiques par des fonctions psychiques, par des idées, des volitions. Vous leur dites que vous ne les contraindrez pas mais que vous leur montrerez simplement le chemin. Vous leur annoncez que les symptômes morbides disparaîtront, non par la prépondérance de votre volonté, mais grâce à un effort de leur volonté à eux. En un mot, vous expliquez et vous dirigez, sans contrainte, sans autorité, sans commandement » (p. 106-107). Si pour Barrès c'est le « patient » qui voit dans l'ami plus vieux un autre soi-même, pour Van Eeden c'est le médecin qui s'adresse au patient comme il le ferait à lui-même. Dans les deux cas néanmoins, le thérapeute fait figure de double. Comme chez Barrès, la psychothérapie prend son sens moderne en désignant avant tout le traitement psychique d'un mal lui-même psychique, tandis qu'un autre terme, celui d'idéoplastie emprunté à Auguste Forel, se charge de nommer « le pouvoir inhérent aux idées d'influencer des états physiques » (p. 117).

Dans ce texte, c'est donc le traitement des patients éduqués susceptibles de résistance – le mot est employé par Van Eeden – qui devient un modèle « pur », mot qui revient également à plusieurs reprises. La psychothérapie épurée de toute suggestion superflue s'édifie autour d'une relation en miroir entre un thérapeute et un patient lui aussi psychologue. À un traitement dans lequel le guérisseur soigne psychologiquement des maux psychiques ou organiques sans que le patient le sache se substituerait dès lors un traitement dans lequel le patient sait lui aussi qu'il est soigné psychologiquement de maux décidément psychiques et qu'il pourra guérir s'il le sait.

Au début du XXème siècle, deux types de thérapies, populaires ou célèbres en leurs temps, entendront réaliser chacune à leur manière ce que Van Eeden présentait encore en 1892 comme un idéal. Autour d'Emile Coué, une deuxième école de Nancy propose de se soigner par l'auto-suggestion en se parlant à soi-même sans l'entremise directe d'autrui, et Charles Baudouin tente d'opérer une synthèse du couéisme et de la psychanalyse[11]. D'autre part un médecin célèbre internationalement, Paul Dubois (de Berne), frappe d'interdit la suggestion à la Bernheim et prône la « persuasion » et le « dialogue socratique ». Il n'est en effet pour lui de véritable cure que revendiquant sans ambages d'être sans hypnose et sans suggestion. Le traitement psychologique, pour Dubois comme pour ses prédécesseurs, s'applique à des maladies fonctionnelles que le patient, éclairé par le médecin, peut soigner par ses propres pouvoirs psycho-thérapeutiques, mais surtout des névroses conçues clairement comme des « psychonévroses » et non plus comme des maladies du système nerveux. Le traitement s'engage vraiment à partir du moment où le patient est convaincu du caractère psychique de ses maux : il s'agit si possible de transformer sa plainte portant sur le corps en une plainte portant sur l'esprit, et de le faire accéder ainsi à une « psychothérapie directe ». Pour Dubois et pour ses élèves Déjerine et Gauckler, on soigne en toute transparence en faisant agir, comme chez Van Eeden, la volonté, une faculté qu'avait éclipsé l'imagination chère aux suggestionneurs, ou en obtenant une confession complète[12].

Quelles que soient les différences entre les traitements de Dubois et de ses émules, et ceux de Freud, leurs psychothérapies s'édifient à partir de l'idéal d'un client-partenaire dont on reconnait l'intelligence, dont on interprète les maux en termes psychiques et dont on sollicite le témoignage et la collaboration. Le patient le plus célèbre de la psychanalyse, le fameux « homme aux loups » en est une illustration. Cité comme témoin par Freud contre Jung et Adler, puis comme témoin à charge contre le mouvement psychanalytique par d'autres, il a écrit ou plutôt on lui a fait écrire des textes « autobiographiques » signés de son pseudonyme (Chiantaretto 1999 et à par.), mais il a aussi écrit des études psychanalytiques qui ont été récemment publiés (Borch-Jacobsen et Shamdasani 1995). Il y a sans doute loin des quelques pages du témoignage-observation de et sur l'universitaire de Bernheim à la prolifération des écrits de et sur Serguei Pankejeff. Il me semble néanmoins que les psychothérapies fin de siècle ont fait apparaître et valorisé une figure de patient auxiliaire scientifique et témoin dont la psychanalyse hérite et qu'elle exaltera parfois de façon vertigineuse…

Pour en revenir au début du XX° siècle, si tant est que la psychothérapie commence à devenir désormais la spécialité d'un soignant traitant psychiquement des troubles conçus comme psychiques, un nouveau vocable s'impose pour désigner ce spécialiste. C'est à ce moment, si l'on s'en rapporte au dictionnaire du Trésor de la langue française, que s'accrédite en Français le mot de psychothérapeute. L'une des premières occcurences apparait en effet en 1902, de façon significative chez un élève de Dubois, le Docteur Zbinden, qui parle du « médecin psychothérapeute ». « Psychothérapeute » qualifie un médecin, avant de devenir par la suite un adjectif ou un substantif pouvant renvoyer à un praticien non médecin dont le client serait la plupart du temps « psychonévrosé ».

Conclusion

Ainsi, à la différence du vocable de « psychologie clinique » dont Régine Plas analyse ici même l'entrée en scène scientifique à la même époque, celui de psychothérapie a connu un grand succès, et il a engagé des questions qui retentissent dans notre actualité. L'apparition de ce mot a été en effet suscitée et portée par l'émergence d'une nouvelle culture psychologique que le mot lui-même a pu induire et cimenter en retour. Il m'a semblé d'autre part qu'il a pu y avoir du psychothérapeutique parce que des thérapeutes se sont adressés à des patients en leur signifiant, indirectement puis de plus en plus directement, que leurs maux étaient psychiques. C'est pourquoi j'ai mis en vedette un moment inaugural au cours duquel s'affiche et s'aiguise l'idée et la pratique d'une action et d'un pouvoir multiformes de l'esprit, en même temps que se dessine le couple d'un psychothérapeute qui ne serait plus tout à fait un guérisseur, un prêtre ou un médecin, et d'un patient qui n'en serait plus tout à fait un, puisqu'il pourrait être acteur, témoin et critique de sa propre cure.

C'est dans ce contexte que la psychanalyse s'élabore, apparaissant tout d'abord aux contemporains comme un traitement parmi d'autres, puis devenant un modèle dominant, voire une nouvelle culture. C'est dans ce même contexte que Pierre Janet devient un psychothérapeute de renommée mondiale, qui s'enorgueillira en 1919 d'avoir suivi quelques 3500 patients… À la fin du XIX° siècle, au moment où ils deviennent thérapeutes, Freud et Janet portent l'un et l'autre leur attention sur la relation amoureuse ou élective du soignant et de son patient, et ils prônent une cure qui ne se fasse pas en aveugle mais qui repose sur une psycho-analyse, mot employé pour la première fois en Français par Freud en 1896 peut-être à titre de répondant à Janet, ou encore sur une « analyse psychologique », expression dont ce dernier a fait son emblème. Ensuite, comme on sait, leurs chemins divergent.

L'évolution des idées et des pratiques de Freud participerait de la recherche d'un « chemin idéal et pur », même si, dans la réalité de ses cures, Freud a pris des libertés par rapport à son idéal. Le traitement psychanalytique proprement dit, qui entend être en 1918 « l'or pur » différent du « plomb » d'une « suggestion directe » (1918, p. 141), représenterait l'avancée extrême d'un mouvement annoncé par Van Eeden en 1892. Freud veut en effet purifier la « stricte psychanalyse » des restes de direction hypnotique, religieuse ou pédagogique qui hantaient encore, selon lui, les cures de ses prédécesseurs, et faisaient écran au déploiement d'une analyse psychique sans mélange. Mais il fait aussi la part du feu, ou plutôt du plomb, d'une psychothérapie populaire. Surtout il reconnaît que la « stricte psychanalyse » est nécessairement tout à la fois altérée et rendue possible par le transfert, ce réduit de suggestibilité qui persiste alors même que le thérapeute s'interdit de faire des suggestions directes. Si l'on abandonne l'hypnose, c'est pour « découvrir à nouveau la suggestion sous la forme du transfert » (1916-1917, p. 478). Rappelons enfin qu'il éprouvera en 1921 le besoin de revenir sur l'énigme de l'hypnose et de la suggestion, qui avait été cardinale lors de ses années de formation.

Pierre Janet, quant à lui, se veut plus éclectique ou plus évolutionniste. Il propose des « médications psychologiques » qui ne rompent pas avec les thérapies antérieures, mais qui recueillent l'héritage des cures magnétiques, religieuses, hypnotiques et suggestives, en les rendant plus précises et plus complexes, parce qu'étayées sur une analyse psychologique. À l'encontre de Dubois et de ses élèves, il soutient que le thérapeute peut accepter d'exercer une domination qui pourra « se supprimer elle-même » d'autant plus peut-être qu'elle est « évidente et avouée » (1919 I, p. 310). Loin d'être en quête d'or pur, Janet élabore un système psychologique basé sur des compromis et sur une philosophie thérapeutique pragmatique. Mais il avoue buter, en dépit de ses tentatives réitérées de délimitation et de définition précises, sur une incompréhension persistante de la suggestion et de la suggestibilité : cela marche mais on ne sait pas pourquoi. Les suggestionnés demeurent opaques au psychologue(Ibid. III, p. 416).

Pour des raisons différentes sinon opposées, ni Freud ni Janet n'en ont donc entièrement fini avec les vieilles psychothérapies de leurs jeunesses. C'est pourquoi l'un et l'autre ont été amenés à revisiter un moment inaugural qui présida à l'invention de mots et de formules énigmatiques et opérants, et que nous avons peut-être, nous aussi, actuellement, à revisiter.

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[1] Directrice d'études à l'EHESS.

[2] J'ai complété cet article, aux dimensions nécessairement limitées, par une bibliographie non exhaustive mais assez large tentant de faire connaître des études historiques originales et des rééditions accessibles assez aisément. Sur le traitement moral instauré par Pinel, je renvoie aux travaux classiques de Jacques Postel (1981) et de Jan Goldstein (1987). La meilleure introduction aux thérapies magnétiques me paraît être le journal de la cure du petit Alexandre Hébert, réédité en 1999, et précédé d'une remarquable présentation par Jean-Pierre Peter. Si l'on s'intéresse aux thérapeutiques spirites, on peut lire l'excellent ouvrage de Nicole Edelman (1995). Concernant l'histoire des "médications psychologiques" ou des "guérisons par l'esprit", deux livres anciens, récemment republiés, de Pierre Janet (1919) et de Stefan Zweig (1931) constituent des documents intéressants. S'agissant de l'historiographie récente, les contributions les plus marquantes me paraissent être celles d'Henri F. Ellenberger (1970 et 1954-1991), et de Marcel Gauchet et Gladys Swain (1986). Je prendrai appui sur leurs travaux qui me paraissent avoir ouvert des problématisations et des chantiers de recherche féconds. Rien ne valant la lecture des textes de l'époque, des récits de psychothérapies souvent passionnants sont accessibles dans différentes rééditions (Bernheim 1891, Delboeuf 1885-1893, Gibert 1892 et 1893, Janet 1919). Concernant l'histoire de l'hypnose et de l'hystérie, qui est liée à celle que je vais développer, quelques travaux récents me semblent être classiques ou appelés à le devenir (Barrucand 1967, Trillat 1986, Gauld 1992,Micale 1995, Winter 1998). Enfin, last but not least, si l'on veut aller du passé au présent, l'ouvrage récent de Nicolas Duruz (1994) propose une synthèse bien documentée et compréhensive. On trouvera dans la bibliographie à la fin de mon article les références précises des éditions et des réédition que je viens de citer.

[3] La citation latine peut se traduire ainsi : "Il existe des mots et des tons de la voix par lesquels tu pourras alléger cette douleur, et supprimer une grande partie de la maladie."

[4] On trouvera un exposé très complet sur la psycho-thérapeutique chez Hack Tuke dans Lopez Pineiro et Morales Meseguer (1966).

[5] Il m'a semblé important de lire ce texte du jeune Freud pour ce qu'il fut en son temps, un article de vulgarisation synthétisant de façon anonyme (était-ce une consigne de l'éditeur ?) les avancées théorico-pratiques françaises. A l'époque en effet la France apparut comme le pays pionnier en matière d'hypnotisme et de psychologie pathologique. Le jeune Freud joua alors le rôle de traducteur des ouvrages de Charcot et de Bernheim, et plus généralement d'interprète, parfois critique, de leurs perspectives. C'est pourquoi, sans qu'aucun nom d'auteur soit cité, "Traitement psychique" est l'écho de lectures précises et actualisées de la littérature francophone du temps (Bernheim, Liébeault, Janet et Delboeuf), et l'on ne peut en évaluer l'originalité que si l'on décrypte préalablement les référence qui le nourissent. Si l'on adopte ce mode de lecture, le jeune Freud, comme Frederik Van Eeden, participent à l'histoire "française" des psychothérapies.

[6] Cette citation frappa Pierre Janet, qui la mit en première page des Médications psychologiques; mais en la datant de 1886!

[7] Maurice Barrès parle longuement de Stanislas de Guaïta (1861-1898) dans Amori et dolori sacrum et dans ses Cahiers où il dit notamment que son ami "est allé à l'occultisme par Liébeault." Pour rédiger sa nécrologie de Guaïta, Barrès a consulté plusieurs numéros de La revue de l'hypnotisme (voir à ce sujet Castel 1998, p.188) Dans Amori et dolori sacrum, Barrès rapporte le témoignage du Docteur Paul Hartenberg, qui était devenu l'un des familiers de Guaïta avant sa mort. Elève de Bernheim, Hartenberg fut également le co-fondateur de la Revue de psychologie clinique et thérapeutique dont nous parle Régine Plas dans ce même numéro. Barrès s'engagea dans le boulangisme en 1888, l'année où fut publié Sous l'oeil des Barbares. Il se présenta aux élections à Nancy comme député boulangiste et il fut élu en octobre 1889, alors qu'il avait 27 ans. Bernheim s'afficha comme un républicain anti-boulangiste hostile au "suggestionneur" Barrès. Au moment où Freud vint en Lorraine, en juillet 1889, la campagne boulangiste battait son plein. On peut lire sur ce sujet un intéressant roman historique de Michel Picard, Freud à Nancy (1997). Lors de l'affaire Dreyfus, l'écrivain et le médecin nancéens se retrouvèrent dans des camps opposés. A l'encontre de Barrès qui fut l'une des figures de proue de l'anti-dreyfusisme, Bernheim s'affirma comme dreyfusard : il participa ainsi, avec Emile Gallé, à la fondation d'un comité local de la Ligue des droits de l'homme à Nancy (Prochasson 1999).

[8] On retrouve ces citations dans le chapitre intitulé "Affaissement" de Sous l'oeil des Barbares (p.83 et 83-84). Dans la préface de Trois stations de psychothérapie, Barrès se cite avec quelques variantes intéressantes par rapport à 1888. Il corrige une répétition, mais surtout il souligne la deuxième citation qui aboutit à l'expression à "un Dieu" et il alloue une majuscule à ce qu'il écrit "un dieu" en 1888! La prière de 1888 enfin ne se termine pas, comme la citation de 1891, par cette aspiration religieuse.

[9] Ce congrès était le deuxième congrès international de psychologie, il faisait suite à un premier congrès tenu à Paris en 1889 en même temps que celui d'hypnotisme. Van Eeden y participait en qualité de délégué de la Société d'hypnologie et de psychologie. Les actes du congrès ont publié une version abrégée de la communication de Van Eeden sous le titre "The theory of psycho-therapeutics". Il est indiqué que le texte sera publié in extenso dans la Revue de l'hypnotisme (je remercie J.-P. Pétard pour cette information). Je me référerai donc à cette version pour mon commentaire. Cette communication a, selon toute vraisemblance, eu un grand retentissement en son temps. Des ténors de la psychothérapie et de la psychologie de l'époque, tels que Bernheim, Bérillon, Delboeuf, Janet, ont assisté à l'intervention de Van Eeden et l'ont discutée. Bernheim et Delboeuf (lequel avait dèjà soulignés l'indépendance et la liberté des suggestionnés) s'y sont montrés favorables. Janet a réitéré sa critique habituelle de l'extension démesurée accordée par l'école de Nancy à la définition de l'hypnotisme. Le texte de Van Eeden a été jugé suffisamment important par Bérillon pour être publié in extenso et faire la une de la Revue de l'hypnotisme expérimental et thérapeutique, dont il est le directeur. Significativement, celle-ci deviendra en 1911 la Revue de psychothérapie et de psychologie appliquée (Plas 1992).

[10] Van Renterghem et Van Eeden avaient déjà insisté auparavant sur cette distinction entre clientèle populaire et bourgeoise (1889, p.65).

[11] Sur Coué, je renvoie à Cuvelier (1987). On lira dans ce même numéro un article d'Annick Ohayon sur Charles Baudouin.

[12] Pour une analyse plus précise concernant les conceptions et les pratiques de Dubois de Berne et de ses élèves français Déjerine et Gauckler, je renvoie à Ducommun (1984) ainsi qu'à Gauchet et Swain (1986).