Il n’est pire sourd
Meilleurs textes publiés du N°3 au N°26 de Psychologie Clinique
SURDITÉS, TACHE AVEUGLE
Psychologie Clinique 6
janvier 1999
Il n’est pire sourd…
Par Claude Wacjman[1]
Lorsque nous sommes convenus du titre à donner à ce numéro de Psychologie Clinique, j’ai été enthousiasmé par la provocation intellectuelle qu’il énonçait. La “Surdité tache aveugle” du champ considéré est un masque derrière lequel l’essence du problème se cache, inaccessible parce qu’inentendable, privilégiant toujours ce qui se voit. En effet, nous a par le passé dit Alain Giami, c’est la part cachée du handicap qui construit la représentation. Le handicap se voit alors, surtout si le fait qu’il n’y a rien à voir masque la sa nature même. Serait-ce le paradoxe d’une parole qui, si elle ne s’entend pas, se donne à voir, pour peu qu’on la considère ? Il en est ainsi de la langue des signes, langue partagée par la communauté des sourds, dont beaucoup de ceux qui leur apportent aide pédagogique et acompagnement social, ignorent résolument les accents, autre paradoxe, autre négation.
Titre étrange, titre étranger. L’étrange et l’étranger renvoient aussi à l’acceptation de la différence et à ses modes de fonctionnement. On y lit la diversité des ostracismes et des mises à l’écart — des déplacements y sont parfois réalisés, défensifs ou géographiques —, les intérêts du moment pour l’enrichissement dans la diversité des cultures qui se cumulent, qui se collectionnent, au risque vécu aujourd’hui de les voir se cloisonner étroitement les unes par rapport aux autres.
Il nous fallait donc parler et faire parler de tout cela, c’est-à-dire utiliser l’écriture, qui est un réel media commun aux aveugles, aux sourds et… faut-il écrire aux voyants, aux entendants ? Voilà des nouvelles catégories dont on s’aperçoit qu’elles peuvent ne pas être complètes, pleines d’une notion de non-handicap, mais au contraire clivées autour des deux capacités énoncées, socialement instaurées pour faire pièce aux incapacités. L’auteur exagère, se révolteront certains ! Mais il demeure que l’effet de l’apprentissage lecture-écriture est un ancrage important à considérer dans cette thématique. Dès ses débuts, au XVIII° siècle, l’institutionnalisation de ces phénomènes considérés comme étranges, inclut en soi ou se base sur la technique de l’apprentissage concomitant de la lecture et de l’écriture. Cette technique délaissant le latin, est mise en place en français, par l’abbé de l’Épée pour les sourds, par Sébastien Guillié pour les aveugles[2].
À la pointe de la modernité, on emploie alors les techniques les plus sophistiquées pour permettre, aux aveugles notamment, d’accéder directement aux sources du savoir. C’est l’essor des techniques issues de l’imprimerie (lettres de plomb inversées, lettres gauffrées, lettres rugueuses en relief, etc.). On les retrouvera au XIX° siècle auprès des enfants idiots et arriérés, dans le service médico-pédagogique de Désiré Magloire Bourneville à Bicêtre ou dans l’école spéciale d’Ovide Decroly, entre autres et bien avant la célèbre imprimerie à l’école des élèves coopérateurs de Célestin Freinet. Pourquoi ce rapprochement ? Pour la valeur de la notion de contiguïté qu’il érige dans des troubles pourtant différents. Il faut rappeler que c’est à l’Institution Royale des Sourds et Muets qu’on a inventé la figure de l’idiot. Était réputé idiot, et donc non sourd, tout enfant auquel, au bout d’une année de séjour dans cet établissement, on n’avait pas réussi à apprendre à lire et à écrire. Il faut alors en faire la preuve scientifique, par l’utilisation de cette méthode toute puissante, pour que l’on puisse se représenter alors ce qu’on ne pouvait voir, symptomatologiquement.
On est resté friand des progrès réalisés par des enfants dont la difficulté n’est pas la déficience auditive, mais qui se sont à l’origine portés par cette contiguïté des symptômes aussi bien pour la déficience intellectuelle que pour les troubles du caractère ou du comportement, énoncés au fur et à mesure des évolutions nosologiques de la psychopathologie de l’enfant. On dit alors de ces enfants, désordonnés et parfois violents, qu’ils ont la capacité d’entendre ou l’incapacité d’entendre ce qu’on leur dit. Entendre, c’est-à-dire pouvoir mettre en place une obéissance à l’autorité tutélaire, avoir la capacité de renoncer ou encore reconnaître les injonctions contraignantes et adopter passivement une attitude conforme à leur énonciation. Au mieux, c’est un travail d’intériorisation de la pensée provoqué par des éléments qui lui parviennent de l’extérieur. Le discours des adultes porte alors les échantillons des pièces de l’échafaudage qui constitue le trésor des signifiants. Saura-t-on jamais ce qu’en pensent les enfants ?
Reconnaître la capacité de penser, reconnaître le travail de la pensée, comprendre comment celle-ci est contenue et exprimée, identifier le travail auquel elle se livre, chez les sourds — et accepter ses productions — a permis l’extension de la langue des signes longtemps interdite, de facto depuis très longtemps. La circulaire de l’Éducation nationale qui en autorise l’enseignement officiel en France est relativement récente.
Autant dire que tout cela a peine à émerger, se diluant dans une méconnaissance qui prend de plus en plus la teinte d’une encre qui masque tout. À moins que la méconnaissance ne soit un malentendu ? On sait pourtant que celui-ci a pour principale caractéristique de demeurer mal entendu dès son énonciation. « Excusez-moi, je me suis trompé », dit-on pour sortir de la contradiction que l’on a soi-même construit. Reconnaître cela n’est pas changer de position ou d’opinion. La réflexivité du propos est parlante. Qui trompe qui, quand l’aveuglement et la surdité intellectuels sont érigés en un système défensif qui obture l’intelligence et l’intelligibilité d’une parole ? Cette parole qui nous est chère, et les effets sociaux qu’elle génère dans le contrat passé entre les citoyens, c’est ce que l’on nommait, au XVIII° siècle, l’entendement.
[1]Psychologue, Docteur en Anthropologie, Directeur administratif du service de pédopsychiatrie, Hôpital de la Croix Saint-Simon, 75020 Paris.
[2] Voir Claude Wacjman, L’Enfance inadaptée. Anthologie de textes fondamentaux, Toulouse, Privat, 1993.