HABIS

LA VENTE INDISCRÈTE & HABIS

Madeleine-Angélique Poisson, Madame Gabriel de Gomez (1684-1770)

Présentation par Olivier Douville à lire ici

2 HABIS

TRAGÉDIE

Préface

Je n’avais nul dessein de faire une préface à la tête de cet ouvrage n’ayant pas choisi un sujet assez connu pour craindre qu’on me reprochât d’avoir altéré l’histoire. Mais l’honneur que le public a fait à ma tragédie par des applaudissements qui rendent sa réussite des plus éclatantes, et les bruits qui se répandent qu’elle n’est pas de moi, m’ont fait changer de résolution. Je suis trop jalouse de ma gloire pour souffrir patiemment qu’on me l’ôte ou qu’on la partage ; et je rougirais de honte si j’étais capable de recevoir des louanges qui appartiendraient à un autre. S’il paraît surprenant qu’une femme de mon âge se soit appliquée à un ouvrage de cette importance, on doit revenir de cette surprise en jetant les yeux sur celles qui ont immortalisé leur nom. Je puis même dire à l’avantage de mon sexe que l’on ne regarde plus comme un prodige les productions de son esprit. On ne peut donc, sans l’offenser généralement, me ravir le mérite que j’ai d’avoir fait cette pièce, seule, et sans aucun secours ; et je ne puis m’imaginer qu’il y ait des personnes assez hardies pour dire ou faire entendre qu’elles ont eu part dans les vers ou dans la conduite. Les défauts que le public a bien voulu me passer n’y seraient peut-être pas si j’avais pu vaincre les mouvements de l’amour propre qui m’ont portée à ne devoir qu’à moi la gloire que j’espérais acquérir. Je prie donc ce même public de joindre aux applaudissements qu’il a donnés à ma tragédie, la justice de m’en croire le seul auteur, puisque je lui rends celle qui lui est due en n’attribuant qu’à lui son heureux succès.

PERSONNAGES

MELGORIS, Roi des Cinettes, peuples d’une partie de l’Espagne.

AXIANE, Reine de Gétulie, fille de Melgoris.

ERIXESNE, Princesse des Garamantes.

HESPÉRUS, généralissime des armées du Roi.

PHESRÈS, premier ministre de Melgoris.

THOMIRE, confidente d’Axiane.

NÉPHISE, confidente d’Erixesne.

NARBAS, confident d’Hespérus.

HISPAL.

Gardes.

La scène se passe dans le palais du Roi, dans la ville de Tartesse, capitale du royaume.

ACTE PREMIER

Scène première

Axiane, Erixesne, Thomire, Néphise.

ERIXESNE

Oui, Madame, souffrez que je mêle mes pleurs

Aux larmes que vous font répandre vos malheurs,

Et ne dédaignez pas les soins et la tendresse

Qu’Erixesne pour vous conservera sans cesse.

J’en atteste les Dieux, qui savent qu’en ce jour

J’abhorre les honneurs qu’on m’offre en cette cour.

AXIANE

Il m’est bien doux de voir, généreuse Princesse,

Qu’en mon sort rigoureux votre cœur s’intéresse ;

Mais je ne puis payer ces tendres sentiments

Que du triste récit de mes cruels tourments ;

Et puisqu’il faut enfin par cette confidence

Vous prouver aujourd’hui toute ma confiance,

Madame, connaissez, et l’époux, et le Roi

Dont on veut vous offrir, et le trône, et la foi.

Surtout dans mon discours, dépouillé d’artifice,

À ma sincérité rendez cette justice

Que ce ne sera point pour éloigner vos yeux

Du rang que vos vertus m’arrachent en ces lieux.

Du cruel Melgoris je reçus la naissance,

Seul fruit de son hymen, il chérit mon enfance,

Et me voyant l’objet des vœux des plus grands Rois

Il voulut d’un époux me remettre le choix.

Mon cœur n’abusa point de cette confiance,

Du Roi de Gétulie il craignait la puissance,

Et pour mieux l’attacher à mon père, à mon Roi

Je le fis préférer pour lui donner ma foi.

Cet hymen se conclut, et dans moins d’une année,

Je mis au jour le fruit de ce triste hyménée ;

Melgoris aussitôt fut consulter les Dieux

Pour savoir de mon fils le destin glorieux.

Princesse, c’est ici la cause déplorable

Des larmes dont je rends la source inépuisable :

L’impitoyable Ciel, jaloux de mon repos,

Sur le sort de mon fils s’expliqua par ces mots :

Melgoris, de ta fille un héros vient de naître

Que cent peuples divers reconnaîtront pour maître,

Dont on admirera les travaux glorieux,

Chéri par ses vertus, des hommes et des Dieux ;

Mais qui malgré tes soins, et malgré ta prudence

Doit te ravir un jour la suprême puissance.

Ce monarque effrayé des menaces des Dieux

Rentre dans son palais, agité, furieux ;

Sa tendresse pour moi change en haine implacable,

Des arrêts du destin il croit mon cœur coupable ;

Il fait prendre Albius mon époux malheureux,

Et condamne mon fils au sort le plus affreux.

Mes prières, mes cris, mes larmes ni mes plaintes

Ne peuvent l’attendrir ni dissiper ses craintes,

Et pressé d’être enfin de son sang le bourreau,

Par son ordre mon fils a la mer pour tombeau.

Que deviens-je au récit de ce crime effroyable,

Mon père me parut un monstre épouvantable,

Et craignant pour les jours de mon cher Albius

Je courus le chercher, mais il ne vivait plus ;

Il avait su d’Habis la triste destinée,

Et, croyant qu’à le suivre on m’avait condamnée,

Ne pouvant nous venger par un illustre effort,

Ce Prince infortuné s’était donné la mort.

À ce dernier malheur, jugez, jugez, Madame,

Quel fut le désespoir où je livrai mon âme :

Pour suivre mon époux, cent fois j’armai mon bras,

Et cent fois Melgoris empêcha mon trépas,

Mais le cruel hélas ! ne conserva ma vie

Que pour jouir des maux dont elle est poursuivie ;

Le sujet de mes pleurs pouvait seul le charmer,

Dans cet affreux palais il me fit enfermer.

Depuis ce jour fatal aux tourments condamnée

J’y pleure les malheurs où je fus destinée.

ERIXESNE

Je ne puis exprimer la surprise, et l’horreur,

Que ce récit funeste a jeté dans mon cœur.

Que votre sort, hélas ! grande Reine, est à plaindre

Mais moi-même, à mon tour, que ne dois-je pas craindre ?

Étrangère en ces lieux, sans appui, sans amis,

Quel espoir de secours pourra m’être permis ?

Vous le savez, Madame, une guerre mortelle

Semblait dans Garama devoir être éternelle.

Depuis six ans entiers les cruels Lybiens

Accablaient nos sujets des plus honteux liens.

Quand mon père du vôtre implora l’assistance

Melgoris avec joie accepta l’alliance,

Et lui fit proposer par ses ambassadeurs

D’unir par notre hymen leurs états et leurs cœurs.

Qu’à ces conditions il offrait une armée,

Sous le jeune Hespérus à vaincre accoutumée.

Mon père se voyant pressé de toutes parts,

L’orgueilleux Lybien menaçant nos remparts,

Conclut sans balancer le fatal hyménée,

Où je suis en ce jour malgré moi condamnée.

Cependant Hespérus, héros chéri des Dieux,

Dont on ignore encor le rang et les aïeux,

Choisi par Melgoris pour finir nos alarmes

Vint bientôt attacher la victoire à nos armes.

De nos tristes sujets il ranima les cœurs,

Fit trembler la Lybie, et vainquit nos vainqueurs ;

Et sa rare valeur dans le cours d’une année

Nous fit voir par la paix la guerre terminée.

Mais tandis que chacun oubliait ses malheurs

J’abandonnais mon âme aux plus vives douleurs,

Je voyais approcher la cruelle journée

Où je devais quitter les lieux où je suis née.

Je l’avouerai, Madame, une secrète horreur,

Au nom de Melgoris, s’emparait de mon cœur ;

J’avais su d’Hespérus la déplorable histoire

Des maux dont vous gardez la funeste mémoire.

J’admirais vos vertus, je plaignais vos malheurs,

Et vous étiez souvent la cause de mes pleurs.

Il fallut cependant par une loi sévère

Me résoudre à quitter ma patrie, et mon père.

Je partis, et d’hier arrivée en ces lieux,

Melgoris un moment s’est offert à mes yeux ;

Et voulant profiter de l’instant favorable,

Où son air n’avait rien d’un tyran redoutable,

Après ce qu’exigeait envers lui mon devoir,

J’osai lui demander le bonheur de vous voir.

Il me parut surpris de mon impatience,

Mais craignant qu’un refus montrât sa défiance,

Madame, il me permit de venir aujourd’hui

Vous jurer que mon cœur est plus à vous qu’à lui.

Je ne sais cependant ce que l’on doit attendre

Du bruit que dans ces lieux le peuple fait répandre.

On dit Habis vivant, et qu’échappé des eaux

Il vient pour vous venger, et finir tous vos maux.

AXIANE

Déjà jusques à moi, ce bruit s’est fait entendre,

J’en ignore la cause, et je crains de l’apprendre,

Je sais trop de mon fils le déplorable sort,

Le généreux Phesrès fut témoin de sa mort.

Et je ne pense pas qu’il m’eût fait un mystère

Du salut d’une vie à mes désirs si chère :

Ce Phesrès que l’on voit chéri de Melgoris

Et que j’avais choisi pour élever mon fils,

Condamnant de son Roi l’injustice et la rage

Voulant sauver Habis courut sur le rivage,

Afin de l’arracher à la fureur des eaux ;

Quel spectacle, grands Dieux ! triste jouet des flots,

Il vit longtemps son corps errer à l’aventure

Et dans un gouffre affreux trouver sa sépulture.

En vain donc l’on voudrait me donner quelque espoir

Je suis trop sûre, hélas ! de ne le plus revoir.

Mais, quand des Dieux enfin la suprême puissance

Aurait sauvé ses jours de tant de violence,

Melgoris aujourd’hui veut-il moins son trépas ;

Et si pour se venger mon fils armait son bras,

Sur qui porter ses coups ? sur un Roi ? sur un Père

Que malgré ses fureurs mon cœur encor révère ;

Ah ! s’il faut à ce prix qu’Habis me soit rendu,

Que pour moi cet espoir à jamais soit perdu.

J’aime mieux mille fois, dans le sort qui m’accable,

Le voir mort innocent, que vivant et coupable.

ERIXESNE

Ah ! de tant de vertus les Dieux seront touchés.

AXIANE

À me persécuter ils sont trop attachés.

Mais bientôt de ces bruits Phesrès viendra m’instruire,

Par son ordre déjà Narbas m’est venu dire

Qu’en mon appartement on ne me retient plus,

Et que ce changement vient des soins d’Hespérus.

On dit que ce héros à me servir s’empresse ;

J’ignore dans mon sort quel motif l’intéresse :

Je ne l’ai jamais vu.

ERIXESNE

Peut-être que les Dieux,

Pour finir vos malheurs, l’ont conduit en ces lieux.

Il possède du Roi toute la confiance,

Et Phesrès... mais vers nous je le vois qui s’avance.

Scène II

Axiane, Erixesne, Phesrès, Thomire, Néphise.

AXIANE

Eh bien ! du sort d’Habis êtes-vous informé,

Le peuple, de son nom, est-il toujours charmé ?

Expliquez-vous, Phesrès ; parlez sans vous contraindre,

Ne me déguisez rien, dois-je espérer ou craindre ?

PHESRÈS

De son destin encor je n’ai pu rien savoir,

Le peuple cependant s’empresse pour le voir :

Il crie à haute voix qu’on lui fasse connaître

Le Prince que le Ciel lui destine pour maître,

Et suivant sans raison sa véhémente ardeur,

Il dispose déjà de sa main, de son cœur ;

Et d’un commun accord la Princesse Erixesne

Est la seule qu’Habis doit leur donner pour Reine.

Voilà ce que j’ai su ; mais enfin aujourd’hui,

Si le Prince est vivant, ne craignez rien pour lui.

Madame, j’en réponds, dissipez vos alarmes,

Si pour le secourir il faut prendre les armes,

Je suis sûr des soldats, ils aiment Hespérus.

Ce héros à leur tête, il ne faut rien de plus.

Mais du Roi cependant évitez la présence,

Il va se rendre ici, laissez à ma prudence

Le soin de découvrir ses secrets sentiments,

Il paraît agité de divers mouvements :

Peut-être dans son cœur trouve-t-il quelque peine

À faire encor céder la nature à la haine

Et le temps peut donner des sentiments plus doux.

AXIANE

Hélas ! après les Dieux je n’espère qu’en vous.

S’ils ont sauvé mon fils, conservez leur ouvrage,

Ecartez loin de lui la mort ou l’esclavage,

Mais surtout cher Phesrès, en protégeant Habis

Songez à respecter les jours de Melgoris.

Et vous que la pitié dans mon sort intéresse

Daignez parler pour lui, généreuse Princesse,

Et ne permettez pas qu’un sang si précieux

Marque de votre hymen le moment glorieux.

Scène III

Erixesne, Phesrès, Néphise

ERIXESNE

Quoique de mon pouvoir je n’ose rien attendre

Je périrai plutôt que de le voir répandre.

PHESRÈS

Madame, conservez ces nobles sentiments,

Ramenez Melgoris de ses égarements.

Ce monarque vous aime, et de votre hyménée

Avec impatience il attend la journée.

Je sais que cet hymen flatte peu votre cœur,

Qu’il en voit les apprêts avec quelque douleur,

Que le trône à ce prix ne peut vous satisfaire,

Qu’un rang moins éclatant aurait de quoi vous plaire,

Cependant vous devez vous contraindre en ce jour

Où règne la fureur, faites régner l’amour.

À vous tout accorder contraignez sa tendresse,

Et du destin d’Habis rendez-vous la maîtresse.

Je sais vos sentiments ; de puissants intérêts

M’ont contraint à vouloir pénétrer vos secrets.

Je n’abuserai point de cette connaissance,

Daignez prendre en mon zèle une entière assurance.

Mais si vous n’empêchez le Prince de mourir

Tout ce que vous aimez, Madame, doit périr.

Je ne puis à vos yeux dévoiler ce mystère,

Pour le salut d’Habis je dois encor me taire.

Vous en savez assez pour prévenir des maux

Qui pourraient à jamais troubler votre repos.

ERIXESNE

Quel discours... juste Ciel ! pourquoi ma destinée

Au sort de votre Habis serait-elle enchaînée ?

Ah ! de grâce, Seigneur, dissipez mon effroi

Et puisque vous savez...

PHESRÈS

On ouvre, c’est le Roi.

Scène IV

Melgoris, Erixesne, Phesrès, Néphise, Gardes

MELGORIS

Enfin, bientôt, Madame, une éternelle chaîne

Doit unir Melgoris à l’illustre Erixesne

Et, sans vous offenser, mon cœur peut en ce jour

Expliquer à vos yeux l’excès de mon amour.

Peut-être avez vous cru qu’un dessein politique

Vous a seul enlevée à la sauvage Afrique,

Et que l’ambition d’unir deux grands états

M’a fait jeter les yeux sur vos divins appas.

De pareils sentiments toucheraient peu votre âme,

Et vous prouveraient mal mon estime et ma flamme.

Ces maximes d’états faites pour nos sujets

Ne sont que pour cacher nos sentiments secrets ;

Je leur laisse une erreur qui peut faire ma gloire,

Mais je m’offenserais si vous le pouviez croire.

Le bruit de vos beautés parvenu jusqu'à moi

M’a fait seul désirer de vous offrir ma foi ;

Je ne dois cependant qu’aux volontés d’un père,

L’illustre don d’un cœur que ma tendresse espère,

Et pour rendre mon sort, Madame, encor plus doux,

Je voudrais me flatter de le tenir de vous.

ERIXESNE

Par mon père, Seigneur, ma main vous est promise ;

À ses ordres toujours vous me verrez soumise.

Quels que soient les motifs qui m’unissent à vous,

Puisqu’il vous a choisi pour être mon époux,

J’obéirai, Seigneur...

Scène V

Melgoris, Phesrès.

MELGORIS

Ah ! malgré sa contrainte,

J’ai lu dans ses regards sa douleur et sa crainte.

Elle me hait, Phesrès, et le destin d’Habis

Lui fait avec horreur regarder Melgoris.

Je sais que mes fureurs en tous lieux publiées

Malgré le temps, jamais ne seront oubliées.

Je ne me flatte point, aux plus lointains climats

Du malheureux Habis on a su le trépas,

Et le fatal moment où j’assouvis ma haine

Fut le jour où les Dieux firent naître Erixesne ;

Et quand on a voulu lui peindre Melgoris,

On n’a pu le montrer qu’en meurtrier d’Habis.

Cependant, cher Phesrès, je sens que dans mon âme

Ma haine pour Habis triomphe de ma flamme,

Et ne puis sans frémir apprendre que les Dieux

Ont conservé des jours qui me sont odieux.

PHESRÈS

Du bruit qui s’en répand la cause est incertaine,

Mais le peuple, Seigneur, instruit de votre haine,

Si le Prince est vivant, deviendra son appui.

Il n’en faut point douter, il s’armera pour lui ;

Et les Gétuliens à leurs Princes fidèles

Viendront offrir leurs bras à vos sujets rebelles.

Ils vous firent la guerre à la mort d’Albius,

Ils la feraient encor sans le brave Hespérus.

Sa valeur leur a fait abandonner les armes,

Mais il n’a pas tari la source de leurs larmes.

Ce n’est qu’avec regret qu’ils subissent les lois

D’un Prince tout couvert du beau sang de leurs Rois,

Et pour venger d’Habis le destin déplorable

Ils n’attendent, Seigneur, qu’un moment favorable.

Les Rois vos alliés s’uniront contre vous

Si votre cœur ne prend des sentiments plus doux.

Et comment sans horreur celui des Garamantes

Verra-t-il que vos mains du sang d’Habis fumantes

Offriront à sa fille à la face des Dieux

Un sceptre tout souillé de ce crime odieux ?

Ah ! reprenez, Seigneur, la tendresse d’un père,

Et songez qu’Axiane autrefois vous fut chère,

Qu’elle vous doit le jour, et que mère d’Habis

Son sang devient le vôtre, et qu’il est votre fils.

Mais, Seigneur, vos regards m’ordonnent de me taire ;

Pardonnez à mon zèle un discours téméraire.

Pour vos seuls intérêts j’en écoute l’ardeur,

Et voudrais pour un fils attendrir votre cœur.

MELGORIS

Vous deviez réserver la force de ce zèle

Pour servir votre Roi contre un peuple rebelle,

Et ne pas l’employer à protéger les jours

D’un Prince qui des miens doit abréger le cours,

Et si de trahison je vous croyais capable

Un discours si hardi vous eût rendu coupable.

J’excuse cependant l’excès de cette ardeur,

Et veux bien sans détour vous découvrir mon cœur.

Vous blâmez ma conduite, et s’il faut vous en croire,

En immolant Habis je vais perdre ma gloire ;

Tout l’univers entier va s’armer contre moi,

Et mes propres sujets vont me manquer de foi.

Ces malheurs autrefois étaient-ils moins à craindre ?

Axiane et son fils étaient-ils moins à plaindre ?

Me suis-je moins vengé ? les a-t-on secourus ?

Tous les Rois ont-ils pris le parti d’Albius ?

L’état a-t-il gémi par des guerres civiles ?

A-t-on vu ravager mes provinces et mes villes ?

En ai-je moins été triomphant, glorieux,

Et mes sujets enfin en sont-ils moins heureux ?

PHESRÈS

Je l’avouerai, Seigneur, jamais Roi sur la terre

N’a paru plus heureux, dans la paix, dans la guerre ;

Mais si le triste sort de l’innocent Habis

Ne vous a pas encor attiré d’ennemis,

Si pour venger sa mort on n’a pas pris les armes

On ne doit l’imputer qu’aux mortelles alarmes

Que la guerre a causées à tous les potentats

Qui déplorent d’Habis le funeste trépas.

Par l’effet d’une sage et fine politique,

Attentifs aux succès de la guerre d’Afrique,

Et craignant du vainqueur le redoutable bras,

Ils ont mis tous leurs soins à garder leurs états.

À présent que la paix a dissipé leur crainte,

Leur fureur à vos yeux paraîtra sans contrainte.

De la mort de ce Prince ils seront les vengeurs,

Et s’il vit, de ses jours ils seront défenseurs.

Si de tant d’ennemis vous méprisez les armes,

D’Axiane, Seigneur, voyez couler les larmes,

Considérez le temps qu’ont duré ses ennuis,

Et réparez ses maux en lui rendant son fils.

MELGORIS

Ah ! je sais mieux que toi quelle est mon injustice,

Mais tel est de mon sort le rigoureux caprice ;

Je dois haïr Habis si je veux être Roi,

Et le trône, Phesrès, a trop d’appas pour moi.

Contre mes cruautés moi-même je murmure,

Mais je voudrais en vain rappeler la nature ;

Un oracle fatal a chassé de mon cœur

Ce que le nom de père y gardait de douceur.

Allons voir cependant à quoi je dois m’attendre,

Et sachons aujourd’hui quel parti je dois prendre.

Et vous, Dieux inhumains ! si vous vouliez qu’Habis

Tînt dans mon cœur le rang que doit tenir un fils,

Si vous ne vouliez pas qu’il devînt ma victime,

Que ne me cachiez-vous son destin et son crime ?

Fin du premier acte

ACTE SECOND

Scène première

Hespérus, Narbas.

HESPÉRUS

A-t-on trouvé Phesrès, puis-je l’entretenir ?

NARBAS

Oui, Seigneur, dans ces lieux il va bientôt venir.

Mais qui peut vous causer cette sombre tristesse ?

Tout flatte vos désirs, l’hymen de la Princesse

Ne peut être achevé que le destin d’Habis

N’ait dissipé le trouble où paraît Melgoris.

HESPÉRUS

Ah ! que n’a-t-il péri ce Prince déplorable,

Je ne souffrirais pas le tourment qui m’accable.

NARBAS

Quoi, Seigneur, contre lui conspirez-vous aussi ?

HESPÉRUS

De mes malheurs, Narbas, tu n’es pas éclairci ;

Je sais quel est ton zèle, et ma reconnaissance

Ne laisse dans mon cœur aucune défiance.

Apprends donc qui je suis, et reconnais en moi

Et le fils d’Axiane, et le sang de ton Roi.

NARBAS

Vous, Seigneur, vous Habis ? quelle main secourable

A garanti vos jours d’une mort effroyable ?

HESPÉRUS

Tu sais, mon cher Narbas, que le Roi furieux

De ce que sur mon sort avaient prédit les Dieux,

Sans pitié pour mon âge et pour mon innocence,

Voulut avec éclat signaler sa vengeance.

NARBAS

Oui, Seigneur, et j’ai su qu’il crut que son repos

Dépendait de vous voir submergé par les eaux.

HESPÉRUS

La mer à ses desseins ne parut pas propice,

Elle n’accepta point ce cruel sacrifice ;

Et sans doute les Dieux attentifs à mon sort

Envoyèrent Phesrès pour empêcher ma mort.

L’espoir de me sauver de cet affreux naufrage

Avait conduit ses pas sur ce fatal rivage.

Juge, mon cher Narbas, juge de ses transports,

Quand un flot jusqu'à lui fit approcher mon corps.

Il me prend, il m’embrasse, et connaît avec joie

Que de la mort encor je ne suis pas la proie.

Il en rend grâce aux Dieux mais, redoutant pour moi

Le séjour de la ville et les regards du Roi,

Et voulant sans péril élever ma jeunesse,

Il choisit les déserts de la vaste Tartesse

Pour cacher mon destin, et ses soins généreux,

Comme un asile sûr aux mortels malheureux.

C’est là, mon cher Narbas, que cet ami fidèle

A signalé pour moi sa tendresse et son zèle.

J’avais passé quinze ans dans ces sauvages lieux,

Quand la guerre m’offrit un sort plus glorieux ;

De barbares brigands une nombreuse armée,

Avide de carnage, au meurtre accoutumée,

Vint fondre dans Tartesse et ravager nos champs,

Tout fuyait à sa vue, et nos soldats tremblants

Loin de les attaquer et de rien entreprendre,

Se disputaient entre eux la honte de se rendre.

Le bruit de leurs fureurs parvenu jusqu'à moi,

Au lieu de m’inspirer la terreur et l’effroi,

Fit naître dans mon cœur la glorieuse envie

De signaler mon nom en exposant ma vie ;

Et comme de Phesrès je me croyais le fils,

Je le pressai d’offrir mon bras à Melgoris.

Les monstres furieux des forêts de Tartesse

Avaient déjà senti ma force et mon adresse :

J’étais toujours vainqueur, et j’osais me flatter

Que l’homme n’était pas moins facile à dompter.

Phesrès avec plaisir reconnut mon courage,

Mais craignant pour mes jours quelque nouvel orage,

Par un récit sincère, entrecoupé de pleurs,

Il m’apprit qui j’étais, l’oracle, mes malheurs,

Les cruautés du Roi, le trépas de mon père,

Et la longue prison de la Reine ma mère,

Et que, si je voulais prouver à Melgoris

Que malgré ses fureurs il revoyait Habis,

Je portais sur mon sein les glorieuses marques

Qu’on imprime en naissant aux fils de nos monarques

Mais qu’il fallait avant, à force de vertus,

Le contraindre à m’aimer sous le nom d’Hespérus.

Ce discours flattait trop mes désirs et ma gloire

Pour oser hésiter un moment à le croire ;

Ainsi dans mes desseins toujours plus affermi

Je ne respire plus que le sang ennemi.

Phesrès trop convaincu que depuis ma naissance

Les Dieux s’étaient unis pour prendre ma défense,

Pour retenir mon bras ne fit qu’un faible effort,

Et je me vis enfin le maître de mon sort.

NARBAS

Ciel ! qui pourrait ici douter de ta puissance !

Satisfaites, Seigneur, ma juste impatience.

Je ne puis concevoir sans en trembler d’effroi,

Comment vous avez fait pour vous cacher au Roi.

HESPÉRUS

Je me rendis au camp, où sans vouloir paraître,

J’attendis le moment de me faire connaître.

Le hasard me l’offrit dans le premier combat,

Où je parus d’abord comme simple soldat.

De notre général la valeur téméraire

L’engageant trop avant dans le parti contraire,

Malgré tous ses efforts précipita sa mort.

Les Cinettes bientôt furent son triste sort,

Et trouvant dans la fuite un secours salutaire,

Ils s’ébranlaient déjà, lorsqu’outré de colère

De voir si peu de cœur aux soutiens de nos Rois,

Je m’avance, et partout faisant voler ma voix,

Je m’oppose à leur fuite, et leur vante la gloire

Qu’ils auront de mourir en cherchant la victoire.

De l’espoir du butin je flatte leur valeur,

Et ne néglige rien pour calmer leur terreur.

Je ne sais si les Dieux, à mes vœux favorables,

Leur firent voir en moi quelques traits respectables ;

Mais lorsque j’eus parlé, d’une commune voix :

Commandez, dirent-ils, et nous suivrons vos lois.

Alors, sans balancer, j’accepte cette gloire ;

J’ordonne qu’on me suive, et bientôt la victoire

Par un heureux retour s’attachant à nos pas,

De dix mille brigands nous fit voir le trépas ;

Le reste n’a d’espoir qu’en une prompte fuite,

Et la nuit qui paraît nous défend la poursuite.

Les Cinettes vainqueurs, mais surpris et confus

Portent jusques au Roi l’action d’Hespérus.

Il demande à me voir, et c’est Phesrès lui-même

Qui m’annonce du Roi la volonté suprême.

Je me rends à la Cour, et m’offre à Melgoris ;

Et comme rien en moi ne lui parlait d’Habis,

Qu’il n’avait point d’objet qui réveillât sa haine,

La nature en secret agit sur lui sans peine

Et sans savoir quel est cet absolu pouvoir

Qui le force à sentir tant de joie à me voir,

Il m’embrasse, et cent fois nomme reconnaissance,

Ce qui n’est que du sang l’invisible puissance.

NARBAS

Ce service éclatant méritait son amour,

Et je ne doute point que la nature un jour

De son âme, Seigneur, ne se rende maîtresse,

Et ne fasse céder la haine à la tendresse.

HESPÉRUS

Enfin il demanda quel était mon pays,

Si j’étais son sujet, et de qui j’étais fils.

Je dis que j’ignorais mon rang et ma patrie,

Et le nom de celui dont je tenais le vie,

Qu’un Lybien m’avait tendrement élevé,

Mais que la mort trop tôt me l’ayant enlevé,

J’avais fait le dessein d’illustrer ma mémoire

En bravant les périls attachés à la gloire,

Et qu’ayant su la guerre au sein de ses états,

Je les avais choisis pour signaler mon bras.

Ce discours n’ayant rien qui ne parût sincère,

Il n’en pénétra point le sens et le mystère,

Et quoiqu’il fût touché d’ignorer mes aïeux,

Il jura de me faire un destin glorieux ;

Et sans doute voulant éprouver mon courage,

Il me laissa le soin d’achever mon ouvrage.

Tartesse, en moins d’un an, se vit en sûreté,

Et les brigands punis de leur témérité.

À peine cette guerre était-elle achevée

Qu’on vit la Gétulie aussitôt soulevée.

Ces peuples malheureux soumis à Melgoris,

Ne cherchant qu’à venger Albius et son fils,

Pour la troisième fois à leur Prince fidèles,

Au joug de Melgoris se montrèrent rebelles.

Pour les dompter, Narbas, et leur donner la loi,

Ce monarque irrité jeta les yeux sur moi.

Ce ne fut pas, ami, sans répandre des larmes

Que je me vis contraint d’aller porter les armes

Contre un peuple accablé de mon malheureux sort,

Et qui n’était armé que pour venger ma mort.

NARBAS

Je ne m’étonne plus quand tout couvert de gloire,

Vous paraissiez, Seigneur, gémir de la victoire ;

Ce fut en ce temps-là que m’attachant à vous,

Je fis de vous servir mon destin le plus doux.

HESPÉRUS

Ainsi tu te souviens que contre tout attente

Je fis faire une paix jusqu'à présent constante.

Tant de succès heureux firent que Melgoris

Me regarda bientôt comme son propre fils.

De ses plus chers secrets je fus dépositaire,

Sans moi, sans mes conseils, rien ne pouvait lui plaire ;

Tout flattant près de lui, mes vœux et mon espoir,

Je voulus sur son cœur éprouver mon pouvoir.

J’y réussis, Narbas, malgré sa colère

J’obtins la liberté de la Reine ma mère.

Impatient, charmé, j’allais sécher ses pleurs,

Lui faire voir son fils, et finir ses malheurs,

Lorsque de Garama l’ambassade éclatante

Vint m’arracher ma joie et tromper mon attente.

Melgoris défendit que jusqu'à mon retour

Axiane reprît son rang en cette Cour.

Ami, tu sais le reste ; arrivé dans l’Afrique,

Malgré tous mes efforts, mes soins, ma politique,

Erixesne en mon cœur fit naître tant d’amour

Que pour me l’arracher il faut m’ôter le jour.

Cependant en ces lieux, par moi-même amenée,

Mes exploits n’ont servi que pour son hyménée.

NARBAS

Espérez tout, Seigneur, du peuple et des soldats ;

Le Roi qui vous chérit fait que sans votre bras...

HESPÉRUS

Je n’attends rien, Narbas, de sa reconnaissance,

S’il connaît une fois ma flamme et ma naissance.

Phesrès vient, laisse-nous ; je veux en liberté

Lui dire les transports dont je suis agité.

Scène II

Hespérus, Phesrès.

HESPÉRUS

Je vous attends Phesrès avec l’impatience

D’un Prince, dont vos soins sont l’unique espérance,

J’attends de vos conseils ou la vie ou la mort.

PHESRÈS

Vous êtes seul, Seigneur, maître de votre sort.

Un mot va vous ouvrir le chemin à l’empire,

Et rompre les liens dont votre cœur soupire.

Le peuple prévenu ne veut que voir Habis,

Pour le conduire au trône, et perdre Melgoris.

HESPÉRUS

Moi ! que je monte au trône, et qu’aux yeux de ma mère

Je porte le poignard dans le sein de son père !

Ah ! depuis quand Phesrès voulez-vous qu’Hespérus

S’illustre par le crime, et non par des vertus ?

PHESRÈS

Ah ! que pour moi, Seigneur, ce reproche a de charmes.

Je ne regrette plus mes soins et mes alarmes ;

Je bénis mille fois le moment où les Dieux

M’ont conduit pour sauver des jours si précieux.

Je l’avouerai, Seigneur, je craignais dans votre âme

Les transports indiscrets d’une trop vive flamme,

Et que pour posséder Erixesne en ce jour

Vous ne fissiez céder votre gloire à l’amour.

HESPÉRUS

Quoique de cet amour mon cœur soit la victime,

Il est trop pur, Phesrès, pour le conduire au crime.

Et j’atteste les Dieux que l’oracle jamais

Ne peut être accompli s’il l’est par mes forfaits.

Mais sans tremper mes mains dans un sang respectable,

Ne puis-je détourner un hymen qui m’accable !

PHESRÈS

Le Roi de cet hymen a retardé le jour,

Le nom d’Habis le trouble et suspend son amour.

Quels que soient les attraits dont brille la Princesse,

La haine dans son cœur surmonte la tendresse.

Cependant, par mes soins, le bruit s’est répandu

Que le Prince est vivant, et qu’il est attendu.

Le peuple et les soldats sont prêts à le défendre,

Si le Roi contre lui voulait rien entreprendre.

Montrons-leur donc, Seigneur, que le brave Hespérus,

Ce héros qu’on adore, est le fils d’Albius.

Par de secrets ressorts que mon zèle m’inspire

Sans crime je saurai vous conduire à l’empire,

Unir votre destin à l’objet de vos vœux,

Et mourir, s’il le faut, pour voir mon Prince heureux.

HESPÉRUS

Ah ! j’ai trop éprouvé vos soins et votre zèle

Pour douter un moment d’un ami si fidèle.

Disposez donc, Phesrès, d’Hespérus et d’Habis ;

Toujours à vos conseils vous les verrez soumis.

PHESRÈS

De mes desseins bientôt je viendrai vous instruire ;

Un plus long entretien pourrait ici nous nuire.

Daignez vous confier à mon zèle, à ma foi,

Et de votre destin reposez-vous sur moi.

HESPÉRUS

Si les Dieux, cher Phesrès, comblent mon espérance,

Soyez sûr à jamais de ma reconnaissance.

PHESRÈS

Je vous quitte, la Reine adresse ici ses pas :

Pour ne rien hasarder ne vous découvrez pas.

Scène III

Axiane, Hespérus, Thomire

AXIANE

D’une longue prison par vos mains délivrée,

De vos soins généreux vivement pénétrée,

Je viens vous en marquer avec empressement

Et ma reconnaissance et mon étonnement.

HESPÉRUS

Mon zèle dès longtemps se serait fait connaître,

Si de votre destin le Ciel m’eût rendu maître,

Madame, et vos malheurs m’ont touché plus que vous,

Heureux si je pouvais vous faire un sort plus doux.

Phesrès connaît mon cœur, il a dû vous apprendre

L’intérêt qu’en vos maux il m’a toujours vu prendre.

AXIANE

Oui, Seigneur, il m’a dit, qu’auprès de Melgoris

Vous daignez protéger le malheureux Habis.

On dit qu’il est vivant, et quoique je l’ignore,

Souffrez que pour ses jours sa mère vous implore,

Et faites que le bras qui soutient tant de Rois

D’un Prince infortuné soutienne aussi les droits.

Joignez à vos vertus...

HESPÉRUS

Si vous saviez, Madame...

Que j’ai peine à cacher le trouble de mon âme.

Non, ne doutez jamais de mon zèle pour vous,

Je fais de vous servir mon bonheur le plus doux.

AXIANE

Hélas ! que cet espoir pour mon cœur a de charmes...

Vous vous attendrissez, et malgré moi mes larmes...

HESPÉRUS

Que ne puis-je à vos yeux... exprimer ma douleur...

AXIANE

Juste Ciel ! je me trouble... et dans vos traits, Seigneur...

D’un époux malheureux je vois la ressemblance.

On ignore, dit-on,... quelle est votre naissance,

Pourriez-vous me cacher... que n’êtes-vous Habis ?

HESPÉRUS

De secrets intérêts... de puissants ennemis...

Me forcent à garder... un trop cruel silence...

Mais, hélas ! malgré moi... vos pleurs...votre présence...

Et l’injuste courroux... où paraît Melgoris...

Font sentir à mon cœur...

AXIANE

Ah ! vous êtes mon fils.

Je ne puis me méprendre aux transports de mon âme.

HESPÉRUS

Ils ne vous trompent point, à vos genoux, Madame

Vous voyez votre fils...

AXIANE

Habis, mon cher Habis,

Aurais-je jamais cru qu’il m’eût été permis

D’effacer de mon cœur la triste destinée.

HESPÉRUS

Oubliez-la, Madame, et que cette journée

Vous rende le repos que vous aviez perdu.

AXIANE

Ah ! mon fils... mais ici l’on peut être entendu ;

Mon cœur ne peut cacher tout l’excès de sa joie,

Et depuis trop longtemps à la tristesse en proie,

On pourrait s’étonner de ce grand changement,

Et rien ne doit troubler notre contentement.

Pour dissiper ma crainte, allons chez la Princesse ;

Vous connaissez pour moi ses soins et sa tendresse ;

Elle a pris trop de part, mon fils, à ma douleur,

Pour ne pas partager ce qui fait mon bonheur.

Fin du second acte

ACTE III

Scène première

Erixesne, Hespérus, Néphise, Narbas

ERIXESNE

Il n’était pas besoin de joindre à vos vertus

Un rang plus éclatant que celui d’Hespérus.

Si vous n’étiez pas Roi par un malheur insigne,

Il suffisait, Seigneur, que vous en fussiez digne,

Et le grand nom d’Habis vous est moins glorieux

Qu’il ne paraît cruel et funeste à mes yeux.

HESPÉRUS

Mon destin, quel qu’il soit, sera digne d’envie,

Puisque, dans les malheurs qui poursuivaient ma vie,

Les Dieux m’ont épargné le plus cruel de tous

En me donnant un rang qui m’approche de vous.

Mais, que dis-je, en ce jour mon bonheur est extrême

Puisque mon nom vous rend maîtresse de vous-même :

Songez que ce nom seul répandu dans ces lieux

Vient de vous garantir d’un hymen odieux.

Songez, songez, Madame, aux transports de la Reine

Quand elle a su qu’Habis adorait Erixesne.

Cette illustre Princesse, en embrassant son fils,

A béni le moment qui vous l’avait soumis.

ERIXESNE

D’Axiane, Seigneur, je connais la tendresse,

Je sais que dans mon sort sa bonté l’intéresse,

Et dans un autre temps j’aurais fait mon bonheur

De lui voir estimer le choix de votre cœur.

Mais, que nous sert, hélas ! une espérance vaine ?

Au bruit de votre nom le Roi reprend sa haine.

Son hymen retardé ne me rend pas ma foi,

Melgoris a toujours les mêmes droits sur moi ;

Et quand pour votre sort je n’aurais rien à craindre,

Votre flamme, Seigneur, ne doit pas moins s’éteindre.

Si tant d’exploits fameux, et si tant de vertus

M’ont fait sans m’offenser écouter Hespérus,

Il doit vous souvenir qu’un éternel silence

Devait de cet amour être la récompense.

HESPÉRUS

Je n’attendais pas moins d’un austère devoir,

Mais quel que soit sur moi votre absolu pouvoir,

Je ne cesserai point d’adorer Erixesne,

Mes jours me sont moins chers qu’une si belle chaîne ;

Et si pour votre gloire il me fallait périr

Avec empressement vous m’y verriez courir.

J’en atteste les Dieux. Mais que je crains, Madame,

Qu’un amour plus heureux n’ait su toucher votre âme.

Peut-être craignez-vous de recevoir d’Habis

Le sceptre qu’en ce jour vous offre Melgoris.

ERIXESNE

Par d’injustes soupçons n’augmentez point ma peine,

Vous connaissez trop bien les objets de ma haine

Pour douter un moment quel eût été mon Roi

Si le choix d’un époux eût dépendu de moi.

HESPÉRUS

Ah ! puisqu’il est ainsi, ne blâmez plus, Madame,

L’espoir qui, malgré vous, s’empare de mon âme.

Pour l’excuser, sachez que peut-être en ce jour

On sait dans Garama mon nom et mon amour.

Ce discours vous surprend, mais cet ami fidèle,

Qui sût me garantir de la nuit éternelle,

Par un homme affidé, parti depuis huit jours,

A du Roi votre père imploré le secours.

J’ignorerais encor ce dernier trait de zèle ;

Mais voulant dissiper ma tristesse mortelle,

Il vient de me l’apprendre, et qu’en ce même jour

De ce courrier fidèle il attend le retour.

ERIXESNE

Je ne saurais douter de la reconnaissance

D’un Roi dont vous avez relevé la puissance.

Mais ne vous flattez pas qu’il puisse être permis

De violer la foi promise à Melgoris.

Ainsi donc votre amour à présent légitime

En ce moment, Seigneur, peut devenir un crime.

De soins plus importants occupez votre cœur,

D’un monarque cruel prévenez la fureur ;

Faites-vous reconnaître, et dans la Gétulie

Allez mettre à couvert une si belle vie.

HESPÉRUS

Moi, Madame, partir, et laisser dans ces lieux

Ce que j’ai de plus cher et de plus précieux ?

Que j’aille ailleurs traîner une vie inutile ?

Point de trône sans vous, point d’espoir, point d’asile.

Avant que Melgoris vous attache à son sort,

Je saurai le contraindre à me donner la mort,

Et dès ce moment même...

ERIXESNE

Ah ! que voulez-vous faire ?

Qu’espérez-vous, Seigneur, d’une aveugle colère ?

Restez puisqu’il le faut, et n’entreprenez rien

Sans l’avis de Phesrès, de la Reine, et le mien.

Scène II

Hespérus, Narbas

HESPÉRUS

Dieux ! quel ordre charmant, et que mon espérance...

NARBAS

Contraignez-vous, Seigneur, c’est le Roi qui s’avance.

Scène III

Melgoris, Hespérus, Narbas, Gardes

MELGORIS

Demeurez Hespérus, je veux en liberté

Vous confier les soins dont je suis agité.

Laissez-nous

Scène IV

Melgoris, Hespérus

HESPÉRUS

Toujours prêt à vous prouver mon zèle.

Vous n’avez point, Seigneur, de sujet plus fidèle.

MELGORIS

Je n’en saurais douter, et tes rares exploits

M’ont fait connaître assez tout ce que je te dois.

Heureux si ces sujets dont tu soutiens la gloire

Se montraient comme toi jaloux de leur mémoire.

Mais, hélas ! aujourd’hui révoltés contre moi,

Ils ne respirent plus que le sang de leur Roi.

Phesrès même, Phesrès, en ce moment conspire

Pour m’arracher la vie ou pour m’ôter l’empire.

(à suivre colonne de droite)

HESPÉRUS

Ah ! que me dites-vous ? lui, Seigneur, conspirer ?

Attenter à vos jours ! à l’empire aspirer ?

Non, ne le croyez pas ; son zèle et sa sagesse

Lui font des ennemis, et leur funeste adresse

Profite des transports d’un peuple audacieux

Pour le rendre, Seigneur, criminel à vos yeux.

MELGORIS

Je ne te blâme point de prendre sa défense ;

Tu lui dois cet effet de ta reconnaissance,

Et si jamais l’ingrat fut zélé pour son Roi,

Il ne se l’est montré qu’en lui parlant pour toi.

Mais, mon cher Hespérus, ce que je vais t’apprendre

Te fera bientôt voir quel parti tu dois prendre.

Par des avis divers instruit de ses projets,

Je sais qu’il a lui seul révolté mes sujets,

Que sous le nom d’Habis il arme les Cinettes,

Qu’il a dans Garama des pratiques secrètes,

Et que d’un homme à lui, parti pour cette Cour,

Dans cette même nuit il attend le retour.

Mes ordres sont donnés pour arrêter le traître ;

Tous les ports sont fermés, et s’il ose paraître

Aussitôt on l’amène, et sans plus balancer

Je saurai me venger de qui m’ose offenser.

HESPÉRUS

Pour de tels attentats votre juste colère

Ne peut être, Seigneur, trop prompte et trop sévère.

Si Phesrès est coupable et cherche à vous trahir,

Les plus affreux tourments ne sauraient le punir.

Mais, encore une fois, souffrez que je l’excuse,

À le croire un ingrat mon âme se refuse ;

Et je ne puis penser qu’à la fin de ses jours,

Il veuille par le crime en terminer le cours.

Pour en être assuré, confiez à mon zèle

Le premier entretien de cet homme fidèle

Que l’on dit qu’il attend, alors mieux informé

Votre soupçon sera détruit ou confirmé ;

Et je ne craindrai point qu’une maligne envie

Ose vous imposer et noircisse sa vie.

MELGORIS

Non, non, à d’autres soins tu te dois occuper,

Ne crois pas que jamais on puisse me tromper ;

Je saurai démêler le vrai de l’artifice,

Et ne conduirai point l’innocent au supplice.

Ta valeur des soldats t’a su faire adorer,

De leur fidélité tu te dois assurer.

Je remets en tes mains ma vie et mon empire ;

Et puisque ta vertu me force à te le dire,

Apprends qu’en me servant tu travailles pour toi,

Et te fais un chemin pour t’égaler à moi.

Quoique j’ignore encor de qui tu reçus l’être,

De secrets mouvements, dont je ne suis pas maître,

Te rendent à mon cœur si cher, si précieux,

Qu’un fils qu’à mes désirs accorderaient les Dieux,

N’aurait pas plus que toi de part à ma tendresse.

Remplis ces sentiments, et puisque le temps presse,

À mes lâches sujets oppose ta valeur.

Surtout d’Habis vivant chasse la vaine erreur.

Enfin, d’un Roi qui t’aime affermis la puissance,

Et ne doute jamais de sa reconnaissance.

Je vais chez la Princesse, où sans rien découvrir,

Je saurai si son cœur ose aussi me trahir.

Scène V

Hespérus

HESPÉRUS (seul).

Dieux ! quel enchaînement de tendresse et de haine !

Quand l’une offre à mes yeux une perte certaine

L’autre élève mon sort au faîte des grandeurs,

Et partout je ne vois qu’un tissu de malheurs.

Scène VI

Hespérus, Phesrès

HESPÉRUS

Ah ! fuyez, cher Phesrès, et loin de cet empire

Allez finir des jours qui font que je respire :

Vous êtes accusé, Melgoris est instruit

Des nouvelles qu’on doit vous donner cette nuit.

Partez, n’attendez pas qu’une aveugle colère

Me fasse voir en vous la mort d’un second père.

PHESRÈS

Je sais tout ; un des miens caché dans ce palais

A su de Melgoris découvrir les secrets ;

Mais, Seigneur, de mon sort ne soyez point en peine,

Je ne crains pas pour moi les effets de sa haine.

J’attendrai, sans trembler, quel en sera le cours.

Si tout mon sang versé peut garantir vos jours,

Quelle que soit du Roi l’exacte vigilance,

Il pourra par là savoir votre naissance.

Je n’ai point découvert qu’Hespérus en ces lieux

Cachait sous ce faux nom un rang plus glorieux ;

Du Roi de Garama j’implore l’assistance

Simplement pour Habis et pour son innocence,

Et lui fais concevoir qu’avec un tel époux

La Princesse sa fille aurait un sort plus doux.

Voilà ce que le Roi saura par sa réponse.

Alors, sur mon destin, que sa bouche prononce,

Qu’il me laisse la vie ou me donne la mort,

Vous n’en serez pas moins maître de votre sort

HESPÉRUS

Je saurai prévenir celui qu’il vous prépare ;

Il est temps qu’à ses yeux Hespérus se déclare.

J’ai suivi jusqu’ici vos conseils généreux,

Je me suis fait aimer d’un Prince rigoureux,

J’ai servi son état, soutenu son empire ;

C’est par moi qu’en ces lieux tout agit, tout respire.

Ce Prince me chérit plus qu’il ne hait Habis,

Et son cœur malgré lui lui montre en moi son fils.

Souffrez donc qu’aujourd’hui je rompe le silence,

Et que j’ose éprouver sa haine ou sa clémence.

Mais cependant fuyez, et loin de ce palais

Allez de mes desseins attendre le succès.

Scène VII

Phesrès

PHESRÈS

Non, non, je ne peux point par une indigne fuite

Mériter des soupçons dont je crains peu la suite.

Servons-le, malgré lui, puisqu’il veut être Habis,

Qu’il fasse au moins trembler le cruel Melgoris.

On ouvre ; c’est la Reine : évitons sa présence,

Et n’ayons plus que nous dans notre confidence.

Scène VIII

Axiane, Phesrès, Thomire

AXIANE

Où fuyez-vous, Phesrès, et quels nouveaux malheurs

Peuvent vous dispenser de voir couler mes pleurs ?

Je ne cherche que vous, dans mon inquiétude ;

Du destin de mon fils la triste incertitude

A chassé de mon cœur les transports pleins d’appas

De le voir échappé des horreurs du trépas.

Depuis que je l’ai vu, tout m’agite et me trouble ;

Ma crainte pour ses jours à chaque instant redouble,

Tout me paraît suspect dans ces funestes lieux.

Il n’a pu qu’un moment se montrer à mes yeux,

Et mes embrassements entremêlés de larmes

N’ont su rien exprimer que mes justes alarmes.

Que fait-il, et d’où vient que sa mère aujourd’hui

Ignore les projets que vous formez pour lui ?

PHESRÈS

Dans nos premiers desseins rien n’est changé, Madame,

Et vous devez bannir la crainte de votre âme,

Puisque, tant que les Dieux me feront voir le jour,

Je saurai conserver ce fils à votre amour.

Scène IX

Axiane, Thomire

AXIANE

Quelle est cette froideur, quel trouble elle m’inspire !

Embarrassé, confus, il craint de m’en trop dire,

Lui serais-je suspecte ? Ah ! courons sur ses pas ;

Peut-être a-t-on d’Habis ordonné le trépas.

THOMIRE

Hélas ! de ce dessein que pouvez-vous attendre ?

Songez que dans ces lieux le Roi peut vous surprendre,

Madame, quel serait son funeste courroux,

S’il savait que Phesrès s’intéresse pour vous.

Prenez sur sa parole une entière assurance ;

Vous connaissez son zèle, et quelle est sa prudence,

Peut-être pour le Prince, et pour vos intérêts,

Devez-vous ignorer ses sentiments secrets.

AXIANE

Ah ! que tu connais mal ce que sent une mère

Quand il s’agit du sort d’une tête si chère,

Si tu crois que son cœur se repose aisément

Sur la foi d’un mortel sujette au changement.

Témoin de mes tourments, témoin de ma constance,

Tu t’étonnes, hélas ! de mon impatience ;

Et tu ne conçois pas qu’en recouvrant Habis

Le désespoir encor puisse m’être permis.

Thomire, à mes malheurs j’étais accoutumée,

Mon âme pour un fils n’était plus alarmée,

Je le croyais sans vie, et n’espérant plus rien,

J’attendais que la mort unît mon sort au sien.

À présent que je sais que le Ciel favorable

A garanti ce fils d’un destin déplorable,

Je sens renouveler mes premières douleurs.

Tout me rappelle en lui la source de mes pleurs.

Je crois voir Melgoris inventer un supplice,

Pour en faire à sa haine un affreux sacrifice.

Je me le représente expirant dans mes bras

En demandant au Ciel de ne le venger pas.

THOMIRE

Ah ! de grâce, éloignez un objet si funeste ;

Les Dieux ont commencé, les Dieux feront le reste.

Mais, encore une fois, évitez Melgoris,

Rentrez, et cachez-vous à des yeux ennemis.

AXIANE

Tu le veux, j’y consens ; mais, ma chère Thomire,

Tu sais depuis longtemps le destin où j’aspire ;

Dieux puissants ! terminez mon déplorable sort

Avant que de mon fils on m’annonce la mort.

Fin du troisième acte

ACTE IV

Scène première

Melgoris, Hispal, Gardes

MELGORIS (tenant une lettre)

Dieux ! quelle trahison, quel complot téméraire !

Les traîtres sentiront l’effet de ma colère.

Que l’on cherche Hespérus, et qu’il se rende ici.

Scène II

Melgoris

MELGORIS

Enfin, de mes malheurs je suis donc éclairci ;

Tout conspire à me rendre un tyran redoutable.

Pour assurer mes jours je dois être coupable.

Autrefois innocent, monarque glorieux,

Des douceurs de mon règne on rendait grâces aux Dieux,

Quel changement ! ô Ciel ! un oracle terrible

Contre mon propre sang rend mon âme insensible !

Et pour régner en paix, me croyant tout permis,

J’emprisonne ma fille et fais périr son fils.

Et quand après vingt ans de justice et de gloire

Je crois de mes forfaits effacer la mémoire,

J’apprends que cet Habis est échappé des eaux,

Et malgré tous mes soins vient troubler mon repos.

Ma haine se réveille à ce nom redoutable,

Je vais redevenir et tyran et coupable ;

Mais vous, de qui l’oracle a causé mon effroi,

N’êtes-vous pas, grands Dieux ! plus coupable que moi ?

Scène III

Melgoris, Hespérus

MELGORIS

Ah ! mon cher Hespérus, prends part à ma disgrâce,

Apprends, par cette lettre, apprends ce qui se passe.

Phesrès est un perfide, et le Ciel inhumain

Rend Habis aux mortels pour me percer le sein.

HESPÉRUS (lisant)

J’approuve votre zèle, et ce qu’il vous inspire,

J’apprends avec plaisir que votre Habis respire :

Je n’épargnerai rien pour conserver ses jours.

Quand il en sera temps, comptez sur mon secours,

Et si je puis encor disposer d’Erixesne,

Je lui défends ici sur peine de ma haine

D’achever son hymen avecque Melgoris,

S’il veut tremper ses mains dans le sang de son fils.

De mon estime, enfin, ces marques éclatantes

Doivent vous assurer du Roi des Garamantes.

MELGORIS

Le traître, tu le vois, me fait des ennemis

De ceux que ta valeur m’avait rendu soumis.

Mais je saurai tromper sa criminelle envie,

J’assurerai mes jours aux dépens de sa vie.

Mes ordres sont donnés pour le faire arrêter,

Et je veux dès demain, sans plus rien consulter,

Unir ma destinée à celle d’Erixesne !

Du Roi de Garama je dédaigne la haine.

Le bras qui le tira des fers des Lybiens

Pour lui faire porter de plus pesants liens,

De tous mes ennemis c’est le moins formidable,

Habis est mille fois pour moi plus redoutable,

Et lui seul aujourd’hui peut me faire trembler.

HESPÉRUS

De quelle crainte, ô Ciel ! vous laissez-vous troubler ?

Je ne veux point, Seigneur, puisque c’est vous déplaire,

Adoucir pour Phesrès votre juste colère.

Mais, ce fatal Habis conservé par les Dieux

A-t-il rien fait encor pour le rendre odieux ?

Ah ! se cacherait-il ; s’il est vrai qu’il respire,

S’il voulait vous ravir et la vie et l’empire ?

Le voit-on profiter du trouble qu’en ces lieux

A porté pour lui seul un peuple audacieux ?

MELGORIS

Quoi, pour Habis aussi ton âme s’intéresse ?

Toi que je rends l’objet de toute ma tendresse,

Veux-tu donc te confondre avec mes ennemis ?

HESPÉRUS

Moi, vous trahir, Seigneur ! ah, s’il m’était permis

De montrer à vos yeux tout l’excès de mon zèle,

Vous connaîtriez bientôt si je vous suis fidèle.

MELGORIS

Ne me parle donc plus d’un objet odieux.

Mais que nous veut Hispal ; et quel bruit dans ces lieux...

Scène IV

Melgoris, Hespérus, Hispal

HISPAL

Ah ! prévenez, Seigneur, des sujets infidèles :

Phesrès est à leur tête, et les troupes rebelles

Sous son commandement assiègent le palais.

HESPÉRUS

Dieux !

MELGORIS

Ah ! satisfaisons ces perfides sujets :

Ils ont trop de mon cœur éprouvé la clémence ;

Qu’ils sentent en ce jour le poids de ma vengeance !

HESPÉRUS

Non, demeurez Seigneur, sans exposer vos jours,

De leurs lâches desseins, j’arrêterai le cours ;

Je n’épargnerai point un peuple téméraire,

Et j’atteste à vos yeux l’astre qui nous éclaire

De vous livrer Habis avant la fin du jour.

MELGORIS

Ou vainqueur ou vaincu, je te jure à mon tour

De te donner d’Habis le rang et la puissance.

Scène V

Melgoris

MELGORIS (seul)

Pour mon cœur irrité quelle douce vengeance !

Cependant avec lui partageons le danger

Où son zèle pour moi le force à s’engager.

Opposons aux mutins l’éclat du diadème,

Et s’il nous faut quitter l’autorité suprême,

Du moins en la cédant périssons glorieux.

Mais quel objet ici se présente à mes yeux ?

Scène VI

Melgoris, Axiane

AXIANE

Après vingt ans, Seigneur, de vos regards bannie,

Des fautes du destin trop vivement punie,

Peut-il m’être permis d’embrasser vos genoux ?

MELGORIS

Quel est votre dessein, et que demandez-vous ?

AXIANE

Le peuple en ce moment vient de prendre les armes,

Et craignant pour vos jours, dans mes justes alarmes,

Je venais me livrer à tout votre courroux

Ou partager, Seigneur, le péril avec vous.

MELGORIS

Je saurai bien, sans vous, prendre soin de ma vie ;

Elle n’est pas encore à vos lois asservie.

J’empêcherai pour moi vos larmes de couler ;

Ce n’est que pour Habis que vous devez trembler.

Sa tête servira de rempart à la mienne.

Dans cet appartement, gardes, qu’on la retienne.

Scène VII

Axiane, Thomire, Hispal, Gardes

AXIANE

Achève, Roi cruel, de me percer le sein,

Je ne connais que trop ton barbare dessein :

Tu crains que par mes pleurs, mes cris, et ma présence,

Je n’anime ton peuple à prendre ta défense.

Mais tes efforts sont vains, et dans mon désespoir

Je ne respecte plus ton rang et ton pouvoir ;

Et s’il n’est pas permis de t’épargner des crimes,

Augmentons-les du moins en t’offrant des victimes.

THOMIRE

Ha ! Madame, songez que les ordres du Roi...

AXIANE

Je ne t’écoute point, Thomire, laisse-moi.

Scène VIII

Axiane, Erixesne, Thomire, Néphise, Hispal, Gardes.

AXIANE

Princesse dans ces lieux vous allez être Reine,

Tout doit vous obéir comme à sa souveraine :

Commandez, qu’un moment maîtresse de mon sort

Je puisse en liberté me livrer à la mort.

ERIXESNE

Ah ! Madame, est-ce à moi que ce discours s’adresse ?

Pouvez-vous oublier mon zèle et ma tendresse ?

Et devez-vous penser, quel que soit mon pouvoir,

Que jamais contre vous je le fisse valoir ?

Hélas ! sachant quel est votre amour pour un père,

Dans le péril que court une tête si chère,

Contre mes intérêts, sensible à ces malheurs,

Je ne venais ici que pour sécher vos pleurs.

Ce palais investi, l’horrible bruit des armes,

Tout semble pour sa vie exciter vos alarmes.

AXIANE

Je ne m’alarme plus que du destin d’Habis ;

Non, je n’ai rien de cher que les jours de mon fils.

ERIXESNE

Les Dieux, vous le savez, prennent soin de sa vie,

Et je ne puis penser qu’elle lui soit ravie ;

L’oracle m’en assure, et c’est les outrager

Que de craindre pour ceux qu’ils daignent protéger.

AXIANE

Je connais leur pouvoir, mais enfin je suis mère,

Et je dépends d’un Roi formidable et sévère :

Ce qu’il fit autrefois me fait voir aujourd’hui

Ce qu’il faut espérer d’un Prince tel que lui,

Peut-être que mon fils en ce moment expire.

On ouvre, c’est Narbas, Dieux ! que vient-il nous dire ?

Scène IX

Axiane, Erixesne, Thomire, Néphise, Narbas, Hispal

NARBAS

Qu’Hespérus a remis le calme dans ces lieux,

Et tandis qu’avec lui le Roi rend grâces aux Dieux,

Je viens vous annoncer sa nouvelle victoire

Et comment, sans combattre, il s’est couvert de gloire.

En vain nous opposions aux rebelles soldats

L’ardeur de notre zèle, et l’effort de nos bras.

Nous allions succomber, quand ce héros s’avance,

Sans javelot, sans casque, et sans nulle défense :

Il ne veut employer ni force ni valeur

Pour calmer des mutins la barbare fureur.

Au milieu de leurs dards il se fait un passage,

Et tandis que chacun admire son courage :

Qu’est ceci, leur dit-il, infidèles sujets,

Depuis quand formez-vous de criminels projets ?

Vous qui fûtes toujours sensibles à la gloire,

Des lois qu’elle prescrit perdez-vous la mémoire ?

Compagnons glorieux de mes faibles exploits,

Vous ai-je donc appris à détrôner vos Rois ?

Ah ! pour vous assouvir prenez d’autres victimes,

Par moi seul commencez et finissez vos crimes,

Je me livre à vos coups, ne balancez donc plus ;

Respectez Melgoris ou perdez Hespérus.

Dieux ! quel effet produit un discours si terrible ?

Tout désarmé qu’il est il paraît invincible !

Phesrès même en frémit, il lève au Ciel les yeux

Et commande aux mutins de laisser faire aux Dieux.

Il fuit, et son parti troublé par son absence

De l’illustre Hespérus implore la clémence.

Il voudrait pardonner ; mais contraint par les lois,

Des plus audacieux il faut qu’il fasse choix.

Il les fait arrêter, c’est là tout leur supplice ;

Le Roi qui se fait voir approuve sa justice :

De mille tendres noms il appelle Hespérus,

Aux rebelles soumis il vante ses vertus,

Il veut qu’on ait pour lui la même obéissance

Que s’il avait en main la suprême puissance,

Ce héros... Mais, Madame, il porte ici ses pas.

AXIANE

Arbitres des mortels que ne vous dois-je pas ?

Scène X

Hespérus, Axiane, Erixesne, Thomire, Néphise, Narbas, Gardes

HESPÉRUS

Gardes, retirez-vous, et laissez à la Reine

L’entière liberté d’agir en souveraine.

Le Roi vous le commande, allez, obéissez.

AXIANE

Ah ! mon cher Hespérus ; mes malheurs sont passés,

Puisque je vous revois je n’ai plus rien à craindre,

Et des rigueurs du sort je cesse de me plaindre ;

Qu’aux plus cruels tourments on expose mes jours,

Mon fils, et que des tiens on respecte le cours.

HESPÉRUS

Mon cœur avec transport répond à la tendresse

Qui fait que dans mon sort votre âme s’intéresse.

Mais, Madame, achevez ce que j’ai commencé,

Et pour faire oublier tout ce qui s’est passé,

Daignez montrer au peuple assemblé dans le temple

De votre fermeté le vertueux exemple :

Faites fumer l’encens, et demandez aux Dieux

Qu’ils rendent Melgoris à jamais glorieux.

Hélas ! pour vous, Madame, un autre sacrifice

Doit vous rendre demain le juste Ciel propice :

Par des nœuds éternels unie à Melgoris

Vos mains immoleront le malheureux Habis.

ERIXESNE

Quelle que soit, Seigneur, ma triste destinée,

Je ne dois ni ne veux rompre cet hyménée ;

Mais je puis, sans blesser un devoir trop cruel,

Empêcher qu’un grand Roi se rende criminel.

Je vais lui déclarer que s’il veut qu’Erixesne

Regarde sans horreur cette fatale chaîne,

Il faut qu’au même instant, à la face des Dieux,

Il assure à son fils un destin glorieux.

HESPÉRUS

Ah ! Madame, arrêtez.

Scène XI

Axiane, Hespérus, Thomire, Narbas

AXIANE

Que prétendez-vous faire ?

Mon fils vous vous devez aux larmes d’une mère ;

Ne résistez donc point aux soins qu’on prend pour vous,

Du cruel Melgoris fléchissons le courroux.

Je vais des immortels implorer la puissance,

Puissent-ils en ce jour combler mon espérance !

Scène XII

Hespérus, Narbas

HESPÉRUS

Non, je serai moi seul arbitre de mon sort,

Prévenons cet hymen par une illustre mort.

Narbas plus que jamais j’ai besoin de ton zèle,

Et dans mon infortune, au moins sois moi fidèle ;

Le péril où Phesrès s’est engagé pour moi

Me fait craindre pour lui la vengeance du Roi.

Va le trouver, ami, tu connais son asile :

Dis-lui que dans ces lieux il ne peut m’être utile,

Qu’il parte pour l’Afrique en ce même moment,

Qu’un vaisseau préparé, par mon commandement,

L’attend pour faire voile avec impatience.

Vole, mon cher Narbas, et que ta diligence,

Empêche que du Roi les ordres rigoureux

Ne m’ôtent pour jamais cet ami généreux.

Scène XIII

Hespérus

HESPÉRUS (seul)

Phesrès en sûreté j’agirai sans contrainte ;

Dégagé pour ses jours d’une trop juste crainte

Je pourrai désormais faire connaître Habis,

Et n’offrir que lui seul aux coups de Melgoris.

Fin du quatrième acte

ACTE V

Scène première

Phesrès, Narbas

PHESRÈS

Non, c’est en vain, Narbas, que tu veux que je fuie,

La mort m’étonne moins qu’une honteuse vie.

NARBAS

Evitez donc, Seigneur, de paraître en ces lieux,

Le Roi vous fait chercher, cachez-vous à ses yeux ;

On vous croit à ma garde, et c’est par cette feinte

Que nous avons ici conduit nos pas sans crainte.

Profitons-en encor, de grâce, suivez-moi

Avant qu’on ait le temps d’en avertir le Roi.

À ses premiers transports n’offrez point votre tête ;

Hespérus, par ses soins, calmera la tempête.

PHESRÈS

C’est trop tard qu’Hespérus s’alarme pour mes jours,

Pour empêcher le Roi d’en abréger le cours.

Il devait confier son destin à mon zèle,

Et seconder l’effort d’un peuple trop fidèle.

Il vient de renverser nos projets généreux ;

Il se livre lui-même à son sort malheureux.

Après ce coup, Narbas, il ne doit point prétendre

Que pour sauver mes jours j’ose rien entreprendre.

NARBAS

Fuyez, puisqu’il le veut, dissipez son effroi.

J’entends quelqu’un, sortons. Juste Ciel ! c’est le Roi.

PHESRÈS

Ma gloire effacera l’horreur de ma disgrâce.

Scène II

Melgoris, Phesrès, Narbas, Hispal, Gardes

MELGORIS

Est-ce pour me braver ou me demander grâce

Que ta témérité te conduit en ces lieux ?

Et peux-tu sans trembler te montrer à mes yeux ?

PHESRÈS

Un plus noble dessein me contraint d’y paraître ;

Si je suis criminel je fais gloire de l’être,

Et je vous viens, Seigneur, découvrir mes forfaits.

MELGORIS

En est-il de plus grands que tes lâches projets ?

PHESRÈS

Je n’en ai point formé qui ne fût légitime.

Ils n’ont pas réussi, c’est ce qui fait mon crime.

Je voulais vous forcer, sans craindre pour Habis,

À reconnaître en lui, votre sang, votre fils ;

Je voulais étouffer cette haine implacable

Qui d’un Roi vertueux a fait un Roi coupable.

Voilà quels sont, Seigneur, mes derniers attentats.

En voici de plus grands que vous ne savez pas.

J’ai sauvé cet Habis, dont l’âge et l’innocence

N’ont su vous inspirer ni pitié ni clémence.

Elevé par mes soins, et protégé des Dieux,

J’en ai fait un héros digne de ses aïeux,

J’ai tout tenté pour lui, malgré vous il respire,

Et peut faire trembler et vous et votre empire.

Après un tel aveu disposez de mes jours.

MELGORIS

Ah ! déjà trop longtemps j’en prolonge le cours,

Mais du moins pour ta gloire évite les supplices ;

Fais-moi connaître Habis, et quels sont tes complices.

PHESRÈS

Quand vous me livreriez au plus affreux tourment

Vous n’aurez point de moi d’autre éclaircissement.

Toujours de son secret Habis sera le maître ;

Votre cœur seul, Seigneur, vous le fera connaître.

MELGORIS

Perfide, nous verrons si tu peux soutenir

L’horreur du châtiment dont je veux te punir.

Qu’on l’ôte de mes yeux, et qu’Hespérus lui-même

Ne puisse lui parler sans mon ordre suprême.

PHESRÈS

Si protéger Habis, c’est vous manquer de foi,

Il faut punir, Seigneur, tout l’état avec moi.

Scène III

Melgoris, Hispal, Gardes

MELGORIS

N’es-tu pas satisfait, ô Ciel impitoyable !

Est-il des maux plus grands que ceux dont on m’accable !

Monarque infortuné quel est ton triste sort ?

Tout conspire aujourd’hui pour te donner la mort.

Tes plus zélés sujets deviennent infidèles

Et leurs mains, pour toi seul, deviennent criminelles.

Animés à ma perte, ils bravent mon pouvoir,

Et ne connaissent plus ni serment, ni devoir.

À leur rébellion je serais moins sensible

Si mon lâche ennemi pouvait m’être visible :

Mais tel est mon malheur que moi seul en ces lieux

J’ignore ce qui peut le cacher à mes yeux.

Qu’on appelle Axiane.

Scène IV

Melgoris

MELGORIS (seul)

Elle est sans doute instruite

De ce que contre moi mon perfide médite.

Avec lui de concert, elle n’ignore pas

Que son fils est vivant, qu’il est dans mes états.

Feignons, pour la contraindre à rompre le silence,

Et ne négligeons rien pour perdre qui m’offense.

Scène V

Melgoris, Axiane, Thomire

MELGORIS

Enfin, le Ciel touché de nos communs malheurs

Veut tarir aujourd’hui la source de vos pleurs.

Il vous rend votre fils, et par votre confiance

Il chasse de mon cœur la haine et la vengeance ;

Phesrès qui l’a sauvé des horreurs de la mort

Ne m’a rien déguisé de son glorieux sort.

De son asile seul il m’a fait un mystère,

Il doit m’être, dit-il, révélé par sa mère.

Et voulant ranimer ma tendresse pour vous,

Il croit que cet aveu m’en paraîtra plus doux.

AXIANE

Quel changement, ô Ciel ! quoi ! serait-il possible !

Qu’à nos tourments, Seigneur, vous devinssiez sensible ?

Ce bonheur est trop grand pour pouvoir m’en flatter,

Et mon cœur, malgré moi, Seigneur, ose en douter.

MELGORIS

Non, vous pouvez ici me parler sans contrainte ;

Ne retardez donc pas, par une injuste crainte,

Le plaisir que j’aurai d’embrasser votre fils.

AXIANE

Ah ! Seigneur, si Phesrès vous a parlé d’Habis

Il doit vous avoir dit qu’il a porté sa gloire...

Scène VI

Melgoris, Axiane, Erixesne, Thomire, Néphise

ERIXESNE

Qu’ai-je entendu, Seigneur, Dieux ! qui le pourrait croire ?

De notre auguste hymen, par un crime nouveau,

Vous prétendez, dit-on, allumer le flambeau.

Par votre ordre Phesrès est conduit au supplice,

Son sang va commencer un affreux sacrifice,

Et bientôt votre fils, que vous faites chercher,

Verra finir ses jours sur le même bûcher.

Ah ! si vous méprisez le tendre nom de père,

Une épouse jamais vous sera-t-elle chère ?

Et pouvez-vous penser que sans un juste effroi

Je puisse vous donner et mon cœur et ma foi ?

AXIANE

Malheureuse Princesse, hélas ! qu’allais-tu faire ?

Ah ! Seigneur, est-ce ainsi que vous êtes sincère ?

MELGORIS

En vain vous l’espériez, et ce n’est pas à vous

À vouloir m’inspirer des sentiments plus doux.

Pour vous je l’avouerai ; c’est à regret, Madame,

Que je lis dans vos yeux le trouble de votre âme ;

Bannissez-le, et songez qu’ici tout m’est permis,

Que je puis, quand je veux, punir mes ennemis,

Et que j’ai résolu de voir nos destinées

Dès demain pour jamais l’une à l’autre enchaînées.

ERIXESNE

Je ne connais que trop votre absolu pouvoir,

Et sais à quoi m’engage un sévère devoir.

Mais à ces lois, Seigneur, je ne saurais souscrire

S’il faut par des forfaits partager votre empire.

Celui qui m’a fait naître, en me donnant à vous,

Ne crut pas qu’un tyran dût être mon époux.

Pour un Roi vertueux ma main est destinée ;

Devenez-le, Seigneur, ou jamais d’hyménée.

MELGORIS

Vous oubliez, Madame, en tenant ce discours,

Que je suis Melgoris, et que sans mon secours,

D’un vainqueur orgueilleux vous seriez la captive,

Ou par toute l’Afrique errante et fugitive,

On vous verrait en vain demander à ces Rois

De perdre l’ennemi qui vous donnait des lois.

Mais finissons, Madame, une dispute vaine,

Et sans blâmer ici mon amour ou ma haine,

Contente du pouvoir que je veux vous donner,

À mon gré laissez-moi punir ou pardonner.

Son fils fut criminel dès l’instant de sa vie,

La lumière par lui me doit être ravie :

Les Dieux me l’ont prédit ; et maître de son sort,

Je n’ai rien épargné pour lui donner la mort.

Phesrès qui possédait toute ma confiance,

Et dont je chérissais le zèle et la prudence,

Que j’aimais en un mot, jaloux de ma grandeur,

A sauvé cet enfant pour me percer le cœur.

Voilà de quels sujets vous prenez la défense,

Et pour qui vous voulez rappeler ma clémence.

ERIXESNE

Oui, je veux rappeler vos premières vertus ;

Vos reproches, Seigneur, sont ici superflus.

Ils ne m’offensent point, et j’en perds la mémoire

Pour ne m’intéresser qu’à votre seule gloire.

Elle devient la mienne en m’unissant à vous,

Et je crains de rougir au nom de mon époux.

Dissipez donc, Seigneur, mes trop justes alarmes,

De la Reine aujourd’hui faites cesser les larmes ;

Rendez-lui votre cœur, et dans le même jour

Faites régner, Seigneur, la nature et l’amour.

AXIANE

Du moins pour un moment calmez votre colère,

Regardez votre fille avec des yeux de père,

Et souffrez que sa bouche ose justifier

Un Prince infortuné qu’on veut sacrifier.

Des arrêts du destin je connais la puissance ;

Mais ils ne devaient pas armer votre vengeance.

Les Dieux ne parlent point sans quelque obscurité,

Et d’un voile toujours couvrant la vérité,

Ils punissent par là nos désirs téméraires,

Quand nous osons, Seigneur, pénétrer leurs mystères.

L’oracle a peint Habis triomphant, glorieux,

Aimé, chéri, dit-il, des hommes et des Dieux.

Ah ! comment pourrait-il à leurs yeux être aimable,

S’il commettait, hélas ! un crime épouvantable ?

Le Ciel est juste en tout, et s’il protège Habis,

Jamais les attentats ne lui seront permis.

N’en doutez point, Seigneur, mon fils n’est point coupable ;

Son âme de forfaits ne peut être capable :

Mais ne m’en croyez pas, croyez-en votre cœur,

Il voit avec regret votre injuste rigueur ;

Avec mille vertus les Dieux vous firent naître,

Vous n’étiez point tyran, pourquoi voulez-vous l’être ?

MELGORIS

Quel discours ! justes Dieux ! d’où vient que je frémis ?

Quoi dans mon propre cœur ai-je des ennemis ?

Pourrai-je voir Habis prêt à tirer vengeance

Du péril où ma haine exposa son enfance,

Le verrai-je s’armer, pour me percer le sein,

Sans oser prévenir son barbare dessein ?

Non, non, c’est vainement, ô fatale tendresse !

Que tu veux de mon cœur devenir la maîtresse.

Scène VII

Melgoris, Axiane, Erixesne, Hespérus, Narbas, Thomire, Néphise, gardes

MELGORIS

Ah ! mon cher Hespérus, viens secourir un Roi

Qui ne met aujourd’hui tout son espoir qu’en toi.

À me persécuter l’un et l’autre conspire :

Ma mort est le seul bien où tout le monde aspire.

Trompe donc leurs désirs puisque tu l’as promis,

Et rends-moi le repos en me livrant Habis.

HESPÉRUS

N’en doutez point, Seigneur, je tiendrai ma promesse ;

Comme votre repos ma gloire aussi m’en presse.

Mais avant de livrer Habis au coup mortel,

Puis-je espérer sans être criminel

Qu’un moment, sans courroux, mon Roi voudra m’entendre ?

MELGORIS

Quel que soit le secret que tu veuilles m’apprendre,

Ne crains pas qu’à mon cœur il soit jamais permis

De confondre Hespérus avec mes ennemis.

HESPÉRUS

Permettez donc, Seigneur, que sur cette assurance

D’Habis en liberté je prenne la défense ;

Je ne veux point par là le soustraire à vos yeux,

Ni lui donner le temps d’abandonner ces lieux.

J’en réponds ; et ce Prince attend avec confiance

L’effet de votre haine ou de votre clémence.

Cependant qu’a-t-il fait ce fils infortuné ?

Quel crime à tant de maux peut l’avoir condamné ?

Un oracle à nos yeux, souvent impénétrable,

Le fit punir jadis avant qu’il fût coupable.

Innocent aujourd’hui, Seigneur, plus que jamais,

Vous l’accusez encor des plus affreux forfaits.

Ah ! si depuis le temps que ce Prince respire

Il eût eu le dessein de vous ravir l’empire,

N’aurait-il pas trouvé vos rebelles sujets

Prêts à servir cent fois ses criminels projets ?

Mais bien loin d’attenter à votre auguste vie,

La sienne sous vos lois fut toujours asservie ;

Et dans ce moment même où vous voulez sa mort,

Sans contrainte, il vous rend le maître de son sort.

Soyez touché, Seigneur, de cette obéissance,

Elle doit vous prouver toute son innocence.

Fléchissez pour un fils votre injuste courroux,

Et souffrez que pour lui j’embrasse vos genoux ;

Je connais pour son Roi son amour, et son zèle,

Ma bouche est de son cœur l’interprète fidèle ;

Mon père, vous dit-il, avec empressement,

Laissez agir pour moi la nature un moment.

Ce n’est point pour sauver une vie inutile

Qu’au fond de votre cœur je demande un asile.

Vous voulez que je meure, ordonnez mon trépas.

Mais du moins en mourant ne me haïssez pas.

J’atteste ici des Dieux la suprême puissance

De mon amour pour vous, et de mon innocence ;

Ah ! si de tant de maux ces Dieux m’ont préservé,

Pour des crimes, Seigneur, m’auraient-ils réservé ?

MELGORIS

Ah ! que veux-tu de moi ?

HESPÉRUS

Je vois couler vos larmes,

C’en est assez, Seigneur, pour finir mes alarmes.

C’est trop longtemps douter des bontés de mon Roi,

Ne me les cachez point, tournez les yeux sur moi ;

Voyez à vos genoux cet Habis formidable,

Que vos seuls ennemis ont trouvé redoutable.

Sous les traits d’Hespérus, humilié, soumis,

D’Axiane, Seigneur, reconnaissez le fils.

Si pour sauver vos jours il faut m’ôter la vie,

Que par vos seules mains elle me soit ravie.

Trop heureux de pouvoir expirer à vos yeux ;

Voilà mon cœur, frappez.

MELGORIS

Que vois-je ? justes Dieux !

HESPÉRUS

Reconnaissez, Seigneur, à cette illustre marque

Le fils infortuné d’un malheureux monarque.

AXIANE

Nul espoir près de vous ne nous est-il permis ?

MELGORIS

Axiane... Hespérus... ah ! ma fille, ah ! mon fils.

HESPÉRUS

Que ce nom a pour moi de douceur, et de charmes !

MELGORIS

Cesse de m’attendrir, mon cœur te rend les armes.

Qu’on amène Phesrès, et qu’après tant de maux,

Il jouisse du moins du fruit de ses travaux ;

Ce qu’il a fait pour toi veut une récompense

Qui surpasse à jamais ma haine et ma vengeance.

Oui, je vois à présent ce que veulent les Dieux,

Et leur oracle enfin se découvre à mes yeux :

Je ne pouvais penser que sans m’ôter la vie,

La couronne jamais me pût être ravie,

Cependant je respire, et ta seule vertu

Me force à te céder un trône qui t’est dû.

Tu te l’étais acquis par tes rares services,

Et j’en dois réparer toutes mes injustices.

On ne peut oublier mon crime et tes malheurs

Qu’en te voyant monter au faîte des grandeurs.

En te faisant régner je rétablis ma gloire,

Et je ne laisse point de tache à ma mémoire.

Scène VIII

Melgoris, Habis, Axiane, Erixesne, Phesrès, Thomire, Narbas, Néphise, Hispal, Gardes

MELGORIS

Approchez-vous Phesrès, dans mes embrassements

Perdez le souvenir de mes égarements.

PHESRÈS

Ah ! Seigneur, c’est à moi de vous demander grâce,

Ce n’est qu’à vos genoux que ma coupable audace

Peut se justifier...

MELGORIS

C’est assez, lève-toi ;

J’aurais tort de douter de ton zèle pour moi ;

Je crois ne pouvoir mieux ici le reconnaître

Qu’en te donnant Habis pour ton Roi, pour ton maître,

Je lui cède aujourd’hui la suprême grandeur

Comme un gage éclatant du retour de mon cœur.

HABIS

Permettez-moi, Seigneur, de refuser l’empire ;

Votre tendresse seule est le bien où j’aspire,

Et je suis trop heureux de n’être plus haï.

MELGORIS

Pour la dernière fois je veux être obéi.

Madame, pour un Roi vous êtes destinée ;

Le trône est un tribut qu’attend votre hyménée,

Je ne puis sans empire espérer d’être à vous,

Recevez de ma main ce Prince pour époux.

Augmentez de ce jour la pompe et l’allégresse

En donnant une Reine à l’heureuse Tartesse :

Le Roi de Garama doit trop à ses exploits,

Pour vouloir s’opposer à cet illustre choix.

Fin du cinquième et dernier acte