Extase mystique et conversion

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CORPS, AFFECT, ÉMOTION

Psychologie Clinique 10

janvier 2001

Extase mystique et conversion[1]

Par Anne Juranville[2]

Résumé : Il s'agit de montrer en quoi la psychanalyse doit, ainsi que nous y convie Lacan, « prendre au sérieux » la mystique comme mode de la jouissance féminine non marquée par la castration. Comment l'esprit vient au corps. La théologie négative analysée ici sous cet angle permet de dégager le modèle de conversion – inverse de celui de Freud – qu'est le « saut » du somatique au psychique. Une telle conversion s'opère dans l'instant de l'extase qu'on théorise comme métaphore corporelle originaire. L'étude ouvre trois directions de réflexion qui restent des programmes de recherche attestant de la modernité et de la fécondité de la démarche des mystiques : autour de la subversion du langage, de la jouissance du dire ; autour du processus de « spiritualisation » qui, dans son caractère anti-mélancolique, donne l'épure d'un travail de deuil en terme de processus de « psychisation » ; enfin du côté de la « folie » non pathologique, dans le champ de l'originaire où s'enracinent ces productions de la psyché.

Mots clés : Altérité ; conversion ; corps ; extase ; féminin ; folie ; mélancolie.

Actualité de la mystique

Quel intérêt à parler de mystique ? Quelle actualité pour la théorie et la clinique psychanalytique peut présenter l'abord de ce territoire qui, de nos jours, ne se donne guère que sous l'angle de l'exotisme ? À moins que ce terme d'exotisme, par-delà son application à l'étrangeté, n'acquière une valeur nouvelle, polémique – comme dans l'usage qu'en fait Lévinas décrivant le mouvement d'extériorisation de soi s'ouvrant à l'autre, dans un « exil à soi » que nous envisagerons ici comme un mouvement de conversion qui subvertit l'usage que fait Freud de ce terme. Les rapports de Freud à la mystique ne sont pas a priori très engageants. Avouant une « fermeture » face à cet univers du « primaire », voire une répulsion face à ce « bourbier »(1), il laisse pourtant en pointillés quelques ouvertures(2). La possibilité que la jouissance mystique, dans son intensité même, soit une révélation d'une défaillance de structure de la satisfaction. La possibilité aussi que la mystique offre un cadre pour aborder la relation à l'inconscient verbal, pour penser le bouleversement des limites de la représentation, le passage de la représentation de chose à la représentation de mot.

Lacan, chez qui on ne trouve guère que quelques indications, notamment dans Encore, affirme expressément, quant à lui, que « la mystique, c'est quelque chose de sérieux, sur quoi nous renseignent quelques personnes, et le plus souvent des femmes, ou bien des gens doués comme saint Jean de la Croix »(3). Gens doués qui, à l'instar de Proust et de Nerval, promeuvent une « dimension nouvelle de l'expérience » que Lacan oppose à la stérilité psychotique de Schreber(4). Ce refus réitéré de pathologiser l'attitude mystique est corrélatif de celui de la réduire à « des affaires de foutre »(5). L'expérience mystique offrirait un cadre clinique en quelque sorte, dénudant ce qu'il en est de la jouissance autre que phallique (« Ils entrevoient l'idée qu'il doit y avoir une jouissance qui soit au-delà »), permettant de passer outre, par la voie logique, à la croyance en l'unité falsifiante du rapport sexuel (« À cause de ce qu'elle parle, ladite jouissance, le rapport sexuel n'est pas »)(6). Aventure à la fois érotique, poétique, spéculative, la mystique est un « voyage aidé par la déraison »(7), voyage qui, s'il est folie, n'est pas psychose au sens psychiatrique du terme. Les mises en scène de cette autre jouissance féminine, paradoxale, énigmatique, folle, absolue (dé-liée, dé-chaînée), débordant la régulation du vivant par le principe de plaisir, passent par des voies souvent insoutenables qui pourraient suggérer un nouveau rapprochement, aussi inattendu que pour Kant, avec Sade. À moins que ce voyage « effrayant » (Ruysbroeck) qui ouvre des percées sur l'immonde, qui est jalonné de sécheresses, d'aridités, de « purgatoires de l'âme », et où le démoniaque et la folie sont un risque de chaque instant, n'offre plutôt des affinités avec ce dont témoigne Bataille. Le Bataille défini – et raillé par Sartre – comme « nouveau mystique », celui qui dénonce la « fadeur » du sexe au profit d'une démesure qui, seule, pourrait approcher « la jouissance qu'il faudrait »(8). L'« expérience intérieure » n'ouvre-t-elle pas sur l'envers du monde, comme le fait l'expérience mystique ? N'est-elle pas une analogue aventure subversive, révulsive, exorbitante, qui fait basculer au seuil de l'hallucinatoire dans la « sorte d'abrutissement extatique » qu'est l'affrontement vertigineux à l'obscénité, à l'origine hideuse du noyau de l'être comme le vide ? À l'instar du christianisme qui « a inondé ce qu'on appelle le monde, en le restituant à sa vérité d'immondice »(9) ? Et de ce que vivent les mystiques comme expérience-limite de l'absence ?

Si l'analogie se justifie – au-delà de la pondération complexe des éléments de perversion – c'est dans l'engendrement d'un dire, causé par l'absolu d'un vide, d'un rien, ce qui permet à Lacan de convoquer les mystiques chrétiens à côté des poètes. Il précise, à l'endroit des « jaculations mystiques », qu'elles ne sont « ni du bavardage ni du verbiage », mais que « ça concerne la signifiance », précisément « l'être de la signifiance », sachant « que cet être n'a d'autre lieu que le lieu de l'Autre ». Et conclut : « Ça nous met sur la voie de l'ex-sistence »(10). Si « la face Dieu supportée par la jouissance féminine » ne concerne pas l'inconscient comme lieu des signifiants, on verra qu'elle concerne pourtant la fonction signifiante, sous sa dimension d'ex-sistence, de surgissement, in statu nascendi. C'est cette voie indiquée par Lacan que Michel de Certeau, en historien, va privilégier, dans la rencontre qu'il provoque entre psychanalyse et mystique, ces deux « figures de passage ». Certes, ce sont deux champs épistémologiquement étrangers, mais qui supposent un entrelacs de thématiques communes se retrouvant d'ailleurs dans d'autres disciplines(11).

Insistons sur le fait que Certeau situe historiquement le phénomène mystique dans son arrière-plan mélancolique : la crise historique qui caractérise la modernité occidentale. Pour lui, les mystiques poussent jusqu'au radicalisme la ruine de la lisibilité du monde comme discours du sens. Les possédées et les mystiques constituent de soudaines violences, des irruptions qui déchirent le tissu symbolique : « De temps en temps, des bruits de corps, des cris, des voies insues, des mouvements déviants brisent la codification sociale. Quelque chose du corps parle, qui n'a aucun langage dans la civilisation, et qui n'a plus de repères dans une symbolique. De ça, rien ne répond »(12). À moins que la mystique ne soit un certain traitement de cette part maudite qui ne se laisse pas réduire au symbolique, mais un traitement différent de celui des possédées – une conversion inverse, justement – comme nous ne pouvons bien sûr ici que le suggérer. Articulons cela à trois thèmes.

Celui d'abord du statut particulier du corps mystique dans un mode désenchanté. Le christianisme aurait façonné sa propre « fiction du corps »(13) à partir de l'absence d'un corps, « sur le tombeau vide », sur un « corps manquant », c'est-à-dire sur un point de focalisation mélancolique. Certes, le corps mystique est un corps ignominieux, mortifié, délabré, martyrisé, un corps-déchet, un corps-pourriture. Souffrances et délectations morbides sont cultivées dans leur excès confinant à l'inhumain, sous l'angle de la psychose, avec pour pendant des « grâces » non moins extraordinaires. Un tel « corps qui se perd dans un insoutenable, au-dessous de tout langage », c'est ce que donne à voir l'« Idiote », la sainte femme souillon du IV° siècle recluse dans son coin de cuisine : « Aucune discontinuité entre elle et ces déchets : elle ne "mâche pas" ; rien ne sépare de son corps les détritus. Elle est ce reste, sans fin-infini. L'idiote est tout entière dans la chose non symbolisable qui résiste au sens »(14). Folie où pèse la menace toujours possible d'une mélancolie pathologique (cf. les tentations, les tourments des saints, jusqu'à la bascule dans l'acedia, ce mode de possession des mystiques ascétiques). C'est ce qui caractérise le principe de possession par ce pseudo-Autre qu'est le surmoi faisant retour dans le réel de l'hallucination, double narcissique luxurieux et cruel dont le Diable dans notre culture est la figure par excellence. Mais l'hypothèse que nous formulons est que la posture mystique comme telle est aux antipodes d'une telle possession mélancolique. Dans le jeu antinomique de deux extrêmes, la mystique serait du côté de l'« autre jouissance », par opposition à ce que Lacan a parfois appelé « jouissance de l'Autre » (l'Autre surmoïque édictant l'impératif du : « Jouis ! »). Deux modes de la production de l'Autre (Dieu ou le Diable) à partir d'une commune souche, hors-symbolique, qui explique pourquoi le mystique est toujours sur une corde raide. Mais on voudrait avancer que, de cet ombilic du monde où il se situe, chaque mystique répète l'origine en instaurant du signifiant, en réengendrant l'altérité. Dans un acte, justement, de dépossession qui définit le mode propre de sa sublimation.

Thèse qui prend appui sur les travaux de Certeau autour du langage – notre second thème. « À la différence du judaïsme, le christianisme a instauré un discours qui "console" de la perte du corps. Le Nom se substitue au corps »(15). Cette décorporation, cette absence du divin a pour corrélat une présence spirituelle, psychique, de Dieu – dans une jouissance du dire qui passe par le corps et ses éprouvés. C'est en ce point qu'est repérable selon Certeau l'homologie entre psychanalyse et mystique. Elle porte sur les mutations de la parole et une exploration des modes possibles de la communication. Problématique de l'acte du dire qui, si elle signe l'extraordinaire modernité de la mystique chrétienne, concerne aussi les sorcières et les possédées. Dont le discours, parlé par un autre, privé de « je », surgit d'un lieu indéterminé : « La possession n'est qu'une voix »(16). Soulignons la contrepartie ironique de ce système où la parole de l'exorciste tente, elle, une sorte d'« entreprise de dénomination » (« Je sais mieux que toi ce que tu dis »), mais pour le moins musclée !

Que l'« autre jouissance » soit d'abord l'apanage de la femme – notre troisième thème – n'empêche certes pas, pour Lacan, qu'il y ait des hommes qui relèvent de cette rubrique(17). La mystique décrit une jouissance qui est le lieu d'une in-différence des sexes. Relevant du féminin, elle n'est évidemment pas propre aux femmes. A. de Libera(18) dénonce la variété savante du sexisme entre mystique spéculative et mystique nuptiale (sur fond de visions, de pâmoisons et d'extases, et autres folies du corps : phénomènes extraordinaires de lévitation, stigmatisation, jeûnes intempestifs…). Il y a pourtant là un vrai débat qui déborde le champ idéologique où est prise cette question. La formule de J.-N. Vuarnet, « les saintes, deux fois femmes » s'étaie de ce dont témoignent les métaphores de l'amour nuptial, à savoir qu'« aucun rôle viril n'est possible à l'égard de Dieu, devant Dieu ». S'il peut être bourreau, tyran, agneau, enfant, amant, fils, fiancé, époux, Roi, père ou mère, « Dieu n'est jamais femme. Les mystiques hommes ne peuvent que devenir femmes [ou] devenir enfants »(19).

En quoi la posture mystique reste-t-elle le privilège des femmes ? Au-delà des phénomènes historiques, sans doute faudrait-il dégager des effets de structure repérables dans le mode de rapport des femmes à la castration. Tels que, de par la nécessité de contruire la féminité sur les mêmes « ruines du rien » – l'absence du signifiant « femme » pour l'inconscient – , elles seraient prédisposées à se faire, par leur corps, support réel d'une telle nomination fondatrice. Le mysticisme des femmes serait à explorer aussi en lien avec leur structurale hystérie (celle de Thérèse d'Avila, la « patronne des hystériques » pour Janet). De ce nouage d'un double destin antagoniste de conversion, on voudrait ici proposer quelques réflexions en privilégiant le montage anti-mélancolique de la mystique.

La conversion, mouvement inaugural du voyage mystique : le principe d'un saut du somatique au « psychique »

La conversion, cette révolution subjective qui inaugure la démarche mystique, fait évidemment écho du côté du symptôme hystérique. Sauf qu'on postulera qu'elle relève d'un mouvement strictement inverse. On aurait affaire non pas au mécanisme qui décrit le « saut du psychique dans l'innervation somatique » mais, si l'on ose dire – à charge d'en préciser ailleurs les éléments en jeu – à un saut du somatique dans le psychique. Qui pourrait s'expliciter dans l'opposition entre « incorporation » et « psychisation », sorte de néologisme qui permet de saisir la dynamique d'émergence d'un événement psychique. La production d'un principe d'animation au sein de la psyché ou, mieux, l'événement de production de la psyché à partir du soma. La conversion offrirait l'épure d'un procès originaire de symbolisation du réel du corps par dégagement du signifiant. Sachant que la symbolisation est prise, dans le contexte mystique, au sens de « spiritualisation », i.e. en tant qu'elle concerne l'esprit. Ou plutôt encore l'âme comme objet – l'objet a lacanien – mais pris dans une dimension spirituelle qui fait série avec la « lettre d'âmour » dans Encore. Cette âme, Lacan, certes, ne cesse de la dénoncer comme concept métaphysique au service d'une idéologie du rapport sexuel (« Il est visible, touchable, que ces énoncés ne se supportent que d'un fantasme par où ils ont tenté de suppléer à ce qui d'aucune façon ne peut se dire, à savoir le rapport sexuel »)(20). Il écrit pourtant aussi qu'« on ne voit pas pourquoi le fait d'avoir une âme serait un scandale pour la pensée – si c'était vrai. Si c'était vrai, l'âme ne pourrait se dire que de ce qui permet à l'être parlant de supporter l'intolérable de son monde, ce qui la suppose y être étrangère, c'est-à-dire fantasmatique »(21). C'est bien à cette pointe d'un commencement absolu, là où se constitue le fantasme en-deçà du monde que, semble-t-il, se situe le mystique donnant témoignage, à sa façon, radicale et insensée, de comment l'esprit vient au corps.

On se propose donc d'envisager la conversion au sens d'événement corporel reproduisant l'acte de constitution originaire de la psyché se séparant du corps. La mystique en ce sens repose bien à sa façon le problème cartésien de la soudure de l'âme et du corps, au même titre que la possession rituelle(22) et au même titre que les autres formes de transes (en quoi l'étude de la mystique pourrait être versée au dossier de la psycho-somatique et des énigmes qu'elle maintient, notamment dans le champ de l'hypnose). À cela près, insistons-y, qu'on a affaire à un mouvement non pas d'« enfouissement » corporel (terme emprunté à Ch. Brisset), mais au contraire d'extraction du signifiant pris dans le réel. Il peut se faire sur un mode graduel, ascentionnel (cf. les « pas » d'Angèle de Foligno, les sept degrés du « château intérieur » de Thérèse d'Avila, etc.). Mais ce désengorgement matériel trouve son accomplissement dans la rupture qu'est l'extase, avec sa double dimension de sortie de soi et de jouissance. Sachant que cet état témoigne, sur le mode d'un surgissement imprévisible, d'une ouverture créatrice, aux antipodes, de nouveau, du mode répétitif qui caractérise pour Freud le fonctionnement démoniaque du psychisme sous l'empire de la pulsion de mort. Et que le Diable, principe de l'aliénation mélancolique, qui peut aussi prendre les formes plus exaltantes de l'érotomanie, demeure à l'horizon de l'aventure mystique. La littérature mystique, mais aussi la littérature en général (de saint Paul à Claudel), offre un large éventail de témoignages de ce moment inaugural de la démarche. Saisissement de l'être, la conversion produit un dessaisissement subjectif qui arrache le réseau des signes coutumiers. Elle peut prendre le statut d'état de conscience modifiée, de transe extatique(23). Relevant de la catégorie de l'instantané, elle est vécue comme une cassure, non seulement temporelle, mais spatiale, dans la sensation d'un ailleurs.

La conversion ouvre une « histoire à faire » en Occident, écrit Certeau, à partir de la « découverte d'un Autre comme inévitable et essentiel », mais aussi la « découverte des autres dans une pluralité sociale »(24). On va voir que la coupure ne sera en effet signifiante que si elle ne marque pas un arrêt sur l'acmé du ravissement, au risque d'une fixation nostalgique dans la quête pathologique mélancolique de retrouvailles avec une jouissance hors du commun. Si la conversion a valeur d'acte, c'est d'abord pour autant qu'elle opère un changement qualitatif, passage d'un registre structural à un autre qui est d'abord un changement de place, un dé-placement. Divers repérages cliniques pourraient l'illustrer, dont l'un, décisif pour l'abord de la femme mystique, serait à considérer comme passage de la posture de fille à celle de femme(25). Glissement identificatoire qui est en fait une identification à rien, dès lors que, dans l'espace du symbolique, aucun trait ne caractérise le féminin. S'identifier au rien, à la vacuité de l'objet a, ce destin à partir de quoi va s'élaborer la féminité ordinaire, la femme mystique va en conduire la logique à son principe même, jusqu'à atteindre l'extrémisme d'une position qui déborde le registre de la sexuation, pour se situer au lieu de « l'exception » (Lacan). « Lieu pour se perdre »(26) où se tiennent, à l'instar de la mendiante de Marguerite Duras et de l'« idiote », toutes ces « femmes pauvres », anonymes retirées ou flambantes amazones(27) qui accomplissent leur désir de néant(28) par la voie de l'abjection. La démarche de négativation absolue décline toutes les variantes d'une volonté méthodique de rejets et de pertes, sur la base d'un procès d'arrachement à la matérialité corporelle qui prolonge les origines néo-platoniciennes de la mystique chrétienne. Au-delà du renoncement aux thèmes centraux et ordinaires du bonheur humain (argent, sexe, exercice de la volonté), elle se veut dépouillement du moi et de tous ses prédicats (physiques, intellectuels, moraux). Intention d'évidement qui porte sur la subjectivité même, inséparable d'une passivité active, d'une « humilité », d'une « pauvreté », d'un « abandon », d'un « quiétisme »… selon une série lexicale qui traverse les siècles mais qui trouve son fondement dans la radicalité indépassée de la spéculation de Maître Eckhart(29). Le « laisser être » de la théologie négative, le « délaissement », le « détachement », y compris le détachement du détachement, jusqu'à se faire « guenille dans la gueule d'un chien », comme l'écrira Suso, disciple de Maître Eckhart, vise la pureté du non-être absolu. Perte de soi mais aussi perte de Dieu pour que « Tout soit perdu », « que l'âme perde son Dieu ». Là s'atteint le Fond de l'âme, le fond incréé, « la Ténèbre ou non-reconnaissance de la Déité cachée » qui est une union divinisante du néant à un néant.

Brève incursion du côté de la mélancolie mystique : l'absence et le deuil

Le vidage du moi mystique n'est pas un processus mélancolique au sens pathologique du terme, s'il en emprunte en apparence certains traits. Le cas de J.-J. Surin permet de repérer un aspect de ce qu'il en est du rapport de la mystique au deuil. Même s'il est équivoque (Surin ayant été à la fois un mélancolique avéré et un mystique), l'exemple demeure significatif. Surin a la pensée d'être damné, il a la conviction d'être exclu du Réel qu'est Dieu, étranger à l'univers du signifié, déchet au regard d'un Autre divin « terrible » et effrayant qui le juge et le rejette. Selon Certeau, les souffrances comme les faveurs divines sont une « touche » de l'Autre divin (Gherinen, terme de Maître Eckhart). Que ce soit sur le mode du regard plombant de l'Autre terrible qui condamne ; ou que ce soit sur le mode des « délectations » sensorielles par quoi on « expérimente Dieu » (à travers des « délices », les « régals » par quoi « ma langue sent et goûte Dieu »…), on aurait affaire à la même coupure « séparant, du signifiant de l'autre, l'être-là du corps »(30). C'est-à-dire à un processus d'altération corporelle qui ouvre une interlocution(31). De sorte que même dans leurs périodes de sécheresse, les mystiques marchent, comme ils disent, « en sûreté ». Il semble que leur déréliction témoigne, non pas de la perte de la foi, mais de la perte de la « jouissance de la foi » comme le dira très bien Thérèse de Lisieux. Les « vociférations » d'Angèle de Foligno hurlant la perte de l'extraordinaire jouissance du divin (« O amour inconnu, pourquoi m'abandonnes-tu ? »(32), attestent que la perte se donne sur le mode de ne plus rien sentir. Ainsi les « ténèbres de l'exil » de Thérèse de Lisieux(33) commencent par le doute (« Es-tu sûre d'être aimée de Dieu ? ») et se poursuivent la perte de tout « sentiment », par le biais de la privation de ce qui est la trace sensorielle de Dieu. Mais, insistons, elle ne concerne pas son être d'absence. La sécheresse ne correspond qu'à la disparition de la « touche » de nature sensorielle – mais aussi signifiante – qui est au principe de la jouissance et qui lie le sujet à Dieu, par essence « caché ». Jouir de ses « charmes cachés », être « épouse de celui dont le visage était caché »… scande Thérèse de Lisieux à l'égard de cet Autre insaisissable qui se dilue comme le « parfum d'un bouquet mystérieux qui est répandu sur vous ».

À la différence du mélancolique, le mystique, par « la structure du néant élevé à la puissance deux, la création ex nihilo d'un Verbe qui engendre lui-même l'absence, [réalise] la structure même de la sublimation »(34) comme l'écrit C. Millot à propos de Maître Eckhart. Où passe alors la coupure qui permet d'envisager la mystique chrétienne comme une modalité accomplie de deuil ? Elle passe par l'épreuve absolue de l'absence : le repli de Dieu dans des abîmes insondables, son silence infini, par opposition à la matérialité de la présence du divin dans le sacré païen (ainsi dans le phénomène de la participation, où le réel et le symbolique restent de mèche). La différence entre le sacré (d'essence immanentiste) et le saint, soulignée par Lévinas, c'est justement le sens de cette absence, que désigne le « a » privatif de son écriture de l'a-théisme(35). Ce mode de la négativité qui est au principe de l'abstraction, de l'analyse, caractérise la rationalité occidentale, et désigne aussi le lieu, on l'a dit, où s'enracine le paradigme dualiste de l'âme et du corps. Non pas celui évoqué plus haut et dénoncé par Lacan en tant qu'il fait système avec la complétude cosmologique. Mais celui qui fonde logiquement « ce rapport sexuel qui n'est pas »(36).

La mystique est une expérience (une « science expérimentale » selon le titre de Surin, une « science savoureuse ») qui décrit in statu nascendi un procès originaire de symbolisation du réel du corps, en-deçà du monde. Elle est un moment psychosomatique, conversion inédite qui, certes, illustre la subversion du dualisme classique âme-corps en termes de sujet (barré) et d'objet a, séparation-aliénation que dégage la logique lacanienne du fantasme, selon la dualité de la jouissance hors-corps et de la matérialité signifiante. Mais plus fondamentalement, elle en livre l'épure structurale, dans la mise en acte de cette union-séparation limite qu'est l'extase, selon une figure de chiasme : spiritualisation du corps et incarnation du verbe. Une volupté aux limites de l'éprouvable (au point que Thérèse de Lisieux, la moins baroque des mystiques, puisse écrire : « C'était comme si on m'avait plongée tout entière dans le feu. Je mourais d'amour et je sentais qu'une minute, une seconde de plus, je n'aurais pu supporter cette ardeur sans mourir »). Une jouissance aux limites du dicible (elle se dit selon des figures de discours paradoxales, notamment l'oxymore). Voire aux limites du théorisable (comment penser Dieu, à la fois le plus intime, superlatif de l'intérieur, et le plus extérieur, le plus absolument autre ? Comment penser l'a-topie de ce qui est le plus profond et le plus élevé ? Comment poser la subjectivité d'un temps qui annule toute stase ?). L'approche de la mystique, on le voit, appelle les éléments d'une logique nouvelle où les figures d'involution, de retournement, de la topologie commune demeurent suggestives. Ne fût-ce que dans leur expressivité stylistique telle qu'on la trouve dans des discours contemporains, qu'ils soient spéculatifs ou poétiques. On fait donc l'hypothèse, à partir du modèle topologique de base d'une déchirure corporelle originaire, que l'extase, par quoi, suprêmement exilée de soi, « l'âme enfante par elle-même Dieu », décrit un événement qui n'est autre qu'un processus métaphorique. Cet acte de production du sens se joue à même le corps, il reproduit la déchirure inaugurale du sujet advenant comme rien, dans la radicalité méthodique de sa négativation corporelle. Une telle conversion du corps en « esprit » se donne dans l'instant de l'explosion extatique où la jouissance dé-chaînée, en corps (et non plus « hors-corps ») se donne comme « jouissance mentale ».

L'ex-stase mystique comme métaphore corporelle originaire

L'autre jouissance : possession et dépossession à la fois

Il y a certes extase et extase(37). De sa nature, de ses multiples modalités découlent sa valeur, et d'abord pour les mystiques eux-mêmes. Pour certains, elle n'est qu'un jalon, et doit être dépassée(38). Pourtant, dans son accomplissement, comme état « théopathique », elle demeure une ponctuation décisive du voyage mystique. Bornons-nous à tenter de dégager quelques traits structuraux de cette extase « pure », en revenant aux logiciens impitoyables de la théologie négative. L'extase se vit dans la déflagration d'un « instant éternel », celui où l'âme comme une « étincelle », atteint au plus intime dans sa propre extériorité. Ex-stase. Moment de la « percée » dans le fond (Grund), ce fond de l'âme où Dieu impassible réside de manière insondable et inscrutable. Le « coup d'œil », « échappée » sur l'hors-monde, est absorption de l'âme dans l'« abîme » de la Déité appelée Néant. Dans la fulgurance explosive de cet instant, l'âme rejoint son être incréé, son être de rien, réalisant son identité à Dieu sur le mode du vide radical.

Ce que décrit là Maître Eckhart est une expérience de type hallucinatoire non pathologique, par quoi le sujet est expulsé de son univers familier, exorbité dans le champ de ce que décrit Merleau-Ponty comme le fondement pré-logique de notre connaissance. En-deçà du monde, avant toute organisation perceptive, il s'agit d'une expérience-limite que semble faire le mystique au même titre que le créateur. Évoquant le fondement hallucinatoire de la perception, Lacan reprend d'ailleurs à son compte cette analyse(39), celle d'un état de « présence au monde aux sources de l'intuition concernant le visible et l'invisible », où il s'agit de « reconstituer la voie par laquelle, de quelque chose que [Merleau-Ponty] appelle la chair du monde, a pu surgir le point originel de la vision. Substance innommée, d'où moi-même, le voyant, je m'extrais ». Ce fondement effectivement visionnaire, à partir duquel s'organisera la perception conditionnée par la perte de l'objet, semble bien recouper l'expérience de perte de soi-même que mène le mystique jusqu'au bout. Extase matérielle de la « chosification » divinisante du sujet, laquelle est indissociable de sa « dé-chosification » qui le fait exploser dans l'instant d'identification à l'absolu du rien. L'ex-stase offre la clinique pure d'une coupure signifiante, coupure par excellence que Lacan théorise autour de la métaphore. Ici sous l'angle d'une métaphore originaire qui s'opère à même le corps. La négativation peut en effet être interprétée en termes de castration de la Chose mythique. Le mystique se trouvant alors à la place du réel qu'est la Chose maternelle, en ce lieu de sa division, dans ce temps où elle se sépare d'elle-même, se vide, pour se faire objet. Objet a bien sûr, mais ici, selon la modalité spirituelle de l'âme. S'y fait l'épreuve de la vérité de l'objet dans sa dimension de pulsion de mort, comme être de pur néant ; mais émerge aussi le principe qui, de l'objet, est le support de l'animation psychique. On va y revenir.

« Je suis de n'être pas » : le sens fort de l'extase n'est autre que la modalité accomplie de l'ex-sistence telle que la philosophie depuis Kierkegaard en a thématisé le concept, concept que convoque Lacan, on l'a dit, dans la page où il parle de la mystique. Si la désubjectivation – et la jouissance hallucinatoire qui fait système avec elle – n'est pas pathologique, c'est que ces états sont étrangers à la problématique de la forclusion. Bien loin d'être rejetée, l'altérité comme telle est au contraire produite dans l'acte de coupure signifiante qui dégage le signifié à partir de la gangue sensorielle du corps jouissant. Là où, dit Maître Eckhart, « l'âme a la couleur de Dieu », elle va « enfanter à partir d'elle-même Dieu ».

La question de la jouissance sexuelle

La fulgurance ponctuelle de l'extase telle que la déploient les métaphores d'un érotisme incandescent, suggère évidemment l'acmé de la volupté sexuelle. Thèrèse d'Avila « jouit, ça ne fait pas de doute », pour Lacan, mais « de quoi jouit-elle ? ». Qu'une dimension perverse (au sens où l'on « réduit l'autre à l'objet a »)(40) appartienne irréductiblement à l'extase « pure », cela caractérise l'humaine condition. La visée mystique reste toutefois celle d'une « séparation des deux jouissances » qui correspond à l'advenue de la jouissance dite « mentale ». L'instant de l'extase mystique se caractérise de ne pas illustrer la « coalescence des deux jouissances » propre à l'expérience ordinaire, commune, de volupté fondée sur le Lustprincip, mais de rendre manifeste en quoi les deux jouissances peuvent se séparer(41). L'intrication du sexuel de l'acmé orgastique et de l'extase pourrait se repérer dans la dimension de déflagration. Mais il y a une différence entre l'instant d'embrasement mystique et la violence pulsionnelle de la décharge, qui réalise ponctuellement le « rapport sexuel qui n'est pas ». La croyance dans le comblement orgastique du désir est au principe de la possession. Or, dans la jouissance mystique, l'union avec le divin est toujours aussi dépossession. « N'étant plus moi, je demeurai lui » (Marie de l'Incarnation) ; « Dieu est elle et elle est Dieu » (Madame Guyon). Mais créateur et créature réalisent leur identité au sein du vide, dans un mouvement de « pur instant » qui les sépare au moment même où il les unit. La fusion est toujours en même temps expérience d'un écart : « Dieu en soi comme tout Autre ». Est commun à toutes les formes de mystique ce fait que Dieu demeure le plus distant – à distance infinie – dans le moment même où l'âme s'éprouve comme perdue en lui. Elle exprime le désir de devenir Dieu en se confondant avec lui, mais c'est impossible : l'« âme est ivre de ce qu'elle ne boit pas et ne boira jamais » (Ruysbroeck).

L'« éternel embrassement de l'amour de Dieu » est un état où le sujet demeure un sujet divisé, castré ; il advient comme objet et se pose dans sa vacuité d'objet a. Même déifiée, la créature reste créature, elle ne change pas de nature ni de substance. Ce qu'illustre bien Thérèse de Lisieux à propos de l'image du fer plongé dans le feu : le « Attire-moi » qu'elle adresse à Dieu est un désir de « s'identifier au feu de manière qu'il le pénètre et l'imbibe de sa brûlante substance et semble ne faire qu'un avec lui ». Il y a une nuance de taille : l'embrasement « semble » seulement faire perdre au fer sa nature. S'il devient feu lui-même dans le « brasier divin », le fer reste du fer. Ainsi l'extase du « pur amour », selon l'expression quiétiste, est-elle « absente proximité » de Dieu. L'accomplissement est en même temps un désaccomplissement. En ce sens, le transfert absolu des mystiques n'est pas, en son principe, narcissique(42). Il s'avère au contraire la quintessence de l'érotisme en tant qu'il ouvre l'ordre de l'altérité et du désir. Quelque chose qui vise l'être-autre, le non-même à partir du même. La déchirure ouvre un écart qui définit le désir accompli, sinon comblé. Le pur désir. Le désir dans l'« érotique du corps-Dieu » (Certeau) ouvre avec nécessité sur une poétique qui illustre suprêmement que « parler d'amour est en soi une jouissance »(43).

Une jouissance du dire. L'acte d'énonciation

C'est en linguiste ou en psychanalyste qu'on peut aussi aborder la naissance du verbe dans le transport érotique, comme ce qui unit ravissement et rhétorique. Certeau a beaucoup exploré, autour de l'acte du dire(44), ce qui touche à l'ouverture d'un nouvel espace d'énonciation, le moment de la coupure entre énoncé et énonciation. Instant du dire, avec un privilège accordé à la nomination, tel que peut l'illustrer l'appel nominatif de Thérèse de Lisieux : « O Jésus ! Ton nom comme une huile répandue… ». Ainsi Certeau analyse-t-il le nom de Dieu comme signifiant la fois « impensable et autorisant », un signifiant opérateur qui « fait corps ». « Le nom n'est autorisé par rien. Par là, il a un statut poétique. Il demeure gravé sur la ruine d'un ordre de discours comme réserve de sens. Il est un mot de passe. Il fait passer. Il dé-place ». J. Kristeva suggère le thème d'un contrat énonciatif avec le Nom-du-Père. Le nom de Dieu étant peut-être « le seul lieu où le je se retrouve à la fois signifiant et corporel »(45). Cette frange du symbolique peut à l'évidence s'élargir au champ de la psychanalyse. L'acte d'énonciation constituant le ressort même de la cure dont la dynamique tient à l'émergence signifiante imprévisible qui donne corps à la jouissance du dire.

La subversion langagière qu'opère la mystique, à la source du surgissement du signifié, ne peut concerner qu'une parole-limite, en constant compromis avec l'innommable. Elle ne se dit qu'en s'effaçant (« Cela est, et n'a cependant pas d'être propre, car ce n'est ni ceci ni cela, ni ici ni là, car c'est ce que c'est en un autre » (Maître Eckhart) ; elle ne se fraie passage qu'entre le bégaiement et l'amnésie (« Il faut perdre tous mots et tous noms ») ; elle exige le recours à des procédés rhétoriques (images négatives, images liminaires, et surtout l'oxymore, figure majeure de la poésie mystique : « obscure clarté », « cruel repos », « anéantie, elle devenait tout », « musique silencieuse »…). On a pu souligner le caractère en continu, spontané (presque « automatique ») de l'écriture mystique, écriture qui coule, jusqu'à se faire torrentielle (à l'image des Torrents spirituels de Madame Guyon). Écriture en direct que les « secrétaires »(46) recueillent dévotement, à moins que, dans un souci de rendre la mystique plus recevable, leur zèle ne les conduise à des modifications intempestives qui font perdre au texte sa puissance poétique. Ainsi la belle formule de Marie de l'Incarnation, « N'étant plus moi, je demeurai lui », transformée par son fils en un terne « N'étant plus à moi, je demeurai toute à lui »(47). C'est en une « poétique du corps »(48) que consiste la somatisation sublimante du mystique. Ce thème de la spécificité de l'écriture mystique en un lieu où elle demeure nécessairement manquée, inachevée, en continuité avec le corps, ce dés-oeuvrement maintenu (« se sauver de foi sans œuvres », comme l'écrit la Béguine Marguerite Porète) illustrerait cliniquement l'espace de non-séparation du signifiant et du réel du corps qui caractérise en propre le féminin. Désœuvrement qui définit le renoncement du mystique à faire œuvre. Et ce au profit d'une participation à la grande oeuvre qu'est le monde selon une « jouissance d'être » qui désigne pour Lacan l'un des modes de la jouissance féminine autre que phallique. Stase contemplative de l'ex-stase, enthousiasme proprement mystique.

Mais on peut reprendre l'hypothèse que la continuité structurale symbolique-réel ouvre chez la femme deux destins « en marge ». L'un où du ça en effet « rien ne répond » : ainsi chez la sorcière ou la possédée – ce qui n'empêche pas le Ça de s'animer (au sens de l'animisme, de la psychose d'influence et autres formes d'aliénation psychotique, partielles ou envahissantes). L'autre, que décrit Freud comme « mystique » : « l'obscure autoperception du royaume extérieur au moi, du ça »(49). Le Ça pouvant alors désigner, certes encore, un lieu originaire d'opacité signifiante ; mais étant aussi susceptible de constituer le support réel – du sujet comme Chose et comme cause – d'un tout autre procès d'animation psychique. En terme cette fois d'« altération » : au sens d'un mouvement conversif concernant l'altérité comme telle. Le terme d'« âme » peut alors y être conservé, mais selon une série qui inclut la psyché au détriment de l'animisme.

L'exotisme mystique, mode de l'avènement de la psyché comme « grain de folie ». L'inspiration

On trouverait dans la pensée contemporaine des échos du mécanisme de conversion du soma en psyché que réalise l'extase mystique. Ainsi, dans la philosophie de Lévinas, l'émergence de l'altérité par transmutation du même en autre. C'est alors en termes de genèse du psychisme qu'une telle pensée offre un lieu de convergence avec la psychanalyse et permet un élargissement, à d'autres situations cliniques, du procès de deuil qu'accomplissent les mystiques. En tant qu'elle produit un fait psychique nouveau, cette conversion répéterait rien moins que l'avènement originaire de la psyché dans sa dimension de « grain de folie »(50). Pour Lévinas, le sujet est d'abord « otage » de l'autre, il a « l'autre dans la peau ». L'ouverture à l'altérité comme telle, l'advenue au sens, est traumatique : « expulsion de l'être ». C'est par le « transfert » blessant d'une « dénucléation » que le sujet s'ouvre à « l'autre dans le même ». Mais cette « altération » n'est pas une « aliénation »(51). « Par cette altération l'âme anime le sujet. Elle est le pneuma même de la psyché. Le psychisme signifie la revendication du Même par l'Autre ou l'inspiration… Inspiration qui est le psychisme »(52). Une telle in-spiration recoupe bien, selon nous, l'instant d'extase mystique. Où l'Autre se constitue comme le principe spirituel du vivant – principe psychique, au sens de la psyché, de l'âme.

L'animation est d'abord voix. Parole inspirée qui résonne dans le corps : le modèle en reste celui du prophète, qui accueille l'Autre divin, et qui laisse parler par sa bouche celui qui l'habite. Elle est aussi, on l'a vu, énonciation nominative dans la parole poétique que les mystiques écrivent comme sous la dictée : c'est l'Autre et non le Je personnel qui parle dans les poèmes de saint Jean de la Croix(53). Plus généralement, l'inspiration est vécue comme irruption de l'esprit dans le corps sur le mode du souffle (pneuma). Souffle générateur d'illuminations intellectuelles et sensorielles à la fois (celles du Rousseau visionnaire de Vincennes, inondé de « mille lumières », d'« étourdissements », de palpitations, qui « comprend » tous ses écrits à venir…). De visions ou d'intuitions fulgurantes chez les créateurs (le « je vois » de Cézanne s'extrayant de l'union-chaos, « cette aube de nous-mêmes » où il n'était plus que « sensation colorante »). Voire d'insights (les « clichés », flashs de voyance des médiums, ou les phénomènes de transmission de pensée en cours de cure analytique)(54). « Psychisme comme grain de folie, le psychisme déjà psychose »(55). Ce temps logique où, pour Lévinas, s'engendre la psyché, entre possession (« l'avoir dans la peau ») et dépossession (« exotisme »), paraît rejoindre l'analyse que nous avons faite de ce qui au principe de l'extase mystique. Épreuve à la fois traumatique et illuminatrice de la rencontre-perte de l'Autre dans un instant quasi-hallucinatoire où se répéterait quelque chose de la folie des commencements.

Si la mystique doit donc « être prise au sérieux », c'est peut-être parce qu'elle offre une sorte de clinique expérimentale de ce qui peut se jouer à partir du grain de folie qui définit la part de jouissance « supplémentaire » présente en chacun. Lieu de folie féminine qui fait horreur(56) ou qui fascine, mais que traitent les mystiques selon la sublimation la plus épurée. Là où ils rencontrent en effet les créateurs. Mais ce no man's land d'une jouissance non-phallique est susceptible de se prêter à de multiples autres destins, où la folie douce le dispute aux formes de déchaînement les plus violentes, les plus pathologiques. Telles que, loin de se faire origine de l'altérité – n'est-ce pas là ce qui fonde l'éthique du Bien-dire et les mots d'esprit dans la cure et ailleurs ? – , le corps pulsionnel se fait le support de modes diversifiés de somatisations. Traitements de la pulsion de mort qui témoignent, eux, à l'inverse, du rejet de l'altérité signifiante, au risque d'ouvrir sur d'autres « lieux pour se perdre ».

[1] Ce texte reprend une communication faite le 5 juin 2000 au Centre Hospitalier Sainte-Anne, Service du Dr. François Gorog, Pavillon K, dans le cadre du Séminaire théorique psychanalytique.

[2] Professeur de psychologie clinique et psychopathologique, Université de Nice.

(1) L. Andreas-Salomé, Lettre ouverte à Freud, trad. fr., Lieu Commun, 1983, p.1.

(2) Cf. P.-L. Assoun, "Freud et la mystique", Nouvelle Revue de Psychanalyse, n°22, automne 1980.

(3) J. Lacan, Encore, Seuil, 1975, p. 70.

(4) J. Lacan, Les psychoses, Seuil, 1981, p.91.

(5) J. Lacan , Encore, op. cit., p. 71.

(6) Ibid., p.57.

(7) J.-N. Vuarnet, Extases mystiques, Arthaud, 1980, p.19.

(8) J. Lacan , Encore, op.cit., p. 55.

(9) Ibid., p.98.

(10) Ibid., p. 70.

(11) M. de Certeau, La fable mystique, Tel Gallimard, 1995.

(12) M. de Certeau, "Histoires de corps", Esprit, fév. 1982.

(13) Ibid., p. 184.

(14) M. de Certeau, La fable mystique, op. cit., p. 51.

(15) M. de Certeau, in Folle vérité, op.cit., p. 285.

(16) M. de Certeau, L'écriture de l'histoire, Gallimard, 1984, p. 259.

(17) J. Lacan, Encore, op.cit., p.70.

(18) A. de Libera, Eckhart, Suso, Tauler, ou la divinisation de l'homme, Bayard Editions, 1996, p. 26.

(19) J.-N. Vuarnet, op. cit., p. 14. Cf. le thème de l'âme-épouse de saint Bernard de Clervaux.

(20) J. Lacan , Encore, op.cit., p. 76 ; et p. 102 :"Toute cette histoire de la matière et de la forme, qu'est ce que ça suggère comme vieille histoire concernant la copulation !".

(21) Ibid., p. 78. C'est nous qui soulignons.

(22) L. de Heusch, "Possession et chamanisme", in Pourquoi l'épouser ?, Gallimard, 1971, p. 243.

(23) Des travaux contemporains (J.-P. Vialla, Les états étranges de la conscience, PUF, 1992 ; M. Hulin, La mystique sauvage, PUF, 1993) offrent un panorama de ces expériences débordant le cadre du religieux.

(24) M. de Certeau, article "Mystique" in Encyclopaedia Universalis, éd.1996 , p. 1034.

(25) Nous évoquons cette question dans un ouvrage à paraître (Anne Juranville, Figures de la possession, Actualité psychanalytique du démoniaque).

(26) M. de Certeau, La fable mystique, op. cit., 1° partie.

(27) Cf. D. Sallenave (L'Amazone du grand Dieu, Bayard Editions, Centurion, 1997) à propos de Marie de L'Incarnation. Sur cette mystique, cf. aussi L'Aigle-mère, de J.-N. Vuarnet (Gallimard, 1995).

(28) Cf. J.-N. Vuarnet, Le dieu des femmes, L'Herne, 1989.

(29) Œuvres de Maître Eckhart, Sermons-Traités, Tel Gallimard, 1999.

(30) M. de Certeau, in Folle vérité, op.cit., p. 28O sqq.

(31) M. de Certeau, La fable mystique, op.cit., p. 271, à propos de Thérèse d'Avila.

(32) J.-N. Vuarnet, "Remarques sur les états théopathiques", L'infini, Gallimard, 1984, p. 113.

(33) Sur Thérèse de Lisieux, cf. Œuvres Complètes, Cerf, 1992. Et J.-F. Six, Vie de Thérèse de Lisieux, Seuil, 1975.

(34) C. Millot, "Beatus venter..." , Ornicar ? Mai 198O, p. 186.

(35) E. Lévinas, Totalité et infini, Nijhoff, 1971, p. 49 sqq.

(36) J. Lacan Encore, op.cit., p. 58.

(37) Il n'y a certes pas une extase, mais une multiplicité d'états extatiques que les mystiques d'abord ont tenté de hiérarchiser eux-mêmes. Les problèmes de la vie mystique (A. Colin, 1948) de R. Bastide demeure un ouvrage socio-historique de référence sur les états extatiques des mystiques.

(38) Jean de la Croix rejette pâmoisons, états extraordinaires et autres ravissements.

(39) J. Lacan, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Seuil, 1973, p. 77.

(40) J. Lacan, Encore, op.cit., p. 131.

(41) Ibid., p. 78.

(42) Cf. J. Kristeva, Histoires d'amour, Denoël, 1983.

(43) J. Lacan, Encore, op.cit., p. 77.

(44) M. de Certeau, in Folle vérité, op.cit., p. 285 sqq.

(45) J. Kristeva, ibid., p. 29O.

(46) Cf. J.-N. Vuarnet, "Le secrétaire et ses mystiques", Littoral, n°34-35.

(47) Rapporté par J. Beaude, La mystique, Cerf, 1990, p. 104.

(48) Cf. "Ouverture à une poétique du corps", l'analyse d'un poème de Catherine Pozzi qui clôt La fable mystique.

(49) S. Freud, Résultats, idées, problèmes, II, trad. fr., PUF, 1987, p. 288.

(50) E. Lévinas, Autrement qu'être ou au-delà de l'essence, Nijhoff, p. 180.

(51) Ibid.

(52) Ibid., p. 156.

(53) Il ne dit "je" qu'en disant "je ne sais": ("L'amour est un je ne sais quoi Qui vient je ne sais d'où Qui entre je ne sais par où Et donne la mort je ne sais comment") (in J. Beaude, op.cit., p. 76).

(54) Cf. le n° 10 de Confrontation, automne 1983, (Télépathie), notamment l'article de M. Montrelay, "Lieux et génies".

(55) E. Lévinas, op.cit., p. 180.

(56) Ne participerait-il pas de l'"horreur" de l'acte de l'analyste dont parle Lacan ?