Hallucinations verbales et surdité

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SURDITÉS, TACHE AVEUGLE

Psychologie Clinique 6

janvier 1999

Hallucinations verbales et surdité

Par Jacques et Marie-Françoise Laborit[1]

Résumé : En partant des points de rencontre dans l'histoire entre psychiatres et sourds autour de la question de l'hallucination, ce travail se propose de montrer, en s'appuyant sur des exemples cliniques de la littérature internationale, comment les sourds congénitaux hallucinés ont été convoqués pour étayer telle ou telle hypothèse sur la pathogénie de l'hallucination. Nous verrons comment l'abord du phénomène verbal qu'est l'hallucination repose sur les théories du langage et de la parole des différents cliniciens.

Mots clés : Hallucinations verbales ; surdité ; psychose ; langage ; sensorialité.

Dans le champ de la psychiatrie à la fin du XIX° siècle, la question de l'hallucination va passioner et diviser. Le champ de la surdité est lui aussi traversé par des luttes vivaces reposant sur des conceptions du langage et de la parole qui recouvrent peut être la même division :voies neurologiques ou abord par le sujet de l'inconscient. Peut -on considérer que la fracture est la même ?

Il nous a semblé interressant de partir des points de croisement dans l'histoire entre psychiatres et sourds autour de la question des hallucinations. En France ou en Allemagne les sourds congénitaux hallucinés ont été appelés pour confirmer ou infirmer telle ou telle hypothèse sur la pathogénie de l'hallucination en général. Aux USA et en Angleterre la démarche a été tout à fait inverse. Dans ces deux pays c'est dans le contexte d'un travail avec les sourds que les psychiatres ont été amenés à se questionner sur l'hallucination. Pour les psychiatres américains l'hallucination est posée comme un phénomène sensoriel dans lequel l'audition joue un rôle alors qu'en France comme le souligne Henri Ey en 1949, « le procès de la sensorialité de l'hallucination dans les délires hallucinatoires est depuis longtemps terminé ». Lacan dans son séminaire de 1955-1956 fait une place importante à l'analyse des hallucinations verbales ;les sourds ne sont pas oubliés dans ses références. Nous terminerons cette étude par quelques indications sur ce qu'entendre veut dire.

En 1896, un psychiatre allemand, A. Cramer, à l'appui de sa position théorique sur les hallucinations dans une controverse avec un neurologue silésien Klinke, publie un texte sous le titre À propos des hallucinations chez les sourds-muets malades mentaux. Ceci dans le but de prouver que le facteur acoustique ne jouait aucun rôle dans le phénomène des « voix » dans la mesure où des sourds de naissance pouvaient en être atteints. À l'époque diverses théories tentaient d'expliquer l'hallucination. Tamburini en 1881 en isole quatre types :

- Pour certains, l'hallucination aurait sa source au niveau de l'organe des sens, ce serait un trouble de l'appareil sensoriel périphérique .

- Pour d'autres, l'hallucination ne serait que la métamorphose d'une idée en sensation, soit un simple fait d'idéation.

- La troisième théorie est mixte, psycho-sensorielle, tentant de mettre en rapport un organe périphérique et un centre intellectuel.

- Enfin la dernière théorie pose l'existence de points dans la masse encéphalique où se termineraient les nerfs sensoriaux. Les hallucinations résulteraient de l'excitation désordonnée de ces centres sensoriels.

La polémique Klinke-Kramer repose sur les images des mots : image acoustique ou image motrice ? Ce qui nous intérresse aujourd'hui c'est de montrer comment Cramer, pour penser sa théorie de l'hallucination, en vient à une conception du langage et de la pensée en général dans laquelle les sourds trouvent une place privilégiée. Si les sourds peuvent halluciner, s'ils ont des phénomènes d'écho de la pensée, c'est que les sourds, même privés d'expression orale sont des êtres pensants.

Nous allons transmettre maintenant quelques extraits du cas n° 1 de Cramer : il s'agit d'un homme de 37 ans, sourd de naissance, qui depuis avril 1887 a présenté un changement dans sa conduite. Il est devenu colérique irritable et a commencé à exprimer des idées de persécution : « les gens le regardent dans la rue, la police judiciaire le poursuit ». Il prétend être le diable et s'auto accuse, il mérite d'être brûlé sur un bucher et d'aller en enfer. Puis il parle de suicide, veut se jeter à l'eau, se faire brûler vif. Il devient persuadé que ses aliments sont empoisonnés et refuse de plus en plus souvent de s'alimenter ; il dort très mal. Il est hospitalisé à l'asile régional en juillet 1887. En 1888 son état d'agitation est extrême. Il devient très brutal, essayant par deux fois d'étrangler un médecin. Il provoque tout le monde en duel. Il était continellement sous l'influence d'hallucinations auditives. « C'est fou dans cette maison on entend toujours crier : Empereur », se plaignait-il. Il réclama à maintes reprises qu'on le conduisit au grenier afin qu'il puisse voir qui étaient les gens qu'il entendait parler là-haut .

Ce patient avait reçu un enseignement en langue des signes dans une institution de Berlin et complété sa formation par des cours particuliers, puis avait fréquenté l'académie de peinture. À l'hopital il peint des portraits puis il décide de peindre le théatre avec, nous dit Cramer, « tant de circonspection de jugement et de bon goût qu'il était manifeste que son capital intellectuel n'avait pas souffert ». Avant son hospitalisation il vivait avec sa mère ; son père rentier vivait séparé de sa femme depuis la naissance du patient. Une tante du côté maternel aurait présenté un délire de persécution. Le patient maitrise la langue des signes, mais il peut aussi se faire comprendre en articulant, et lit sur les lèvres. Les entretiens se feront pourtant par écrit. Nous en avons extrait ces quelques échanges :

« Q : Comment savez vous qu'on vous appelle Empereur ?

R : Pourquoi donc me nomme-t-on partout Prince ? Et pourquoi disent-ils dans ma tête que je suis un malin qui lit dans les pensées ?

Q : Où sont les personnes qui crient : Prince ?

R : Sous la table ».

« Q : Mais comment pouvez- vous donc entendre puisque habituellement vous n'entendez rien ?

R : Je n'entend pas, ce sont seulement les pensées.

Q : Mais les pensées ça ne s'entend pas ?

R : Elles sont amplifiées par la machine ».

« Q : Ces pensées vous parviennent-elles dans le langage des sourds muets ou dans le langage parlé ?

R : Dans le langage parlé.

Q : Lorsque vous réflechissez à quelque chose, dans lequel de ces deux langage le faites-vous ?

R : Dans les deux ».

« Q : Lorsque vous rêvez vous arrive-t-il de rêver de conversations ? Et dans quel langage ont lieu ces conversations ?

R : Les deux ».

« Il lit un livre en silence pour lui même en faisant de légers mouvements avec les doigts et la bouche.

Q : Avez vous remarqué quelque chose en lisant ?

R : J'ai entendu dire : fine mouche et : il lit aussi bien que nous.

Q : Comment avez-vous appris cela ?

R : Entièrement par la voie invisible, dans le langage parlé et celui des sourds-muets. Seulement par l'intermédiaire de l'air ».

Dans ses remarques finales Cramer insiste sur le fait que le patient est sourd de naissance et qu'il a reçu son enseignement primaire dans le langage des sourds ; qu'il n'a donc aucune image sonore de mots acquises par la voie auditive. Il en tire des conclusions pour alimenter ses conceptions de l'hallucination quant au fait que l'ouïe n'y joue aucun rôle. Mais il donne aussi son avis sur l'éducation des sourds qui lui semble d'évidence pouvoir se faire en langue des signes : « Quant au fait de savoir si, sans la moindre possibilité d'acquérir des images sonores de mots, on peut cependant former une bonne intelligence ainsi qu'un grand savoir, les sourds-muets en sont la preuve évidente ». Et de citer des exemples de sourds sans connaissance sonore n'ayant appris que la langue gestuelle et la langue écrite : Massieu, répétiteur à l'institut des sourds-muets de Paris ; Chomel, directeur de l'institut de sourds-muets de Genève, le Baron Von Schütz, fondateur et directeur de l'institut de sourds-muets de Lemberg, Clerc, premier professeur de l'institut de Hartford, etc.

Nous allons maintenant, avec l'observation d'Aline, considérer à la fois la position des intervenants sur la question des hallucinations, mais aussi leurs préjugés et leurs questions sur la surdité. Cette observation a été présentée en 1949 par le Docteur Julien Rouart, lors d'une soirée où etaient présents le Dr J. Lacan et le Dr H. Ey. L'essentiel du délire de la patiente fut transmis par écrit au Dr J. Rouart.

Aline a 39 ans lors de son hospitalisation en 1946. Elle est sourde profonde de naissance. Elle a reçu, dans sa famille bourgeoise aisée, une éducation spécialisée oraliste extrêmement poussée à laquelle la mère a activement participé. Elle s'exprime oralement. Son élocution est difficile, sa voix est rauque et mal articulée. Le graphisme est son mode d'expession priviligié : dessins, lecture, écrit. Elle a été éduquée par des professeurs particuliers et son père veillait à l'évolution de son enseignement. On est allé jusqu'à lui donner des leçons de piano pour ne pas la différencier de ses frères et sœurs. Elle en indique elle même l'inutilité. En revanche, elle suivra plus tard des cours de dessin pour la publicité, travaillera à la retouche dans un atelier de photographe puis collaborera avec un décorateur. (Toutes activités professionnelles d'art graphique dont on se demande pourquoi elles ne sont pas proposées préférentiellement dans les formations pour les sourds). Toute l'observation par écrit porte témoignage de l'usage d'une parole émise (écrite ou articulée) et d'une parole reçue (par lecture labiale). Elle dit même pouvoir participer à des conversations (« Par ex., si je cause avec une personne, j'écoute en même temps les autres par la glace, à travers les vitres, par le reflet des verres de cadre, par le reflet de l'argent de ma montre, du cuivre, de l'argent, enfin,je me débrouille comme je peux… »). Le style des écrits est marqué d'une certaine naîveté mêlée à des éléments interprétatifs et fabulatoires. Mais surtout il présente parfois des curiosités de langage, des formules convenues et de surprenantes erreurs de syntaxe qui dénotent, au delà d'un plaisir certain de la langue, le caractère artificiel mais cependant maîtrisé de son usage du Français.

Aline est l'aînée de trois frères et d'une sœur. Elle se décrit de caractère difficile et garçon manqué. Son enfance se déroule dans une bonne entente avec sa mère. Les choses se dégradent à l'âge de 14 ans : « Je me recule : ma mère et moi nous comprenons de moins en moins, j'ai l'impression d'un mur entre elle et moi ». Elle décrit les relations avec son père comme idylliques : « Nous sommes très bien tous les deux. Nous avons les mêmes idées, même tempérament, même sentiments ». De son enfance elle note également : « Je vis seule avec travail et lecture ». Elle raconte ensuite ses aventures amoureuses qui sont, dit-elle, « d'insignifiantes histoires de jeune fille » dans un récit où fabulations et désir de reconnaissance sont très présents.

À 27 ans sa famille lui fait épouser un sourd, mais le mariage n'est pas consommé, l'époux se déclarant anormal. Ils ont divorcé au bout de 6 mois. Elle cherche à nouveau à se marier et désirerait avoir un enfant. Elle sort beaucoup. Aprés la mort d'un cousin courtisé, elle évoque deux tentatives de suicide. L'une médicamenteuse, empêchée par l'intervention de son père, l'autre où elle se jette dans la Seine. Elle dit : « Depuis la noyade celà me guérit des suicides ». Sa mère l'empêcherait alors de fréquenter des amis et de pratiquer les sports qui la passionnent. La mère se montrant autoritaire, « je me fâche, je me cabre… depuis mère et moi sommes indifférentes ». À la fin de la guerre, alors qu'elle a 35 ou 36 ans, son père meurt aprés qu'elle l'ait soigné avec dévouement pendant 5 mois.

Remarquons que jusque là dans la production de sa biographie elle ne fait que peu état de ses perceptions auditives. C'est avec la rencontre d'Edmond que s'inaugure la période où ça lui parle. Cet homme de 55 ans, propriétaire de chevaux dans un manège qu'elle fréquentait pour faire des croquis, ami de la famille, marié à « une femme distinguée, mais froide réservée et distante », lui parle. Ou plus exactement et c'est comme ça qu'elle le rapporte, c'est lui qu'elle entend. Mais que lui disait Edmond ou plûtot qu'entendait-elle ?

C'est au cours des premières relations sexuelles avec cet ami que les oreilles s'ouvrent à la voix de l'aimé. Aline nous rapporte consciencieusement ce qu'elle entend : « Là est-ce que ça fait mal ?Non, bon !… et là, ça fait mal ? J'ai dit "Oui", il a trouvé… Lui me dit d'un ton calme "Allons, dépêche-toi ma chérie, vite mets ta jupe, attends, je te coiffe pendant que tu attaches, vite mets l'écouteur sur l'appareil. Allons, va-t-en mon petit, tout le monde va arriver ». Puis, lorsqu'elle le croise, il tressaille en la reconnaissant. « Ah, te voilà, ma chérie, comment vas-tu ? Ça va mieux ? ». Ou plus tard : « Je suis un peu étonnée, car j'ai vu de mes propres yeux qu'il a ri de moi en disant aux deux jeunes filles qui se proménent avec lui : "Ah, voilà ma petite amie, la voilà" ». Le délire de présence de l'être aimé avec son aspect imaginatif et fabulatoire peut prêter à confusion quant à la nature hallucinatoire du récit. Mais celle-ci s'affirme comme perception sans objet quand Aline se retouve seule à la clinique. « J'ai l'impression de le voir et de l'entendre : qu'il pousse vite la porte, j'entends claquer ses bottes ; sa physionomie s'illumine de plaisir. « Me voilà ha ! ha ! Enfin, tu es là ma chérie, ma petite chérie, viens près de moi ». Le Dr J. Rouart note : « Lorsqu'il "entrait" ainsi elle entendait d'abord sa voix, puis elle le voyait… et elle avait l'impression qu'il la touchait… On avait plutôt l'impression qu'il s'agissait d'une conscience globale de présence ».

La conviction qu'il s'agit d'une perception auditive augmente avec la conviction d'etre aimée. La voix prend substance, acquiert ses qualités. Le contenu de ce qui est dit est rapporté, mais les modalités et les qualités aussi en sont transmises. Elle donne des précisions : « Bien que je n'entends pas, je fait comme si j'entends tres bien :sa voix est rauque, bien rauque… Il a tout ce qu'il me faut pour l'aimer : d'abord son physique, sa voix (deuxième chose)… J'ai l'impression que j'entends bien sa voix, la voix d'un homme qui sait ce qu'il veut, la voix d'un homme habitué à diriger… Sa voix est d'abord ferme, puis il parle tout bas comme s'il a peur, peur d'être entendu par sa femme ou par quelqu'un ». Finalement la voix perd ses qualités physiques devient pensée devinée, télépathie : « Si je ne le regarde pas parler, je sais d'avance ce qu'il va dire […] Je connais tous ses défauts, qualités et manies sans qu'il me les dise, lui aussi de moi. Je l'aime d'instinct, télépathiquement ». La signification parfois lui échappe. Elle est de manière incessante renvoyée à une autre signification : « Pour la voix, je ne peux pas expliquer, c'est trop difficile, je lis trop facilement sur les lèvres, je fais comme si j'entends très bien parce que je l'aime depuis le jour où je lui ai avoué ».

Enfin, la cohérence délirante se complète par l'établissement d'un lien entre la perception et la compréhension. « Il parle peu, il parle juste quand il faut, comme je vous l'ai dit. Je veux dire exactement que je ne l'entends pas du tout, mais je ne comprends pas comment je le comprend si bien : c'est mon cœur ou ce sont mes yeux qui entendent si bien sa voix ». Le lien s'établit aussi avec ce qu'elle appelle sa voix : « J'ai oublié de lui dire que je n'entends pas (je lui ai avoué quand nous nous sommes rencontrés), mais Edmond l'a complètement oublié et nous continuons comme avant. Je croyais que ce n'était pas la peine, car il y a tant de personnes chez mes parents qui ne savent pas que je n'entends pas, je suis réellement habituée, car je m'entends tres, trés bien, j'entends bien ma voix, je sais qu'elle n'a pas d'accent, mais je ne prononce pas les "r", cela arrive souvent à des gens ».

L'observation qu'a présenté J. Rouart à la Société de L'Évolution Psychiatrique et les écrits de la patiente sont d'un intérêt majeur. Nous nous sommes arrêtés essentiellement sur l'activité hallucinatoire du fait de la richesse de ces hallucinations auditives chez une sourde. Dans ce cas l'hypothèse considérant l'hallucination comme un phénomène sensoriel tombe d'elle même. Aussi nous suivrons J. Rouart quand il propose d'y voir « l'ébauche d'un comportement verbal qui ne va pas jusqu'à être effectivement réalisé ou l'est quelques fois, mais dont l'auteur se renie ». L'ensemble hallucinatoire, évoluant par bouffées, débute par une conscience de présence isolée ou prévalente. C'est le phénomène fondamental antérieur à tout phénomène sensoriel ou d'essai de son expression verbale. La sensation n'est pas au départ du délire mais à son achèvement. Aline soutient la réalité de son activité hallucinatoire en affirmant qu'elle voit ce qu'elle entend. Le monde d'Aline, comme celui des sourds profonds congénitaux, est un monde essentiellement visuel. Il suffit pour cela de rappeler le rapport privilégié qu'entretiennent les sourds aux gestes et leur capacité à acquérir la langue des signes dès l'âge où les entendants commencent à parler. La réalité langagière de ce qu'elle a entendu, quoi d'étonnant qu'elle nous la fasse partager en utilisant ce qu'elle a éprouvé de plus authentique et de plus fiable ? Elle a appris à parler avec sa mère dans une relation duelle, face à face, puis avec ses professeurs dans l'effort de déchiffrement de la lecture labiale. Et ce qu'elle connaît de la langue parlée, ce sont ses yeux qui le lui ont donné.

Quand un entendant vous parle de ses hallucinations il hésite souvent sur la substance sensorielle de celles-ci mais avec quelle conviction il vous dira qu'il les a bien entendues pour vous convaincre de la réalité de ce qui lui arrive. C'est avec la même insistance qu'Aline entend avec ses yeux. Il nous faut aussi insister, et Aline nous en fait la démonstration, sur la différence de nature entre les hallucinations comme phénomène de la psychose et des productions dites hallucinatoires qui ne sont que l'effet transitoire d'un isolement sensoriel, ou de ce qu'on appelle les hallucinations des otopathes. Avec cette observation de l'évolution d'un délire érotomaniaque à travers le matériel clinique présenté, il apparaît clairement que l'hallucination psychotique n'est pas une perception.

Qu'une sourde puisse présenter des hallucinations auditives n'est qu'un paradoxe apparent, puisque c'est le paradoxe de toute hallucination qui est par définition et par essence quelque chose qui n'est pas. Ajuriaguerra et Haecan concluent à un rapport inverse entre esthésie et croyance. Ce rapport inverse n'est-il pas un élément essentiel de la définition des hallucinations ? Enfin, avec J. Rouart pouvons-nous dire « qu'une sensation bien définie ne l'est que dans le langage… et considérer l'hallucination auditive comme un pré-langage, autrement dit comme la pensée du sujet dont l'aliénation provoque le caractère subi, c'est-à-dire l'illusion d'esthésie ? ». Aline est hallucinée parce qu'elle est dans le langage, affectée par le langage.

Dans la discussion qui va suivre, le Dr J. Lacan soulignera que « cette observation d'une sourde nous place dans un monde d'objets pourvus d'une signification auditive [… et qu'elle] apporte au problème de la genèse du fait perceptif une sorte de démonstration de ce paradoxe qui me venait à l'esprit, que c'est l'ouïe qui empêche d'entendre ». Cette question sera reprise dans le séminaire sur les Psychoses (1955-1956), quand il nous engage à prendre au pied de la lettre la phrase évangélique « ils ont des oreilles pour ne point entendre », que nous développerons ultérieurement.

Quant au Dr H. Ey, faisant référence à la rareté des observations d'hallucinations chez les sourds, et à l'étonnement qui saisi toujours devant un sourd qui entend des voix, il rappelle que cet étonnement devrait nous saisir devant tout halluciné : « L'halluciné en effet sensorialise son hallucination. Hallucine plûtot que n'est sensoriellement halluciné ». Il conlut en indiquant que, quant à la sensorialité de l'hallucination, c'est un procès depuis longtemps terminé. À propos d'une intervention sur les fautes de syntaxe des écrits d'Aline, notamment sa difficulté à conjuguer les verbes au passé, il évoque les obstacles de l'enseignement aux enfants sourds que constitue la construction des phrases et l'emploi des différents temps de la conjugaison des verbes. Il l'explique par la pauvreté du langage mimique des souds-muets. N'oublions pas qu'en 1949 en France l'oralisme faisait rage et la langue des signes était interdite. Cependant les psychiatres de l'époque, bien qu'ignorant l'histoire de la langue des signes, nous montrent qu'ils conçoivent sans réticence l'existence d'une langue non articulée oralement, sans dénier aux sourds leur appartenance au système symbolique commun. Ceci explique l'innocence de la question de Lacan : pourquoi les ORL ne nous apportent jamais de documents cliniques sur les hallucinations des sourds ? Une première réponse s'impose : pour entendre les sourds, il faut être capable de parler dans leur langue. Mais il faut aller plus loin, et la rencontre récente avec un sujet encombré d'hallucinations auditives, et soigné pour acouphènes par son ORL, nous permet d'envisager une deuxième réponse qui concerne la conception du langage. Une conception organiciste et audiomorphique du langage dresse des obstacles majeurs pour rendre compte des phénomènes hallucinatoires chez les sourds. Nous envisagerons maintenant les hypothèses avancées par les psychiatres américains qui illustrent cette impasse.

Aux États-Unis l'ouverture de services spécialisés pour les sourds amènent les psychiatres qui consultent à faire état d'observations d'hallucinations « auditives » chez les sourds. Leurs tentatives d'explication sont profondément marquées de sensorialisme. En 1958 Kenneth propose d'expliquer le phénomène par la théorie du décodage : un sourd congénital pourrait avoir des hallucinations verbales parce qu'il aurait fait l'expérience de l'audition grâce à la sensibilité proprioceptive et vibratoire. À titre d'exemple Kenneth présente un patient chez qui la voix de Dieu (dont le trajet était dessiné) venait de l'extérieur, serait rentré par les jambes et les bras, aurait traversé la poitrine pour arriver à l'oreille. Il est difficile de trouver dans cet exemple ce qui en ferait l'originalité pour un sourd et ce qui viendrait témoigner de la capacité d'entendre la voix de Dieu par vibrations. La dimension du retour dans le corps se retrouve dans la schizophrénie que le patient soit sourd ou entendant. Que Dieu puisse parler dans la jambe indiquerait plutôt que le centre du langage n'a rien à voir avec les oreilles et peut-être pas tant que cela avec le cerveau.

Mais Kenneth en 1971 dans l'American Journal of Psychiatry va proposer deux autres théories plutôt contradictoires. Dans la théorie psychodynamique l'hallucination auditive chez un sourd servirait à réaliser le désir d'entendre. L'auteur ajoute que dans cette hypothèse on devrait trouver une fréquence accrue d'hallucinations chez les sourds à qui il prête une sorte d'obligatoire désir d'entendre. Or ce n'est pas le cas, il n'y a pas de différence significative à l'égard de l'hallucination verbale entre sourds et entendants. La deuxième hypothèse est organiciste sur le modèle des hallucinogènes et des lésions du lobe temporal et de l'amygdale. Rainer, en se basant toujours sur la conviction que la voix hallucinée est comme une voix entendue, en tire la preuve d'une intégrité perceptive des sourds, un vestige de la capacité d'ouïr. Il en tire même des conséquences sur la possibilité de traiter la surdité par la connection des organes centraux de l'audition avec un recepteur périphérique. On voit où mènent les postulats sensorialistes : on ne traite plus du statut de la voix hallucinée mais de la possibilité d'un traitement orthopédique de la surdité .

Les psychiatres européens, dans les unités recevant des patients sourds, ont posé la question dans une démarche plus psychopathologique que leurs confrères américains. Que ce soit Critchley en Angleterre ou Remvig au Danemark, les voix sont attribuées au même processus que chez les entendants dans le cadre de la désorganisation schizophrénique.

Deux cas présentés par Remvig ont retenu notre attention car s'associent aux hallucinations des soliloques en langue des signes. « Un homme agé de 41 ans, sourd profond, accusait son dentiste d'avoir détruit quelque chose en lui. Son dentiste influencerait ses hormones et ainsi il aurait obtenu le contrôle de l'odorat du patient… Il pense qu'il entend des sons venant depuis les ombres… À un autre moment, il accusait un autre spécialiste de vouloir lui brûler la gorge. Pendant l'entretien d'admission son comportement était celui d'un patient halluciné ; son attention était intensément fixée sur un point ; il paraissait entendre quelque chose et en même temps il faisait des mouvements extrêmement rapides avec ses mains comme dans la langue des signes. Il écrit qu'il entend des voix, qu'elles montent de sa poitrine et lui donnent des ordres. Le patient ne sait pas à qui elles appartiennent. Autrefois il avait "entendu" des voix, mais un médecin lui avait donné des comprimés très forts et les voix avaient été supprimées ».

« Une femme agée de 57 ans, sourde, sent qu'elle fait partie de la transmission de la télévision. Cela la gêne parce qu'elle sent qu'elle est influencée par les autres participants de la transmission… Elle passait ses journées à converser avec quelqu'un qui se trouvait "entre le plafond et le plancher", elle entamait ce dialogue en langue des signes ».

Toutes ces observations viennent rejoindre les nôtres. Notre pratique clinique avec les patients psychotiques sourds ou entendants est orientée par la psychanalyse et la notion lacanienne de l'inconscient structuré comme un langage. Lacan a profondément modifié le point de vue psychiatrique sur les hallucinations. Son enseignement mené en 1955-1956 sur les psychoses apprend tout l'intérêt qu'il y a à se laisser enseigner par le psychotique. À la suite de Freud, c'est à partir de l'étude attentive des Mémoires du Président Schreiber qu'il nous invite à nous interroger sur le sens des hallucinations .

Dans le chapitre IV du complément des Mémoires,Schreiber traite de cette question ; il témoigne de son savoir et se fait critique de la position de Kraepelin et de tous les psychiatres qui ne chercheraient à comprendre le phénomène hallucinatoire qu'à partir de la norme : « L'homme équilibré nerveusement — en face d'un de ses semblables qui, lui,en revanche, en raison de sa constitution nerveuse morbide, est à même de percevoir des impressions surnaturelles — est pratiquement intellectuellement aveugle », et il ne pourra pas convaincre l'halluciné de ce dont celui ci est certain. Cette remarque nous permet d'associer sur la piste donnée par Lacan : « Les psychologues à ne pas vraiment fréquenter le fou se posent le faux problème de savoir pourquoi il croit à la réalité de son hallucination… en vérité le fou il n'y croit pas à la réalité de son hallicination… la réalité n'est pas ce qui est en cause ». Ce dont il s'agit c'est de certitude, certitude qu'il est concerné. « Cette certitude est radicale… cela signifie quelque chose d'inébranlable pour lui ». Si la clinique de la névrose est celle du doute, celle de la psychose serait celle de la certitude : certitude du caractère réèl des phénomènes qui s'imposent à lui, puis recherche d'un sens unifiant le désordre de son monde par la construction délirante. Dans l'hallucination quelque chose de l'ordre du discours s'accomplit. Ce que Freud en 1911 repère : « Ce qui a été aboli au-dedans revient du dehors », Lacan le traduit comme ce qui est forclos du symbolique reparaît dans le Réèl : du signifiant dans le Réèl.

Pour conclure, en réintroduisant la question de la surdité, nous nous attacherons plus spécialement à l'étude de ce qui se passe dans l'expérience d'un sujet qui entend un autre, tel que Lacan le développe dans le chapitre "Du signifiant dans le Réèl" du Séminaire III. Si l'on s'attache uniquement à l'accent, à la prononciation, à tout ce qui est littéral dans le discours de son interlocuteur, on ne comprend rien car « ce que l'on comprend d'un discours est autre chose que ce qui est enregistré acoustiquement ». Pour appuyer cette démonstration Lacan va se servir de l'expression en langue des signes : si un sourd est fasciné par la beauté des mains de son interlocuteur, il n'enregistrera pas le discours véhiculé par ces mains. On pourrait même dire qu'à partir du moment où l'on s'arrête trop souvent sur la forme d'un signe gestuel, si le discours s'interromp pour que les interlocuteurs dissertent sur l'origine et la justification de tel ou tel signe utilisé, eh bien il devient difficile d'enregistrer la cohérence du discours .

La phrase ne devient vivante qu'à partir du moment où elle présente une signification et que le sujet est à l'écoute de cette signification. Ce qui distingue la phrase comprise de celle qui ne l'est pas, c'est l'anticipation de signification. « C'est au niveau où le signifiant entraîne la signification et non pas au niveau sensoriel du phénomène, que l'ouïr et le parler sont comme l'endroit et l'envers ». Que ce signifiant soit sonore ou gestuel qu'importe, ce qui importe c'est le sens, le but du discours et l'écoute de celui qui accorde son ouïr ou son lire, car lire (plutôt que voir) semblerait mieux convenir en ce qui concerne la langue pour les sourds .

Ceci nous ramène d'ailleurs à une phrase du Séminaire Encore (1972-1973) qui concluera notre propos : « Le signifié n'a rien à faire avec les oreilles, mais seulement avec la lecture, lecture de ce qu'on entend de signifiant. Le signifié, ce n'est pas ce qu'on entend. Ce qu'on entend c'est le signifiant. Le signifié, c'est l'effet du signifiant ».

Références

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Freud S., Cinq psychanalyses (1911), Paris, PUF,1967.

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Lacan J., Le séminaire III, Les psychoses, 1955-1956, Paris, Le Seuil, 1981.

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Rainer J. D., Kenneth Z., Altschuler K. Z., “A psychiatric program for the deaf : experiences and implications”, American Journal of Psychiatry, 1971, 127, 11, pp. 1527-1532.

Rouart J., “Délire hallucinatoire chez une sourde muette”, L’Évolution Psychiatrique, 1949, pp. 201-235.

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Schreiber D. P., Mémoires d'un névropathe (1903), Paris, Le Seuil, 1975.

[1] Psychiatres, 106 avenue Denfert Rochereau 75014 Paris.