De la maladie alcoolique à la structure subjective

ACTUALITÉS DES CLINIQUES ADDICTIVES

Psychologie Clinique 14

décembre 2002

De la maladie alcoolique à la structure subjective

Par Cédric Garel* et Jean-Claude Maleval*

Résumé : Notre travail interroge la position des cliniciens utilisant la notion de maladie alcoolique pour définir les sujets addicts à l’alcool et les raisons qui peuvent pousser ceux-ci à accepter un tel diagnostic. Une catégorisation sommaire des sujets est générée par de vagues définitions de la maladie alcoolique fondées sur l’hypothèse de son existence comme entité clinique indépendante. L’observation d’une femme dite alcoolique est présentée afin de montrer qu’une analyse articulant la structure subjective du sujet à l’addiction permet d’en saisir la problématique. Nous conclurons sur l’idée qu’un sujet addict (à l’alcool ou à d’autres toxiques) n’en est pas moins un sujet avant tout, de sorte que sa plainte mérite d’être entendue dans sa spécificité au même titre que celle de tout sujet qui en formule la demande.

Mots clés : Maladie alcoolique ; addiction ; structure ; désir ; fantasme ; psychose ordinaire.

Summary : Firstly, this paper questions the position of clinicians who use the notion of « alcoholic disease » in order to qualify patients addicted to alcolhol. It also questions the reasons which urge the latter to accept such a diagnosis. Secondly, vague definitions of the « alcoholic disease » imply a categorisation of its subjects and, for some authors, the disease becomes a genuinely independent entity. The authors will then present the case of a so-called « alcoholic » woman. It will show that an analysis articulating the patient's subjective structure to addiction allows the clinician to understand his/her problem. Finally, the authors conclude that a patient addicted to alcohol or other drugs is first and foremost a « subject ». Therefore, his/her specific complaints deserve to be heard, as in the case of any other patient wishing to be heard. ·

Key words : Alcoholic disease ; addiction ; structure ; desire ; fantasy ; ordinary psychosis.

La notion de « malade alcoolique » est aujourd’hui à la mode en de nombreuses institutions, tant auprès des cliniciens qu’auprès des patients. Afin de ne pas avoir à considérer leur implication subjective dans le symptôme, beaucoup de ces derniers acceptent volontiers l’explication de leurs troubles par les mystères de la biologie. Se percevoir comme frappé d’une « maladie alcoolique » incite à s’en remettre totalement au soignant dans la prise en charge.

« On est alcoolique, c’est pas notre faute, on l’a pas fait exprès… c’est une maladie, faut qu’on nous soigne ! ». La responsabilité du sujet dans ce qui lui advient s’efface. Trop souvent le clinicien accepte alors de se poser en détenteur d’un savoir sur la maladie alcoolique. Dans les faits, il se heurte rapidement à la jouissance attachée au symptôme. Gare alors à la dégradation de l’approche scientifique du « malade alcoolique » en considérations morales péjoratives sur le même. C'est une des raisons sans doute de l’instabilité des relations thérapeutiques instaurées sur cette problématique, et de leurs impasses ancrées dans une méconnaissance du sujet de l’inconscient. Nul mieux que l’hystérique ne s’y entend à établir l’impuissance du clinicien qui s’engage imprudemment à promettre de guérir. Par exemple, durant ses 115 hospitalisations en 12 ans, Gisèle Rousseau a fréquenté des institutions dites spécialisées en alcoologie et a bien montré à travers son témoignage sa stratégie hystérique, s’échinant à prouver au maître son échec : « J’étais terriblement gênante dans mon parcours. Je partais, je revenais et je revenais pour leur dire : "Vous voyez, vous ne m’avez pas soignée" »[1].

Or, cet échec, loin de toujours interroger le praticien, le renforce plutôt dans sa croyance selon laquelle il s’agit là d’une « maladie très difficile à soigner »… d’où des méthodes de plus en plus radicales pour tenter d’en venir à bout (cure de sommeil, de dégoût, lobotomie, etc.). De même, de nombreux sujets psychotiques (mais pas uniquement) revendiquent leur statut de malade alcoolique et s’en servent comme une béquille identitaire qui les stabilise tant bien que mal. Plusieurs cliniciens expérimentés ont déjà établi ce constat. Francis Curtet écrit à propos des sujets toxicomanes : « La drogue va lui apporter, pour un temps donné, la seule identité qui lui permette de survivre. Il est "toxico" »[2]. Effectivement, certains psychotiques surinvestissent un statut de malade alcoolique pour se structurer, en fréquentant parfois plusieurs mouvements tels que les Alcooliques Anonymes, cadrant et rythmant leur vie presque exclusivement en fonction de l’alcool. Croire à la notion de maladie alcoolique se révèle donc assez tentant puisque les intérêts du tandem praticien-sujet s’accordent sur ce point. Nous pensons pour notre part que ce diagnostic, en évacuant la question du sujet de l’inconscient, clôt tout débat quant à la question du sens de la fonction de l’addiction pour le sujet. Il serait préférable de centrer l’écoute sur son discours, afin de rendre compte de sa position, en tant que sujet, dans cette problématique qu’est l’addiction.

On peut voir dans les définitions de la maladie alcoolique que donnent les auteurs favorables à ce diagnostic que tel n’est pas leur but. Voici par exemple la définition de Vachonfrance : « Pour définir la maladie alcoolique, ouvrons le Littré. "Maladie : Substantif féminin, altération de la santé, ce qui trouble l’esprit, le cœur, les nations – affection excessive pour quelque chose". La maladie alcoolique n’oublie aucun de ses critères »[3]. Afin d’enrichir sa définition, au demeurant pauvre, Vachonfrance tente d’introduire un concept qui justifierait théoriquement la maladie alcoolique : « Ainsi, la maladie alcoolique s’inscrit d’abord comme aliénation »[4]. À quoi celui-ci serait-il aliéné ? Voici la longue liste de l’auteur : aux autres, à la nature, aux objets, au temps, à sa propre réalité, à sa maladie, à sa guérison, à soi-même, « plus grave encore, la pire des aliénations : l’alcoolique est aliéné à sa propre aliénation » et pour finir, aliéné à la mort…

Cet effort théorique laisse pour le moins perplexe quant à sa pertinence, tandis qu’il s’avère sans portée clinique – sinon à conforter précisément une aliénation diagnostique. Néanmoins, il aura le mérite de donner raison aux propos tenus par Descombey. Ce dernier n’hésite pas à prétendre que « très longtemps les analystes se sont désintéressés de ces problèmes [l’addiction] et n’ont publié que des écrits souvent médiocres, tant par l’assise clinique que par la rigueur théorique, […] même actuellement, la plus grande partie d’entre eux, en France, continuent dans cette voie »[5]. Il poursuit en affirmant que la théorisation actuelle est « réduite à une sorte de contre-plaqué d’une vulgate freudienne approximative concernant la psychopathologie des névroses sur une clinique indigente, très peu élaborée, voire carrément inexistante »[6]. Descombey se propose donc de rehausser la médiocrité des discours analytiques avec une théorie qui, effectivement, se détache des théories freudiennes. Car s’il adhère à une définition banale de la maladie alcoolique, vue comme « une maladie dans ses effets somatiques ou psychiques et conduite d’un individu vis à vis d’un objet particulier, l’alcool »[7], la suite se révèle être plus originale. Descombey relègue au second plan la notion de maladie et introduit ce qu’il appelle « ces structures alcooliques qui ne sont ni névrose, ni psychose, ni perversion, et qui sont sans doute les alcooliques »[8]. L’auteur considère clairement avoir mis à jour une nouvelle structure, puisque dans cette nouvelle entité, « la majorité des sujets en cause est rebelle à toute entrée dans un cadre structural prédéterminé (névrose, toxicomanie, psychopathie, psychose, etc…) »[9]. Néanmoins, Descombey ne définit pas dans son ouvrage cette nouvelle structure, pas plus qu’il n’en montre les mécanismes spécifiques. Finalement elle ne devra son existence qu’au fait que Descombey ne parvienne à repérer chez ces sujets addicts rencontrés les signes pathognomoniques d’une structure déjà connue. Exactement comme ces cliniciens qui ont créé les états limites faute d’un repérage assez fin pour diagnostiquer une névrose ou une psychose. Notons qu’étrangement, nombreux sont les cliniciens à vouloir enfermer les sujets addicts exclusivement dans une structure ou à en inventer une comme pour mieux les cerner… Ainsi par exemple, pour Freda, les sujets toxicomanes sont perçus uniquement comme étant des pervers[10]. Alors que pour Balbo, ces sujets seraient en fait des « sociopathes »[11].

Qu’avons nous à proposer et à opposer à ces définitions sommaires concernant la vague notion de maladie alcoolique et autres hypothèses incluant ces sujets dans une structure plus ou moins définie ? Une approche au cas par cas qui ne fasse pas l’impasse sur la structure subjective. Présentons pour cela le cas « d’une malade alcoolique » qui, de par sa complexité relative, montre qu’un repérage fin permet d’établir un diagnostic différentiel cohérent, intégrant l’addiction à sa structure, au lieu d’en faire une catégorie isolée. Madame D. est une patiente âgée de 50 ans, à la présentation très soignée, que l’un d’entre nous verra à cinq reprises dans un centre de soins en alcoologie. Pourtant on ne peut pas dire que l’alcool fut le motif de sa venue. En effet, elle n’en parlera que très rarement, et sans s’en plaindre. Nous verrons pourquoi. Résumons d’abord la plainte principale qui émane du premier entretien, et qui reviendra sans faiblir dans ceux qui suivent. En fait on peut dire que Mme D. évoque principalement deux problèmes présents dès les premières minutes du premier entretien, dévoilant d’emblée les points essentiels de sa problématique. Il est à noter qu’elle mêle les deux questions sans les distinguer. Il s’agit d’une part de son désir de plaire, incessant : « J’ai envie de plaire sans arrêt ». Elle y insistera au point de s’en interroger à de nombreuses reprises, sans pouvoir néanmoins apporter de réponse. D’autre part, elle articule à ce désir de plaire ce qu’elle nomme sa grande question : « J’aimerais avoir mes propres opinions mais j’arrive pas à les avoir » ; « Je suis entre plusieurs chaises. Je suis pas comme je voudrais, mais je sais même pas ce que je veux être » ; « Je voudrais savoir quoi faire. Je voudrais savoir quoi faire et non pas faire ce que les autres me disent de faire ».

Ceci s’illustre dans plusieurs domaines, notamment dans sa vie sentimentale : bien que divorcée (son mariage avait duré 16 ans), elle continue de fréquenter son ex-mari « comme maîtresse-amant ». De même, elle n’arrive pas à quitter celui qu’elle appelle pourtant son ex-ami. Elle n’arrive pas « à tourner la page » et à mettre un point d’arrêt à ces relations. Sa vie professionnelle connaît également un parcours chaotique parce qu’elle ne parvient pas à se décider, à choisir une voie. Enfin, bien qu’elle vienne s’adresser à un centre de soins en alcoologie, elle ne se plaindra pas de son rapport à l’alcool et ne s’en servira pas non plus pour justifier sa venue. Quand elle évoque malgré tout son lien à l’alcool, c’est d’une manière expéditive et sans émotion aucune : « Tous les 3 mois y a une soirée où je dois boire, c’est comme ça. C’est une soupape, je suis alcoolique ». Lors d’une autre (rare) occasion, elle précisera un peu plus : « Je buvais pour fuir mes responsabilités, à travers l’alcool, c’est pour réinventer un monde à moi ». Si sa deuxième réplique quant à l’alcool apparaît des plus banales (voire empruntée à un discours en vogue dans les associations qu’elle fréquente), la première l’est en revanche nettement moins. Comment comprendre et articuler son rapport à l’alcool avec sa problématique et à la question du diagnostic ? Il nous semble que cette dernière question mérite déjà un temps de réflexion, ainsi qu’un passage obligé et logique pour comprendre le rapport avec l’alcool (et sa fonction).

L'hypothèse de l'hystérie

À première vue, la tableau clinique pourrait plaider en faveur de l’hystérie.

En effet, d’emblée on ne peut qu’être marqué par la coquetterie de Mme D. (ainsi que la beauté qui en ressort) et son désir incessant de plaire. Tellement incessant qu’elle le mentionnera dès les premières phrases du premier entretien jusqu’au dernier, et sans ambiguïté aucune : « Je le fais pas exprès de séduire » ; « Y a un désir de plaire, permanent chez moi ». Ce qui laisse penser à l’hystérie réside en ce qu’elle fait de son désir de plaire. Elle veut plaire en mettant en avant son corps (peint et pomponné, avec raffinement), mais elle ne veut pas être désirée. Dès que l’Autre mord à l’hameçon et manifeste son désir, elle le fuit. Elle le dit très clairement : « J’ai le désir de plaire, sauf quand le mec est amoureux, ça marche plus ». Autrement dit, elle cherche sans arrêt à plaire mais ne s’accepte pas désirée. Tout comme l’hystérique qui se refuse à penser que l’Autre manque et que de ce fait, il pourrait la désirer. L’Autre doit tenir sa position de Maître, qui ne manque pas et donc ne désire pas. S’il cède, et montre à l’hystérique qu’il la désire, il perd alors à ses yeux cette position de Maître et ne l’intéresse plus. Son désir de plaire s’exprime encore d’une autre manière, très hystérique : « Je suis douée pour savoir ce qu’on veut de moi et je le fais » ; « J’essaye d’être la femme qu’il voudrait que je sois » [en parlant de son ex-ami]. Cette attitude évoque largement l’aliénation de l’hystérique dans la demande de l’Autre, sa suggestibilité. Et l’on pourrait interpréter dans ce sens le fait qu’elle n’ose dire non aux hommes qui la courtisent, sans pour autant se proposer comme objet sexuel prêt à satisfaire quiconque. Elle nous donne un exemple : « Y a un mec, alcoolique, qui est tombé amoureux de moi, ça me plaît bien qu’il s’intéresse à moi. Je joue son jeu, mais ça s’arrête là ». Elle ne dit pas non, bien qu’elle ne soit plus intéressée. Elle rentre alors dans son jeu, sans pour autant dépasser les limites qu’elle s’est fixée. On pourrait donc supposer que son attitude séductrice, s’articule à une stratégie fondamentalement hystérique. Mme D. serait une hystérique qui se ferait l’objet phallophore du désir de l’Autre pour que celui-ci ne manque pas, reniant ainsi sa castration. On peut également poursuivre en disant qu’elle va jusqu’à sacrifier son propre désir pour satisfaire celui de l’Autre, adoptant ainsi la stratégie inconsciente de l’hystérique pour conserver son désir insatisfait. Néanmoins, ces arguments en faveur de la structure hystérique ne peuvent-ils pas s’avérer compatibles avec un fonctionnement relevant d’une autre structure ?

L’hypothèse de la névrose obsessionnelle

Quelques arguments auraient pu nous faire pencher en faveur de ce diagnostic. En premier lieu, Mme D. semble s’employer à étancher la dette financière des hommes qu’elle rencontre comme si elle tentait de résorber sa propre dette, impayée et impayable. Elle illustre parfaitement cette caractéristique névrotique, particulièrement saillante chez de nombreux obsessionnels, lorsqu’elle évoque ses rencontres : « J’ai pas de chance, à chaque fois que je rencontre quelqu’un c’est pour l’aider à sortir de ses problèmes financiers. Je m’endette beaucoup pour les autres ». Ainsi rembourse-t-elle par exemple un camion appartenant à un ami car elle s’était portée caution et son ami n’a plus payé ses mensualités... On pourrait continuer en évoquant l’hésitation de l’obsessionnel lorsqu’il doit faire un choix face aux différents objets qui l’entourent ou face aux différentes possibilités qui s’offrent à lui. Hésitation (plus que doute ici cependant) qu’elle traduit bien : « J’ai du mal à faire des choix… » ; « Je n’arrive pas à me positionner sentimentalement » ; « J’ai peur de prendre une décision, de prendre la mauvaise », etc. Cette hésitation donne à Mme D. une certaine sensation d’immobilité, car si personne ne l’aide à prendre une décision, voire ne prend pas l’initiative à sa place, elle ne le fera pas : « les décisions et moi ça fait deux. Y a toujours quelqu’un qui me convainc avec des paroles ». On pourrait donc avoir l’impression que le désir de Mme D. ressemble au désir impossible de l’obsessionnel, pour qui l’équivalence des objets qu’il a investis, rend impossible tout choix. Le doute le tiraillant, celui-ci n’ose choisir un objet de peur de faire le mauvais choix et pour ne pas avoir à perdre également ce que tout choix implique. Mais il semble que la logique qui opère soit d’un autre ordre. Certes, Mme D. ne fait aucun choix ni ne prend de décision, mais les raisons qui la poussent à ne pas engager son désir sont tout autres.

Les signes de forclusion du Nom-du-Père

La concomitance apparente de défenses hystériques et obsessionnelles ne devrait-elle pas nous orienter vers l’hypothèse d’une structure psychotique ? D’autant plus qu’on peut déceler également des éléments phobiques dans le discours de Mme D.. Ainsi a-t-elle effectivement « une peur bleue » de sa voiture. C’est-à-dire qu’elle possède bien une voiture, mais elle est devenue incapable de s’en servir tant la conduite l’angoissait. Peut-on alors repérer chez Mme D. des signes de forclusion du Nom-du-Père ? Lesquels ? La carence du fantasme fondamental en est un. Ce que l’on aurait pu prendre pour l’hésitation perpétuelle de l’obsessionnel devant les choix qui s’offrent à lui, nous apparaît plus montrer que le désir de Mme D. est carrent. Elle ne parvient pas à prendre une décision, à se positionner sentimentalement, non pas parce qu’elle aurait, tel l’obsessionnel, investi avec la même intensité tous les objets de son désir, mais parce qu’elle n’arrive pas à choisir faute de désir. Le montage du fantasme fondamental faisant défaut, elle ne peut mettre en place un désir qui lui permettrait de s’orienter face à ces objets. Ainsi s’il y a équivalence de ceux-ci, aucun d’eux n’est investi, car aucun d’eux n’est visé par son désir, carrent. Elle illustre bien ce fait quand elle parle de son ex-ami avec qui elle a passé de nombreuses années et avec qui pourtant son désir ne trouve aucun point d’arrimage : « Quand je le vois, c’est bien ; quand je le vois pas, c’est bien aussi. » ; « J’ai aimé une fois, mon ex de C., mais j’ai pas été amoureuse, je suis bien avec lui, mais je serais bien avec un autre ».

De même, les nombreuses rencontres qu’évoque Mme D. s’expliquent toutes de la même manière. Elle n’a pas eu à les choisir, elle n’a tout simplement jamais dit non à ceux qui l’ont sollicitée : « Tous les hommes qui m’ont draguée, j’ai pas osé leur dire non ». On peut d’ailleurs noter à cet égard que ses propos se révèlent incompatibles avec l’hypothèse hystérique, car si cette dernière cherche à séduire, elle éconduira en revanche ceux qui s’aventurent à manifester leur désir par des avances. Or, si Mme D. ne peut s’empêcher de séduire les hommes, elle ne leur oppose pas un refus ensuite, bien qu’elle prétende ne plus être attirée à ce moment précis. On constate ici encore que Mme D. ne peut s’appuyer sur aucun désir pour prendre une décision : les hommes devenus amoureux ne la séduisent plus, mais elle n’ose leur dire non. De plus, bien qu’elle dise attendre d’un homme qu’il ait de l’humour et de la fantaisie, on constate qu’il n’y a aucun désir qui orienterait Mme D. sur un type d’homme précis. Le choix est impossible parce que son désir lui fait défaut, il n’y a aucun élan pour l’orienter vers un quelconque choix : « Un médecin m’a dit que je cherchais un père dans une relation. Bof, non je crois pas. Tout le monde m’intéresse » ; « Dans mes relations j’ai toujours pris la première branche qui venait ».

On peut également repérer un autre signe de forclusion du Nom-du-Père : le fonctionnement « comme si ». Nous allons insister sur ce dernier car il semble saillant dans le cas de Mme D. Deutsch le décrit comme « un mimétisme qui aboutit à une adaptation apparemment bonne au monde de la réalité, malgré l’absence d’investissement d’objet »[12], ce qui permet parfois au sujet de mener une existence « factice » en s’orientant, comme Mme D., sur les opinions de son entourage. Ce fonctionnement « comme si » expliquerait alors l’allure hystérique, chercher à plaire à tout le monde, à répondre aux demandes des autres (se sacrifiant à satisfaire le désir de l’Autre pour conserver le sien insatisfait). Car en fait, ce sont les demandes des autres qui l’orientent dans la vie. Effectivement, n’ayant aucun désir propre, elle se repose sur ceux des autres. Elle l’exprime avec une grande clarté, et montre en de nombreuses occurrences que n’ayant aucun élan ni désir, elle ne peut que se référer à celui des autres : « Je voudrais suivre mon idée et j’arrive pas » ; « J’ai du mal à faire des choix, dès que quelqu’un me parle en dernier je fais le choix là » ; « Y a toujours quelqu’un qui me convainc avec des paroles » ; « Etre aimée, ça me convient plus qu’aimer ». Cette dernière phrase indique d’une autre manière que c’est le désir de l’autre qui prime, car le sien est inexistant. Il est à noter que ce besoin de s’orienter sur le désir de l’Autre prend parfois une grande ampleur. Ainsi, raconte-t-elle, lorsqu’un ami lui a téléphoné pour lui dire qu’il voulait partir avec elle en voyage pour une destination très éloignée de la France, elle fit ses valises instantanément, et 2h après elle prenait l’avion… De même, un épisode vient plus particulièrement attester cette impossibilité de faire un choix, et l’angoisse qui en découle lorsqu’elle se trouve en position de devoir le faire. Il s’agit de conduire sa voiture : « J’ai peur des autres, je sais pas où je vais quand je conduis : j’ai pas de repère quand je conduis. C’est plus que la peur, une angoisse ». Elle explique ensuite que lorsqu’elle devait conduire (excepté les fois où elle connaissait par cœur le trajet et où il n’y avait pas d’imprévu lors de celui-ci), elle était angoissée et ne roulait qu’en avançant toujours tout droit sans s’arrêter… Puis elle rajoute : « Ça m’ouvrira des portes de conduire, dans tous les domaines. Mais c’est pas fait. Je crois que c’est la clé. Je serai indépendante (car je suis toujours dépendante des autres). Il faut une voiture (pour mon job, la confiance en moi, tous les autres domaines) ». Il semble que Mme D. fasse preuve ici de lucidité : elle indique que ce dont témoigne son utilisation de la voiture est un point essentiel. Elle perçoit qu’il lui manque quelque chose de central, à savoir la mise en place de la métaphore paternelle pour assurer l’élan du désir, pour lui permettre de s’orienter suivant celui-ci, en prenant des décisions. Et si elle pouvait reconduire (entendre si elle pouvait s’appuyer sur un fantasme fondamental pour désirer), elle ne serait plus dépendante des autres pour s’orienter, et cela l’aiderait dans « tous les autres domaines » : « Je sais que si je conduisais j’aurais une bonne vie. Mais j’ai perdu les pédales et j’ai arrêté de conduire. Mais je voudrais reprendre ». À ce titre, on peut se rendre compte que les paroles de Mme D. sont véritablement à prendre à la lettre : elle a littéralement « perdu les pédales » en arrêtant de conduire.

Quel(s) mode(s) de stabilisation ?

De nombreux signes convergent par conséquent pour conforter l’hypothèse de la structure psychotique. Néanmoins, il apparaît qu’il ne s’agit pas d’une psychose déclenchée. Dès lors nous devons poser la question du (des) mode(s) de stabilisation pour ce sujet. En fait, Mme D. fait penser au témoignage de Fritz Zorn, auteur de Mars[13]. Il semble en effet qu’on retrouve très bien le tableau général de Zorn chez Mme D. d’après ce qu’en dit l’un d’entre nous dans un article à son sujet : « Avant l’apparition de son lymphome, Zorn ne présente aucun symptôme caractéristique d’une pathologie précise. Ce dont il se plaint réside principalement en un état dépressif, fondé non pas sur une insatisfaction du désir mais sur une carence à désirer »[14]. Si l’on se penche un peu plus sur les détails, on s’aperçoit que l’analogie peut être poussée plus loin. En effet, Zorn, tout comme Mme D. ne peut s’orienter qu’en prenant appui sur les autres. Voici ce dont il témoigne : « En ce temps-là je n’avais pas de jugement, pas de préférences personnelles et pas de goût individuel, au contraire, en toutes choses je suivais le seul avis salutaire, celui des autres, de ce comité de gens dont je reconnaissais le jugement, qui représentaient le public, qui savait ce qui était juste et ce qui était faux »[15]. Ils ont tous deux besoin d’un autre pour s’orienter car ils sont incapables d’avoir leurs propres jugements, idées ou désirs. Leur désir s’avère privé de tout élan faute de la mise en place du fantasme fondamental pour l’enclencher.

On retrouve aussi bien chez Mme D. que chez Zorn une absence radicale de désir. Voici ce que Zorn écrit : « Je n’étais pas un acheteur enthousiaste car je savais que, pour moi, il n’y avait rien à acheter. J’avais donc un tas d’argent mais je ne savais pas à quoi j’aurais pu le dépenser »[16]. Mme D. l’exprime d’une autre manière, bien que très similaire : « Je suis pas comme je voudrais, mais je sais même pas ce que je veux être […] Je voudrais savoir quoi faire. C’est ma grande question. Je voudrais savoir quoi faire et non pas faire ce que les autres me disent de faire ». Bref, ce qui paraît caractériser le désir de Zorn semble pourvoir s’appliquer tout aussi pertinemment pour appréhender celui de Mme D. et confirmer sa structure psychotique : « Le désir de Zorn n’est ni insatisfait, ni impossible, ni prévenu, dans l’acception donnée par Lacan à ces trois termes, en référence à l’hystérie, à la névrose obsessionnelle et à la phobie, son désir est carrent, le montage du fantasme fondamental nécessaire à son soutien n’est pas en place. […] La loi de la castration symbolique n’a pas imposé sa marque, de sorte que l’élan du désir ne s’est pas enclenché »[17]. Cependant, plusieurs éléments concourent à stabiliser la psychose ordinaire de Mme D. et font obstacle au déclenchement. Nous entendons par psychose ordinaire, une psychose qui, selon les termes de Miller[18] « se fond dans une sorte de moyenne », sans « déclenchement franc » ou non déclenchée, notamment grâce à certains modes de stabilisation, et qui s’opposent de fait à « la psychose extraordinaire », du type de Schreber. Concernant Mme D., d’une part, le fonctionnement « comme si » lui permet de se régler sur l’avis salvateur des autres, lui évitant ainsi de poser la question même de son désir, absent faute du montage du fantasme fondamental. Notons également que Mme D. dispose de plusieurs possibilités d’étayage. Par exemple, son ex-ami qui porte pour elle des valeurs sûres sur lesquelles elle peut s’orienter : « Ce qu’il dit c’est des vérités. Il a très souvent raison. C’est le seul qui me manipule pas » ; « J’ai du mal à le quitter car il a des vrais principes » ; « Je suis dans une adoration de son modèle bien qu’il fasse 110 kg ».

On comprend que les vrais principes et les vérités qui émanent de cet ex-ami soient un support important pour Mme D. D’ailleurs elle l’a très bien compris puisque d’une part elle n’arrive pas à le quitter, et d’autre part, lorsqu’elle cherche quelqu’un, elle évoque le souhait de « vouloir se reposer » sur un homme, comme elle a pu le faire avec lui. Notons encore que l’alcool lui assure une autre béquille. Elle y trouve une identification qui tient et surtout qui permet de s’orienter dans la vie. Elle le dit clairement, après avoir regardé un film concernant une femme alcoolique : « Je me suis identifiée à fond à cette femme alcoolique ! ». Il s’agit d’une identification solide puisque Mme D. s’emploie à boire excessivement une soirée tous les 3 mois afin de légitimer cette appellation d’alcoolique. Remarquons que ce genre de sur-identification est assez fréquent dans la psychose ordinaire. On peut comprendre au passage que la manière de procéder des Alcooliques Anonymes fidélise bon nombre de sujets tels que Mme D. en posant d’entrée de jeu cette identification comme acquise : « Je m’appelle Untel et je suis alcoolique ».

Alors que la notion de maladie alcoolique s’avère impuissante à expliquer une quelconque dynamique à l’œuvre chez le sujet, l’éclairage apporté par une analyse structurale du sujet nous a permis de montrer comment le diagnostic de psychose ordinaire pouvait s’articuler avec l’addiction à l’alcool. Celle-ci est principalement axée ici autour de cette sur-identification à l’alcoolique, dont on a pu cerner les enjeux pour Mme D. En effet, en tant que béquille participant à stabiliser sa psychose ordinaire, il est peu probable que Mme D. renonce à cette identification. Tout comme certains sujets névrosés n’abandonneront pas leur addiction au profit de solutions comportementalistes parfois apportées par les institutions. Ce qui ne manquera pas au final de renforcer les thèses en faveur de la maladie alcoolique de ces alcoologues qui ne verront dans cet entêtement du sujet, incompréhensible à leurs yeux, qu’une preuve empirique de la ténacité de la maladie. Et lorsque l’entêtement du sujet n’a d’égal que celui du maître, qui persiste à vouloir sauver son savoir, qui refuse de s’apercevoir que la logique du sujet de l’inconscient échappe à sa maîtrise, celui-ci condamne le sujet à réitérer de manière toujours plus dramatique sa demande d’être entendu. C’est notamment l’une des raisons pour lesquelles certains sujets cumulent plusieurs dizaines d’hospitalisations au sein d’institutions. Gisèle Rousseau illustre bien au cours de ses 115 hospitalisations cette tentative désespérée de faire entendre quelque chose à ces praticiens : « Le fait de m’alcooliser était le signe que je voulais que quelque chose se passe. Mais, par malchance, j’avais un mur en face de moi. Personne ne comprenait rien à rien. Il y avait des moments qui avaient plus de sens que d’autres. Mais personne n’essayait d’y lire quelque chose »[19].

Ces constats ont déjà été établis depuis une dizaine d’années par des cliniciens travaillant avec des sujets toxicomanes. Certains d’entre eux, comme Magoudi, ont par exemple réfuté le terme même de toxicomane : « Le toxicomane est un terme générique qui évacue la question du sujet dans la formule qui l’engage »[20]. N’en est-il pas de même pour le terme d’alcoolique ou de malade alcoolique ? D’autres auteurs ont critiqué les praticiens de certaines institutions dites spécialisées : « Devant ces établissements, […], il nous faut attirer l’attention sur les ravages qu’ils peuvent provoquer chez celui qui se présente à leur porte et reçoit pour toute réponse à ce qui le questionne : "Tu es un toxicomane." - ravageante réponse du maître, qui confirme un peu plus la position de déchet »[21]. N’est-il pas équivalent de répondre à un sujet « Tu es un toxicomane » et « Tu es un malade alcoolique » ? Enfin, plutôt que de chercher un sens général à l’addiction, ou à défaut de le trouver, de vouloir enfermer les sujets addicts par désespoir de cause dans une nouvelle catégorie, ne peut-on pas, comme le suggère Zafiropoulos, proposer une approche accordant une attention particulière à la structure subjective du sujet : « Le toxicomane, donc, n’existe pas. N’existent que des psychotiques, des pervers et des névrosés, qui consomment des drogues. En conséquence, il faut lire la consommation des drogues dans le cadre des structures subjectives qui l’activent »[22].

Bien que cet avis ne soit pas partagé par tous, tel Pédinielli qui prétend que « la question est alors de savoir comment produire une clinique et une théorie qui respectent à la fois le sujet et le toxicomane. La référence à la structure n’est pas très pertinente pour l’approche du sujet toxicomane »[23], il nous semble que concernant la clinique de l’addiction, l’étude du cas de

Mme D. montre le contraire. En effet, outre la lumière apportée par l’articulation de la structure subjective du sujet à son symptôme, le marquage de la structure nous paraît avoir des conséquences essentielles quant à la menée de la cure. De plus, la remarque de l’auteur pose la question de savoir pourquoi les sujets addicts nous en dispenseraient ? N’est-ce pas inciter les cliniciens à penser qu’ils peuvent faire l’économie du repérage structural car les sujets addicts représenteraient une catégorie, voire une structure différenciée comme l’ont suggéré de nombreux auteurs ? D’une manière plus générale, conscients de certaines dérives, des auteurs tels Vera Ocampo ont rappelé que les cliniciens de doivent pas démissionner de leur position face aux sujets toxicomanes : « La psychanalyse, quand elle est confrontée à son tour à ce qui est en jeu dans la toxicomanie, est ramenée à son point de départ le plus sûr, l’écoute du premier mot, l’écoute de la demande. Et que demande le toxicomane, pas moins qu’un autre, sinon que la singularité de ce qu’il vit et ressent soit prise en compte et non pas broyée dans un discours préétabli ».[24] Effectivement, les sujets addicts, et par définition les sujets dits alcooliques, sont des sujets avant tout, et non comme Pédinielli semble le suggérer un sujet d’un côté et un toxicomane (ou un alcoolique) de l’autre. Pourquoi ne devrait-on pas les écouter comme tout sujet qui en formule la demande ?

· Références

· Balbo G., "À l’enseigne du trait du non", Le Trimestre psychanalytique n°2/1997.

· Curtet F., Idées fausses sur la défonce, Flammarion, 1982.

· Descombey J.P., Alcoolique, mon frère, toi., Privat, Toulouse, 1985.

· Descombey J.P., "Tache aveugle et la tentation chimique de Freud", Le trimestre psychanalytique n°2,1997.

· Deutsch H., "Divers troubles affectifs et leurs rapports avec la schizophrénie" (1942), L’identification, Paris, Tchou, 1978.

· Freda F.H., "Fête des fêtes, Les journées de travail du 28 et 29 juin 1980", publication interne de l’E.C.F., note polycopiée.

· Gouillou A. , Rousseau G., Gisèle ou la vie rebâtie, P.U.R., 1994.

· Magoudi A., "Revue de la littérature psychanalytique sur les toxicomanies", Approche psychanalytique des toxicomanies, Ferbos C. - Magoudi A., P.U.F., Paris, 1986.

· Maleval J.-C. "Fritz Zorn, le carcinome de Dieu. Phénomène psychosomatique et structure psychotique", L’évolution psychiatrique, Tome 59, fascicule n°2, Avril-Juin 1994.

· Miller J.-A., La psychose ordinaire, La convention d’Antibes, Le Seuil, 1999.

· Pedinielli J.-L. "Le toxicomane et la mort", in Clinique des toxicomanes. L’addiction d’absence. Cliniques Méditerranéennes n°47-48, 1995.

· Vachonfrance, "La psychothérapie de la maladie alcoolique", Bulletin de la société française d’alcoologie, n° spécial décembre 1988.

· Vera Ocampo E., L’envers de la toxicomanie. Un idéal d’indépendance, Denoël, Paris, 1989. Zafiropoulos M., "Le toxicomane n’existe pas", Analytica n°54,1988.

· Zorn F. Mars, Gallimard, 1979.

* Laboratoire de Psychopathologie et clinique psychanalytique de l’Université de Rennes II – Haute Bretagne.

· Résumé traduit par Anne Béchard-Léauté.

[1] Gouillou A. , Rousseau G., Gisèle ou la vie rebâtie, p. 156.

[2] Curtet F., Idées fausses sur la défonce, p. 54.

[3] Vachonfrance, "La psychothérapie de la maladie alcoolique", p. 4.

[4] Ibid.

[5] Descombey J.P., "Tache aveugle et la tentation chimique de Freud", p. 9.

[6] Ibid.

[7] Descombey J.P., Alcoolique, mon frère, toi., p. 204 .

[8] Ibid., p. 38.

[9] Ibid., p. 165.

[10] Freda F.H., "Fête des fêtes", p. 1.

[11] Balbo G., "À l’enseigne du trait du non", p. 112.

[12] Deutsch H., "Divers troubles affectifs et leurs rapports avec la schizophrénie" (1942).

[13] Zorn F., Mars.

[14] Maleval J.-C., "Fritz Zorn, le carcinome de Dieu. Phénomène psychosomatique et structure psychotique", p. 309.

[15] Zorn F., p. 42.

[16] Ibid., p. 174.

[17] Maleval J.-C., p. 310.

[18] Miller J.-A., "La psychose ordinaire", pp. 230, 276.

[19] Gouillou A. , Rousseau G., p. 120.

[20] Magoudi A., "Revue de la littérature psychanalytique sur les toxicomanies", p. 37.

[21] Zafiropoulos M., "Le toxicomane n’existe pas", pp. 98, 99.

[22] Ibid., p. 98.

[23] Pedinielli J.-L. "Le toxicomane et la mort", p. 41.

[24] Vera Ocampo E., L’envers de la toxicomanie. Un idéal d’indépendance, pp. 52, 53.