L’exil mélancolique

Psychologie Clinique 4

février 1998

L’exil mélancolique

Par Marie-Claude Lambotte[1]

Mots-clés : Impossibilité ; impuissance ; jouissance ; mélancolie ; réalité ; transfert.

Résumé : C'est dans l'analyse de la relation transférentielle que l'on repère le mieux les modalités du rapport à l'autre, les modalités de la communication comme celles du repli sur soi ou de l'exil intérieur. Le sujet mélancolique offre ce paradoxe de nier a priori tout rapport à l'autre alors qu'il parvient à respecter le rythme des séances de la cure. Détenteur du savoir absolu, il s'oppose à l'analyste et l'assimile aux objets indéfiniment substituables d'une réalité désaffectivée. Celle-ci assume cependant une fonction : elle fait écran à une autre réalité proche de la jouissance originelle et dont le sujet mélancolique ne se serait pas suffisamment détaché. Aussi bien, le reste ou l'indice de cette jouissance que Lacan désigne par l'objet « a » ne peut, au cours de l'interprétation du transfert, venir occuper le lieu de l'analyste à l'exemple de la cure d'un sujet névrosé ; et l'on peut penser que, pour le sujet mélancolique, l'objet « a » vient occuper le lieu d'un terme médiateur, celui de l'objet esthétique qui, seul, permet encore d'indiquer, au-delà de la forme, la proximité de cette jouissance originelle, recouverte cette fois par l'élaboration symbolique propre à la vision esthétique.

Summary : The modalities of the patient's communication with other people are noticed the best in the transferencial relation (situation of communication like situation of retreat). The melancolic subject shows this paradox : to deny all the possibilities of relationship and to respect the rythm of the cure at the same time. The melancolic patient detains the absolute knowledge and projects his negativism on his psychoanalyst, assimilating him to the indefinitely substifiable objects of a disaffected reality. However, this reality has a function : it hides another reality near the originel enjoyment whose the melancolic is not sufficiently separated. So, the rest of that enjoyment designed by J. Lacan : the object « a », cannot fix itself on the psychoanalyst as in the neurotic subject's cure but furthermore on a median object : the aesthetic object, that allows to indicate the proximity with the originel enjoyment under the symbolic and specific elaboration of the aesthetic vision.

Le thème de l'exil intérieur abordé à travers des « moments de traversée des altérités », pour reprendre l'argument de ce numéro, nous invite à penser à la figure clinique la plus illustrative de ces aléas du rapport à l'autre, à savoir celle du transfert au sein de l'expérience de la cure. La question du transfert dans la mélancolie reste une question non élucidée, sinon même une question-piège qui, adressée à l'analyste, ne peut que le surprendre en flagrant délit de toute puissance ; aussi se trouve-t-elle bien souvent évitée. Tout comme le sujet mélancolique qui teste les limites de son analyste afin d'en découvrir le trait d'impuissance, l'analyste se voit à son tour testé par ses pairs, curieux d'évaluer la possibilité de l'établissement d'un rapport intersubjectif avec le sujet mélancolique, en dépit de l'inhibition et du négativisme généralisés qui le caractérisent.

Serait-ce d'une gageure qu'il s'agirait en l'occasion ? Plutôt s'efforcer de laisser de côté les inévitables objectifs thérapeutiques a priori, et travailler au jour le jour l'apport clinique mis en jeu au cours de la séance. Sans doute, l'Idéal du moi de l'analyste se trouve-t-il d'emblée, en cette situation, plus maltraité qu'ailleurs ; et si Freud nous prévient justement dans “Le Moi et le Ça” du danger d'occuper la place de l'Idéal du moi du malade sous peine de jouer vis à vis de celui-ci le rôle d'un prophète, d'un sauveur d'âme, d'un messie[2], le sujet mélancolique, quant à lui, se charge de réduire à néant toute tentative de ce genre, avant même que quelque entente contractuelle puisse s'établir. « Je viens vous voir, mais je n'en avais pas envie ; on m'y a poussé. De toute façon, ça ne marchera pas, personne ne peut rien faire pour moi, et d'ailleurs, je ne vous demande rien, pas plus à vous qu'aux autres ». Que cela soit dit à la suite d'un long mutisme ou dès le premier entretien n'oriente pas nécessairement le mode de prise en charge analytique, et si la violence s'installe généralement très tôt de manière sourde ou manifeste, force est de constater qu'en dépit d'elle, le patient peut revenir régulièrement et l'analyste en accepter la prévision. Pour l'analyste, entendre l'énoncé du patient au-delà de sa négativité instaurerait de fait, dans l'attitude négativiste du patient, la possibilité d'une faille ou d'une contradiction non encore logique, mais déjà existante, totalement clivée de l'organisation défensive du patient qui semble caractériser tout son domaine psychique.

L’instauration de la relation transférentielle

La notion de transfert n'apparaît pas impropre à la mélancolie dès lors que les entretiens se poursuivent et que l'analyste veuille bien travailler « par delà » la négation — ce qui ne signifie pas au-delà du discours du sujet[3]. Ce dernier présente des caractéristiques bien spécifiques et différentes du discours qualifié plus généralement de dépressif. Ainsi par exemple, si la tonalité affective des deux types de discours peut sembler la même, à savoir un état de tristesse plus ou moins manifeste, de l'anesthésie psychique à la plainte répétitive, leurs modalités respectives révèlent des différences tout à fait significatives quant au type d'affection que présentent les malades. Contrairement au sujet dépressif, le sujet mélancolique ne s'inscrit pas dans un récit et ne peut élaborer l'histoire de ses symptômes, plus exactement de son état. Il n'attribue aucune origine à celui-ci, estimant que les « choses ont toujours été comme cela ». Il témoigne d'un temps suspendu depuis toujours, d'un temps rendu immobile parce que sans origine historique, ni direction projective. (Le sujet dépressif dirait quant à lui : « depuis qu'il m'est arrivé ceci, je suis comme cela », témoignant de la fonction nécessaire du fantasme dans l'élaboration de son histoire). Aussi bien le sujet mélancolique ne rend-il compte que de fragments épars sous la forme d'évocations banales et formelles dont la teneur évidente semble lui permettre d'éviter toute implication sans doute trop risquée. « De toute façon, il n'y a pas de vérité, il n'y a pas de sens, alors, pourquoi faire quoi que ce soit, cela ne sert à rien ». Et bien souvent, ces sortes d'affirmations qui font partie du « lot de l'humanité » s'accompagnent de la référence au destin qui range délibérément le sujet mélancolique sous une mauvaise étoile. « J'ai toujours été comme cela ; c'est la fatalité. Je suis né sous une mauvaise étoile »[4]. Le sujet mélancolique donne plus l'impression de parler de quelqu'un d'autre que de lui-même, comme s'il était tombé du ciel sans aucune reconnaissance et initiation qui lui auraient permis de s'adapter à un monde qu'il juge sans valeur et sans intérêt. « Il doit y avoir des choses derrière, mais je ne les vois pas ». Et comme on l'aura pressenti, un tel type de discours se déroule apparemment sans affect, d'une voix neutre ou blanche, et défie toute représentation de s'imposer en revêtant la forme d'un raisonnement purement formel au sein duquel seuls les éléments de coordination semblent investis. La logique reste donc parfaitement rigoureuse et sert des considérations générales telles qu'elles ne se prêtent à aucune réfutation — une logique imparable du lieu commun.

La demande du sujet mélancolique incluse d'emblée dans la forme négative (« De toute façon, vous ne pouvez rien faire pour moi ») s'adjoint donc des considérations pseudo-philosophiques dont le caractère d'évidence existentielle ne peut manquer de convier l'analyste à s'y reconnaître lui-même et à participer, de ce fait, à une certaine forme de complicité avec son patient dont ce dernier possède sans doute la maîtrise. Et en cela réside, lors des premiers entretiens, ce qui va décider ou non de l'instauration d'une relation transférentielle entre le patient et son analyste — le contre-transfert de ce dernier rendant compte, bien évidemment, de cette relation transférentielle au sens où Freud en décrit le maniement dans "Observations sur l'amour de transfert". Répondre à cette forme de complicité à laquelle le sujet mélancolique invite l'analyste serait, pour ce dernier, conforter la soi-disant « irréductibilité » d'un savoir absolu appelé à légitimer la position du sujet mélancolique elle-même, ainsi que la figure circulaire de l'argumentation qui l'exprime. Ce serait aussi confondre l'impuissance avec l'impossibilité ; or l'on sait que la prise en compte de cette dernière ouvre paradoxalement la voie à la compréhension des multiples éléments qui composent un ensemble ou une situation donnée, laquelle peut alors s'en trouver sinon modifiée, du moins relativisée. Incité compulsivement à n'entrevoir les problématiques existentielles que dans leurs conséquences les plus extrêmes — ceci selon une logique irréfutable qui exclut toute proposition de futuro à l'exemple de celle des Mégariques[5] — le sujet mélancolique ne peut accéder à la reconnaissance de la particularité d'un contexte donné avec pour conséquence l'acceptation ou le rejet de son partenaire dès lors que ce dernier ne se plie pas à ses vues.

Acceptation/rejet, inclusion/exclusion, tel apparaît bien le mode sous lequel le sujet mélancolique appréhende l'altérité aux fins de retrouvailles identificatoires originelles où l'aspiration primitive par l'autre équivalut ensuite à l'appropriation de cet autre par le sujet lui-même, à travers le mécanisme de l'identification narcissique dégagé de manière exemplaire dans la mélancolie. Aussi bien, le sujet mélancolique s'efforce-t-il de réduire les différences dans un souci d'inclusion de l'analyste, au sens où l'objet transférentiel dont celui-ci occupe la place se voit purement et simplement assimilé par le patient. Il ne s'agit donc pas du déplacement de l'objet sur l'analyste dans la répétition du « cliché » freudien (Klischee))[6], mais bien plutôt de l'inclusion-assimilation de l'« objet analyste » dans la violence des affres de l'identification narcissique. « Vous comprenez, n'est-ce pas, et de toute façon, on est pareil, donc vous ne pouvez rien faire pour moi », telle semble s'énoncer la conclusion du sujet mélancolique, conclusion que l'analyste devra entendre non pas du point de vue logique, mais du point de vue de ce qui, malgré l'absolutisme de la rationalité, échappe toutefois à la fermeture du discours dans ce qui constitue un effet d'appel sous la négation de la demande. Évoquer d'emblée en cette situation un transfert négatif du patient sur l'analyste réduirait l'importance et la singularité de la dynamique propre à l'instauration de la relation analytique dans le champ de la mélancolie. En effet, encore en deça de la possibilité d'un déplacement d'objet d'investissement libidinal, le sujet mélancolique ne peut qu'agir directement dans la cure en reproduisant cet acte d'assimilation de l'autre (et non de dévoration) nécessaire à sa survie, et ceci dans les mêmes conditions qui ont présidé à son identification primaire au rien de la trace de l'autre disparu[7]. On retrouve bien là le modèle freudien de l'hémorragie interne ou de l'évidement du moi, dans ce rapport d'assimilation à l'« objet analyste », sans pour autant que le sujet mélancolique puisse en retirer quoi que ce soit. Identifié au mouvement même de la disparition de l'autre alors que celui-ci l'initiait au champ du désir, le sujet mélancolique ne peut que remettre en acte, au cours des premiers entretiens, ce même mouvement d'évanouissement de l'objet en s'efforçant de faire adhérer l'analyste à l'évidence de ses rationalisations. Aussi bien, le « je ne suis rien » du sujet mélancolique fait-il verser l'analyste en une relation où l'impuissance s'offre comme dénominateur commun, en une identification mortifère où les places de chacun menacent de se confondre.

Les deux réalités du sujet mélancolique

Par cet effet de clôture négativiste, le sujet mélancolique maintient violemment ce qu'on pourrait qualifier son « exil intérieur », exil figuré par l'image freudienne du trou aspirant qui reste, cependant, bordé, limité dans le psychisme, comme pour rendre manifeste la persistance de la trace de la disparition de l'autre. Et comment, dans ce cas, envisager la possibilité de l'acte psychanalytique dès lors que le sujet mélancolique occupe la position du savoir absolu, celle qui s'apparente à la vérité elle-même en l'omniprésence d'un réel en excès. Sachant la définition que Lacan donne du réel, à savoir l'impossible, nous le suivrons également dans celle qu'il propose concernant l'objectif de la psychanalyse : « Ce ne serait pas si mal si l'analyse nous permettait d'apercevoir à quoi tient l'impossibilité, c'est à dire ce qui fait obstacle au cernage, au serrage de ce qui, seul, pourrait peut-être en dernier terme introduire une mutation, à savoir le réel nu, pas de vérité »[8] — hypothèse sitôt détournée, puisque la vérité s'interpose entre le sujet et le réel, et qu'elle ne peut, dans son mi-dire, que revêtir la modalité de l'impuissance. La vérité, c'est « la chère petite sœur de l'impuissance », selon la formulation de Lacan exprimée dans le même contexte, et le rapport entre l'impossibilité du côté du sujet mélancolique et l'impuissance du côté du psychanalyste semblerait bien, à un premier niveau d'énoncé, devoir caractériser la dynamique des premiers entretiens. Sans doute serait-ce vérifié si l'analyste entreprenait la cure sur le modèle de la névrose, relativement au travail de la métonymie derrière laquelle courent les insignes du désir. Or, le sujet mélancolique, dans la jouissance masochiste de sa position d'exception (le destin qui, précisément, l'a mis à cette place où réel et vérité tendent à se confondre) nie tout « sujet supposé savoir » autre que lui-même en se situant, sur le modèle du discours du Maître, à la place du signifiant « rien », rendant dès lors impossible le passage à d'autres signifiants. Cependant, et nous suivrons là encore Lacan, le sujet mélancolique se situe dans le symbolique : « Dans ses auto-accusations, il [le mélancolique] est entièrement dans le domaine du symbolique. Ajoutez-y l'avoir — il est ruiné »[9]. Traversé par le traumatisme d'une catastrophe originelle dont il ne cesse de craindre la reproduction ­celle de la disparition de l'autre lors de l'initiation au désir, le sujet mélancolique reste donc rivé à cet effet de trace qui tend à s'effacer indéfiniment, déniant à la réalité toute possibilité d'investissement. Autrement dit, le sujet ne dénie pas la réalité, mais dénie qu'elle puisse en quoi que ce soit avoir affaire à lui ; il s'agit d'un mécanisme métapsychologique tout à fait spécifique : le « déni d'intention » qui s'applique à une réalité nivelée, désaffectivée, pour laquelle tout objet en vaut un autre. Toutefois, ainsi décrite et vécue par le mélancolique, la réalité ne s'en trouve pas moins reconnue, dévalorisée par la radicalité d'un discours qui affirme son inanité par rapport à quelque chose d'un ordre supérieur qui existerait derrière elle et à quoi elle ferait écran.

La réalité « véritable », toujours confondue avec la vérité absolue pour le sujet mélancolique, se situerait derrière la réalité quotidienne et banale, comme une lumière rendue inaccessible par l'opacité de l'expérience vécue. Les rêves en témoignent qui laissent émerger des images toujours cadrées, des portes qui tiennent sans murs, des couloirs obstrués, etc., et qui, en une première appréciation et du seul point de vue endopsychique, se rapportent à cette figure du cadre vide ou masqué, au-delà duquel se profilerait enfin quelque brillance ou chatoiement narcissique. Mais on sait, tout comme peut le savoir également le sujet mélancolique, que derrière le cadre ou le miroir, il n'y a rien, ce que l'on peut caractériser comme le mouvement même de l'objet « a » en sa chute, ce reste de la jouissance originelle. Faute d'identification suffisante aux traits de l'autre, celui-là même qui a précocement disparu, le sujet mélancolique s'est attaché à la seule trace d'un évanouissement qu'un état de jouissance a condamné à la répétition. Et pour n'avoir pu y renoncer, il se trouve en mesure de percevoir à la fois les deux côtés de l'écran ou du miroir dans la tentation de passer au travers tout en n'en restant pas dupe. « Je suis mal placé dans la vie, dit un patient accusant ce registre mélancolique ; je suis comme dans une salle de théâtre, tout près de la scène mais complètement de côté. Ainsi, je puis voir à la fois les acteurs sur la scène, le public devant, et les coulisses derrière. Moi, je reste en-dehors de tout, en dehors de la sphère. Je vois la fascination du public par les acteurs. Cela ne prend pas sur moi, je suis donc en retrait, comme non intégré, mais je vois ce qui se passe de tous les côtés. Cette apparente mauvaise place m'a servi à ne pas être hypnotisé. Je vois tout, dans tous les détails ». Rationalisation certes, mais dans laquelle le sujet parvient à se situer dans l'énoncé du « je », ce qu'on ne pouvait repérer à travers la généralité des conceptions pseudo-philosophiques tenues dans les entretiens du début de la cure. C'est comme si cette brillance, cette séduction d'une véritable réalité aussi bien recherchée que déjà niée (les coulisses de la scène ne détiennent, en fait, ni plus ni moins de valeur que la scène elle-même) avait pour fonction de rendre aux failles de la réalité quotidienne toute leur effectivité, autrement dit, sur le plan métapsychologique, d'affirmer la castration sans en avoir à subir les effets sinon en une construction logique tout extérieure. Mais d'autres effets nécessairement pathologiques ne tardent pas à se faire sentir comme l'attestent certains moments de dépersonnalisation dans la cure. Aussi bien, cette lumière attachée à la « véritable » réalité, et qu'on aura reconnue comme l'agalma des Grecs réintroduit par Lacan, se comporterait-elle comme un fétiche de la réalité quotidienne au sens où elle permettrait de circonscrire la castration dans le repérage des impossibilités de cette réalité, préservant ainsi la croyance en l'absolu d'une autre réalité enfin rendue à la seule vérité. Or, cette autre réalité recouverte par celle de la quotidienneté, se présente à la fois sur des registres imaginaire et réel trop présents dans le discours des patients pour qu'on ne s'interroge pas plus avant sur sa constitution et sa persistance.

Tous termes confondus : savoir, jouissance et vérité

Tout se passe comme si le sujet mélancolique restait hanté par cette réalité « véritable » dans une proximité telle que la réalité quotidienne ne pouvait qu'en paraître dévalorisée ou bien plutôt dévitalisée puisque réduite à sa seule fonction d'écran. De surcroît, la position du sujet se complique encore à pressentir que cette « vraie » réalité ne pourrait en fait que recouvrir un vide, celui-là même qu'il désigne dans son identification au rien, un vide circonscrit de bords et qui fait appel au plein, tout comme le rien continue de faire appel à ce qui ne serait pas rien[10]. Ces deux réalités qui participent dans la figure du recouvrement à la dynamique négativiste du sujet mélancolique ne vont pas sans nous faire penser à la question de l'entre-deux-morts que Lacan évoque, comme l'on sait, non seulement à propos d'Antigone, mais encore à propos du transfert. Si la première mort indique habituellement la fin de la vie individuelle inscrite dans le soma, la seconde indiquerait, sur un tout autre registre, la tendance vers une plénitude de l'être, bientôt confondue avec la tendance vers l'anéantissement. « [...], la première frontière est celle où en effet la vie s'achève et se dénoue. Eh bien, il est évident, et depuis toujours, que la situation de l'homme s'inscrit en ceci, que cette frontière ne se confond pas avec celle de la seconde mort, que l'on peut définir sous sa formule la plus générale en disant que l'homme aspire à s'y anéantir pour s'y inscrire dans les termes de l'être. La contradiction cachée, la petite goutte à boire, c'est que l'homme aspire à se détruire en ceci même qu'il s'éternise »[11]. Le sujet mélancolique qui se désigne souvent lui-même comme un « mort-vivant », pourrait bien ne jamais mourir puisque seul lui importe l'absolu de l'autre côté de la réalité, l'absolu de l'autre côté du miroir : par ailleurs, il affirme « être déjà mort », tout entier tendu vers la lumière blanche qu'il sait bien semblable au « rien » qui le définit.

C'est donc plus encore au registre du réel qu'à celui de l'imaginaire que semble appartenir une telle dynamique métapsychologique dans la mesure où le sujet mélancolique en perçoit les effets indépendamment de toute représentation : et ces effets impossibles à décrire, réduisent à néant, avant même qu'elles ne prennent forme, toutes les velléités d'investissement propres à la réalité quotidienne. De quelle source procéderaient alors ces effets sans représentation, ni expression, sinon de la jouissance originelle de laquelle le sujet se trouve coupé par son inscription signifiante, et de laquelle encore il reste cet objet « a », objet insaisissable par excellence parce que non spécularisable sinon sous les traits de l'identification, et qui, moteur du désir permet l'investissement d'objet. Le sujet mélancolique serait ainsi resté dans une trop grande proximité avec cette jouissance originelle, représentée dans la ponctualité de ce qui l'indique, par ce que Lacan appelle les « objets cessibles », comme le sein, les feces, la voix et le regard, objets non spécularisables destinés à se détacher du corps, à chuter irrémédiablement. Or, Freud en délivre la portée dès les Trois essais sur la théorie de la sexualité en évoquant la perte nécessaire de l'objet de la première expérience de satisfaction, illustré par le sein, au moment où le nourrisson devient capable de se faire une représentation de l'ensemble de la personne à laquelle il appartient. « Il [le sein] ne s'est trouvé perdu que plus tard, peut-être au moment précisément où l'enfant est devenu capable de se former une représentation de l'ensemble de la personne (Gesamtvorstellung des Person) à laquelle appartient l'organe qui lui donnait satisfaction »[12]. On cerne là sans doute, à ce moment précis (gerade) de la formation de la représentation d'un ensemble qui renvoie à autrui, l'organisation psychique du sujet mélancolique, toujours habité par les effets de cette première expérience de satisfaction, sans qu'une représentation soit parvenue à la signifier en une possibilité de communication. Aussi bien, l'objet réel de la jouissance brille-t-il toujours derrière une réalité nécessairement dévitalisée comme un signifiant porté à la puissance absolue et qui ne permettrait aucune substitution métonymique. Muré dans trop de corps faute de s'être séparé de cette chair en excès, cette chair supportée par les objets cessibles qui, dans leur chute, attribuent aux orifices du corps leur fonction d'échange, le sujet mélancolique reste rivé à ce signifiant absolu qui brille derrière l'écran de la réalité, indépendamment de tout fantasme et de toute projection spécularisable. Lacan résume ainsi la puissance du mirage de l'objet « a » : « Que l'objet “a” soit l'indicatif autour de quoi se forge la fonction du tout, en tant qu'elle est mythique, en tant qu'elle s'institue dans l'expérience de la psychanalyse, voilà qui est à repérer et qui seul peut donner sa fonction de pivot, de point tournant, à cet objet “a” dont d'autres formes se déduisent, mais toujours en effet à cette référence que c'est l'objet “a” qui est au principe du mirage de tout »[13].

Comment dès lors, sachant la fixation du sujet mélancolique à ce point de brillance derrière la réalité, point de jouissance qui lui fait affirmer sa position d'exception — celle qu'on pourrait qualifier d'exil originel — entrevoir l'instauration possible d'une relation transférentielle ? Comme nous l'avons dit, adhérer malgré soi aux vérités pseudo philosophiques, le plus souvent exclusivement formelles du discours mélancolique, ne ferait que refermer la boucle d'une argumentation qui, pour s'élaborer, demande encore à reposer sur un doute que le sujet s'efforce de nier. Ce doute ou ce questionnement, c'est déjà la rencontre du patient et de l'analyste, c'est encore la force de l'exposition du raisonnement négativiste et c'est enfin l'alternative dans laquelle se trouve d'emblée placé l'analyste : verser dans la validité d'une construction logique irréductible ou bien offrir un point de butée à la séduction de la néantisation. Mais quel serait ce point de butée spécifique de l'écoute analytique, dès lors que le sujet-supposé-savoir s'attacherait paradoxalement à la personne du patient dans la familiarité qu'il entretient avec l'expérience d'une jouissance originelle encore trop prégnante ? Freud l'avait bien entrevu qui écrivait dans "Deuil et mélancolie" que le sujet mélancolique ne faisait « que saisir la vérité avec plus d'acuité que d'autres personnes qui ne sont pas mélancoliques ». Deux écueils se présentent ainsi à l'analyste : celui propre à l'effet de séduction que ne peut manquer de provoquer un discours de type existentiel d'une validité logique irréprochable, et celui propre à la position respective des deux partenaires quand l'un — l'analysant — revendique expressément la place du sujet-supposé-savoir, condamnant l'autre — l'analyste — au rôle du témoin impuissant. « De toute façon, je sais bien, je sais déjà ce que vous allez dire, ce sera d'ailleurs très bien mais ça marche pour les autres, pas pour moi ». Installé dans une telle démarche, le patient fait toutefois crédit à l'analyste de la compréhension de son argumentation comme pour mieux l'inviter à conforter son négativisme. Or, rien ne pervertirait plus le travail de la cure, du côté de l'analyste, que de vouloir comprendre un discours mélancolique ; c'est déjà répondre à la demande du patient qui, assuré de son raisonnement, renforce alors la jouissance attachée à sa position d'exception. Il s'agit bien plutôt d'entendre ce qui, par-delà ce raisonnement, ressortit à la prégnance du signifiant rendu à sa valeur absolue, tel le « rien » qui, désignant la trace de l'autre disparu, laisse croire paradoxalement en un Autre indéfectible sur le modèle de la nostalgie. Et le sujet mélancolique se situe dans l'alternative du tout ou rien, le tout de l'indéfectible propre à un registre réel trop proche de la jouissance, et le rien de la trahison propre à un registre symbolique trop proche de la dévitalisation.

L'espace et le rythme de la cure (le plus souvent en face à face) offrent un troisième terme à l'alternative mélancolique, celui d'une demande vécue par le patient plutôt qu'exprimée, sinon en une proposition négative, et qui vise la position de l'analyste en tant qu'il doit échapper à l'impasse de la circularité du discours formel du patient. Sans devenir pour autant le sujet-supposé-savoir — puisque le sujet mélancolique « sait » la brillance de la jouissance, et sans doute mieux que l'analyste ! — ce dernier rend manifeste, en la projection imaginaire du patient, une certaine manière de traiter la série des alternatives : tout/rien, jouissance/dévitalisation, vrai/faux, alternatives relatives aux deux réalités décrites précédemment. Sans doute s'agit-il, là aussi, d'un savoir, mais du savoir qui reviendrait de l'expérience traumatique, celle de l'analyste cette fois, et supposée résolue par le patient. Or, si l'acceptation de la castration indique le terme de l'analyse, « quel doit être, écrit Lacan à ce propos, le rôle de la cicatrice de la castration dans l'éros de l'analyste ? »[14]. N'indiquerait-il pas, non seulement un certain style de l'analyste, mais encore les objets d'élection particuliers, relais privilégiés de l'objet « a » ? Dans cette même vue, l'illusion du sujet-supposé-savoir relative au patient mélancolique, lorsqu'elle vient à poindre au sein du discours, se situerait d'emblée sur le registre éthique du maniement de la vérité dans l'initiation au mi-dire (registre éventuellement esthétique) plutôt que sur le registre logique de la cause propre au symptôme névrotique. Et si le transfert, à travers ses interprétations, tend à réinsérer la personne de l'analyste dans les affres de l'être, ce qui reste de la jouissance de l'objet « a » ne s'y déplace pas pour autant, mais élit le plus souvent comme support, moins la personne de l'analyste qu'un objet esthétique médiateur dans un mouvement de création. On sait la fonction d'écran à la jouissance dont témoigne l'œuvre d'art ou le geste esthétique ; et l'analyse du transfert propre au sujet mélancolique rendrait compte, entre autres modalités, de la réinsertion de l'objet dans la réalité de la vie quotidienne, mais d'un objet esthétique qui aurait à se donner comme un analogon de lui-même, en un travail de mise à distance rendu aux normes de la symbolisation.

[1] Professeur de Psychopathologie à l’Université Paris XIII, psychanalyste.

[2] Cf. S. Freud, "Le moi et le ça" (1923), trad. J. Laplanche, in Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1981, p. 245, n. 2.

[3] Entendre au-delà du discours empêcherait de repérer les restes ou plutôt les miettes fantasmatiques évanescentes au sein du discours de pure logique qu'est le discours mélancolique. Nous nous permettons de renvoyer le lecteur à notre ouvrage : Le Discours mélancolique. De la phénoménologie à la métapsychologie, Paris, Anthropos, 1993, et en particulier à la 3ème partie : "Le négativisme systématisé ; le raisonnement circulaire".

[4]Cf. notre article : "La fonction catastrophique du destin dans la mélancolie", Psychanalyse à l'Université, 15, 60, octobre 1990.

[5] Ainsi par exemple : « dire que Scipion mourra assassiné, c'était, avant même l'événement, dire une chose aussi nécessaire que Scipion mourra, puisqu'en effet, Scipion est mort assassiné. Dans un tel type de raisonnement, on décrète impossible la proposition qui ne s'est pas réalisée, puisqu'elle n'aurait pu être possible avant l'événement pour le devenir après ». Voir notre ouvrage : Le Discours mélancolique. De la phénoménologie à la métapsychologie, op. cit. p. 583.

[6] Cf. S. Freud, "La dynamique du transfert" (1912).

[7] Cf. notre ouvrage : Le discours mélancolique, op. cit., en particulier les chapitres XV et XVI.

[8] J. Lacan, Le Séminaire, Livre XVII : L'envers de la psychanalyse (1969-1970), Le Seuil, Paris, 1991, p. 202.

[9] J. Lacan, Le Séminaire, Livre VIII : Le transfert (1960-1961), Le Seuil Paris, 1991, pp. 458-459. Cet ancrage symbolique du signifiant primordial sous les espèces du « rien » est un des éléments métapsychologiques qui nous a amenée à ranger la mélancolie dans la catégorie des névroses narcissiques et non dans celle des psychoses, et ceci après l’avoir distinguée de la PMD. Cf. op. cit. Le Discours mélancolique, chap. XIX.

[10] « Rien », XIè s. du latin rem, accusatif de res « chose » ; féminin jusqu'au XVIè s. avec le sens de chose, masculin depuis le XVè s. ; devenu négatif au XVIè s. par suite de son emploi fréquent avec ne et pas.

[11] J. Lacan, Le Séminaire, Livre VIII : Le transfert, op. cit., p. 120.

[12] S. Freud, Drei Abhandlungen zur Sexualtheorie (1905), GW V, 123-124, trad. pers.

[13] J. Lacan, Le Séminaire, Livre XV : L'acte psychanalytique (1967-1968), séance du 13 mars 1968, non publ.

[14] J. Lacan, Le séminaire, Livre VIII : Le transfert, op. cit. p. 127.