Robert Arnaud : La folie apprivoisée, l’approche unique du Professeur Collomb pour traiter la folie

Paris, De Vecchi, 2006, 414 pages.

Par Olivier Douville

Henri Collomb est connu des cliniciens avertis de l’anthropologie en raison de son travail de pionnier pratiquant une ethnopsychiatrie sérieuse et conséquente à Dakar dans le courant des années 1960-1970. Il reste au nombre d’un des très rares soignants à avoir su habilement se faire se rencontrer et non se rejoindre les savoirs de la psychiatrie et les connaissances des tradipraticiens, sans idéaliser, ni péjorer l’un et l’autre de ses deux apports, sans tenter d’en opérer une vaine fusion non plus. En effet, il fut un témoin averti et irremplaçable des mutations culturelles que connaissait déjà l’Afrique et qui faisaient des patients d’origine Wolof, Lébou et autres, des sujets en rupture et en transition par rapport aux patterns de conduites décrits par les ethnologues.

Robert Arnaud est producteur à Radio France et écrivain. Fin connaisseur de l’Afrique, il a sillonné ce continent, fasciné souvent par sa tradition orale et ses procédures ancestrales de charme et de magie. En novembre 1971, sa rencontre avec Collomb facilitée par le sociologue René Bureau, semble avoir été déterminante pour lui, même s’il ne l’évoque que très sobrement.

Sur le mode vivant et élégant d’une biographie qui brosse de l’homme un portrait épique et détaillé, sans trop verser dans une hagiographie toujours factice et fastidieuse, Arnaud s’attarde comme il se doit au long épisode de la fondation de l’« Ecole de Dakar », de ses périodes fastes et de ses rares tensions (expression qui désigne la mise en place d’une psychiatrie communautaire qui fut aussi le point de départ de recherches anthropologiques et psychologiques d’importance). Il sait tout autant explorer l’amont et l’aval du parcours de Collomb.

Récapitulons. En janvier 1939, Collomb, Médecin-Lieutenant de l’Ecole de la Marine, part, affecté au 2° Bataillon de Santé de la Marine, pour Djibouti. Ce timbre poste sur la carte de l’Afrique de l’Est est un nœud stratégique d’importance : principal débouché de l’Ethiopie, grâce au chemin de fer, selon un traité de 1897. À ce moment-là, les éléments point trop amorphes de la colonie française de Djibouti vont se diviser sur la question de choisir entre l’ordre pétainiste et la France libre, et, en même temps, la guerre de résistance éthiopienne contre les troupes dépêchées par Mussolini, surprend par sa détermination. Churchill aidera grandement les troupes éthiopiennes, ordonnant l’afflux de renforts sud-africains. Collomb choisit les forces de la liberté. Une fois Djibouti libre, il va continuer jusqu’en Ethiopie son travail de médecin, allant, auprès des plus défavorisés, combattre paludisme, bilharziose et la redoutable maladie du sommeil, véritable explorateur sanitaire des régions les plus secrètes, les moins hospitalières et les moins salubres. C’est en même temps qu’il rationalise de la façon la plus moderne une politique de prévention et de soin qu’il rencontre aussi les guérisseurs, assez impuissants à soulager les patients atteints de la sorte et se fait un devoir d’atteindre aux compréhensions des représentations coutumières de la santé et de la maladie. C’est ainsi, sur le vif du réel du terrain qu’il se fait, de surcroît, anthropologue ; il se passionne alors pour ces restes de cosmogonies, appauvries et erratiques qui sont invoquées dans les procédures de guérissage traditionnelles. Mais encore ses longues avancées dans des territoires abandonnés et interlopes, où la maladie plus vite et plus rudement qu’ailleurs déchaîne ses cavales, font de lui un familier des nomades et des contrebandiers rebelles ou marlous. Charme, compétence, une force que rien de ce qui est mollement raisonnable ne vient freiner, tels sont des atouts qui ont peut-être joué en sa faveur en haut lieu car le voici alors médecin du Souverain de l’Ethiopie, de ce Roi des rois, plus tard destitué. Autant dire que Collomb connaît déjà l’Afrique au terme de cette première immersion.

Puis, toujours militaire, il est nommé chef de service de santé du corps expéditionnaire au Viet-Nam. Il suit cette longue chronique des charniers annoncés et inévités. Incessantes visites d’inspection. Des troubles ailleurs ignorés et qui touchent l’équilibre psychique des indigènes retiennent toute son attention. L’amok avec son agitation anxieuse, le koro, cette panique résultant de la conviction que se rétracte le pénis. De tels désordres « ethniques » auraient pu distraire Collomb des troubles que causent l’opium ou la syphillis et qui n’épargnent guère le petit monde autiste des expatriés jouisseurs. Mais c’est la guerre, la surdité, l’absence d’anticipation, l’honneur avec l’arrogance confondu qui marquent la passion coloniale. En face, des combattants, pour la plupart d’entre eux, galvanisés par Ho-Chi-Minh. Déterminés, efficaces. Du sang, des tripes de la cervelle partout. Puis l’indépendance.

Débute alors la grande aventure de Collomb. Dakar et l’hôpital psychiatrique de Fann. Là où il trouvera sa stature et composera sa statue. Cet homme qui se tient immobile, fixant et figeant l’assitance des colloques sous le feu d’un regard qu’aiguisent ses paupières coupantes, dérange et intrigue, fascine. Mais il est facile et donc faux de réduire Collomb à sa prestance, comme on le fait encore si piteusement d’un Lacan, par exemple ! Encore faut-il préciser sa pensée, sa politique comme psychiatre, médecin-chef. Ce que Arnaud réussit fort bien. De façon précise et sans pédantisme.

Le point de départ de la « révolution Collomb » semble n’être rien d’autre qu’un constat de bon sens : compte-tenu de l’importance de la vie sociale et groupale des patients africains, ne pas les traiter dans le grand enfermement de l’asile, mais faire fonctionner l’asile comme un groupe thérapeutique. On connaît, dès qu’un peu habitué à la psychiatrie en Afrique de l’Ouest, le grand héritage que laissa le psychiatre : hospitalisation de personnes accompagnant le malade et qui servent d’interprètes au besoin, réunion de patients sous forme des palabres, écoute et respect des théories étiologiques propres à telle communauté culturelle, mais toujours entendue dans son expression singulière, tentatives de « fusion » entre les règles occidentales du psychodrame et les expressions de théâtre populaire, etc.

Rien de tout cela ne se fit en un jour. C’est progressivement que Collomb a attiré vers lui, puis formé, des cliniciens et des psychologues, ou qu’il a favorisé, autour de lui, le développement de recherches ethnographiques de premier plan. Les noms de Rabain, Zempleni, Martino, Le Guérinel, Valentin, surgissent presque immédiatement lorsqu’on évoque Fann. Les Ortigues aussi, surtout avec lesquels l’entente fut malaisée. Mais aussi Collignon qui a contribué à lacréation de l’éminente revue Psychopathologie Africaine basée à l’Hôpital de Fann, à Dakar donc et qui est toujours vivante. Il y eut aussi tous ces psychiatres africains, par lui formés et promoteurs d’une psychiatrie à visage humain, au Sénégal comme au Mali (Momar Gueye au Sénégal René Ayi au Bénin et Baba Koumaré au Mali, surtout). Ses initiatives ne manquent de faire écho aux entreprise des psychothérapies institutionnelles et on pense surtout aux expériences d’un Fanon à Blida (espaces culturels au sein de l’Hôpital), même si le regard sur les rapports entre colonisateurs et colonisés au sein d’une institution soignante n’avait pas chez Collomb l’acuité ni le tour militant qu’il avait pour Fanon.

Aujourd’hui, un tel livre permet aussi de fixer quelques idées. La fibre d’anthropologie clinique qui vivait chez Collomb l’a mené à porter la plus vive des considérations à certains guérisseurs, à les fréquenter souvent. Il voulait d’eux apprendre. Et par eux il fut enseigné. Mais jamais il n’a imposé à ses équipes la tâche au demeurant impossible de se muer en guérisseurs traditionnels. Et les deux tradipraticiens dont il voulu, un temps, s’assurer les services au sein de l’hôpital ne purent y rester, pris qu’ils étaient dans des rapports conflictuels avec des soignants ou des soignés. De plus le lieu de l’hôpital de soin ne pouvait être tenu comme une « terre » acceptable pour un commerce avec les ancêtres et les forces occultes.

Tout à fait conscient du fait que, causant avec les guérisseurs casamançais, il se faisait témoin de la fin d’un monde traditionnel, il n’avait pas ambition de créer une nouvelle classification des troubles, en les nommant d’un verbiage approximatif et semi folklorique. La catégorie de l’enfant-ancêtre, nom très répandu en région parisienne, de l’enfant « qui part et qui revient », appartenait surtout à l’observation anthropologique. Elle ne constituait pas un diagnostic clinique. Psychiatre, Collomb a su le rester jusqu’au bout en tant que penseur de l’institution et réformateur d’exception. Aussi pouvons nous situer son audace institutionnelle dans la lignée de ces psychiatres qui, travaillant, dans un contexte colonial, surent repenser l’institution. La figure de Fanon revient ici. Pas plus que son illustre prédécesseur, Collomb fit l’impasse sur ce que représentait d’imposition coloniale l’institution psychiatrique occidentale. Mais cela ne se fit pas dans une condamnation factice de la psychiatrie et de ses institutions laïques. Il s’agissait aussi d’accueillir des sujets en rupture, jamais totalement codifiés par les dispositifs culturels qui régissaient les mondes traditionnels. Il fallait, enfin, donner la parole à de telles ruptures et à de telles errances, ce qu’aucun soin « traditionnel » ne sait, ne veut ni ne peut faire. Aussi l’expérience de Dakar qui plus qu’aucune autre se fixa comme objectif un dialogue entre clinicien du soin psychique et praticien de l’observation ethnographique permit-elle aussi de situer les limites d’un tel dialogue. Il n’est en rien sûr que l’anthropologie puisse permettre de soigner. Dire que dans un tableau clinique il y a du culturel c’est une banalité, supposer qu’il n’est plus autre chose à faire qu’à remonter à l’ordre de la culture pour comprendre le symptôme et le soigner c’est une absurdité, n’en déplaise aux amateurs d’exotisme.

Les enseignements intenses qu’il retira de son histoire africaine, Collomb voulut ensuite, une fois retrouvée la France, les appliquer à l’Hôpital psychiatrique de Nie et ce fut un combat qui recommença mené par un homme déjà aux bouts de ses forces. Voilà que cette histoire nous est restituée en ce livre. Voilà que sa lecture nous mène à des débats à propos de politique institutionnelle et d’épistémologie de la recherche qui sont loin d’être obsolètes.

Olivier Douville