Boire ou choisir
ACTUALITÉS DES CLINIQUES ADDICTIVES
Psychologie Clinique 14
décembre 2002
Boire ou choisir
Par Anne-Laure Seyeux[1] et Christine Dal Bon[2]
Résumé : La difficulté de la prise en charge des patients alcooliques est discutée ici d’un point de vue de la psychologie et de la psychanalyse. Il s’agit de recentrer le débat sur ce qui apparaît d’emblée dans cette clinique. Le fameux déni de l’alcoolique est à mettre en rapport avec le conflit Idéal du moi et Moi idéal. Mais qu’en est-il du travail avec l’alcoolique lui-même ?
Mots Clés : Alcoolisme ; cure psychanalytique ; honte ; narcissime ; psychanalyse ; psychologie.
La diversité des discours permet fréquemment de rendre compte de la difficulté de la clinique. Réduire l’alcoolisme à être une “ maladie ” ou une “ structure ” laisse intact l’échec thérapeutique qui, si souvent, sanctionne le savoir-faire des uns et des autres. La psychologie et la psychanalyse peuvent néanmoins s’accorder – ou pas– pour mettre en évidence ce qui, tout en apparaissant de façon spectaculaire dans la clinique, n’est pourtant que difficilement saisissable.
La prise en charge des patients alcooliques nous confronte sans cesse à la difficulté qu’ils éprouvent à nous faire part de leurs pensées, de leurs affects, à nous parler d’eux. Les alcooliques boivent parce qu’ils sont faibles et ne font, en outre, aucun effort pour se soigner ; nous ne pouvons rien faire d’eux ni avec eux. Ils sont incurables. Souvent, les alcooliques découragent, agacent, par leur “ évidente mauvaise volonté ”, les bonnes résolutions qu’ils bafouent sans cesse, le déni massif de leur “ maladie ”, parfois pendant une très longue période. Leurs multiples rechutes, toujours très rationalisées et justifiées nous semblent leur permettre de nier ainsi leur implication en tant que sujet. Ils n’en deviennent à l’inverse que plus présent. Face à cette clinique complexe, la tentation psychiatrique et sociale est de considérer effectivement que les “ malades alcoolo-dépendants ” n’ont rien à dire et sont en proie à un vide interne sans limites. Le mot est lancé, les dés sont jetés. C’est le vide. Car c’est bien sous un jour négatif que l’alcoolique se présente et qu’on le définit : il lui manque quelque chose, quelque chose lui fait – lui a fait – défaut. Et s’il boit, c’est qu’il y a un vide, un manque à combler. Quel est ce vide, si important que, semble-t-il, le sujet ait sans cesse besoin de le combler, non par des mots, mais par ce breuvage si précieux, devenu indispensable et qui semble l’égal de son être ? En nous intéressant à cela, nous nous rendons compte de la difficulté de parler du vide en tant que tel et ceci nous paraît finalement compréhensible : comment penser, parler, écrire, au sujet d’un élément qui est censé ne pas exister ? De quoi s’agit-il ? Que recouvre, pour nous d’abord, ce qui résonne comme une nouvelle hypothèse ? Que serait-il possible d’envisager, sur le plan thérapeutique, à partir du vide, avec le vide ?
Chaque organisation psychopathologique est définie, en quelque sorte et pour une part, par ses divers aménagements défensifs. Les alcooliques peuvent sans aucun doute mettre en place des mécanismes défensifs divers ; certains peuvent d’ailleurs être décrits comme typiques de leur fonctionnement psychique (comme le clivage ou le déni par exemple). Ce vide qui paraît si flagrant, si paradoxalement présent et envahissant, ne peut-il pas être considéré justement comme une défense contre un “ trop plein ”, dont le sujet doit s’occuper ? À ce titre, on peut faire un rapprochement avec le mécanisme de défense du délire du psychotique, lequel vise à se dégager d’une réalité trop angoissante, créant une néo-réalité lui permettant ainsi de survivre. De même, il nous semble qu’il pourrait s’agir d’un contre-investissement par rapport à des mouvements psychiques trop envahissants, incontrôlables et “ non-élaborables ” en l’état par l’appareil psychique et la pensée. Ce fonctionnement psychique qui nous paraît si “ appauvri ” ne serait-il pas la seule solution pour ne pas sombrer dans une destruction majeure de la pensée et de la personnalité, due à un débordement du pulsionnel et des affects ? Nous remarquons, dans les entretiens cliniques comme dans le bilan psychologique, combien le monde externe prend une place importante dans le fonctionnement du sujet (accrochage important au factuel, au perceptif, à la réalité externe), aux dépends de son monde interne, qu’il annihile, traduisant peut-être le défaut de constitution d’un monde interne suffisamment stable et opérant, sur lequel prendre appui [4]. Cet investissement de l’externe permettrait donc d’abraser les mouvements psychiques, mais aussi de constituer des limites, afin de contenir toute manifestation du monde interne pouvant survenir. Ceci aboutit, notamment au sein des protocoles de tests projectifs, au paradoxe cité plus haut : des conduites de contrôle parfois si draconiennes qu’elles invalident elles-mêmes le test [4]. Mais si cette problématique du vide, de ce qu’il recouvre et donc du fonctionnement psychique des alcooliques nous pose question, il en est une autre toute aussi importante à nos yeux : l’image que l’alcoolique a de lui-même et comment il s’en occupe. Cette question nous a conduit bien évidemment à aborder le concept de narcissisme et sa construction, ainsi que son corrélat : la honte.
Lorsque l’on est amené à s’intéresser aux sujets alcooliques, on ne peut manquer de se confronter à cet affect qu’est la honte, lequel s’exprime selon différentes modalités et intensités. La honte apparaît, en premier lieu, de manière manifeste dans le discours des patients lorsqu’ils évoquent leur consommation excessive et ses conséquences : chaque malade parle en effet de la honte qu’il ressent à l’idée que son entourage, ses collègues de travail, éventuellement les autres clients du bar dans lequel il consomme, aient pu le voir dans un tel état de déchéance, “ minable ”, comme ils le disent. Il a honte de l’image qu’il donne de lui-même et des propos qu’il peut tenir, des actes qu’il peut commettre dans ces moments-là. Ceci peut d’ailleurs être repris par l’entourage, la société, au travers d’accusations peu stimulantes : “ Tu n’as pas honte ”, “ Regardes-toi ”, etc. Le thème du regard de l’autre, articulé à son propre jugement, renvoie le sujet à son regard sur lui-même, repris d’ailleurs dans des slogans publicitaires devenus célèbres : “ Tu t’es vu quand t’as bu ”. Le discours de ces patients se colore ensuite de culpabilité lorsqu’ils nous font part de la difficulté qu’ils rencontrent de s’abstenir de boire, avec l’inévitable référence au fameux “ manque de volonté ”, de courage, etc.
Cependant, J. Maisondieu (1996) considère que “ le buveur excessif a choisi librement de boire trop. Parce qu’il avait de bonnes raisons pour le faire, et tout d’abord de moins souffrir ” [1, p. 21]. Ceci le conduit à mettre en question le concept de dépendance car selon lui, “ faire de l’alcoolique un sujet dépendant, c’est l’aliéner comme sujet désirant. C’est lui refuser le droit de boire trop ” [1, p. 21]. On comprend qu’il mette son honneur à persévérer dans l’intempérance dès lors qu’elle devient pour lui le seul moyen de s’affirmer comme sujet libre, dût-il en mourir.
Pour J. Maisondieu, l’alcoolique serait davantage dépendant des autres que de son alcool ; l’ivresse efface la honte, l’alcoolique apparaît donc “ moins dépendant de l’alcool que de sa honte qu’il noie dans l’alcool ”[1, p. 22]. L’alcoolique serait alors en fait dépendant de la honte qu’il ressent à travers le regard des autres, mais aussi par son propre regard qu’il pose sur lui, regard qui le positionnerait face à une insatisfaction, en relation selon nous à la qualité de constitution de son Moi et de ses Idéaux.
Ch. Niewiadomsky (1996) propose l’idée selon laquelle “ le besoin impérieux de l’alcoolique de masquer sa singularité trouverait son origine dans le sentiment profondément enraciné d’une infériorité à l’égard d’autrui ” [2, p. 27]. Le sujet alcoolique boirait alors pour perdre la conscience de l’écart qu’il constate entre ce qu’il est – ce qu’il perçoit de lui – et l’image idéale à laquelle il souhaiterait ressembler. Cette “ douloureuse distance ” – entre le Moi et les instances idéales – serait trop insupportable, elle conduirait à la honte de soi et à la résolution de cette difficulté par le recours à l’alcool, l’ivresse faisant oublier la honte. Toute sa vie ne sera que tentatives pour restaurer cette image de lui-même, pour sans cesse replonger dans un reflet duquel il cherche à se dégager : c’est lui-même que le sujet alcoolique voit au fond de son verre.
L’idéalisation semble occuper une place fondamentale dans le fonctionnement psychique des alcooliques et notamment concernant les images parentales. Celles-ci sont intouchables, écrasantes, impossibles à remettre en question et le sujet alcoolique apparaît toujours comme un petit enfant face à elles. Attendant sans cesse une reconnaissance et une considération à la mesure de son idéal, il échoue à chaque fois, dans les mêmes proportions, à satisfaire la demande parentale. Incapable d’être lui-même un sujet désirant à part entière, il s’investirait en quelque sorte d’une mission faisant de lui l’agent de la réalisation du désir d’un autre. Dans cette mesure, il ne nie pas son existence ni ses malheurs, mais ceux-ci sont subordonnés à un autre, toujours plus existant ou malheureux que lui. Il se considère alors comme un sujet sans valeur, sans intérêt, insignifiant, attendant dans le regard parental une approbation des effort surhumains qu’il fournit. Pourtant, c’est déjà absorbé dans le corps maternel qu’il tente, sans penser s’en dégager, d’y repérer sa propre image.
Il apparaît bien évidemment que, au-delà d’une dépendance physique bien présente au produit, l’alcool et la conduite alcoolique occupent une place et jouent un rôle majeur dans l’économie psychique du sujet, rendant l’abandon du produit difficile à envisager et à mettre en place. Cependant, l’abstinence peut apparaître comme une “ victoire narcissique ” dans laquelle le sujet occupera une place de “ champion ”, devenant porte-parole des avantages de la vie sans alcool. Chevalier de l’abstinence, Weight Watcher du narcissisme, les réponses par la médicalisation actuelle du problème font disparaître le sujet désirant. Le désir, toujours, pèsera de trop dans la balance et l’issue proposée si souvent reviendra à jeter le bébé avec l’eau du bain. L’échec thérapeutique laissera pourtant intactes les questions posées par la clinique. Aujourd’hui en effet, il existe beaucoup d’études et de publications concernant la “ maladie alcoolique ” que ce soit sur le plan purement médical (conséquence physiologique de la consommation d’alcool, utilisation de nouveaux traitements…), thérapeutique (diversités des approches), ou davantage centrés sur une compréhension du fonctionnement psychique du malade. Dans cette perspective, si la théorie psychanalytique est souvent utilisée, elle est mise au rang d’une solution médicalisée, où il s’agira que le patient avoue, en pratique, ce que les meilleurs ouvrages mettent en scène comme idées-standard : le déni, le clivage, l’amour incestueux, la sexualité coupable, etc.
Un autre aspect des choses serait de savoir pourquoi l’alcoolique ne peut pas s’arrêter de boire. C’est souvent, dans les cas les plus dramatiques, le billet qu’il laisse près de son corps suicidé qui nous renseignera. “ La vie m’est insupportable ”, “ Je souffre de trop ” : tant de mots qui lui rendront une dignité. Contradictions, doutes et perplexité qu’on lui accorde in fine et qui viendront alors, curieusement, étoffer un tableau que l’on voulait jusqu’alors psychiatriquement pauvre. “ Parler est une entreprise périlleuse qui met en jeu la pulsion de mort ”, écrit Jean Clavreul dans Le désir et la Loi (p. 237). Concernant le conflit entre l’Idéal du Moi et le Moi idéal, ce psychanalyste poursuit : “ Plus exactement, il n’y a pas de conflit à proprement parler, chaque solution signifiant non seulement la soumission à l’une des instances, mais aussi l’exclusion totale de l’autre. C’est l’absence de possibilités d’une solution intermédiaire, faite de compromis ou d’ambiguïtés, qui a permis de parler du "Moi faible" de l’alcoolique ” [3, p. 251].
C’est la circularité de la pulsion qui nous permet d’entrevoir la validité des termes qui jalonnent notre clinique. Le vide et le plein deviennent alors les deux pôles autours desquels s’organise le sujet. Ainsi, la mort comme le plaisir prennent tournure signifiante. On comprend un peu mieux alors en quoi cette ellipse échoue dans son parcours : allant sans cesse de l’un à l’autre, elle ne semble rien trouver qui fasse contre-poids. L’alcoolique, en attendant la mort, boit par instinct de conservation. D’Eros à Thanatos, l’alcool est un raccourci mortel. Nul point d’appui, nulle solution qui soit intermédiaire, nulle mesure qui soit ternaire. Ce défaut prend immédiatement le passage de la mort. Le montage de la pulsion comme celui du clivage ou du déni implique l’éclipse de tout sujet. Mais éclipse du sujet ne signifie pas éclipse de l’inconscient, fût-il celui du praticien. Pourquoi, d’ailleurs, utiliser si souvent ces termes implacables : l’alcoolique est-il vraiment dans le déni, lui qui fraye au quotidien avec la mort ? Ne serait-il pas plutôt dans un excès de savoir, comme on peut parler d’excès de jouissance ? Et pourquoi, tout à coup, à l’emporte pièce, les contraires se rejoindraient-ils pour s’annuler ? Mais il s’agit bien que le sujet entre dans le langage pour échapper à cette circularité de la pulsion. La permanence du langage, elle, joue à l’inverse et, comme telle, nie la disparition, la castration. Elle nie toute forme de manque. Pourtant, la négation, celle du manque n’existe pas dans l’Inconscient, selon Freud. Elle n’est que le signe de l’entrée, dans la conscience, d’une idée inconsciente. Par ailleurs, c’est cette même infigurabilité, toujours celle du manque, qui conduit Freud à situer l’hallucination (du sein) comme expérience primordiale du psychisme du sujet. La pensée n’aura pas d’autre effet que de déréaliser ce que l’on nomme Réel et qui n’est que la réapparition, sous des formes censurées, de ce qui le cause : la pulsion-même.
Il est difficile de sortir des sentiers battus concernant l’alcoolique. Et le spectre d’Ubu Roi tel que le reprend Jean Clavreul, aussi séduisant soit-il n’est qu’une caricature facile devant l’improbable de notre clinique. Le fameux déni de l’alcoolique, comme son Moi faible ou ses promesses posent la question de la technique de nos entretiens : comme nous l’avons mentionné plus haut, les jeux ne sont-ils pas faits d’avance ? Alors comment, pour soi-même, les déjouer pour les lire d’emblée, comme autant de rébus, ces messages au pied de son lit, lit de mort ? Lui seul peut imaginer le manque qu’engendrerait sa disparition. Mais il ne l’entrevoit, le plus souvent que lorsqu’il est alcoolisé, plein de son objet et vide de lui-même. Perspective dépravée qui est comparable au mode de pensée hallucinatoire. L’objet semble avoir chassé le jugement. Plus tard, parler de l’alcool, parler du “ boire ” sera impossible. Penser l’objet sera impossible, comme il est impossible, tant pour le névrosé que pour le psychotique de parler qui de son fantasme, qui de son délire. Lui seul peut décider de sa place, au pied de toutes ces turpitudes langagières qui ne sont qu’autant de sous-verres. C’est là son malheur, c’est là sa chance. Dans l’ellipse du transfert, à lui d’éprouver sa place. À nous de le conduire.
Références
1- Maisondieu J., 1996, “ De la maladie alcoolique au mal-être de l’alcoolique ”, Journal des Psychologues, n°141, octobre.
2- Niewadowsli Ch., 1996, “ À la recherche d’un espace de construction de sens : l’histoire de vie ”, Journal des Psychologues, n°141, octobre.
3- Clavreul J., 1987, Le désir et la Loi, Approches Psychanalytiques, Paris, Denoël.
4- Seyeux A.L., 1998, La relation d’objet chez le malade alcoolo-dépendant, Mémoire de D.E.A. de Psychopathologie et Psychologie Clinique, dir. Pr C. Chabert, Université Paris-V
[1] Psychologue, Hôpital d’Instruction des Armées Percy, Clamart.
[2] Psychanalyste, Paris.