Chronique d’une vindication et d’un ravage passionnels
RECHERCHES CLINIQUES EN PSYCHANALYSE
Psychologie Clinique 13
juillet 2002
Chronique d’une vindication et d’un ravage passionnels
Par Marie-José Del Volgo[1] et Roland Gori[2]
Résumé : C’est au moment où la médecine réalise les prouesses techniques les plus assurées dans son savoir que les médecins se trouvent le plus exposé au ravage passionnel des patients-plaignants. Un tel paradoxe ne serait qu’apparent puisqu’il s’agit en fin de compte, pour les patients, de faire advenir la catégorie du réel et de la faire reconnaître comme point d’impasse de l’illusion d’un savoir formalisé dans la certitude. Ce réel ne saurait advenir que dans la haine en tant que forme cicatricielle du syndrome érotomaniaque. Cette vindication (de Clerambault) passionnelle se déduirait tout simplement des effets ravageants de l’idéal de savoir absolu dont l’idéologie scientifique sécrète l’illusion. D’un point de vue clinique, M. V., cet homme dévitalisé par un dentiste, vient témoigner en martyr des effets iatrogènes d’une rencontre au cours de laquelle le ravissement du patient par le praticien produit un orage passionnel où la haine s’avère constitutive de l’altérité menacée.
Mots-clés : Erotomanie ; idéologie scientifique ; haine ; passion ; savoir.
« Notre malade, a, pour ainsi dire, découvert l’astre par le calcul ».
G. G. de Clérambault, L’érotomanie, p. 57.
« Des rapports entre l’érotomanie et la paranoïa peuvent être retenus. Sans vouloir confondre ces deux psychoses, il serait possible de constater au début d’une évolution paranoïaque un épisode érotomaniaque, souvent bref, de type homosexuel, et qui vire rapidement à la persécution. La séquence mise en évidence par Clérambault, espoir-dépit-rancune, semblerait donc s’accélérer pour faire porter le délire sur ce dernier terme ».
G. Rosolato, 1967, p. 152.
En s’éloignant de l’analyse de la souffrance psychique au profit d’une quantification probabiliste et différentielle des troubles du comportement, la psychiatrie actuelle, a contrario des idées reçues, ne fait que déplier à l’aide des nouvelles technologies les fonctions discursives du paradigme originaire de la neuropsychiatrie dont l’acte de naissance remonte à la deuxième moitié du XIX° siècle. Les troubles (disorders) du comportement, recensés par les DSM successifs, entretiennent une étroite parenté épistémique avec les « anormalités » mises en relief à partir de 1850-1870 par la psychiatrie française pour décrire les grands syndromes de la pathologie mentale. Là encore, cet éclatement du champ symptomatologique de la psychopathologie, que la phénoménologie et la psychanalyse avaient, chacune à leur façon, tenté de réunifier, s’accompagne de l’extension du pouvoir d’ingérence du neuropsychiatre dans la gestion éthico-politique des conduites humaines et accroît l’exigence d’arrimer davantage ce nouveau pouvoir à un savoir modelé par la génétique, la biologie moléculaire et les neurosciences en général. Ainsi les différents DSM et apparentés, instruments efficaces des enquêtes épidémiologiques, ont été convertis en opérateurs logiques de diagnostics des troubles mentaux corrélés de manière plus ou moins lâche aux opérateurs pragmatiques que constituent les molécules chimiques prodiguées par la pharmacopée. Cette jonction de l’extension du pouvoir neuropsychiatrique et du remodelage du savoir médicobiologique s’avère largement entretenue et favorisée par des préoccupations commerciales, soutenues par une propagande et une idéologie[3] de pugnacité pragmatiquement efficace dans leur argumentation discursive. Exit le malade et la maladie au profit d’un individu dépositaire de troubles dont il aura à négocier le traitement en tant qu’élément d’un groupe social, partie prenante de la nouvelle donne dans la transaction thérapeutique[4]. Cet écrasement du fait psychique, entre l’enclume du pouvoir de l’individu réduit à sa qualité d’élément d’un groupe social de pression (lobby) et le marteau d’un individu réduit à n’être que les archives d’une information génétique et/ou neurobiologique, méconnaît la dimension intersubjective de la maladie et du soin.
C’est paradoxalement du côté de la médecine technoscientifique, hautement sophistiquée dans sa logistique et amplement rôdée au modèle biologique (services spécialisés en chirurgie lourde, génétique, oncologie…), que se fait entendre l’appel à la reconnaissance du fait psychique et de son actualisation intersubjective dans la prise en charge des malades. Cet appel pourvoit aux demandes les plus hétérogènes à l’adresse des « psy » de tous ordres depuis l’exigence d’un supplément d’humanité à même de compléter la médecine d’appareil jusqu’à la prise en compte des effets intersubjectifs de la relation médecin-malade dans le champ du diagnostic et du soin. À devoir reconnaître que la rencontre médecin-malade puisse dans certaines circonstances devenir psychiquement iatrogène présuppose que les médecins et les soignants soient à même de s’interroger sur les dimensions imaginaires et symboliques des actes qu’ils effectuent et des paroles qu’ils prononcent. Et c’est une fois encore le martyr de la psychose ou de la folie passionnelle qui peut les y contraindre lorsque ceux-ci se montrent trop réticents à devoir reconnaître le sens et la fonction que leurs interventions mobilisent dans l’économie subjective des patients.
De Clérambault, en son temps, avait largement vulgarisé cette prédilection des «prêtres et des médecins» à devenir objets de l’appétence des érotomanes. Les descriptions fines et aiguisées des délires passionnels par de Clérambault font une large place à la voracité orgueilleuse qui pousse les érotomanes à élire le médecin ou le prêtre, en tant qu’Homme de Bien et de Savoir, à la dignité d’objet de leur vindicte. La quérulence et le désespoir de l’érotomane se nourrissent férocement de cette vindication (le terme est de Clérambault qui le distingue à juste titre de la revendication) à même de mettre l’objet à la question : de quel savoir est-il détenteur ? Que sait-il ou que veut-il de ce réel qui trouble la consistance de l’ombre narcissique et entame sa plénitude en faisant advenir un manque que l’érotomane se consacre à voiler ? Si le prêtre ou le médecin adviennent comme les figures prestigieuses d’un Autre pourvoyeur d’espoir et prometteur de dépit comme de rancune, c’est bien d’une certaine façon en tant que leur exercice et leur sacerdoce entretiennent l’illusion d’un savoir sans faille. Et c’est sur cette faille même, en partie inconcevable, mais en partie seulement, que l’érotomane se sacrifie et se dépose lui-même en tant qu’objet indispensable, irremplaçable à l’exercice plénier de ce pouvoir. Quitte alors dans le martyr de la folie passionnelle et de la psychose à vouloir faire reconnaître et évaluer les dommages que ce sacrifice lui occasionne. Là apparaît la haine au moment même où il désuppose l’Objet du Savoir sans faille qu’il lui avait procuré.
C’est en ce sens qu’il conviendrait aussi d’interroger les vindications « processives » (de Clérambault) dont les médecins et la médecine font l’objet. Ce que demande à l’Autre le patient-plaignant, c’est d’assurer la consistance d’un savoir sans manque que la promesse technologique avait fait naître, non sans l’assurance désespérée de ne point y parvenir, seul garde-fou de la psychose. Le discours passionnel, là encore, énonce une vérité : « c’est l’Autre qui a commencé, qui aime (ou qui hait) le plus ». Dans cette perspective, nous envisageons les plaintes sinistrosiques et les démarches procédurières à l’endroit de la médecine et des médecins sous l’angle du « terrorisme passionnel » (Perrier, 1967) de la triade suivante : délires, érotomanie-jalousie et revendication. Ainsi le paradoxe suivant peut s’éclairer : c’est au moment où la médecine réalise les prouesses techniques les plus assurées dans son savoir que les médecins se trouvent le plus exposé au ravage passionnel des patients-plaignants. Le paradoxe n’est qu’apparent puisqu’il s’agit en fin de compte, pour les patients, de faire advenir la catégorie du réel et de la faire reconnaître comme point d’impasse de l’illusion d’un savoir formalisé dans la certitude (Gori,1999-2000). Ce réel ne saurait advenir que dans la haine en tant que forme cicatricielle du syndrome érotomaniaque. Cette vindication passionnelle se déduit tout simplement des effets ravageants (l’étymologie commune de ravage et de ravissement doit être soulignée) de l’idéal de savoir absolu dont l’idéologie scientifique sécrète l’illusion.
L’exemple clinique que nous allons présenter témoigne en martyr des effets iatrogènes d’une rencontre au cours de laquelle le ravissement du patient par le praticien produit un orage passionnel où la haine s’avère constitutive de l’altérité menacée. Nous avons ailleurs[5] mis l’accent sur la passion homosexuelle de Monsieur V., méconnue et refoulée, l’éclosion de cette passion et l’échec de son refoulement.
Monsieur V. ou « Un homme dévitalisé »[6]
« Tu sais bien, Herr [Seigneur], que lorsque cela ne va plus,
la vie n’a plus aucune valeur ».
Freud, 1901, p. 7.
« Il n’y a pas de plus grand danger pour la fonction hétérosexuelle
d’un homme que sa perturbation par l’homosexualité latente ».
Freud, 1937, p. 259.
Première rencontre :
Le regard figé, sans vie, est tourné sur ma gauche vers la fenêtre. Tristesse infinie.
D'emblée, M. V. raconte ce qui lui est arrivé, ce qui a fait événement dans une vie sans histoires jusque-là, avant cet événement qui a bouleversé sa vie, qui l'a bouleversé. [Je rapporte ici ses propres paroles notées au cours de l’entretien en employant parfois la troisième personne pour rendre compréhensible le récit].
Le malheur est arrivé par un homme, « un dentiste, un escroc, m'a esquinté, il a dévitalisé des dents saines. Je suis tombé entre les mains de ce médecin qui employait les mots de la médecine "occlusion". Cette histoire a un début (19XX) et une fin. C'est fini le 18 juin [3 ans plus tard] ». Depuis le début du traitement, « j’avais des douleurs permanentes et lorsqu'il a scellé les prothèses définitives, j’ai eu encore plus mal ».
En 19XX, il avait une dent de devant qui bougeait, il avait pris un coup sur un chantier, le souvenir est confus, il se serait retrouvé contre un mur. Cette dent tenait sur deux racines. Avant 19XX, il avait un autre dentiste, mais à partir de 19XX, c'est lui, N., qui le traite et qui le massacre. Il a de la haine : « C'est interdit ce qu'il m'a fait […] je ne sais plus où j'en suis. Il m'a tout bouleversé. À cause de lui je ne travaille plus. Pour les enfants, je ne suis plus un père comme ils avaient. Ils disent à leur mère : papa n'est plus comme avant ». « Ce dentiste a bouleversé notre vie. Il n'y a rien qui va, ni le physique, ni le moral ». « Les experts ont reconnu tous les défauts du dentiste, ils ne lui ont fait aucun cadeau ».
« Le 18 juin [3ans plus tard], il a scellé la prothèse finale comme un maçon. Il a dévitalisé des molaires saines. Il disait que je risquais de me retrouver avec la bouche tordue ». Il a dit : « vous allez vous retrouver avec la tête partant du côté droit, vous serez tordu ». Au début, lorsque M. V. a connu le dentiste, il travaillait « comme une bête » et il voyait le dentiste « comme un soleil ». En fait il l'a « embobiné » au point tel qu’aux dires de M. V. il avait contraint toute sa famille à consulter le Dr N. Depuis la dévitalisation, M. V. ne se sent plus le même, il est diminué physiquement. Il mange mal, il a mal aux oreilles et à la tête, il tremble. Il dort mal, la nuit il a des bourdonnements d'oreille, quand il se réveille sa bouche serre comme un étau. Il a toutes les misères du monde. Il ne supporte [dans la bouche] ni le chaud, ni le froid. Il passe sa journée à faire ça [il avale]. Quand il mange tout reste au fond et il doit aller au lavabo et mettre sa main dans la bouche.
Sa douleur actuelle semble se présenter comme celle, dit-il, d'une « femme qui va accoucher ». La sienne de femme, il ne l'a vue qu'une fois accoucher et ça s'était bien passé. La naissance du garçon, le seul garçon parmi ses enfants, N., c'était en 19XX. Le 18 mars 19XX, ça a été une journée de joie. Le garçon est arrivé au bout du cinquième, après quatre filles. [Notons qu’il est né, qu’il est arrivé, la même année que le dentiste]. C'était le garçon et c'était une grande joie. C'était le garçon pour sa femme et lui était comme n'importe quel père. Il lui fallait, à lui, le garçon.
Ses enfants, ils avaient tout, maintenant il n'a plus rien à leur donner. Pendant ses silences, il pense à sa souffrance, ses enfants, à ce qu'il a vécu. Son enfance, il s'en fout, elle est faite, elle n'était pas heureuse. Ce que le dentiste lui a fait est criminel, c'est lui qui est coupable, qui l'a détruit.
Un an plus tôt, il [le dentiste] a aussi traité sa femme et ses enfants. Depuis un an, M. V. prend des cachets et il a même perdu sa vie sexuelle. C'est un malheur pour lui et sa femme. Ça lui fait penser à se suicider. Ce n'est pas une vie.
Après une interruption de 9 mois, je le reverrai huit fois. Il reprend alors ses plaintes vindicatives à l’endroit du dentiste et me parle ensuite de la fugue d’une de ses filles en évoquant des fantaisies de drogue, de prostitution et de grossesse. Il se plaint ensuite de son « inactivité » et de se voir ainsi « dirigé par sa femme et les médecins ». Il évoque alors l’échange qu’il a eu avec le Pr. P. qui me l’a adressé et, à cette occasion, il déforme mon nom, il dit : « J’ai vu le Dr del Vié ». Il associe ensuite de nouveau sur les soins du dentiste : « En juillet [2 ans après 19XX], il m'a gardé jusqu'à 10 heures du soir c'était une vraie boucherie, ça saignait partout. Je suis resté avec des entailles jusqu'en juin XX [3 ans après]. J'avais confiance. C'est après le scellement définitif que les douleurs sont revenues et sa seule réponse était : "Je ne peux rien faire pour vous". Quand j'ai appris qu'il avait maltraité des dents saines, je suis devenu fou ». Et il poursuit « Ma mère souffre, elle croit que je suis fou. Elle dit : "Je ne retrouve pas le même fils". Elle me blesse et ça me fait mal. Pour elle je suis son fils avant ce problème. Il a tout bouleversé ».
À la séance suivante, il évoque à nouveau l’escroquerie : « Le dentiste a touché des dents saines et il a laissé des dents maltraitées. Il m'a laissé un an sans le provisoire ». « J'avais confiance en lui. J'ai fini par me disputer avec lui. Ce que vous m'avez fait, ça ne marche pas. Il ne s'agissait pas d'une erreur humaine, il a fait tout volontairement. D'après les radios, il a traité "six dents saines" ». En fin d'entretien, il évoque ses « enfants, la dernière qui va avoir 4 ans et un garçon au milieu, N. ». Il a peur qu'ils aillent à la DASS. Le dentiste lui a dit : « Je ne peux plus rien faire pour vous ». Il n'est resté alors que « la haine ». « Il a détruit ma vie ». « J'ai du mal à manger, à articuler. Je suis privé de mon travail qui était mon amour. Je ne peux plus me passer de comprimés ».
M. V. revient sur ses douleurs, le dégoût qui le prend à voir ses mains, son corps et « tout ça devant qui ne me sert à rien. C'est comme vous direz un bloc ». Et il associe sur son métier, un métier dur pour lequel il faut avoir des forces. « Sur le plan sexuel, ça ne marche pas comme avant. Vous croyez que c'est une vie ? ».
À la séance suivante il évoque sa fille aînée et me dit « quand elle est née j’ai eu un enfant, je suis devenu père, maintenant je ne me sens plus père ». Il évoque ensuite son père, le prénom de celui-ci et enfin le sien, prénom qui signifie dans sa langue « lavie », il précise que « c’est un coup du hasard ». Puis M. V. évoque sa sexualité : « sur le plan sexuel ça ne fonctionne pas » alors que « tout petit », il a toujours eu des femmes. La première était une femme, à qui il faisait les courses, elle avait 36 ans et lui 14. C'était bien. [Cette femme avait l’âge de sa mère]. Il évoque ensuite son mariage et son travail en insistant sur ses qualités physiques et puis à nouveau le souvenir du dentiste revient : « sa vie s’est dégradée », « c'est un escroc. Il a touché des dents saines ». « Il vaut mieux que ce soit moi qui me retrouve à l'hôpital. Pour les gosses le plus important, c'est la mère ». Après un silence, il dit : « Je tremble comme une femme, je n'ai jamais tremblé comme ça ».
À la séance suivante, il se plaint à nouveau du dentiste et des conséquences de son intervention sur des dents saines qui l’a rendu malade, a détruit sa famille, l’a ruiné et l’a rendu impuissant. Il me dit : « Je me retrouve comme un fou », « j'ai envie parfois de le tuer, de lui arracher ses dents ». « La première fois, c'était un docteur comme un autre. Il a touché des dents saines. Il m'a arraché les dents ». Il se plaint d'avoir mal à la tête, d'avoir du mal à respirer, de trembler comme une femme, « vous croyez que c'est une vie ? ». Il n'a plus de vie de famille. Le dentiste a pris ses dents saines. « Je lui ai fait confiance, il m'a fait croire l'incroyable. Peut-être ce qu'il me dit existe. J'avais peur de me retrouver tordu ».
Un peu plus tard il évoque une phrase et une remarque de sa fille aînée qui lui aurait dit au moment de la mise en place de la prothèse : « Qu'est-ce que tu as, ce n'est pas les mêmes dents ? Je lui ai dit : c'est fixe ce n'est pas le provisoire ». Le dentiste lui disait que ça allait revenir et il ajoute : « Ce n'est pas un médecin, c'est un maçon ».
À la séance suivante, il évoque un cauchemar où il se trouvait avec le dentiste et avec lequel il se disputait. Et ce qui lui paraît atroce, il l’énonce ainsi : « J’ai été avec lui. Lui et moi, lui avec toujours cette manie de s’en foutre comme s’il n’était pas coupable ».
À la séance suivante, après avoir évoqué une consultation ORL il revient sur ce « calvaire inoubliable » avec le dentiste : « Il n’y a pas une seconde où je ne pense pas à lui ». Il associe ensuite sur ses problèmes de sexe et sur sa hantise d’avoir « la bouche enflée » qui le conduisait à éviter toute relation sociale. Sa maladie n’est pas naturelle, elle a été volontairement créée par un criminel.
Il reviendra une dernière fois en consultation, avant de partir en maison de repos et après une intervention chirurgicale réussie des sinus à laquelle il était allé « comme à un suicide ». Il évoque aussi à cette occasion « l’agression » physique dont il aurait fait l’objet de la part d’un agent de service de l’hôpital et ses fils.
Constructions théorico-cliniques
En résumé l’histoire de M. V. se présente comme celle d’un homme dévitalisé par un autre homme, un dentiste. Cet autre homme que M. V. voyait au début « comme un soleil », qui l’aurait, en somme, séduit pendant trois ans, s’est comporté comme un « maçon » alors que M.V. était, lui même, maçon spécialisé dans la réparation des façades. Cet homme par qui le malheur est arrivé est entré dans la vie de M. V. au moment de la naissance de son garçon, cinquième enfant au milieu de plusieurs filles. Cette naissance du fils unique accompagne la naissance de ses symptômes physiques, des douleurs semblables à celles « d’une femme qui accouche » et d’une rencontre passionnelle, ordonnée selon l’espoir, le dépit et la rancune. Bien sûr il ne s’agit pas d’un syndrome érotomaniaque au sens classique du terme, mais nous souhaiterions en fin de compte, mettre en évidence l’avantage que peut nous procurer la conception d’une position érotomaniaque comme constitutive de toute passion.
La rencontre avec le dentiste et les conséquences qui s’en sont suivies entrent en coïncidence au moment où il (m’)en parle avec la question de la paternité plus particulièrement sollicitée ici par le fait qu’il s’agit d’être père d’un fils. Or du fils, au cours de nos entretiens, il n’en sera pratiquement pas fait état. Quant à son propre père, M. V., en évoquant les paroles qui lui interdisaient les « mauvaises fréquentations », les formule de manière équivoque : « Il ne faut pas suivre ces garçons » disait le père. Depuis les soins du dentiste, son univers a changé, ses proches ne le reconnaissent plus comme ils l’ont connu et lui-même s’est muré dans une intime exclusion, seul subsiste son statut de victime qui vient baliser le naufrage catastrophique de sa vie où tout n’est plus que champ de ruine. Dans ce ravage passionnel, subsistent la haine et la rancune et le sentiment aussi de cette privation qui l’a féminisée puisqu’il tremble comme une femme. M. V. a été maltraité et dévitalisé et n’est pas en mesure de répondre aux sollicitations de la paternité d’un fils. Depuis, il a perdu sa vie sexuelle, il a perdu l’usage de son « vié », de son « vît », qu’il inclut dans la déformation de mon nom. Curieusement, « lavie » c’est aussi la traduction française de son prénom arabe.
M. V. n’est pas psychotique, il ne « délire » que dans le « secteur » de sa passion sinistrosique et ses convictions ne sont pas à proprement parler « paranoïaques ». Il a bien subi un « dommage » du point de vue de l’expertise médico-légale, tout comme il subit réellement à l’hôpital une agression. M. V. manifeste, comme dirait de Clérambault, « le Culte d’un Souvenir Réel » dans la passion duquel son ravissement trouve dans la haine sa cicatrice et sa « cristallisation ».
Mais dès lors que nous acceptons d’entendre les plaintes vindicatives et dépressives du patient non comme le reflet exact des événements de sa vie mais comme des actes de parole, c’est un autre texte, inscrit comme un palimpseste qui se dessine. Le symptôme ne saurait être réduit aux signes et indices d’une sémiologie médico-légale, voire psychiatrique, mais se trouve constitué de part en part par des constellations signifiantes qui font histoire au moment même où elle est racontée.
La question essentielle, pour nous ici, concerne les séductions ravageantes et passionnelles que peut produire l’intervention médicale lorsqu’elles s’avèrent méconnues dans leurs coordonnées imaginaires et symboliques : « Le symptôme, c’est nécessairement et uniquement ce qui tombe ensemble dans la parole, et qui d’être recueilli par l’un et par l’autre, et parfois par les deux fait histoire » (Gori, 1996, p. 186). M. V. adresse à l’un d’entre nous sa plainte et ce jusqu’à inclure dans son nom ce qu’il revendique avoir perdu et dont il aurait été privé par une intervention médicale dommageable. Mais ce n’est pas seulement de la vitalité de ses dents dont M. V. a été privé mais aussi de sa puissance sexuelle et de son aptitude à soutenir d’être père, transmetteur à son fils de son nom. Le cauchemar rapporté en séance témoigne si besoin était d’un travail de latence, d’incubation psychique qui élève l’événement de vie à la dignité de pensées préconscientes susceptibles d’être investies par l’inconscient. Les coïncidences qui se manifestent dans son récit ne sauraient être réduites à la simple co-occurrence d’événements de vie. Elles se révèlent aussi dans la complaisance du « hasard objectif » (A. Breton) qui fomentent les rencontres passionnelles : « C’est vraiment comme si je m’étais perdu et qu’on vînt tout à coup me donner de mes nouvelles » (p. 13).
La durée limitée de la rencontre, son dispositif institutionnel médico-psychologique, n’ont pas permis de reconstituer ce qui de l’infantile demeurait en puissance d’actualisation dans le transfert. Ce faisant cette rencontre, par le témoignage qu’elle apporte, nous semble avoir le mérite de dénuder les séductions ravageantes et passionnelles que peut produire l’intervention médicale lorsque le praticien méconnaît les dimensions imaginaires et symboliques que son acte acquiert dans l’économie subjective du patient[7]. Bien sûr les impasses du travail de deuil de certains patients peuvent toujours être imputables à leur structure psychopathologique ou à la réalité des traumatismes subis. Mais il n’empêche qu’en plaçant en arrière-fond de la vindication, et éventuellement de la quérulence, la position érotomaniaque nous avons le souci de reconnaître la participation intersubjective des Hommes de Bien et de Savoir au déchaînement des passions. La rencontre s’avère d’autant plus iatrogène que celui qui incarne l’Autre répugne davantage à céder le réel de son savoir et de son pouvoir. Comme l’écrit F. Perrier à propos du délire érotomane : « Que "l’autre ait commencé", cela est parfaitement vrai si l’on songe à définir l’homme de Bien en fonction (qu’il fonctionne pour la santé du corps, le salut des âmes, la réalité de la libido, ou l’ordre de la cité) comme celui qui se veut, et d’abord à l’aveuglette, partie prenante dans la question forcément opaque de quelqu’un d’autre » (p. 135). Aussi les médecins et les prêtres n’ont-ils pas le monopole de ce type de mésaventure. En son temps, Ferenczi nous avait appris par ses écrits et sa vie que les analystes n’étaient pas à l’abri de ces transferts passionnels.
Dès lors que nous acceptons de rapatrier le récit des malheurs de M. V. dans le champ de la parole et des circonstances de son énonciation nous pouvons entendre autrement son discours. Acceptons au moins un temps cette fiction clinique qui nous permettrait d’entendre les mauvais traitements dont il a été l’objet comme des « attentats » fomentés par lui-même et contre lui avec la complicité active de tiers susceptibles de devenir ses ombres narcissiques. La participation de ces autres à son malheur lui permettrait de produire une altérité à lui-même (il n’est plus comme avant) tout en affirmant dans le même mouvement sa présence nouvelle au monde (il est devenu une victime), il y gagne une certitude dans ce monde de ruines. Et cela même au moment où le docteur a l’audace d’affirmer qu’il « ne peut plus rien pour lui ». Alors pour être lui, il faudra à M. V. la certitude que le Dr. n’est plus « rien » après avoir été « tout ». Le trauma de la rencontre ne saurait analytiquement se trouver hypostasié à la coïncidence des événements de vie, il se déduit d’une rencontre avec l’effroi, moment fécond d’une psychose, moment « promoteur » (Perrier) d’une passion, moment de fixation sur l’image d’une névrose traumatique, moment paranoïaque d’un passage à l’acte criminel. C’est adossé à un mur que M. V. a reçu un choc, dans des circonstances qu’il a oublié, moment d’étrangeté qui ouvre sur l’abîme de la « terreur sans nom » (Bion). Le calvaire de M. V. a été précédé de trois années de lune de miel au cours desquelles son « docteur » était pour lui « comme un soleil », astre central de sa constellation intime, période de confiance aveugle, d’abandon aux soins du praticien qui voulait son Bien et lui dépensant sans compter. Puis un jour, du moins dans son discours, il ne s’est plus reconnu, son entourage non plus, son image corporelle lui renvoyait une déformation, une torsion, il voyait sa bouche enflée, il éprouvait des douleurs comparables à celles de l’accouchement, il tremblait comme une femme et l’impuissance sexuelle s’imposait à lui. Et c’est à ce moment-là, que le Docteur abdiquait et le rejetait en disant qu’il ne pouvait plus rien pour lui. Et cela au moment même où l’arrivée d’un fils, d’un garçon, le sommait de devoir répondre comme père de son nom. Ce patronyme, dont M. V. nous indiquait au cours des entretiens que, par la complaisance du hasard, il s’avérait le même chez son père et chez sa mère. Le « docteur » est alors devenu « réel ». Non seulement il a chu dans la rage et la haine de cette position d’idéal auquel le patient l’avait élevé, mais encore il est devenu un « maçon », un « criminel » (que M. V. voudrait tuer), la cause de tous ses malheurs, de sa perte et de sa ruine, l’objet même d’une ex-time inclusion. L’ombre du moi est tombée sur l’objet. Pour parler comme M. V., c’est celui qui a dit « occlusion » qui l’est devenu. Depuis M. V. ne peut plus s’en sé-parer, il y pense sans cesse et ne rêve que de lui, « lui et moi ». La haine, en même temps qu’elle produit de l’hétérogène sans érogénéité (pour Freud l’objet est découvert dans la haine), constitue la part innommable de l’être perdu que le langage s’avère impuissant à dire et dont le deuil, comme la mélancolie, tentent la restitution imaginaire (Gori, 1999). L’objet de la haine vise le réel conçu comme point d’impasse de toute formalisation et revient toujours dans la constellation subjective à la même place sur laquelle le passionné dépose un nom. Que ce soit un Homme de Bien et de Savoir, prompt à ignorer sa fonction du réel dans l’émergence du savoir, qui advienne comme l’objet élu de cette haine montre l’intime consubstantialité des délires passionnels et des discours de maîtrise sur la souffrance (qui étymologiquement a le sens de « passion »). C’est en ce sens que nous supposons une position érotomaniaque à l’origine des passions affectant parfois jusqu’à la folie les relations médecin-malade.
L’un d’entre nous (Gori, 1989) avait proposé de considérer l’amour comme une « érotomanie refoulée », une « folie au féminin », car il « faut être fou pour croire que quelqu’un vous aime », (ou veut votre bien). Lorsque Freud rapporte ses « observations sur l’amour de transfert », comme Conrad Stein (1992) l’a remarqué, c’est quasiment le tableau clinique d’une érotomanie qui vient sous sa plume. C’est, nous semble-t-il, ce dont, à sa manière, M. V. porte témoignage dans sa haine passionnelle. Et cette haine passionnelle dont il parle en séance fait bouchon, fétiche, « talisman » (disait de Clérambault à propos de la « passion érotique pour les étoffes »), conjurant ainsi la relation d’inconnu de la situation psychanalytique. M. V. a trouvé une autre cause de tout, véritable machine à influencer de la construction passionnelle qui permet au passionné de ne rien vouloir savoir de son désir véritable. M. V. dira l’enfance, c’est passé, on en parle plus. Ombre du Moi idéal, empreinte du réel, l’objet de la passion organise et soutient la voûte céleste de l’univers du passionné. Plus rien n’est à chercher puisque le sujet a trouvé un nom qui lui permet de voiler l’inconnu dont il « ne veut rien savoir » (O. Mannoni, 1980). Octave Mannoni remarque à propos de l’analyse de la jalousie passionnelle (un des éléments de la triade des délires passionnels) « qu’elle rend compte d’un paradoxe : le jaloux semble animé d’un désir compulsionnel de savoir, alors qu’en réalité, il s’agit de quelque chose qu’il ne veut pas savoir ». Il ajoute plus loin : « de son homosexualité le véritable jaloux "ne veut rien en savoir". Cette formule de langage populaire nous inviterait à l’employer non seulement pour le jaloux mais pour tous les passionnés, et à nous demander ce que, dans les diverses passions, le passionné refuse de savoir » (p. 46).
Au cours des séances, M. V. nous assigne à une position de témoin de sa haine passionnelle sans pour autant nous faire partie prenante de son histoire à l’exception notable de la déformation de notre patronyme dans lequel il inclut ce dont le « docteur l’aurait privé ». Mais, ce point de départ demeure davantage un cri qu’une parole, les séances furent interrompues avant que cette parole soit articulée au transfert. L’altercation avec un employé de l’hôpital a peut-être constitué l’émergence, in statu nascendi, d’un transfert passionnel latéral. Nous ne saurions l’affirmer tant, d’une certaine façon, nous sommes resté captif du spectacle haineux auquel M. V. nous avait convié. C’est que la passion captive, et là encore, le délire érotomaniaque énonce un noyau de vérité lorsqu’il affirme dans « les dérivés du Postulat » (de Clérambault) la croyance d’une « participation universelle » à la tragédie, d’une « collaboration universelle » aux intrigues de son partenaire.
L’érotomanie : fonds commun des passions ?
« La notion de sujet est corrélative de l’existence de quelqu’un dont je pense
— C’est lui qui a fait cela. Non pas lui que je vois là, et qui bien entendu
fait mine de rien, mais lui, qui n’est pas là. Ce lui est le répondant
de mon être, sans ce lui mon être ne pourrait même pas être un je ».
Lacan, 1955-56, p. 116.
Le délire érotomaniaque offre un champ privilégié pour l’analyse comparative des processus psychiques en jeu dans la fixation passionnelle, l’amour de transfert et le fondement narcissique des psychoses. Ce travail reste à faire et nous ne ferons ici qu’indiquer le noyau érotomaniaque commun aux passions névrotiques et psychotiques, qu’elles procèdent du refoulement, de la forclusion ou du désaveu.
Ce noyau érotomaniaque a été si finement décrit par de Clérambault dans le cadre des « psychoses passionnelles » (dont il constituerait la forme pure) que l’on a parfois soupçonné ce concept clinique de n’être qu’une fiction construite par le Maître et déduite des effets qu’il provoquait dans sa façon de « manœuvrer les malades ». En somme, en prenant le parti de l’érotomane, on pourrait dire qu’en matière d’érotomanie, c’est de Clérambault qui « a commencé ». Il n’en reste pas moins vrai que l’importance majeure, que de Clérambault donne à l’érotomanie, dénude une vérité essentielle constitutive des passions et des délires des psychoses : l’Autre me veut quelque chose et son désir s’avère corrélatif de mon existence comme sujet. L’originalité de de Clérambault a été d’exhumer un noyau générateur des délires passionnels à partir de la triade érotomaniaque : « Orgueil, Désir et Espoir » (de Clérambault, 1921). La conviction illusoire d’être aimé et l’ardeur dans la poursuite de l’objet, séducteur originaire et paradoxal, constitue le fonds commun des délires passionnels. Des éléments de persécution ou de jalousie peuvent se développer ultérieurement en tant que conséquences de la poursuite amoureuse ou se trouver d’emblée associés à l’érotomanie de par la constitution paranoïaque du patient (cas mixte), mais dans tous les cas « Le délire érotomaniaque se développe en trois stades : stade d’espoir, stade de dépit, stade de rancune » (p. 66, 1993). Ce que de Clérambault nomme le « Postulat fondamental » se présente toujours avec la certitude, l’illusion, la conviction délirante que « C’est l’Objet qui a commencé et qui aime le plus ou qui aime seul » (p. 67, 1993). La nature du délire, selon de Clérambault, consiste davantage de l’ambition et de l’orgueil que de l’amour. L’élection d’un objet au statut social prestigieux en porte témoignage. L’intrication fréquente des délires de filiation et des thèmes érotomaniaques a d’ailleurs été relevée par plusieurs praticiens à la suite de de Clérambault, notamment par Jean Fretet (1947). Le délire érotomaniaque affecte principalement les femmes et consacre la passion comme « une folie au féminin ». À la suite de de Clérambault, de nombreux auteurs vont rapprocher la passion normale et l’érotomanie qui en serait la forme exacerbée, tout en les maintenant sur le plan du féminin : « Il s’ensuit que dans tout homme qui parle l’absence de l’autre, du féminin se déclare : cet homme qui attend et qui en souffre, est miraculeusement féminisé. Un homme n’est pas féminisé parce qu’il est inverti, mais parce qu’il est amoureux » (Barthes, 1977, p. 20).
Laissons pour l’heure en jachère la nécessaire analyse comparative et différentielle des figures et des discours des états passionnels pour mettre seulement en relief l’évidence de leurs opérateurs communs : « l’image ensevelie » (Lacan), l’Autre de la « présence absolue » comme négatif de la représentation de l’absence et du manque, la vindication d’être aimé pour mieux ignorer l’objet irrédentiste à toute possession comme à toute perte.
De Clérambault avait noté à propos du choc passionnel et de sa cristallisation : « c’est souvent dans un état triste que survient le coup de foudre amoureux » (p. 236, 1993). Fine remarque psychopathologique révélant ce que l’état passionnel doit dans sa genèse et sa fonction à l’état de détresse, de désarroi et de désespoir. Analytiquement parlant nous avions essayé de montrer (Gori, 1989) que l’état de détresse, Hilflosigkeit dans lequel le passionné se trouve exsangue après la séparation, doit être déplacé en amont, comme un moment logique précédant l’éclosion de la passion amoureuse. C’est sous ce jour qu’il convient de comprendre cet état d’extrême solitude morale, parfois physique, d’impécuniosité absolue dans lequel les érotomanes se placent. Se déposséder de tout au profit de l’objet, se mettre en faillite, se démunir de ses étayages narcissiques, de son avoir, écosser les signifiants de l’absence pour s’offrir au manque à être, est un phénomène constant de la psychopathologie amoureuse. Seul doit subsister l’objet de la passion en tant qu’objet écran dans les deux sens du terme : souvenir écran d’une image ensevelie dans l’actualité, en tant que suppléance et obstacle à la fois à l’innommable de la mémoire. Cet innommable consiste d’une perte qui a déjà eu lieu et que le passionné conjure illusoirement comme étant à venir et dont l’incorporation pourrait conduire à la solution mélancolique. Barthes écrit à propos de la « crainte de l’effondrement » de Winnicott : « De même, semble-t-il, pour l’angoisse d’amour : elle est la crainte d’un deuil qui a déjà eu lieu, dés l’origine de l’amour, dés le moment où j’ai été ravi. Il faudrait que quelqu’un puisse me dire : "ne soyez plus angoissé, vous l’avez déjà perdu(e)" » (Barthes, 1977, p. 38).
En ce sens l’objet de la passion fait obturation à la reconnaissance d’une misère – penia mère d’éros –, d’une perte qui a déjà eu lieu et qui, à proprement parler, comme nous le verrons, ne peut qu’abusivement être nommée une perte puisqu’il s’agit d’un objet qui n’a jamais été possédé. L’objet de la passion s’apparente au fétiche tout en s’en différenciant. Là encore il conviendrait de rapprocher davantage les travaux de de Clérambault sur l’érotomanie et ses recherches sur « la passion érotique des étoffes chez la femme » (1908-10). De Clérambault emploie le terme de passion érotique de la soie pour rendre compte d’une perversion fréquemment associée à la kleptomanie et à la masturbation qu’il juge « bien adaptées au tempérament féminin » (O.C., p. 704). Le terme de passion constitue un opérateur et un échangeur conceptuel avec ses travaux sur l’érotomanie. Confronté à la question de savoir ce qui pourrait différencier ces passions érotiques des étoffes chez la femme aux perversions fétichistes, il écrit : « Pour nous, ils ne sont pas du fétichisme vrai, mais ils méritent d’être placés à côté du fétichisme vrai et dans son ombre ; ils constituent, dans quelque mesure, son succédané féminin. ».(O.C., p. 715). Au féminin la passion, au masculin le fétiche. À condition, mais à condition seulement de restituer à ces termes de masculin et féminin toute leur portée freudienne nous pourrions un temps suivre les propositions de de Clérambault. Ce n’est pas le même manque que l’objet voile dans la passion et dans la perversion.
Mais quel est le statut de cet objet ? Quel savoir supposé se trouve déposé sur le nom et les traits de l’élu afin de faire signe au sujet ? Bien sûr depuis Freud cet autre idéalisé apparaît dans l’ombre du narcissisme perdu de l’enfance et de son ultime nostalgie. Bien sûr cet objet idéalisé a pu, sans difficulté, être dérivé du Moi idéal ou de l’imago maternelle unique et irremplaçable. Mais c’est davantage dans la suite des travaux de François Perrier (1967) que nous voudrions développer et conclure nos propos. Perrier relève que « l’érotomane cherche à perdre l’objet partiel », il écrit : « Tout se passe comme si devait manquer chez l’érotomane ce qui dans le corps, comme petite chose séparable ou pas, comme objet virtuel, réel, perdu ou invisible, peut être lieu de symbolisation de l’objet partiel comme support de la signifiance du désir. (Alors qu’il ne lui manque pas l’intuition de la permanence d’elle-même comme sujet) » (p. 138-139). Tout se passe comme si le passionné dont le paradigme est bien l’érotomanie tentait désespérément de se constituer comme le « membre » indispensable à la suppléance du manque de l’Autre. Il s’y prend de telle sorte que son illusion, tout en demeurant conviction délirante, trouve dans la réalité une fin de non recevoir qui en relance la spirale. Ce à quoi il tient parce que cela le tient, c’est au paradoxe d’une position subjective dont il prête les caractères à la conduite de l’objet. D’une certaine façon il mutile l’objet pour mieux le combler, aveugle à ce que cette opération doit à un processus d’auto-mutilation imaginaire qui rapte son issue symbolique. Si le membre indispensable auquel il s’identifie s’avère le phallus, c’est bien en tant que celui-ci entretient un rapport privilégié avec l’être du sujet.
Souffrir pour l’Autre constitue alors le mode électif selon lequel le sujet déporte en l’autre le manque dont il pressent l’existence en lui-même tout en affirmant dans le même mouvement l’illusion et le désespoir de pouvoir en combler le partenaire. Il s’abolit comme sujet au moment même où il entr’aperçoit ce que la position subjective nécessite de renoncement à la plénitude. Dans le paradigme infantile c’est le temps où la mère est reconnue comme pouvant manquer, dans les deux sens du terme, site érigé par une série constituée de présence et d’absence mais dont l’ordonnancement épouse davantage les figures du caprice, motif passionnel par excellence, que celles de la loi et de la nécessité. L’enfant se trouve ici – tout comme le passionné – dans une position d’« assujet » (Lacan, 1957-58, p. 193) revendiquant désespérément son affranchissement par tous les viatiques possibles ce qu’offre la phobie, le fétiche, la drogue ou l’objet passionnel. Chacun de ces viatiques « operçoit » un réel qu’il conjure autant qu’il l’appelle désespérément. Réel qui n’a jamais été perdu car il n’a jamais été possédé : « Dans cette perspective, la mélancolie serait moins une réaction de régression devant la perte de l’objet aimé qu’une aptitude fantasmatique à faire apparaître comme perdu un objet qui échappe à l’appropriation » (Agamben, 1981, p. 48).
La haine primordiale, ontologique, a pour visée de faire advenir ce réel co-extensif à l’exil de l’être (Gori, 1999). La partition, externe chez Freud (la réalité), interne chez Lacan (le réel) que la haine produit, s’avère la condition de genèse d’une relation d’inconnu qui entame la certitude narcissique au profit d’un masochisme originaire féminin auquel le sujet devra renoncer par la castration symbolique. Mais au point où nous en sommes resté avec les délires passionnels, on aura, sans difficulté, reconnu que la castration dont il est question concerne davantage la castration de l’Autre maternel. C’est le lieu de l’origine, même, de toute symbolisation et de ses impasses. Nous ne développerons pas davantage ce point théorique. Simplement nous l’avons évoqué afin de le mettre en rapport avec cette acuité de l’observation de de Clérambault incluant dans la série des états passionnels ce qu’il nomme « l’Illusion Maternelle » et qui nous semble en constituer le procès essentiel. De quoi s’agit-il ? De Clérambault après avoir défini la passion écrit : « Seront encore des Passionnels la mère qui, refusant de croire son enfant noyé, et celle qui refusant de croire parti un fils fugueur, diront qu’on les leur tient cachés ; ce seront des cas de Dépossession Maternelle et de Jalousie Maternelle » (1923, p. 196, 1993). Le terme d’« Illusion Maternelle » apparaît dans un texte de la même année et nous semble préfigurer intuitivement cette vocation de l’objet à se trouver en position de signifiant phallique dans la genèse des états passionnels. Ce à quoi l’objet fait opposition, c’est à cet état de tristesse et de dépression dont de Clérambault notait déjà, à sa façon, qu’il constituait un prélude à l’éclosion passionnelle.
Alors au moment de conclure nous voudrions seulement insister après ce long trajet théorico-clinique sur le risque encouru par tout praticien de santé, de santé mentale ou de santé physique, à méconnaître cette prédisposition érotomaniaque structurale du sujet humain qui participe sans s’y réduire à la confiance thérapeutique. Cette appétence à trouver les ferments d’une Promesse de l’aube (R. Gary) incluse dans les signes et les emblèmes du pouvoir et du savoir nourrissent les passions mineures ou majeures des relations thérapeutiques. Les ravages passionnels peuvent parfois se déduire des promesses illusoires d’Un monde sans limite (Lebrun), des promesses aptes à provoquer la reviviscence de « la grappe de colère qui répond aux mots de fausse espérance dont sa mère l’a leurré en le nourrissant au lait de son vrai désespoir » (Lacan, 1966, p. 433).
Dans la deuxième moitié du XIX° siècle, la conversion hystérique a accentué son front de résistance à la colonisation de son corps par le savoir médical. L’hystérique a toujours su adresser au médecin le message que le Maître est châtré. C’est même de cette alliance originelle avec l’hystérie que la psychanalyse a reçu son acte de naissance en reconnaissant au transfert sa qualité de vérité de l’amour. De nos jours, les nouvelles technologies des discours de pouvoir offrent à la souffrance psychique d’autres enveloppes formelles venant troubler les catégories traditionnelles de la psychopathologie, mettant en quelque sorte le savoir psychopathologique en « état-limite »[8]. Mais demeure inexorablement la passion ontologique de l’ignorance du désir intersubjectivement partagée, grosse de nouveaux déchaînements prompts à accueillir dans les relations thérapeutiques ce fonds irréductible des passions corrélées au ravissement de l’image narcissique : « La conception du phénomène de l’amour-passion comme déterminé par l’image du Moi idéal autant que la question posée de l’imminence en lui de la haine […]. La notion d’agressivité répond au contraire au déchirement du sujet contre lui-même, déchirement dont il a connu le moment primordial à voir l’image de l’autre, appréhendée en la totalité de sa Gestalt, anticiper sur le sentiment de sa discordance motrice, qu’elle structure rétroactivement en images de morcellement. […] Ainsi le Moi n’est toujours que la moitié du sujet ; encore est-ce celle qu’il perd en la trouvant. On comprend donc qu’il y tienne et qu’il cherche à la retenir en tout ce qui paraît la doubler en lui-même ou dans l’autre, et lui en offre, avec l’effigie, la ressemblance » (Lacan, 1966, p. 344-45-46).
Références
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[1] Maître de Conférences à l’Université d’Aix-Marseille II-Praticien hospitalier. Directeur de recherche dans le laboratoire de Psychopathologie clinique, Université d’Aix-Marseille I, Centre d’Aix, 29 avenue Robert Schuman, 13621 Aix-en-Provence cedex 1. Adresse pour la correspondance : 101 rue Sylvabelle 13006 Marseille France.
[2] Professeur à l’Université d’Aix-Marseille I, Psychanalyste. Directeur du laboratoire de Psychopathologie clinique à l’Université d’Aix-Marseille I.
[3] Cf. Gori, Hoffmann, 1999.
[4] Cf. Pignarre Ph., 1999.
[5] Del Volgo M. J., Gori R., 2001.
[6] Cette évocation clinique est rapportée au singulier de la rencontre avec M. J. Del Volgo. M. V. a été reçu dans le cadre d’une consultation de psychopathologie clinique dans le service de psychiatrie où il est hospitalisé depuis 3 mois au moment de la première rencontre. Cette consultation est destinée à des patients présentant des plaintes corporelles quel qu’en soit le diagnostic.
[7] Il appartient à d’autres d’évaluer les dommages médico-biologiques que le praticien a pu causer à M. V. Mais pour le moins les dommages dont il se plaint en séance entreraient dans le champ d’un processus de sur-victimisation du fait des incidences ravageantes des soins subis.
[8] Cf. aussi J.J. Rassial, 2000, Le sujet en état limite.