L’ailleurs et l’ici : l’héritage de l’exil

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LES SITES DE L'EXIL

Psychologie Clinique 3

septembre 1997

L’ailleurs et l’ici : l’héritage de l’exil

Par Jean-Michel Hirt

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Résumé : À partir des événements qui ont présidé à l’exil et qui sont perdus pour la mémoire collective des générations d’origine maghrébine installées en France, quelles conséquences sont-elles perceptibles dans l’organisation psychique des sujets connaissant des difficultés psychologiques ? Deux situations cliniques permettront d’évaluer l’hypothèse des inscriptions intemporelles, soit les incrustations impensées de l’exil dans l’histoire individuelle, ainsi que la possibilité de les dissoudre par l’appropriation, soit le récit singulier de ses origines.

Mots clés : Exil ; transculturel ; religion.

Summary : How to face in your memory the loss of the native land of your ancestors, when you don’t know the Arabic language and the muslim religion they used ? Such a situation is met by many French people whose families have come from noth african countries. What are the effects of transplantation on the psychic organisation that can be heard in therapy ? Two clinical stories show the possibility of taking into account the elements of cultural past disturbing individual minds.

Key words : Transplantation ; transcultural ; religion.

« L'enfant retiré de son pays comme la salive coupée de sa langue »

Peggy Inès Sultan, Précaire le pays

Si vous vous promenez le jour dans la médina de Fez au Maroc, vous êtes confronté à une métaphore de l'exil, soit un lacis de ruelles, dans lequel vous ne parvenez pas à vous retrouver tout seul, vous êtes vite perdu au milieu de tout le monde, des marchands, des chalands des deux sexes, des odeurs de cuir et d'épices, un monde de bruits et de fragments de langue. C'est pour vous un labyrinthe régulièrement ponctué de lieux de prière, minuscule oratoire ou ample mosquée, dans lesquels vous n'êtes pas invité à entrer. Sensible au passage du visible à l'invisible, il m'est arrivé de m'y enfoncer à la tombée de la nuit : de la musique s'échappe des petites fenêtres jaunes au-dessus des magasins, la balle au pied des garçons circule, rapide, entre les murs resserrés, les cris des mères retentissent, des hommes seuls déambulent dans l'étroitesse dévoilée des venelles, rideaux de fer tirés, foule évanouie. Et maintenant l'élégance et la beauté de l'architecture sont révélées : les pignons, les portes, les voûtes, les chambranles se dévoilent. Mais un guide sort de l'ombre. Il vous convie à le suivre et vous montez l'escalier abrupt d'une boutique dissimulée pour admirer des tapis malgré l'heure tardive. Vous pénétrez dans une large pièce au plafond boisé, sans aucune ouverture, où cinq hommes, trois jeunes, un vieillard et un débile, semblent n'attendre que vous, cette nuit, pour vous proposer de regarder lentement de fabuleux tapis qu'ils jettent en silence devant vous l'un sur l'autre, l'un plus beau que l'autre. Vous commencez à vous exclamer tant vous avez le sentiment d'avoir sous les yeux d'innombrables jardins tissés.

Quand la parole vous revient, l'échange commence et vous les entendez parler des femmes qui n'ont plus la patience de tresser ces merveilleux assemblages de couleurs végétales. Ils vous le prouvent en jetant par-dessus une pièce splendide un travail maladroit et grossier. Nulle présence féminine dans ce lieu clos, pourtant vous les imaginez dans leurs activités, car ils racontent, en déchiffrant les points du tapis, comment celle-ci a dû interrompre le tissage, boire une gorgée de thé, avant d'en reprendre le fil avec une autre nuance de couleur. Ils vous parlent d'elles comme d'artistes en exil aux noms inconnus et admettent en riant qu'ils ne savent ici que vendre ce qu'elles inventent ailleurs, à l'abri des regards.

Beaucoup plus tard, en sortant, je me suis aperçu que ce magasin à l'écart, dont je tenais la carte dans la main, se nommait Le Palais des Merveilles. Je savais que je ne saurais pas le retrouver tout seul. Un « palais des merveilles », c'est là où vit Sélim, dont le patronyme traduit en français signifierait « célèbre ». Inlassablement il décrit ce palais au cours des séances de psychothérapie que nous avons ensemble. Combien de fois me suis-je représenté flânant dans ses jardins aux jets d'eau aigrelets, respirant ses roses et le parfum de ses orangers, admirant la hauteur de ses plafonds en bois précieux, éprouvant la mollesse de ses divans profonds. Il y habite mentalement et en déploie volontiers la magnificence à chacune de nos rencontres. Délire autour d'un site qui n'existe pas que pour lui puisqu'il m'en fait partager la consistance verbale. Description d'une enclave de paradis à l'image de celles que l'on peut trouver dans le Coran ou dans sa conséquence littéraire, Les Mille et Une Nuits. Il en revendique la jouissance comme un privilège réservé au seul musulman. Sélim est aussi célèbre dans ce secteur de psychiatrie pour ses arrivées intempestives en pleine réunion de soignants, et pour les sarcasmes dont il accable ces derniers, comme s'il se moquait de leurs palabres étriqués dans des endroits anonymes. Lui, depuis dix ans, bénéficie d'une allocation d'adulte handicapé et, avec ses deux frères, loge chez sa mère dans un trois pièces de la banlieue parisienne où, bien sûr, je ne me suis jamais rendu. Il vient d'avoir trente ans et son handicap n'est pas de trop pour aider une famille dans laquelle, après le décès du père, un seul frère travaille.

Un jour, un psychiatre trop zélé ne trouve rien de mieux, sous prétexte que Sélim n'est pas venu au dispensaire pour recevoir une injection-retard, que de se présenter à son adresse accompagné d'une infirmière, comme il se trouvait dans son quartier en visite à domicile. Sélim n'y était pas et sa mère lui apprendra cette visite impromptue à son retour. Il se met tellement en colère contre elle, en lui reprochant d'avoir ouvert à ce médecin, qu'un des frères, redoutant le pire, décide de faire intervenir les pompiers. Sélim est aussitôt hospitalisé et décompense gravement les jours suivants. Quand il est capable de revenir en thérapie, il raconte un rêve qui l'a frappé durant cette hospitalisation. Après un bon repas chez un ami, dit-il, il est saisi d'un malaise et il ne peut pas regagner son fastueux domicile. Il craint d'avoir été victime d'un sort jeté à travers la nourriture et son ami, pour y parer, lui offre une « infusion de lettres ». Il m'explique qu'il s'agit d'une tisane préparée par les guérisseurs maghrébins, dans laquelle ils font tremper un petit morceau de papier couvert d'inscriptions coraniques. L'encre se mélange au breuvage qui doit être bu. Sélim soutient que c'est d'avoir avalé cette médecine en rêve qui lui a rendu la « santé », soit le confort de l'enveloppe de son délire.

Que penser de cet enchevêtrement d'événements ? La maladresse de la démarche du psychiatre était, comme d'ordinaire, pétrie des meilleures intentions thérapeutiques. Il avait fait effraction dans le délire de Sélim et provoqué une déchirure dans sa représentation de lui-même, par où avait été volatilisé le « palais » qui l'abrite et qu'il abrite. L'intégrité de Sélim suppose qu'il dispose d'un lieu hors d'atteinte, que seul le délire lui offre, et qui constitue une illusion que personne ne doit mettre en question. À se rendre vraiment chez lui, c'est-à-dire chez sa mère, on met en péril son lieu d'inscription référentiel, on en brouille les coordonnées et on le précipite dans la maladie. On a bousculé un ordre traditionnel et irrationnel dans lequel il survit et qui s'oppose massivement à la société française. Ailleurs il serait peut-être devenu un « fou de Dieu », ici il est considéré comme un malade mental qui ne trouve pas sa place dans la réalité d'une société occidentale qui n'est pas un lieu pour lui. Faute de parvenir à conflictualiser sa relation au pays d'accueil, il est enfermé dans un paysage intérieur orientaliste. L'exil à la racine de son histoire se redouble d'un exil en soi. Il est absolument maître chez lui à condition de ne pas avoir d'intérieur propre. Son ultime recours réside dans un nouvel exil, vers ce « palais des merveilles » interne connu de lui seul : son délire, précaire refuge où nulle loi ne saurait l'atteindre, mais que le moindre éclat du réel peut précipiter dans le néant.

Il y aurait éventuellement eu un bon usage de l'intrusion vécue par Sélim, si elle lui avait rendu la mémoire des fondations traumatiques sur lesquelles a été édifié son « palais des merveilles ». Mais les miracles impliquent l'intervention d'un dieu auprès duquel il faut longtemps patienter — parfois toute une vie — avant d'être exaucé. Dans cette attente, Sélim a pris refuge dans ce palais dont il soutient l'armature avec la référence religieuse : il lui appartient absolument et elle le garantit en lui octroyant un corps imaginaire, dès lors qu'elle fonctionne comme ce qui le fonde. Nourri au Livre saint, comme son rêve le révèle, il lui faut boire un fragment du Grand Code coranique pour en redevenir une lettre qui a sa place dans la ligne d'un verset. Sélim peut bien alors ignorer le sens de ce qui lui arrive, il reste sauf puisque Dieu connaît le sens que lui, Sélim, manifeste par son délire mystique.

C'est dans un autre genre de livre, un roman, René Leys, de Victor Segalen, que j'ai retrouvé une situation comparable à l'aventure de Sélim. Tant que le narrateur, à l'intérieur de ce roman, croit à la Cité Interdite imaginée par le héros qui donne son titre à l'ouvrage, tout demeure dans la cohérence d'un sens partagé ; quand le narrateur ne peut plus y croire, sans se sentir menacé dans sa raison, la Cité se referme sur son impénétrabilité, et le héros en meurt. Pour Segalen lui-même, médecin de la marine et sinologue à l'aube du siècle, la Chine a constitué cette réserve d'écriture qui permet de dédoubler la réalité et de la sauver du mensonge, c'est-à-dire de la soumission à une langue qui n'exprimerait plus que l'ordre du calcul et des faits, au lieu de la présence des choses. La Chine de Segalen, comme la Cité Interdite de René Leys, ou le palais de Sélim constituent de fabuleuses architectures de mots nées des failles du désir sur le chemin de l'errance. Constructions fragiles qu'il suffit de mettre en doute au nom de la raison pour qu'elles basculent dans l'abîme. Mais dans quel « bol de lettres » aura-t-on le loisir de boire pour renouer avec leur sens, c'est l'une de ces questions insistantes que les héritiers de l'exil, ramènent en pleine lumière.

Par ailleurs, ni Sélim ni René Leys ne disposent vraiment d'un corps. L'un, Sélim, a abandonné son corps à sa mère comme un outil dont elle tire un revenu, le « salaire de l'évasion » comme il l'appelle. Il n'a donc pas de lieu où prendre sa place en dehors de ce hors-lieu que constitue son « paradis ». Faute de corps, à la faveur du délire, il s'immisce dans l'imaginaire du texte coranique et s'y loge, il en devient une lettre plutôt que de soumettre à sa lettre. L'autre, René Leys, est un personnage de fiction qui ne prend corps que dans l'écriture de Segalen et, à l'intérieur du récit, grâce au rêve du narrateur auquel il donne voix. Là où d'un côté Sélim cherche à prendre corps dans la lettre, de l'autre c'est la lettre d'une fiction qui veut s'incarner.

Samia n'est ni l'auteur d'un délire ni l'héroïne d'un roman, mais elle peut nous permettre de comprendre en quoi l'Islam en tant qu'inscription culturelle intemporelle, ignorée ou laminée, mais garante d'une mémoire collective, peut influer sur les rapports que les sujets entretiennent à leur insu avec un corps marqué dans son histoire par l'exil. Le corps de Samia est de son aveu trop investi par sa mère et ses frères, elle veut l'arracher à leur emprise, non pour le faire correspondre aux critères de la loi religieuse, mais pour en disposer à sa guise, en jouir dit-elle, puisqu'elle est acquise à cette injonction de la modernité. À la différence de Sélim, elle ne se soucie pas d'une référence musulmane en amont d'elle, mais elle cherche à donner du sens à sa sortie du milieu familial. Tandis que Sélim s'évade en situant son corps dans un lieu paradisiaque à l'horizon du texte saint, Samia accomplit sa liberté en donnant son corps à ceux qu'elle choisit. C'est grâce à eux qu'elle l'éprouverait comme vraiment sien. Jeune et jolie, elle fait des études de psychologie qu'elle projette de poursuivre au Canada avec une bourse d'études. Cette perspective lui apparaît comme un moyen radical de quitter sa famille et de prendre racine ailleurs, plutôt que de louer ici une chambre en cité universitaire.

Survient la rencontre d'un Français d'origine corse beaucoup plus jeune qu'elle, dont elle tombe amoureuse et qu'elle initie à l'amour. Deux rêves paraissent en résulter. Dans le premier, elle est avec son amant devant la porte de chez sa mère, mais il devient tout petit, au point qu'elle le glisse dans le sac en plastique qu'elle tient à la main. Il étouffe là-dedans. Loin des regards maternels, elle le sort, le ranime et le prévient que malheureusement elle ne peut pas tout de suite l'emmener loin de cet appartement pour reprendre forme humaine. Le second rêve se passe à l'université, en cours ; elle se rend brusquement compte que son professeur est à moitié nu, elle voit son sexe. Se penchant sur le sien, elle découvre qu'elle aussi est nue et porteuse d'un pénis. Elle en ressent de la honte. Voici donc deux rêves d'une tonalité phallique similaire et faits à trois jours d'écart. À leur propos, outre quelques associations sur l'envie du pénis, elle déclare qu'ils lui semblent établir qu'elle doit « revenir au bercail », quelque soit le chemin qu'elle tente de prendre pour l'éviter. Impossible pour elle d'y échapper. Surpris, je ne comprends pas à quoi elle fait allusion. Veut-elle évoquer le sort, le mektoub, cette force fatale qui mène les individus par le bout du nez ? Qu'est-ce qui la pousse à partir de ces deux rêves à parler de « retour au bercail » ? Elle croit que ses rêves sont en liaison avec l'amour interdit d'une musulmane pour un non-musulman et que si elle s'y livre, son corps, transgressant la loi, pourrait subir des mutations impressionnantes. Les rêves viendraient lui rappeler qu'elle a beau faire, elle ne peut pas se soustraire à la rigueur de la loi musulmane et que sa recherche d'un lieu à soi où s'incarner est vaine. À l'entendre, il me semble retrouver l'écho d'un autre grand exilé du corps, le poète Antonin Artaud, lorsqu'il tentait d'extirper de son corps ceux qui l'habitaient contre son gré. Comment, demandait-il, faire cesser leurs voix pour que la sienne puisse enfin s'élever ? Ainsi, toute une dimension clinique de l'exil serait suspendue à la possibilité d'inventer un tiers-lieu d'adoption pour le corps entre la lointaine terre-mère du corps ancestral et la proximité à la fois attirante et rebutante du corps étranger. Ou comment s'approprier son corps comme lieu d'une parole à la fois en écho et en rupture avec les voix de l'origine, s'en détachant en les traduisant. Il s'agirait de parvenir à être soi en corps dans son lieu, à la croisée de deux cultures antagonistes et de deux expressions de la loi.

Supposons que rendre son corps propre à sa jouissance plus qu'à une jouissance de rencontre avec un corps étranger est l'enjeu des rêves de Samia. Pour ce faire, elle doit une fois de plus affronter ce corps de l'infantile, ce corps fantasmatiquement unisexe auquel elle doit renoncer à croire pour accéder au sien dans sa finitude. Qu'elle soit libre de ses mouvements, qu'elle soit loin de sa mère ne peuvent suffire, il lui faut échapper au mirage d'une conjonction entre le pénis de l'étranger et son corps interdit. Ce pénis est un leurre tout comme la relation sexuelle avec l'étranger peut l'être, si, par là, elle croit obtenir ce qui ne lui appartiendra qu'à l'issue d'une élaboration psychique, et non d'un passage à l'acte. Son corps, dans sa différence avec celui de sa mère comme avec celui de l'homme, n'existera qu'en référence avec une loi qui distribue le plaisir et la souffrance, ainsi qu'en rupture avec l'injonction d'une jouissance perpétuelle que véhicule la pulsion de mort. Comme présence, ce corps implique la reconnaissance de sa discontinuité, et par conséquent de l'angoisse et de la souffrance, mais aussi du désir et du plaisir, que son appropriation libère. Samia serait inconsciemment sommée de se détacher de la « matrie », de quitter ce « palais des merveilles ». Un jeune homme passif, une mère aimante et possessive et c'est le déclenchement de rêves qui l'alertent sur cette face sombre de son désir : le bercail, ce berceau des aïeux auquel elle pourrait faire retour en devenant la mère-amante du jeune étranger dont elle s'arrogerait au passage la virilité. Et quelle revanche sur l'humiliation coloniale séculaire ! Ou alors, par un travail de pensée, il lui faut admettre que ce sexe masculin ne constitue pas le seul sexe, qu'elle est née de lui et non rendue confuse par lui comme dans son rêve, et qu'au mieux il ne se transmet pas à l'enseigne d'un savoir, mais d'une étreinte entre deux corps.

C'est à cette croisée des chemins que Samia va déboucher sur la question du sacrifice nécessaire à l'établissement d'une circulation légitime des corps. Faut-il sacrifier son corps à cette démesure des origines dont la mère est la vestale, à l'instar de Sélim, ou sacrifier à la place un substitut du corps et de quelle nature ? Et puis qu'est-ce qui va donner consistance au sacrifice pour celle ou celui qui ne se considère plus comme un « bon musulman » ? Dès lors que le sacrifice symbolique impliqué par l'Islam et par toutes les religions monothéistes n'est plus opératoire, puisque beaucoup de musulmans vivant en Occident ne se reconnaissent plus dans l'ordre religieux antérieur à l'exil de leurs parents, selon quel système identitaire vont-ils se reconnaître comme issus d'une communauté sans sacrifier leur individualisation acquise ni trahir leur origine passée ?

Pour Samia, le sens et la nature d'un sacrifice sont en jeu dans l'écart qu'elle essaye de mettre en place entre elle et les siens. C'est une entreprise périlleuse en raison du paradoxe qu'elle implique. En effet, pour parvenir à conquérir son corps aussi bien sur l'interdit de penser que fait peser la tradition religieuse musulmane, que sur la jouissance obligatoire à laquelle l'adjurent les sirènes occidentales, elle doit tirer de l'oubli l'Islam en tant que langue originelle dont elle est symboliquement issue, tout en légitimant sa démarche par le rappel laïc de l'exil dont elle provient. En d'autres termes, c'est quand Samia veut se déplacer dans l'espace, ressentir des limites qui lui renvoient la portée de ses gestes, gages de son corps singulier, qu'elle découvre que rien ne lui garantit qu'elle a bien un corps à elle, et surtout pas la culture dans laquelle elle évolue. Ce serait devenir la victime du trompe-l'œil occidental que de croire qu'elle posséderait son corps en adoptant l'un des reflets publicitaires qu'il fait miroiter aux yeux de la jeunesse. Elle est rappelée à l'ordre de son origine lorsqu'elle assume son destin dont des inscriptions culturelles intemporelles et des traces oubliées trament à son insu le cours. Dans la mesure où elle ne choisit pas, comme Sélim, de s'immobiliser dans le non-lieu du Livre originel, Samia doit retrouver par elle-même ce qui la fonde en la garantissant. Ce sacrifice fondateur va être à l'œuvre en elle dès qu'elle se reconnaîtra en même temps comme sujet condamnée par la religiosité musulmane, mais justifiée par la spiritualité du Coran dont elle ignore tout, sauf l'essentiel : qu'il commence systématiquement par la révélation d'un dieu qui fait miséricorde, rahmân, et qui est miséricordieux, rahïm. Sacrifiant sa prétention à être pure selon la loi musulmane au profit de son désir d'être celle à qui est adressée la miséricorde coranique, elle refuse de se dissoudre dans le pardon de la communauté et s'abandonne au jugement du tout autre qu'elle, soit à la grâce divine. Par ce sacrifice d'une représentation traditionnelle d'elle-même, elle évite de se sacrifier. Samia est devenue une musulmane infidèle qui dégage son corps aussi bien des reflets de la modernité et des vestiges de sa communauté, que des vertiges de sa naissance. Elle témoignera de la qualité de son élaboration psychique avec ce rêve d'un mois de ramadân : « J'étais enfermée avec ma famille à la maison, nous mourrions de faim ; je me suis rendue à la cuisine où j'ai été étonnée de trouver mon père assis, car il ne vit plus avec nous depuis le divorce ; il m'a souri et m'a désigné du regard la porte qui donne sur le jardin ; elle était ouverte, mais ce n'était pas la porte habituelle, elle avait la forme de mon corps et ne convenait qu'à moi. Je dois vous dire qu'hier, a-t-elle immédiatement ajouté, j'ai reçu une réponse positive d'une université canadienne ».

Mais, au risque de troubler ce happy end provisoire, il faut souligner ceci. De Sélim à Samia, quelque chose a eu lieu : un « événement psychique » qui change un destin. Là où Sélim boit des lettres, geste magique qui colmate la brèche de l'exil par le recours à la tradition, Samia témoigne par un dédoublement de l'exil — et non un redoublement, à la façon de Sélim — de son appropriation de cet acte commis par ses parents en élaborant l'héritage qu'il constitue. Tous deux héritent de l'exil, mais selon deux perspectives bien différentes. Sélim tente d'abolir l'acte parental originel dans la mesure où il dénie l'exil dont il est né. Il ne se serait rien passé dans le temps pour lui et sa famille et son délire semble indiquer qu'il n'y a pas de lieu pour les musulmans en dehors du texte coranique et du hors-temps qu'il ménage. Alors que grâce au paradoxe de son infidélité religieuse, Samia refuse le clivage que les siens cherchent à maintenir à propos de l'exil, puisqu'ils en prennent acte mais en refusent le sens, c'est-à-dire la reconnaissance des disjonctions symboliques et temporelles qu'il implique et l'ouverture à l'étranger en soi et hors soi qu'il favorise.

[1] 12, rue Lamblardie 75012 Paris, psychanalyste ; Maître de Conférences en psychopathologie, Université Paris XIII