L'étude de cas ; problèmes déontologiques et éthiques au cœur d'une méthode

Psychologie Clinique 5

juin 1998

L'étude de cas ; problèmes déontologiques et éthiques au cœur d'une méthode

Claude Revault d'Allonnes[1]

Résumé : L'auteur, en démontant les différents processus de construction de l'étude de cas travaille à montrer l'intrication des problèmes méthodologiques, déontologiques et éthiques. L'analyse dégage le risque de violence du sens imposé, l'importance de l'« être-là du vécu », qui convainct plus qu'il ne prouve, et conclut sur les conditions qui permettent que l'étude de cas soit faible à la fois au plan méthodologique, déontologique et éthique.

Mots clés : Doute méthodologique ; construction (processus de) ; étude de cas ; illustration ; ouverture ; persuasion ; preuve ; violence (du sens imposé) .

Les problèmes déontologiques et éthiques sont beaucoup plus souvent étudiés et pris en compte en ce qui concerne l'exercice de la profession de psychologue clinicien dans son ensemble, ainsi que les nombreux nouveaux champs ouverts à l'exercice professionnel.

Ces problèmes sont bien moins souvent posés, analysés, traités, en ce qui concerne la mise en œuvre des méthodes utilisées par les psychologues cliniciens. On a appris à les pratiquer, on les tient à sa disposition, on les prend et ou les laisse sans trop se poser de questions. Pratiquer un test, faire des entretiens, un bilan, illustrer d'une étude de cas, semble aller de soi. Ce, à tel point, que j'ai pu qualifier il y a longtemps l'entretien de « charentaises des sciences sociales »[2], dans la mesure où chacun, tant praticien que chercheur de différentes disciplines, semble y sauter comme dans de bonnes vieilles pantoufles où l'on se sent à l'aise.

Et c'est pourquoi il n'est pas inutile de mettre ici en question la méthode clinique à propos de laquelle apparaissent les plus fructueuses des interrogations déontologiques et éthiques, j'ai nommé l'« étude de cas », fleuron de la clinique[3]. À qui a travaillé sur l'étude de cas ne peut manquer de se poser d'entrée de jeu, une question qui demeure surprenante en même temps que stimulante : Comment se fait-il qu'une méthode sélective, lacunaire, forcément orientée, plus ou moins aléatoire à chacun de ses moments et dans chacune de ces démarches détienne une telle force de conviction, et demeure souveraine, à la fois contestable et incontestée. D'où lui vient sa force de persuasion ?

Il y a là un paradoxe, qui recouvre bien des ambiguïtés. Une trame pour notre réflexion. Doit-on, pour autant, estimer avec O. Bourguignon, distinguant « recherche clinique » de « réflexion sur la pratique », que la première « nécessite un important effort de conceptualisation préalable et ne saurait se confondre avec la présentation d'études de cas, toujours truquées, illustrant un point de vue théorique »[4], et s'en tenir là ?

Certes, il est des études de cas qui sont truquées, consciemment ou non, par leur(s) auteur(s) : à vouloir illustrer, informer, étayer, démontrer et prouver, on court le risque de tirer en un certaine sens le matériel et de finir par lui faire dire ce qu'on voulait. Mais le risque me paraît moins dans le « trucage » volontaire ou involontaire — et bien réel parfois — que dans ce fait incontournable : toute étude cas est une construction, dont les processus échappent le plus souvent à la conscience, plus encore à l'analyse critique.

C'est en démontant ces processus que nous allons rencontrer et mettre en lumière de difficiles (d'insolubles ?) questionnements éthiques, au cœur même de la méthode.

En ce qui concerne la déontologie, si on la résume brièvement aux droits, devoirs et limites du praticien ou du chercheur au travail, elle paraît habituellement se satisfaire de quelques précautions : lors du recueil du matériel, dans la relation à l'autre, comme dans la présentation, respecter la personne humaine. De fait, ce n'est pas si simple !

Dans la transmission orale ou écrite de l'étude de cas, on prend soin d'avertir qu'il s'agit de science ou tout du moins de connaissance, que les cas présentés y contribuent, sans que l'on cède à un spectaculaire de mauvais aloi (ce n'est pas toujours évident). On prend la précaution de modifier noms, lieux et dates, rendant difficile, voir impossible, une identification des personnes concernées par d'autres.

Il semblerait qu'on ne se demande guère, d'une part, si les modifications sont aussi anodines qu'on le dit et qu'on le veut. Il faut certainement les limiter et les contrôler sous peine d'aller si avant dans la déformation qu'on serait pour le coup et sous prétexte de déontologie, en plein trucage… Ainsi lors d'une réunion de chercheurs préparant la présentation de leur cas cliniques, un jeune chercheur promis à un bel avenir, proposa de changer le sexe de certaines sujets étudiés. On voit que certains glissement s'avèrent des dérapages tant méthodologiques qu'éthiques… D'autre part , on ne se demande guère — et pour cause car cela remettrait l'édifice en question et du coup nous mettrait fort mal à l'aise — si ces modifications éviteront à ce « cas » éventuellement lecteur de l'étude dont il fait l'objet de s'y reconnaître (pour le pire ou pour le meilleur, car certains peuvent en tirer des satisfactions narcissiques). Mais surtout si elles lui éviteront de se voir mis à nu, démonté et remonté, sans avoir eu son mot à dire, le plus souvent sans être informé, sans aucun pouvoir de faire opposition ou résistance à la violence faite à sa personne. Cette violence ne la respecte en rien et ne respecte en rien non plus le point premier de notre déontologie. Et l'obstacle s'avère difficilement contournable, car il est au cœur de la méthode : sans construction, pas d'étude de cas ; avec ce travail de construction, même précautionneux, le risque de l'imposition d'une image et d'un sens non partagés et reconnus, celui d'une violence qui n'est pas sans perversité. Nous y reviendrons et tenterons de préciser comment tenter de sortir de façon acceptable de cette aporie.

Quant aux processus de constructions ils posent eux aussi de nombreux problèmes méthodologiques qui renvoient à des questions d'éthique (si éthique veut bien dire portant la marque d'un questionnement « moral » ouvert, sans réponse simple).

Se trouve posée, en premier lieu la question des liens qu'entretient l'étude de cas avec ses référents explicites ou implicites : se trouve ici posée la question de la théorie et de la manière dont elle fonctionne, de sa relation à la pratique, et au matériel issu de celle-ci. Il faut relever que, bien souvent, l'auteur de l'étude de cas ne dit rien ou pas grand chose de ses référents théoriques, et que la théorie fonctionne souvent dans l'implicite, grevant l'étude de cas d'une lourde charge de non-dit et augmentant le poids inévitable de méconnaissance.

Référents théoriques implicites, mais aussi idéologiques : systèmes de valeur ou de référence « évidents », fonctionnant à la manière du « bon sens » dont chacun sait qu'il est à l'opposé de la connaissance scientifique : « Une vérité qui s'arrête sur l'ordre arbitraire de celui qui la parle »[5]. Modes prises pour des vérités : ainsi en est-il des abus que Chamboredon (1971), travaillant sur des études de cas de jeunes délinquants, dénonçait sous le nom de vulgate psychanalytique ou psychologique, et qui vient faire violence au sujet, et clore trop vite le travail du sens. « L'aliénation que le concept psychologique institue est sans doute la pire violence que l'on puisse faire à une existence, et sous l'apparence d'un nouvel humanisme, n'y a-t-il pas pire danger que celui présent dans notre culture, de penser psychologiquement ? » nous dit P. Fédida à propos d'une étude de cas[6], pointant une nouvelle fois le risque grave déjà énoncé.

La suspension théorique, « silence des silences » évoqué par M. Foucault (1963) est indispensable pour que s'organise le regard clinique, condition d'acquisition d'un savoir : « voir des malades », recueillir des signes, les organiser en un tableau intelligible et communicable. Mais il y a des regards qui ne disent rien… « Le regard clinique a cette paradoxale propriété d'entendre un langage au moment où il perçoit un spectacle ». C'est parce qu'il est « sous-tendu par une logique des opérations »[7] qu'il permet une (ou des) lecture(s) à la fois analytique et synthétique du matériel dégagé.

Le référent théorique est donc inhérent à l'étude de cas, pour le meilleur et pour le pire, qu'il soit unique ou multiple, explicite ou non-dit ; qu'il prenne la forme de l'application directe ou indirecte du savoir théorique au matériel clinique, avec le risque inévitable de plaquage et d'aplatissement qu'une telle utilisation entraîne. Qu'il ait une fonction heuristique, non plus point de départ obligé ou clé, mais stimulateur fournissant des éclairages, apportant des idées, relançant des hypothèses. Que s'établisse enfin entre le matériel et la théorie une relation d'échange, le sens de s'obtenant pas d'une application de la théorie au matériel mais se dégageant d'une interaction entre ces deux pôles, meilleures garanties contre bien des errements.

L'étude de cas se montre alors comme une méthode particulièrement créative : elle décrit, illustre, certes, mais aussi investigue, suggère, suscite, montre, démontre. Prouve-t-elle ? Ce n'est pas évident. A. Green commentant le travail de Bettelheim[8] écrit : « Les exemples donnés par B. Bettelheim, ont les vertus et les limites de tout matériel clinique ; leur valeur illustrative n'est pas en question, c'est leur valeur probatoire[9] qui est beaucoup plus sujette à caution ». On ne saurait mieux dire. L'adhésion est plus souvent obtenue par la persuasion que par la preuve… Affaire à suivre.

Un élément supplémentaire nous est apporté quand rapprochant un grand nombre d'études de cas, nous étudions comment elles sont introduites, présentées, commentées. Les unes, et elles sont très nombreuses, présentent le matériel comme un donné brut, objectif, un pan connu de réalité — sans du tout tenir compte du cadre institutionnel, du dispositif méthodologique, des conditions de production et d'énonciation, sans s'interroger sur les pleins et les creux, les phénomènes relationnels et transférentiels. Voilà le matériel — il parle, ça parle. Pour dire quoi ? Peut-être pas ce que l'auteur en tire, surtout si ce matériel est interrogé autrement, dans ses pleins mais aussi dans ses creux, dans ses zones d'ombre et de méconnaissance. Les autres n'ignorent ni le cadre ni le dispositif, ni les conditions de l'énonciation, qui sont situés et situants, sans que soit suivi pas à pas le fil rouge de l'implication, ou surtout sans que soient rendus accessibles, compréhensibles, les processus à l'œuvre dans la relation avec le patient, et les liens avec les niveaux somatiques, relationnel, social, intrapsychique — en partie en raison des inévitables raccourcis de la présentation (on y reviendra) ; en partie, surtout, peut-être, parce que ces processus demeurent obscurs, mystérieux. D'où vient que, bien souvent, même chez de grands auteurs, on a l'impression d'un coup de baguette magique, ou d'un lapin tiré d'un chapeau ? Un exemple, dans l'une des intéressantes études de couples, de pères par IAD (Insémination artificielle avec donneur), présentées par A. Janaud et G. de Parseval dont voici la conclusion : « Ceci étant, malgré cet accord de fonctionnement, leur désir commun et la circulation fantasmatique induite par les entreprises a porté ses fruits : deux mois après, Madame F. était enceinte »[10]. Mais impression rencontrée aussi dans certains cas de F. Dolto elle-même. Ainsi Le cas Dominique (1971) qui fut objet de controverses, ou même dans certains cas de Winnicott (1972). Tout y paraît clair, simple et facile alors que la réalité d'un cheminement thérapeutique est pleine d'aléas, hachée, hésitante, contradictoire, aussi bien du côté du patient que du côté du thérapeute... Peut-on rendre compte d'un cas en faisant l'impasse sur le piétinement, le vide, l'enlisement, l'ennui, sur l'échec éventuel de la compréhension ou de la relation ?

D'autres études de cas précisent, évaluent et réévaluent constamment le cadre et le dispositif, suivent et estiment l'impact des différents éléments de la situation : éléments extérieurs au dispositif et intérieurs à celui-ci, notamment les phénomènes transférentiels et contre-transférentiels, leurs effets, positifs ou négatifs, inhibant ou facilitant le changement. C'est ce que nous avons essayé de faire dans Êre, faire avoir un enfant (1981). Ce sont souvent des études de cas à partir d'un matériel de psychothérapie : citons deux exemples particulièrement éclairants de cette démarche : le cas de Mme Oggi, relaté par R. Kaspi[11] et celui d'une jeune fille dans Du vide plein la tête de M. Khan[12], ainsi que certaines belles études parues dans Histoires de cas[13].

La cure de M. Khan n'est pas « orthodoxe », même si elle se réfère de très près aux positions théoriques et pratiques de Winnicott, en ce sens qu'il met comme condition à l'entrée en thérapie un cadre de vie organisé par lui pour sa patiente : présence aux repas familiaux, leçons avec des professeurs et à un rythme choisi par le thérapeute, appui explicite sur la mère et la précédente psychanalyste de la jeune fille, etc. Un environnement structuré est donc très important. Il est conçu comme un cadre et un conteneur, sans lequel le travail de la thérapie serait inefficace, voire impossible.

C'est une autre conception des liens entre le social et la subjectivité que met en œuvre M. Huguet dans ses études de cas : plus que comme cadre ou conteneur, c'est à travers la notion de « structure de sollicitation » qu'elle en saisit la dynamique dans des situations où s'expriment des formes difficiles à saisir et à traiter du malaise à vivre : grands ensembles (1972), modalités diverses de l'ennui (1987), alcoolisme (1987). Elle écrit : « La notion vise à mettre à jour ce qui dans un contexte social donné détermine les modalités selon lesquelles le sujet, à partir de son histoire propre, entre en relation avec son environnement »[14]. Tout en respectant les niveaux d'explication psychologique et psychopathologique, elle évite le risque de psychologisation : les affects sont articulés aux représentations sociales ; le poids de l'histoire et du politique, l'intensité affective attachée aux mythes et aux idéologies, sont saisis à l'œuvre dans le travail de la subjectivité, de l'intériorité.

Ces « autres » études de cas, parce qu'elles échappent aux deux risques de réduction plus haut exposés, se caractérisent par le fait qu'un temps et qu'une place sont donnés à l'autre pour s'exprimer (ce qui n'est pas toujours réalisable lorsqu'on travaille à partir d'un seul entretien), par l'attention méticuleuse portée aux situations dans leur complexité, à tous les niveaux, à leurs effets, et à l'engagement du clinicien dans celles-ci (un aspect souvent négligé) ­— au fil rouge des phénomènes transférentiels et contre-transférentiels (ce second point étant souvent laissé de côté). Et par la solidité et l'ouverture de l'expérience clinique et des appuis théoriques. Cette ouverture est probablement le point central, en ce qu'elle permet à la fois un travail vivant et créatif, poussé au maximum de ses possibilités et connaissant ses limites. Elles justifient toutes parfaitement l'expression de Rencontres cliniques à laquelle nous adhérons totalement, que M. Khan propose de substituer à celle d'études de cas[15], puisqu'elles impliquent, dans un travail au long cours, non seulement le sujet et l'auteur de l'étude de cas, l'entourage et l'environnement, mais aussi les lecteurs (praticiens, chercheurs, psychologues ou psychothérapeutes en formation) pour lesquels elles existent et auxquels elles sont destinées, bref la communauté sans laquelle il n'y a pas de circulation de sens, de reconnaissance.

Le lien à la théorie n'est pas seul en question ; sont à l'œuvre bien d'autres processus de construction. Une limitation s'opère de facto, en fonction des possibilités et des limites de la situation : femme venant consulter une fois en contraception ou pour une IVG, entretien d'admission dans un Centre de jeunes en difficulté, arrêt d'une relation thérapeutique… Cette limitation et ses effets sont à considérer comme une donnée première de toute étude de cas. Il est difficilement admissible de faire supporter à un matériel, une élaboration et une interprétation qui le dépassera. Une sélection s'opère alors à différents niveaux :

- Sélection par le regard. On ne peut prétendre tout voir. Et la perception clinique suppose déjà une opération de lecture, nous l'avons vu.

- Sélection par le dispositif, qui conditionne, canalise, préstructure le matériel.

- Sélection par la problématique théorique, qui contribue au sens, mais exerce aussi sa violence, violence du concept et violence de l'interprétation. Dilemme de la connaissance et de la méconnaissance, dont le travail est indissolublement lié.

À la limite, ce que le sujet rencontre de lui ce n'est pas lui, ou c'est lui-même empaillé, naturalisé : tout est, tout peut-être symptôme, faire sens, sans lui et, à la limite, contre lui. Par un processus de naturalisation, marqué d'idéologisme, qui fait s'évanouir le réel au profit d'un métalangage, il est l'objet d'une rhétorique, construit par elle (Barthes, 1957 et 1964).

Le risque se trouve accru par le processus de passage du discontinu au continu. Les éléments rassemblés, et parmi eux ceux qui seront retenus comme significatifs, sont par définition lacunaires. Les trous, les lacunes, les manques, à quelque niveau qu'ils se situent, dans les faits, les informations, la grille d'observation ou de lecture, ont leur importance. Or ils ne sont la plupart du temps ni relevés et signalés, ni pris en compte. Non seulement on ne s'y arrête pas , mais on passe au-dessus : à partir d'éléments discontinus, une histoire est reconstituée, un profil dégagé, une pathologie identifiée, un diagnostic posé, une personnalité décrite. Outre qu'on n'est pas garanti alors de raisonner juste sur une « réalité » morcelée ou lacunaire — et ceci d'autant moins qu'on en néglige les trous — ne fonctionne-t-on pas ici dans une illusion de transparence, ne l'entretient-on pas, quel que soit le type de correspondance, de médiation, de passage qu'on admette de la conduite au sens, de la partie au tout, du continu au discontinu ?

Toute étude de cas étant une présentation, s'y trouve forcément pratiquée la réduction. Elle est inévitablement en œuvre dans tout travail de recherche, dans toute tentative d'explication scientifique, dont elle est un passage obligé. Plus péniblement, peut-être, dans la recherche clinique et plus encore dans l'étude de cas, où elle risque de se payer d'une perte irréparable : la richesse, la singularité irréductible du « vécu » au prix de leur structuration par une problématique et par une méthodologie. Réduction dans le temps et dans l'espace : plusieurs entretiens d'une heure et demie, de nombreux mois de psychothérapie, dans un exposé de trois quarts d'heure, dans quelques pages d'un article…

Freud lui-même l'avait relevé, pour s'en inquiéter : « Quel gâchis quand nous tentons de décrire une analyse ! Comme nous mettons lamentablement en pièces ces grandes œuvres de la nature psychique… C'est une misère »[16].

Travail de synthèse, d'expression et de transmission à l'œuvre dans les processus de l'écriture, car l'étude de cas n'existe et ne se soutient que de sa présentation à une communauté scientifique, par elle concernée, intriguée, stimulée, renforcée — du moins en principe. C'est ce travail, ses difficultés et ses risques que montre bien Conversations sur le cas clinique[17]. Cinq praticiens y font le point sur l'utilité et les difficultés soulevées à différents niveaux par l'exposé de cas : absence de recul et méconnaissance des repères structuraux, écart difficile à réduire entre théorie et clinique, révélation du secret et danger du travestissement, mais aussi, et surtout, risque de « délirer » avec/sur le patient et ce faisant d'égarer l'auditeur; nécessité de l'intercontrôle du groupe, mais alors risque de malentendus, de discordance dans la communion-communauté scientifique. Désir inconscient d'écrire sur un cas ou de le présenter, et le plaisir (suspect ?) qu'on y prend, les liens avec le transfert et le contre-transfert…

Du relevé « objectif » (dossier médical, notes administrative…) au « compte-rendu de synthèse », de l'écriture de scribe à l'écriture psychologique ou psychanalytique… et à ses aléas : « Au mois de février, on voit l'Œdipe d'Isabelle évoluer » relève Cl. Prévost dans une thèse[18]. Or ce qu'on voit ce sont des conduites, dont on infère un sens, par référence à une théorie. Comment légitimer un tel saut à pieds joints ? Et, plus généralement, si des sauts sont indispensables, lesquels sont légitimes et à quelles conditions ? Questions qui nous font éprouver et tenter de contourner les limites de l'inévitable contraction, les risques qu'elle fait courir à la « vérité » du cas, en même temps qu'au respect de la personne.

L'analyse des processus de construction rend ainsi plus pertinente, plus brûlante, la question posée au début : au prix de tant d'aléas méthodologiques et théoriques, d'où vient la force de l'étude de cas, et notamment sa force de persuasion ? Une réponse s'impose : de sa référence incontournable à l'expérience personnelle, au vécu.

Mais il faut aller plus avant, et nous demander d'abord : qu'est-ce que « le vécu » de quelqu'un ? Est-il compréhensible, transmissible, et à quel prix ? Car « l'intelligible est réputé antipathique au vécu » écrit R. Barthes[19]. Et pourtant, il passe, il s'en transmet quelque chose. L'étude de cas tire sa force de l'« être-là » du « vécu »… Cela crève les yeux. Les yeux, le regard (clinique). Le regard-savoir sur la face cachée, défendue de l'autre, celui d'Œdipe et de Tirésias et le prix qu'ils ont payé cette transgression… De quoi réfléchir à deux fois, car faire une étude de cas, c'est se mettre en position de voyeur — « voyeur scientifique » certes. Prendre un position de savoir, en assumer, ou en esquiver les risques. Il y a de l'attrait, de la fascination, de la séduction aussi : celle ambiguë de la « tranche de vie », la force persuasive du témoignage directe de personnes en situation, le pouvoir qu'il a d'attester d'une réalité, de la mettre en scène, de la majorer, dans un processus analogue à ceux que provoquent le fait-divers : force illustrative, exagération, prégnance de l'attention, rémanence du souvenir, etc. Mais aussi, mais surtout la force persuasive de l'autre dès lors qu'il est en difficulté, en souffrance, en péril et qu'il s'agit de comprendre et d'aider. Il y a des mouvements identificatoires, non pas forcément à l'autre, mais à quelque chose de l'autre, dans l'autre qui est moi, et pas moi. Empathie, mais aussi connivence, clin d'œil, vertige, parfois jouissance et horreur… On approche ici des racines troubles de l'irrépressible désir de connaître l'autre/soi, des arrière-plans de la connaissance scientifique, ici part déplacée et sublimée, mais toujours ambiguë de la curiosité sexuelle infantile.

Par l'étude de cas, leçons et leurres du « vécu », un vécu reconstruit, vécu de l'autre vu par moi-même, c'est à dire vécu de personne ou celui d'un entre-deux personne. Irrésistible entre-deux…

Que d'écueils tant méthodologiques qu'éthiques à assumer et franchir, et de quelle taille ! Car de fait, réfléchir sur l'étude de cas, c'est devoir, en fin de compte, se poser la question du statut de la réalité et de la vérité et de leurs rapport avec la persuasion et la conviction.

Mais alors, il reste à nous demander à quelles conditions une étude de cas peut être fiable sur le plan méthodologique en même temps qu'acceptable sur le plan éthique. Dans ce travail, ô combien ardu, c'est bien le doute qui est la méthode de recherche, le garant de l'honnêteté et de l'ouverture, le garant de la fiabilité d'une démarche qui, sans lui, risquerait d'être château de cartes, ou, pire, carte forcée. Entre investiguer, illustrer, montrer, démontrer, suggérer, persuader, se convaincre, convaincre autrui (patient, intervenant ou chercheur), la méthode de cas reste essentielle, précisément à cause de ses aléas (non malgré eux).

Si l'étude de cas peut être une entreprise de mauvaise foi ou de peu de foi, un « montage » en trompe l'œil quand toutes les assertions sont données comme des preuves, c'est aussi bel et bien la démarche clinique en train de se faire, la pensée clinique en train de se construire. Mais seulement à quelques conditions : si cette entreprise décrit le cadre et le dispositif et précise les conditions de l'observation et de l'énonciation ; prend appui sur un matériel suffisant ; fait, en rapport avec lui, fonctionner la théorisation de façon ouverte comme une fiction créatrice et non comme un dogme ; et si les forces vives de l'enthousiasme, de la ferveur cliniques sont tempérées par la pratique du doute méthodique et par une attention constante portée sur le jeu des phénomènes transférentiels. L'éthique, toujours menacée, reste tributaire à la fois des profondeurs insoupçonnées dans lesquelles plonge l'étude de cas, de ses racines, ainsi que de la réflexion permanente et de l'ascèse méthodologique- cette dernière toujours remise en question et qui s'impose autant au praticien qu'au chercheur.

Références

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Barthes R. : "Rhétorique de l'image", Communication, 4, 1964, pp. 40-51.

Bettelheim B. : Les blessures symboliques, Paris, Gallimard, 1971.

Bourguignon O. : "Questions éthiques et déontologiques", Perron R., 1997, pp. 205-233.

Chamboredon J.-C. : "La délinquance juvénile. essai de construction d'objet", Revue Française de Sociologie, XII, 1971, pp. 335-377.

"Conversations sur le cas clinique", Analytica, 32, 1987, pp. 53-58.

Dolto F. : Le cas Dominique, Paris, Seuil, 1971.

Fedida P. : "Perception et compréhension cliniques en psychologie. instrumentalité et concepts" (1968), Le concept et la violence, Paris, U.G.E. 10/18, 1977.

Foucault M. : Naissance de la clinique, Paris PUF, 1963.

Freud S. : Correspondance avec C.G. Jung, T. 1, Paris, Gallimard, 1975.

Green A. : Discussion, "de la bisexualité au gynécocentrisme", pp 213-214, Bettelheim B, 1971, op. cit.

"Histoires de cas" Nouvelle revue de psychanalyse, 42, Paris, Gallimard, 1990.

Huguet M. : "Structures de sollicitation et incidences subjectives", Bulletin de psychologie, 360, 1983, pp 511-515.

Kaës R. et coll. : Crise, rupture et dépassement. Paris, Dunod, 1979.

Kaspi R. : "Le cas de Mme Oggi", R. Kaës, 1979, op. cit. pp 147-183.

Parseval G. de, Janaud A. : "Le père qui venait du froid", L'information psychiatrique, 1981, 10, pp 1167-1174.

Perron R. et coll. : La pratique de la psychologie clinique, Paris, Dunod, 1997.

Prévost C. : "La clinique et les conduites : de quelques fantasmes de vérité", Cliniques Méditerranéennes, 1985, 7/8, pp. 15-32.

Revault d'Allonnes C. et al. : La démarche clinique en sciences humaines. Documents, méthodes, problèmes. Paris, Dunod, 1989.

Revault d'Allonnes C. : "L'étude de cas : de l'illustration à la conviction", Revault d'Allonnes C. et al., op. cit., 1989, pp. 67-86.

Revault d'Allonnes C. : Être, faire, avoir un enfant, (1991), P.B. Payot n° 182, Paris, 1994.

Winnicott D.W. : La consultation thérapeutique et l'enfant, Paris, Gallimard, 1972.

[1]Psychologue clinicienne, Professeur Émérite à l’Université Paris VII, Directeur Honoraire du Laboratoire de Psychologie Clinique (Université Paris VII).

[2] in Revault d' Allonnes et al. , 1989, p. 31

[3] en ce qui concerne la distinction entre observation et étude de cas, les fonctions de cette dernière, ses origines et ses infléchissements, ses référents (psychiatire, psychopathologie, psychanalyse, psychologie clinique et sociale, sociologie), cf "L'étude de cas: de l'illustration à la conviction" op. cit. pp 67-86. Texte sur lequel je prends appui ici, sous un autre éclairage.

[4] in R. Perron et al. , 1997, p. 221, souligné par nous.

[5] R. Barthes, 1957, p. 243

[6] 1977, pp 2-47

[7] M. Foucault, 1963, pp 108-109

[8] B.Bettelheim, 1971, p. 218

[9] souligné par nous

[10] 1981, p.1170

[11] in R. Kaës et al. 1979, pp 147-183.

[12] 1982, p 161-198

[13] Nouvelle revue de psychanalyse, 1990

[14] M. Huguet, 1983 p. 514

[15] 1982, p. 182

[16] Lattre à C.G. Jung du 30 juin 1909 (p. 311)

[17] 1983 p. 53-58

[18] 1985, p. 30

[19] 1964, p. 40