Exil et adolescence / Entre éclipse du Père et récit de l’exil

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LES SITES DE L'EXIL

Psychologie Clinique 3

septembre 1997

Exil et adolescence

Entre éclipse du Père et récit de l’exil

Par Okba Natahi[1]

Mots clés : Inconscient post-colonial.

Dès que mon cœur observe des traces, il désire suivre leur voie.

Ibn Arabi (mystique andalou)

« Quand à savoir entre quoi et quoi l’adolescent est partagé ! Il est tiraillé entre deux choses que j’exprimerai de la manière suivante : d’une part, “mon père il faut que je le tue” et d’autre part “Maman, j’ai 38 ce soir…”. Il est pris entre le meurtre et la sécurité » écrit Wladimir Granoff[2]. Une telle proposition, par la simplicité de sa formulation et la richesse de son énonciation, métaphorise avec justesse le temps adolescent comme épreuve décisive pour subjectiver le rapport à l'Origine. L’expérience clinique commande à témoigner de ceci : les processus de subjectivation qui fondent la constitution du sujet humain dans son rapport à l’Autre ne sont nullement univoques mais multiples. De par cette structure hétérogène du champ symbolique je suis amené à ne plus parler de l’adolescence mais d’adolescences. Car si l’adolescence peut être pensée comme la métaphore du jaillissement d’un potentiel de vie et d’existence, force est de reconnaître qu’elle ne peut être interprétée comme une catégorie psychopathologique (même si des processus psychopathologiques travaillent dans nos adolescences). L’adolescent nous appelle souvent à éclairer l’énigme d’une déliaison — au sens topologique, créer de nouveaux liens avec un lien déjà constitué — déliaison plus ou moins vectorisée qui l’assaille au cœur même de la relation qu'il établit entre « soi » et les autres. Qu’est-ce qu’être adolescent sinon cette tentative de faire résonner la nature du lien qui pulse dans la mémoire d’un sujet afin de s’en approprier la destinée. Une telle construction autorise à évoquer plus des points d’adolescence, de même qu’il y a des pointes (comme des poussées) d'adolescence chez l’adulte, où plutôt de nommer celà l’effet adolescent en tant qu’il rend compte d’un processus mettant en jeu une combinatoire du corps pris dans un tressage, un nouage entre l’urgence de la pulsion sexuelle et le rapport à l'Autre où se manifestent les montages fictionnels de l’origine. Or l’exil, les expériences de l’expatriement, ouvrent au pluriel le topos du lien à l’origine et par conséquent réinterrogent les signifiants de la filiation. C’est à ce savoir sur l’origine, et sur les capacités métaphoriques du signifiant comme algorithme de l’exil des parents, que s’adresse l’adolescent maghrébin pour tenter de recueillir le don de langage qui viendraient à lui être transmis. La question de l'origine subsume la problèmatique de l'Altérité et de la mort. De plus comme question elle se double pour l'adolescent d'une mise à l'épreuve dans ses rencontres, de ce qu'il en a reçu comme réponses. Délicate opération qu'Olivier Douville qualifiera, si justement dans plusieurs de ses travaux, de passage singulier pour l'adolescent d'un pur roman familial au mythe individuel du névrosé. « Déplier le roman familial suppose donc une traversée du plan des identifications, traversée qui ne cesse de s'écrire, et par laquelle s'effectuerait une décomplétude de l'originaire. Le sujet y rencontre son défaut d'existence […] L'issue du roman familial est sans doute d'inventer un découpage sur le signifiant de la toute-puissance originaire. L'origine y revient étrangère »[3]. Proposition qu'on pourrait reprendre de la manière suivante : la découverte par l'adolescent de l'Autre sexe (ce qu'il en est du sexe de l'autre et ce qu'il en est du sexe pour l'autre), lui ouvre le chemin vers d'une part un détachement de la mère comme premier Autre — car en tant que femme elle s'affiche de plus en plus dépendante de la jouissance — et d'autre part vers le père pour recevoir de lui le déplacement des idéalisations dont il est investi. C'est bien à maintenir une tension entre ces deux pôles que l'adolescent s'éviterait un colmatage par l'objet comme équation d'une résolution perverse. À suivre les anthropologues, on peut admettre qu'à défaut de s'instituer importants comme géniteurs, les hommes se sont arrangés pour le devenir comme Pères. Il semble alors indéniable que l'adolescent met l'homme à l'épreuve du renversement de cette construction, à savoir comment est-il arrivé comme parlêtre à s'interpréter comme Père ? Une telle question rencontre certaines propositions résolutrices dans les travaux de Michèle Cadoret, sur le renversement de la dette symbolique à l'adolescence où, explique-t-elle, c'est l'adolescent qui met en dette le père.

Par ailleurs, même si l'adolescence est un moment de solitude, elle serait une solitude éclatante au sein de laquelle brûle un feu fait des ouvertures les plus extraordinaires au lien et à la dimension de la contingence. Ne serait-elle pas aussi un point de catastrophe et d'attente pour la constitution d'une expérience de la croyance ? Oui, de croyance car avec quoi peut donc s'organiser le registre imaginaire à l'adolescence ? On entend souvent dire à propos des adolescents qu'ils ne croient en presque rien, ni en personne tant ils se sentent trompés, biffés au bord d'une possible dépression. Pourtant au cœur de l'adolescence scintille le rapport à la croyance, ou plutôt la formation d'une certaine croyance comme processus de subjectivation. Peut-on parler de la question de l'amour et du désir, de cette quête sexuelle chez l'adolescent sans se référer à la dimension de la croyance ? « Comment croire à l'objet d'amour » se présente comme l'un des traits de l'énonciation adolescente. De fait la croyance est articulation de l'amour de soi avec l'autre et devient nécessaire afin que l'adolescent puisse tenir une place parmi d'autres. À l'adolescence la croyance a une fonction centrale car elle cimente l'aprés-coup de la désidentification. Quand chute l'image sublimée du père, il faut un père en qui y croire. Il est sans conteste que la coyance s'aborde le plus souvent par le truchement de la réalité, çà semble absolument nécessaire à l'adolescence bien que çà ne semble pas l'être à d'autres moments.

C'est la croyance en la réalité du père qui fonde son mythe, mais l’adolescent appelle le père au point où se profile le mythe qui l’habite. Il y a là une expérience d’amour où on construit tout à la fois un passé et un devenir, une véritable tentative d’inscrire de la temporalité. Croire au père suture une possible déflagration narcissique et permet de s’identifier réellement à partir de ce qui fait fonctionner le registre du père. L’adolescent ne cherche-t-il pas un mode de croyance qui lui tient lieu d’obturation narcissique afin de combler les trous provoqués par la poussée pulsionnelle, ceci uniquement l’espace d’un temps afin de supporter, de supléer à cette entame par un rapport à l’objet ? Car qu’est-ce que croire en quelqu’un, croire au père si ce n’est arriver à partager son existence et le faire exister en soi. Croire en un Tiers pour ne pas sombrer dans l’auto-fondation : c’est bien l’adolescent qui fait le père en lui demandant de se réinventer. C’est une expérience nécessaire où l'adolescent met en résonance une réponse qui cherche sa question afin que se produise un trajet de subjectivation aboutissant à la quête d’une fiction concernant la personne du père. On touche là au site de la fondation humaine, à savoir comment le père interprète la question du meurtre, permettant ainsi une lecture du rapport aux morts et à la sépulture. Dans certaines sociétés, l'initiation, le rite à l'adolescence permettent d'assurer à chacun, à travers une modification dans le récit de la croyance, une modification dans la transmission symbolique quand se manifeste un changement ou une nouvelle orientation dans le rapport à l'Autre. Octave Mannoni analyse dans Clefs pour l'Imaginaire cette fonction du rite pour les adolescents Hopi. Ceux-ci découvrent progressivement, pendant l'initiation, que les esprits (les Katcina) qui les terrorisaient quand ils étaient enfants sont en réalité des masques portés par les hommes (pères, oncles) de la tribu lors de certaines fêtes. Ils découvrent ce que O. Mannoni appelle « les porteurs de phallus » qu'ils doivent incarner plus tard. Un démenti est apporté à la croyance infantile : « la réalité — les Katcina sont les pères et les oncles — doit être répudiée grâce à une transformation de la croyance ». Bien que cette expérience soit pénible pour les initiés, car ils doivent faire le deuil d'une croyance infantile, les Hopi distinguent entre la mystification des enfants et la vérité mystique mais surtout mythique à laquelle ils sont initiés. On renvoie alors les adolescents à la réalité invisible, sacrée, des Dieux qui ne viennent habiter les masques que les jours de fête. L'objet auquel a affaire pendant l'initiation l'adolescent Hopi, renvoie à une absence comme marque de l'ancestralité. L'adolescent est le support de la croyance de l'adulte. Il s'agit pour celui-ci de maintenir un ordre malgré le démenti apporté par la réalité : « On voit là une réaction qui rappelle l'institution du Surmoi, mais en même temps, et presque de façon indiscernable, le moment où la croyance, abandonnant sa forme imaginaire, se symbolise assez pour ouvrir sur la foi, c'est-à-dire sur un engagement »[4]. On saisit alors que le rite matérialise une fonction sacrificielle et permet à chaque individu de visiter la scène originaire du rapport du corps à l'Autre en lui donnant la possibilité de se libérer de l'emprise endogamique familiale. Ainsi on peut penser que tant de conduites ordaliques dans notre modernité, ne sont peut-être rien d'autre qu'une tentative désespérée d'ériger des rites de passage qui manquent dans le lien social, mais au prix d'y disparaître corps et biens. On ne peut par ailleurs, oublier que la question de la croyance est dans un lien métonymique à la production du Sacré et à suivre Freud dans Totem et Tabou quand il dégage le récit du meurtre du père dans la horde primitive comme son « mythe scientifique », il nous met en face de cette figure sacrée du père qu'il qualifiera de « spirituelle ».

De nos jours d'incroyables bouleversements ont touché et transformé le champ des montages généalogiques et la place réservée au Sacré s’est inscrite dans la plus grande férocité. Des milliers d'hommes et de femmes ont passé des frontières, non point dans un cycle de voyage mais dans la singularité d'une expérience, celle d'élaborer avec plus ou moins de succès un nouveau rapport à la question de l'Étranger. Or interroger aujourd'hui le corps migrant, corps qui ne suit pas les circuits subjectifs et identitaires de l'Occident, réclame un décentrement dans le savoir qui n'est pas des plus évidents. Dés qu'on se risque aux maladies de l'Exil, des approximations théoriques produisent des confusions aliénantes concernant les différents registres de l'Identité (tant culturelle, sexuelle que civile) et opacifient le site singulier du Sujet. Pour les adolescents maghrébins nés en Europe, pouvons-nous faire l'économie d'une nouvelle approche topique — au-delà de la visibilité culturelle et identitaire dont l'Ethnopsychanalyse a fait son fond de commerce rabattant sans cesse le concept d'Altérité sur la consistance des objets culturels — concernant les montages discursifs et subjectifs qui inscrivent le corps dans un processus de vie ? L'acharnement sur l'image du père dans l'exil, quand sont abordés les productions symptômatiques de leurs enfants (échec scolaire, toxicomanie, délinquence, prostitution) frappe par une marque, celle de la défaillance. D'intouchable pendant la période œdipienne, le père maghrébin est pensé comme dévalorisé à l'adolescence. On entend pourtant là ce qui peut concerner n'importe quel père, quelque soit son origine ; mais de le spécifier chez les pères migrants permet de dénier ou d'éviter les catastrophes subjectives que subit le registre du Père ici même en Occident.

Il est à remarquer que des cliniciens d'origine maghrébine, qu'on penserait plus à même d'écouter et de tenir compte des montages symboliques qui peuplent l'Autre Scène, y vont de leurs contructions imiginarisant à souhait le registre du père en confondant le père comme référence et le père comme présence, au lieu de mettre en résonance le lien fécond qui les détermine. Comment éviter l'étonnement à la lecture de Smaïl Hadjadj dans le n°23 du Bulletin Immigrés et Justice : « Nous avons affaire à des pères qui travaillent mais qui comtent pour du “beurre” dans la subjectivité de la mère de l'enfant qu'ils ont engendré, laquelle ne médiatise plus sa parole, ni son désir ». Ou encore : « C'est un père sans lendemain, sans fantasme. Son fantasme de retour ne vaut pas cher aux yeux des fils, car irréalisé et tournant à vide ». Et pour finir dans le n°31 de la revue Psychanalystes, “Retour de l'étranger” : « Le jeune beur cherche une loi, un pacte social à partir d'une identification à un père socialement humilié dont l'Aura est éteinte »[5]. Nonobstant la violence du propos, essayons d'aller plus dans l'éclairage de ce fait. De fait aucun parent, aucun père ne possède une anthropologie de comment devenir parent. Être père combine tout à la fois une création et une maïeutique. L'expérience clinique nous enseigne l'enjeu d'un travail de l'adolescent vis à vis du père : « en quoi mon père peut-il croire encore ? », et notre acte se résume à cerner les contours d'un tel événement afin que ce travail ne devienne pas héroïque et tragique pour l'adolescent. Car il s'agit d'interroger l'Autre sur la permanence des inscriptions symboliques quand se profilent les épreuves de la dépression, du désœuvrement et de l'errance. L'adolescent n'aborde pas ce temps pour sauver le père mais pour prendre appui sur lui. Il est donc indéniable que le père réel soit le point de cohérence et se doit d'être le point d'appui nécessaire à l'adolescence car sa position dans la réalité étaye le rapport à l'objet. Pourquoi faut-il une transgression (prison, drogue, prostitution) pour entendre certains pères maghrébins énoncer que leurs enfants sont et vivent dans cette société et doivent se soumettre aux lois de la cité ? Pourquoi imaginent-ils qu'ils n'ont pas transmis les lois du pays d'accueil ? Et pourquoi recueille-t-on chez ces mêmes adolescents ce type de réponse : « mon père , je ne sais pas ce qu'il fait, je ne sais pas ce qu'il veut, il ne fait rien ». Il apparait là une éclipse du père comme sujet dans la cité et dans son rapport à ses objets pulsionnels, qui fait désastre pour l'adolescent. Or le père consiste en tant qu'émane de lui de l'objet pulsionnel à la fois comme regard et comme voix ; et à travers cet exercice il transmet l'expérience d'une perte à l'adolescent, perte produite entre le déplacement pulsionnel et la rencontre avec l'objet. Ainsi cet effacement (rien dans le social ne veut réfléchir et identifer sa présence) du père réel laisse un trou et cette préfiguration du trou entame l'épreuve de la rencontre avec l'objet. C'est la rencontre d'un père en bute avec une hémorragie du registre de l'Imaginaire, or l'adolescence est un temps où on passe sans cesse d'un imaginaire à un autre imaginaire. Ce père maghrébin semble ne pas désirer là où il est et désire là où il n'est pas (imaginant, rêvant tant de projets dans son pays d'origine), faisant correspondre tragiquement ce non-lieu qu'il se donne avec l'aphanisis du désir. Il se propose de faire histoire là où il n'est pas présent, par conséquent il n'œuvre pas à historiciser son séjour afin de mettre l'adolescent en contact avec ses objets. Il y a donc confusion chez et/ou pour le père entre la mémoire de l'origine et le lieu d'où il s'origine. Pris dans cette capture, le père n'ouvre plus la question du récit de l'exil, au singulier. De fait le dispositif imaginaire se fragmente et ne peut plus rendre visible les acoups, les coups de force et les avatars de la présence paternelle. Une telle fragmentation lève le voile sur la mise en exil, donc sur une possible errance. Un père erre de par son statut mais s'il s'absente comme sujet désirant, une certaine déréliction s'abat sur l'adolescent.

Pourtant l'imaginaire monothéiste arabo -musulman est traversé de part en part par la dynamique de l'exil à la fois comme catégorie et comme support de l'identité. L'exil s'y profile comme déplacement nécessaire à la constitution subjective du sujet où se nouent trois modalités, celles du corps, de la langue et du père[6]. Comment se fait-il alors, lorsque des êtres vivant dans un tel espace symbolique viennent à s'expatrier, que l'exil ne produise plus pour certains d'entre eux, sa véritable féconde. Des épreuves d'obscurcissement de l'être se produisent, une rupture subjective avec la mythologie de l'exil intervient et ne subsiste plus qu'une fiction désarrimée de son site donnant lieu à une ritualité oppressante. L'exil peut alors mettre en jeu une disjonction entre mythe et rite qui demande une nouvelle et urgente élaboration dont la métaphore paternelle est le pivot central. Alors d'une interrogation sur la question du savoir dans l'enfance (d'où viennent les enfants ?), l'adolescent passe à un moment où il attend du père qu'il se rende visible et présent à travers le circuit ou le caroussel de ses objets pour transmettre l'opération vivante de son rapport, non point au mythe du retour comme on se plait à le croire, mais au mythe de l'exil comme ouverture à de nouvelles fictions concernant l'Origine. Quand sonne la destitution de la toute-puissance parentale, l'adolescent vit l'urgence vitale d'une manifestation de l'amour du père pour le lieu où il donne vie à la dynamique du désir et son nouage au lien social. Néanmoins le père réel n'est pas un père réaliste (comme on dit d'une peinture qu'elle est réaliste), c'en est un qui parle, qui agit et qui n'est pas le grand absent. C'est le père en tant qu'il donne corps au père symbolique à travers une parole posée en un temps et en un lieu, et qui est référée aux lois du langage et de l'échange humain. Cette consistance du père réel — c'est-à-dire d'agent de la castration pour l'enfant, il met en fiction le rapport à la castration pour l'adolescent — est l'opération avec laquelle se cimente l'aprés-coup de la désidentification car elle indique l'organisation et le trajet qui va du Phallus comme objet imaginaire au rapport à l'objet faisant naître de nouveaux signifiants pour l'adolescent. Le père réel est, à l'adolescence, la médiation nécessaire entre le pulsionnel et le social afin de rendre possible pour l'adolescent une réorganisation du fantasme pour faire face à la prégnance de la logique sexuelle[7].

Elle avait dix-neuf ans, d'origine marocaine, et celà faisait quelque temps qu'elle dérivait. Depuis peu elle essayait de me donner une place dans le récit qu'elle relatait de son errance. Elle était totalement prise dans un acte, voire plutôt une jouissance, celle d'une précipitation à faire l'amour avec le premier homme qui posait un regard aimant sur elle, puis de courir dans un état d'angoisse inoui chez un médecin-gynécologue chaleureux et compréhensif lui racontant une histoire : celle où son père et ses frères vont la tuer de ne point arriver vierge au mariage et elle se refait un hymen (le passage par le médical colmattant une brèche dans son errance). Une, deux, trois fois elle réalise ce même scénario et elle n'était prête pas d'arrêter écrivant à même son corps une série de traces et d'effacements. Que faisait-elle là ? Elle disait qu'elle était en France et qu'elle pouvait bien faire comme les copines françaises. Elle s'identifiait à la femme française lui supposant une jouissance sexuelle facile dont elle ne lit que la partie visible. Ce qu'il en est du rapport entre le désir et le plaisir la chose lui restait énigmatique. J'ai du être secoué et bouleversé des semaines par son récit puisqu'une nuit je fais le rêve suivant : je tenais par la main une petite fille âgée de douze-treize ans dont le prénom est Houria, dans un espace que je n'arrivais à identifier, et de mon autre main je lui montrais cet espace. Même si le rêve me concerne avant tout, il me revient pendant la séance où cette jeune et belle fille me racontait son histoire. Je me suis rendu compte que dans sa dérive et dans sa compulsion elle interrogeait une des scènes de la sexualité dans l'Islam. Elle croyait échapper à son père, à sa loi, à ce qu'elle suppose être la loi pour le père en s'identifiant à la femme occidentale. Mais en fait elle mettait en résonance deux fantasmes. Aidé par mon rêve, je lui dis qu'il est inutile de continuer à réaliser le fantasme d'être une « hourie » pour les croyants du paradis d'Allah et d'autres hommes qui sont de véritables inrégristes de la génitalité. Les houries sont les femmes qui peuplent le paradis chez les musulmans et qui redeviennent vierges aprés chaque rapport sexuel pour le bon plaisir des croyants (c'est sans aucun doute un vrai fantasme d'homme). Elle avait beaucoup pleuré ce jour-là. Puis se reprenant elle m'a reproché de ne point la comprendre, qu'aucun homme de sa communauté ne voudrait d'elle si elle n'était pas vierge (elle suppose à cet homme à venir, non sans tort d'ailleurs, la même place qu'à son père). Je lui réponds : alors cet homme-là ne la méritait pas. Là-dessus nous avons partagé un moment de silence. Pendant les séances qui suivirent seuls les silences, des pleurs et de temps en temps des reproches sont partagés. Plusieurs mois plus tard elle m'avait dit, émue, combien cette séance était marquée dans sa mémoire, qu'elle avait senti de l'estime et de l'amour pour elle dans mes propos. Amour du transfert sans doute mais plus encore. Elle n'avait pas tort, j'ai du certainement l'aimer à travers la petite fille de mon rêve qui comme son nom l'indique va vers sa liberté (Houria c'est aussi liberté en arabe), mais surtout amour partagé pour l'Autre scène, celle de l'inconscient. A-t-elle constitué, a-t-elle organisé un fantasme d'hystérique ? Ce n'est pas évident car il semble qu'il y a là une interrogation décisive dans l'élaboration réactualisée de la constitution du fantasme. Elle n'est ni dans un manque à jouir, ni dans l'insatisfaction, mais il y a tentative de rechercher ce qui permet un nouage entre le sujet et l'objet du désir dans la rencontre avec le Sexuel. Entre errance et jouissance elle met en scène comme en pleine lumière une certaine passion de la trace, car si le parental n'assure qu'un lien surdéterminé comme garantie d'une origine, elle se retrouve à payer avec son corps une dette inouie. Cette trace est le parangon de ce qui lui est transmis de l'interprétation de l'exil par son père. Au lieu métaphorique de la résolution de l'exil du père j'ai seulement indiqué le chemin.

La clinique adolescente nous appelle à considérer le champ symbolique comme un topos ouvert qui ne peut apparaître comme une finitude. Il est tout à fait incompréhensible et réducteur de cerner la dynamique de ce champ uniquement autour de ce qui fait coupure, division et de ne pas tenir compte de ce qui fait durée, continuum. Telle est la question qui frappe dans le destin de l'adolescent. L'adolescence pourrait se comprendre comme un moment nodal de la mise en récit de l'énigme de l'origine et l'enjeu moderne de cette question est de saisir les potentialités qu'aurait le lien social de rester un lieu d'accueil et non de capture des signifiants et des fictions qui contibuent à la tenue debout du père dans l'exil.

[1] Psychologue clinicien, EPS Maison Blanche (93) ; psychanalyste ; enseignant à l’Université Paris 7 et à l’Université Paris 13.

[2] Wladimir Granoff : L'enfant et la psychanalyse, Paris, 1993, p. 510.

[3] Olivier Douville : “Corps et roman familial à l'adolescence”, Cliniques Méditérranéennes, 39-40.

[4] Octave Mannoni : Clés pour l'Imaginaire, p. 17-18.

[5] Smaïl Hadjadj : Psychanalystes, n° 31, “Retour de l'étranger”.

[6] Okba Natahi : Cahiers Intersignes, n° 1, “Entre psychanalyse et Islam” ; Cahiers Intersignes, n° 3, “Incidences cliniques de l'exil” ; “Des paternités exilées”, Anthropologie et Clinique, (O. Douville, dir) Ed. ARCP, Université de Rennes 2, 1996 ; Olivier Douville : “D'une position traumatique de l'étranger”, Cahiers Intersignes n° 1.

[7] O. Douville, O. Natahi : “Nouvelle lecture du cas de la jeune fille homosexuelle de Freud”, à paraître en 1997.