Dr W.H.R. Rivers

LES PSYCHOTHÉRAPIES DANS LEURS HISTOIRES

Psychologie Clinique 9

juillet 2000

« Dr W.H.R. Rivers, FRS (1864-1922), distinguished neurologist and social anthropologist, who then held the rank of captain in the RAMC »

Par Jean-Max Gaudillière[1]

Résumé : À partir des écrits scientifiques de W.H.R. Rivers et de trois somans de Pat Barker, l'auteur centre son propos sur les relations cliniques et théoriques entre traumatisme, répression, dissociation/suppression, avec les conséquances que ces relations ont sur le transfert.

Mots clés : Dissociation ; fiction ; refoulement ; suppresssion ; transfert ; trauma.

Summary : Through the scientific papers of W.H.R.Rivers, and the three novels published by Pat Barker, we focus on the theoretical and clinical relathionships between traumatism, repression, dissociation/suppression, with the consequences on the transference.

Key- words : Dissociation ; fiction ; repression ; suppresssion ; transférence ; traumatism.

J'ai rencontré pour la première fois le Dr Rivers en 1996 à Knoxville (Tennessee), soit donc 74 ans après sa mort. Françoise Davoine et moi-même avions accepté une invitation de la Société psychanalytique des Appalaches à présenter notre travail, qui depuis longtemps déjà s'approchait de la clinique des traumas. Cette année-là, notre séminaire à l'École des Hautes Etudes en Sciences Sociales, intitulé Folie et lien social depuis plus de vingt ans, s'appelait justement La folie des guerres.

Nous savions où nous étions attendus, et c'était même une des raisons de notre acceptation. La Dixie line, ligne de démarcation entre le Nord et le Sud de la Guerre de Sécession, passait quelques miles au nord de cette ville, partageant en deux un long état étiré d'Est en Ouest. Nous y suivions à la trace l'œuvre de William Faulkner travaillant, cinquante ans après les tragédies, à leur inscription dans des textes qui ne pouvaient être que de fiction. Nous y côtoyions les gens de James Agee, descendus des Appalaches inassimilables. Quand nous écoutions les analystes nous informer et nous interroger à partir des choses terribles qui leur étaient transférées via leurs patients par la folie des lieux, quelques lignes me revenaient justement du même Agee, en préface et en guide de lecture à son Louons maintenant les grands hommes : « De fait, il s'est agi qu'émerge dans son ampleur quelque chose d'une existence non imaginée, et ainsi de mettre en place des techniques qui permettent d'enregistrer, de faire connaître mieux, d'analyser ces modes de vie et de les défendre. D'une façon plus essentielle, il s'agit d'une libre enquête sur les mauvaises passes qui affectent normalement la part du divin chez l'homme ». Effectivement, nous avions constaté que l'immobilisation du temps, imposée comme cadre de notre travail clinique par des patients poursuivant leurs recherches sur les catastrophes socio-historiques qui avaient marqué leurs lignées une, deux, trois générations auparavant – cette immobilisation pouvait s'éprouver comme matériellement, physiquement, tant aux récits des crimes et des violences que ces analystes nous amenaient l'un après l'autre, qu'aux nouages transférentiels qui seuls leur permettraient de mettre éventuellement en marche un autre temps, de successivité, d'inscription et d'oubli, où d'autres rythmes pourraient agencer des vies vivables.

Jusqu'à la lumière qui se mettait à jouer sa partie, lorsqu'au moment de se retrouver ensemble autour d'un dernier verre, la pénombre et les ouvertures transférentielles réciproques laissaient apparaître sur les épaules des hommes la tunique grise des sudistes, ou la tunique bleue des unionistes, quelquefois alternant dans une même lignée. Les uns et les autres s'échauffaient à l'évocation des mouvements de troupes lors de la dernière bataille, avec de grands gestes pour matérialiser les reliefs du terrain et l'évolution des deux cavaleries. Alors William Mc Gillivray, psychanalyste, « descendant d'Irlandais et d'Écossais, de ces peuples qui n'ont jamais cessé de se battre », nous enjoignit très chaleureusement, à la suite de ce que nous avions apporté et échangé avec eux, de lire au plus tôt les trois romans de Pat Barker Regeneration, The Eye in the Door, The Ghost Road. Quelques heures avant le départ de l'avion du retour, nous étions dans la librairie de Knoxville, où nous rencontrions curieusement notre interlocuteur de la veille : il pouvait ainsi vérifier qu'au milieu d'autres ouvrages consacrés à la guerre civile, les trois Penguin Books étaient bien en notre possession. C'est donc dans l'avion que je rencontrai William Rivers pour la première fois.

Nous aurions pourtant bien dû avoir d'autres occasions de le croiser auparavant. Tant de pérégrinations analytiques, dans l'espace et dans le temps, qui nous avaient déjà conduits de la guerre du Pacifique où naissaient comme thérapeutes de la folie les Otto Will et les Martin Cooperman, aux tranchées allemandes de la première guerre mondiale pour Frieda Fromm-Reichmann, puis à son Insight into Psychotic Mechanisms and Emergency psychotherapy : en 1942, depuis les États-Unis où elle s'est installée à la clinique Chestnut Lodge, elle se trouve particulièrement préoccupée par les soins psychiques apportés aux pilotes de guerre crashés. Pour ne citer que ces trois noms.

Même une culture anthropologique de base aurait pu nous faire rencontrer la personnalité de Rivers. Mais notre ignorance, et la frilosité française particulière concernant la psychanalyse de la folie et des traumatismes, avaient ainsi agencé notre rencontre tardive au beau milieu des États-Unis ; nous ne devions plus nous quitter souvent, soit à l'appel de telle ou telle séance où il se mettait à nous parler en personne, et éventuellement à parler au patient, soit lorsqu'un nouveau venu nous projetait sans ménagement au milieu des zones d'action de ce thérapeute d'exception. Soit aussi lorsqu'il nous était donné de croiser l'œuvre ou la personne d'un de nos rares compatriotes préoccupé par le sujet : j'ai ainsi été heureux d'offrir à Claude Barrois, psychanalyste, ancien chef de service de psychiatrie à l'Hôpital militaire du Val de Grâce, et auteur de plusieurs livres sur Les névroses traumatiques et La psychanalyse du guerrier, la traduction du premier ouvrage de Pat Barker, Regeneration. Rivers accompagna ensuite toute l'année de mon séminaire 97-98, intitulé "Le degré zéro de l'objectivité".

William Rivers a cinquante ans lorsqu'éclate la guerre de 14-18. C'est alors un anthropologue réputé pour ses travaux sur le totémisme, et particulièrement pour un terrain exceptionnel autour des rites funéraires d'une île d'Océanie. Mais sa formation antérieure l'avait aussi amené aux spécialités médicales de la psychiatrie et de la neurologie. Il fut ainsi mobilisé, et bientôt affecté à la tête d'un service au Craiglockhart War Hospital, près d'Edimbourg. C'est là, puis plus tard à Londres, qu'il reçut des patients revenant (ou revenants) des tranchées de Flandres. La confrontation avec ces hommes, ghosts in the making (fantômes en puissance), lui impose de soutenir une position nouvelle, et à réfléchir sur le dispositif relationnel que ces soldats traumatisés exigent d'un thérapeute.

Car l'homme, qui a naturellement connaissance de l'œuvre freudienne, comprend très vite que ni la psychiatrie, dans ses seules entreprises institutionnelles, électriques ou médicamenteuses, ni la psychanalyse, dans sa pratique transférentielle fondée sur la levée d'un inconscient refoulé, ne permettent de guérir, ni même d'aborder des patients qui, l'un après l'autre, l'obligent à adapter, et donc à théoriser tout autant le transfert que les formations de l'inconscient à l'œuvre dans le traumatisme et ses conséquences psychiques.

Témoin l'extraordinaire "Address on The repression of war experience, delivered before the Section of Psychiatry, Royal Society of Medicine, on Dec. 4th, 1917", publiée dans The Lancet le 2 février 1918, sous le même titre ("Le refoulement de l'expérience de guerre" – mais on verra que la communication porte précisément sur la difficulté d'employer ce mot repression en cas de traumatisme). Il faut d'abord évidemment souligner la date de ce discours et de cet article : même à Londres à ce moment-là, on ne peut pas dire qu'on se trouve dans une atmosphère de congrès dans une ville d'eaux. Rivers vient juste d'avoir mené à bonne fin le travail thérapeutique avec son patient le plus célèbre, le poète Siegfried Sassoon. Son dossier à Craiglockhart porte, de la main de Rivers : « Nov. 26, 1917. Discharged to duty » (Sorti le 26 novembre 1917, pour reprendre sa place dans le service armé).

Tout cet environnement nous fait penser aux principes de Salmon énoncés à peu près au même moment, et qui vont rester comme des directions cardinales de la psychiatrie de guerre ; nous les reprenons bien entendu à notre compte quand la psychanalyse se trouve aux prises avec le travail du trauma et de la folie : Proximity, immediacy, expectancy, simplicity.

Proximité, tout ce qui concerne le traitement de ces patients doit se faire dans l'environnement le plus proche, le thérapeute se trouvant soumis aux mêmes peurs que les autres, y compris pour sa propre vie ; en lisant dans Pat Barker les moments où Rivers reçoit ses patients à Londres tandis que les ponts sautent à quelques centaines de mètres, on peut méditer sur ce qui correspond en anglais à notre désagréable notion d'arrière : ils travaillent ensemble dans le home front, le front situé dans le pays même.

Immediateté : le mot parle de soi-même, la mise en œuvre des conditions d'une psychothérapie ne doivent pas attendre, conformément au principe de proximité.

Expectancy : là, la traduction ne va pas de soi, elle n'a rien à voir avec l'expectative, mais bien plutôt avec l'idée que le petit groupe de survie dont a été extrait le soldat traumatisé l'attend, attend son retour, et que transférentiellement, le thérapeute fait partie de ce petit groupe. À ce titre, il partage le même espoir concernant son patient.

Quant à la simplicité, elle souligne l'interdiction de tout jargon, notamment diagnostique (les principes de Salmon seront plus tard précisés en y adjoignant l'interdiction de diagnostiquer et de médiquer, sous peine de condamner irrémédiablement les patients à la chronicité) : l'interdit d'user de mots compliqués et incompréhensibles au regard de ce qui est amené dans le cadre du travail vaut à la fois pour le dialogue entre le thérapeute et son patient, et pour les éventuelles communications que le thérapeute peut avoir avec des collègues, dans le service, ou à l'extérieur, même s'il s'agit par exemple d'une réflexion clinique ou théorique, même rédigée. Comme on le voit précisément dans ce papier de la fin de 1917, auquel nous revenons maintenant, en le suivant librement pour esquisser une traduction de son articulation.

Dès le début de son propos, Rivers souligne l'ambiguité du terme refoulement (repression, en anglais). Si on cherche à appliquer ce concept à l'expérience traumatique de guerre portée par les patients à la fois dans leurs symptômes et dans le transfert, il faut distinguer entre :

1) le processus par lequel une personne s'efforce de rejeter hors de la mémoire une partie de son contenu psychique, et

2) l'état consécutif à la mise en œuvre de ce processus psychique (ou à la mise en œuvre d'autres moyens), où le contenu mental en question est devenu inaccessible à la conscience manifeste. Dans cette seconde acception, le mot correspond à l'état repéré sous le nom de dissociation ; mais là encore, il est utile de distinguer entre

a) une inaccessibilité pure et simple à la mémoire, et

b) une forme spéciale de separation du reste du contenu psychique (dénoté habituellement par le terme dissociation).

L'état a) d'inaccessibilité à la mémoire peut dès lors être appelé suppression, distinct donc du processus de refoulement. Dans ce papier, Rivers utilise le mot refoulement (repression) pour désigner le processus actif et volontaire par lequel on essaye d'enlever une partie du contenu mental (pour le mettre) hors du champ de l'attention, avec le but de rendre ce contenu inaccessible à la mémoire, et de produire l'état de suppression.

Pour anciennes que soient de telles définitions, toute la problématique de la dynamique du trauma psychique, y compris dans sa dimension transférentielle, se trouve dès lors esquissée en toute rigueur. Les impasses ultérieures concernant, comme on disait, le traitement possible de la psychose, viennent en fait de la méconnaissance au moins de cette distinction ; c'est d'autant plus dommage que Freud avait lui-même, et notamment autour de tels moments de guerre, indiqué la notion d'un « inconscient non refoulé ». Sans parler des outils de repérage précieux élaborés ultérieurement par Jacques Lacan (notammment dans son séminaire sur L'éthique de la psychanalyse ) pour définir et qualifier le champ du Réel.

La clinique la plus immédiate imposait en effet d'entendre que, malgré tous les isolements, tous les dérivatifs occupationnels, voire toutes les suggestions tendant à ordonner au patient de penser à autre chose, ce dernier a manifestement quelque chose à dire concernant l'impossible à dire. Un des exemples cliniques rapidement esquissés dans sa communication concerne un homme qui cherche sincèrement à appliquer toutes ces consignes de refoulement durant la journée, mais qui, à l'approche de la nuit, développe une anxiété incoercible, l'empêchant de trouver aucun sommeil : trop sûr qu'il est de voir les cauchemars lui ramener de façon répétitive tout ce qu'il a cherché volontairement à isoler hors du champ de sa conscience, avec l'aide des services psychiatriques qu'il a antérieurement fréquentés. « Lorsqu'il me fit le récit de ses symptômes et de la méthode qu'il employait pour se débrouiller avec ses pensées perturbantes, je lui demandai de me dire sans détours (candidly) sa propre opinion concernant la possibilité pour lui de garder hors de son esprit ces visiteurs intrusifs. Il me répondit d'emblée qu'il était évident pour lui que des souvenirs tels que ceux qu'il avait rapportés de la guerre avec lui ne pourraient jamais être oubliés ». C'est bien le moins de reconnaître la participation des patients à l'élaboration théorique et à la description des processus psychiques dont ils sont les sujets.

La communication de Rivers, comme la clinique analytique mise en fiction par Pat Barker, énonce à la fois des succès et des échecs, parfois dramatiques. Mais le thérapeute ne manque pas, à l'attention de ses collègues et de ses patients, d'indiquer les particularités transférentielles de la relation mise en mouvement par de tels « souvenirs impossibles à oublier ». « Quand de tels symptômes douloureux, pour ne pas dire terrifiants, disparaissent ou se trouvent modifiés aussitôt que cesse le refoulement, il est naturel de conclure que les deux processus ont entre eux une relation de cause à effet, mais la complexité des conditions auxquelles nous avons affaire dans la médecine de l'esprit est si grande qu'il est nécessaire de considérer d'autres paramètres d'explication (alternative). La disparition ou l'amélioration des symptômes correspondant à la cessation d'un refoulement volontaire peuvent être regardées comme l'action d'une forme du principe de catharsis ». La dimension tranférentielle est alors fortement soulignée, dans la dynamique même de la cessation du refoulement. Quelles en sont les caractéristiques particulières ?

Ici Rivers n'hésite pas à commenter les deux paramètres, liés, de la confiance(faith) et de la suggestion. Ici, comme dans chaque branche de la thérapeutique, que le traitement passe par les médicaments, les régimes, les bains, l'électricité, la persuasion, la rééducation ou la psychanalyse, nous nous heurtons à la difficulté érigée par l'influence diffuse et subtile de ces agents qui travaillent dans les coulisses. Car les choses ne sont pas si simples : dans mon travail le plus récent, j'en suis arrivé à croire si profondément à l'action maligne (injurious) du refoulement et j'ai acquis une confiance si vive dans l'efficacité de ma façon de traiter que ces agents [la confiance et la suggestion] ne peuvent pas être exclus en tant que facteurs de tels succès que j'ai pu rencontrer. Mais dans mon travail antérieur, je n'avais certainement pas une telle confiance, et je regardais la cessation du refoulement avec la plus grande défiance. Cependant, la confiance, du côté du patient, peut être présente même lorsque le médecin n'a pas confiance (is diffident) ». Même si l'analyste, à distance de la dynamique transférentielle, doute de la nature et des causes des modifications transmises par son patient, il ne peut empêcher la confiance que celui-ci lui porte de s'attacher à d'autres dimensions intersubjectives. On peut difficilement être plus honnête dans la position des questions que génèrent, à chaque fois, l'établissement du transfert et son mouvement dans le cas de traumatismes non refoulables dans le souvenir (et donc dans l'oubli).

Dans la description des conséquences psychiques pour le sujet, Rivers, relayé par Pat Barker, s'appuie sur une métaphore très éclairante, émanant elle-aussi de ses années de formation médicale. Il avait été l'ami et le collaborateur du célèbre neurologue Henry Head. Pour l'expérience décrite aujourd'hui encore dans les manuels de psychiatrie et de neurologie – l'expérience de Head justement – Rivers avait joué le rôle de l'expérimentateur. Il s'agissait de rechercher les conséquences de la lésion accidentelle d'un nerf sensitif sur la perception, et d'évaluer son éventuel retour progressif lors de la régénérescence (Regeneration en anglais, d'où le titre de Pat Barker) de la substance nerveuse. Aux prises avec des manifestations de « suppression » psychique, Rivers réfléchit à la douleur protopathique enregistrée lorsque le nerf est coupé : il s'agit d'une douleur à la limite du tolérable, existant uniquement sur le mode du oui ou non, sans enregistrement d'une graduation de l'intensité, sans même une délimitation nette de critères spatiaux ni temporels – la douleur ne cessant pas immédiatement après l'arrêt objectif de la stimulation. En revanche, la restitution du nerf permettra de revenir éventuellement à terme à un stade épicritique de l'enregistrement de la sensation, doué cette fois positivement de tous ces critères de différenciation. Mais Rivers comprend sur le tas qu'une telle description, pour exacte qu'elle soit, ne permet guère d'entrer en contact avec le sujet d'une telle douleur psychique protopathique. Témoin le rêve de Rivers rapporté par Pat Barker, où Head, l'expérimenté, se retourne vers l'expérimentateur, en lui tendant le scalpel : « Pourquoi pas toi ? ».

Les patients de Rivers l'ont ainsi amené à travailler sur les particularités de la dimension transférentielle à l'œuvre dans une telle rencontre. C'est à dire qu'immanquablement, là où les questions du thérapeute se heurtent à la limite du souvenir mobilisable par le patient, ce n'est pas seulement l'impossible qui est touché, mais bien un système nouveau qui interroge l'analyste, par la bouche du patient : « Et toi ? Quel chemin, dans ta vie ou celle des ancêtres qui t'ont précédé dans la transmission de la lignée, dans sa continuité et ses discontinuités, qu'est-ce qui t'amène hic et nunc, à occuper une place où vient buter une parole pour lors sans sujet ? ».

Pat Barker nous décrit même un moment où un tel patient, amené par le transfert à retourner la question sur ce mode, ironique, agressif, désespéré ou silencieux, trouve en face de lui le flegme et l'humour britannique qui permettent à Rivers de répondre :« All right ! », et de lui proposer d'échanger pour quelques instants leurs fauteuils. Nous sommes cependant bien prévenus qu'il s'agit d'un point théorique majeur, et non d'une recette de cuisine à l'intention d'amateurs de psychanalyse des traumas en six leçons.

Non, l'itinéraire est vraisemblablement beaucoup plus long. Il embrasse toute la vie de recherche de William Rivers. Au milieu de la guerre, affronté aux morts et aux fantômes, il retrouve, comme dans un rendez-vous marqué depuis longtemps, les traces anciennes de son chemin sur l'île Eddystone pour l'aider dans sa tâche de chef d'un service de psychiatrie militaire. Itinéraire lui-même transférentiel, dans les questions qu'il posait aux rites funéraires océaniens, et que la nécessité de ces rites lui pose aujourd'hui. D'une manière irremplaçable, parce qu'ici la fiction est la seule façon de parler juste, Pat Barker, particulièrement dans son troisième volume La route des fantômes, entretisse les expériences cliniques, de plus en plus terribles au fur et à mesure qu'on s'approche de la fin de l'année 1918, avec les liens qu'il avait jadis élaborés avec le medicine-man (si l'on peut risquer ce terme qui s'applique plutôt aux Indiens des Plaines). Son ancien « informateur », ce Njiru qui l'a longuement conduit sur le chemin des rites anciens, se trouve pratiquement halluciné par Rivers entre veille et sommeil, et l'aide à clore ses rituels thérapeutiques, en même temps que les trois livres qui font revivre pour nous la pratique de cet analyste pionnier : « Il y a une fin pour les hommes, une fin pour les femmes des chefs, une fin pour les enfants de chefs – alors descendez sous la terre et partez. N'ayez pas d'envie envers nous, sans doigts, infirmes, cassés. Descendez sous la terre et partez, oh,oh,oh… Un long moment, et alors la figure brune, avec ses traits de craie, s'évanouit dans la lumière du jour qui éclairait le service » ( ce sont là les dernières phrases de la trilogie de Pat Barker).

Notre propre chemin nous a fait ainsi croiser l'œuvre de William H.Rivers. Trop d'obstacles continuent à laisser dans l'ombre de telles avancées, à l'heure où les patients ne cessent d'amener à l'analyste les traces impossibles de traumas déjà accablés par les amnisties et l'oubli collectifs, parfois organisés par les idéologies ou les techniques de pointe. Des œuvres telles que celle de Pat Barker nous ont déjà valu de dialoguer avec Oé Kenzaburô, Toni Morrison, Strindberg, Pirandello et d'autres encore. Ne devrions-nous pas désormais réfléchir sérieusement aux modalités qui nous permettent de rencontrer ces aventuriers de la folie, où nous rejoignons parfois, à côté de nos patients, un de nos théoriciens les plus précieux, qui a depuis longtemps repéré « la dure réalité de la fiction » (Raymond Devos).

Les trois livres de Pat Barker cités au long de cet article ont été publiés chez Plume Penguin Books. Regeneration (1991) en 1993, The Eye in the Door (1993) en 1995, The Ghost Road (1995) en 1996. Ce dernier a obtenu en 1995 le prestigieux Booker Prize. Seul Regeneration a été traduit en français, par Jocelyne Gourand, et publié chez Actes Sud en 1995.La communication de W. Rivers à la Section de Psychiatrie de la Société Royale de Médecine a été publiée dans The Lancet, le 2 février 1918, sous le titre “The repression of War experience”.

[1] CEMS, École des Hautes Études en Sciences Sociales, Paris.