« Résilience et rémanence des traumatismes » Le Coq-Héron, 181, 2005

Par Olivier Douville

Après des numéros de revues comme celui, paru en 2003, de la revue Figures de la psychanalyse (Espace Analytique), des parutions nombreuses et récentes de livres consacrés au sujet du traumatisme, dont un tout récent coordonné par Franck Chaumon [1], le Coq-Héron s’empare de cette question. Au mot « traumatisme », le titre de numéro associe la notion controversée de « résilience » et adjoint la mention d’une rémanence du trauma, ce qui va plus dans le fil de la théorie freudienne de l’après-coup. Qu’il y ait de nos jours une passion pour la victime et le traumatisme est sans doute un aspect des nouvelles configurations de la subjectivité qui cherche à justifier son mode d’être – et, ce faisant, son rapport au droit et à la réparation de soi- par rapport à une origine traumatique de soi. Il est donc tout à fait légitime que des revues de clinique et de psychanalyse veuillent traiter cette question à nouveaux frais.

Un autre plan, qui ne saurait être négligé, est que le poids des violences politiques de l’histoire est interrogé par de nombreux psychanalystes, à partir de leur expérience. Or ce plan prend un tour neuf dès que des psychanalystes écoutent comment la question de la violence, du meurtre de masse, de sa mise en silence, imprègnent la vie de la parole, d’une génération à l’autre. D’où des interrogations renouvelées sur la survivance, la mémoire, le destin des traces, etc.

Comme on le voit, le kaléidoscope de problématiques que ne manque pas de faire rayonner la clinique contemporaine du traumatisme exige pour être considéré sérieusement une grande rigueur et une attention clinique avertie.

Notre surprise peut être alors assez vive à trouver si aisément mise en avant la notion de résilience, ne serait-ce que dans le titre de ce numéro. La résilience, idée empruntée à la physique et précisément aux études portant sur la résistance des métaux, puis rendue consistante par de larges emprunts aux des théories de l’attachement (Bowlby), désigne la capacité de récupérer d’un trauma ; eh bien pour un psychanalyste, cette notion est fort encombrante. Bien évidemment l’effet positif d’une telle notion est de briser les scénarios catastrophiques qui trop souvent vouent à l’échec toute entreprise d’accueil et d’écoute de la psyché de celui ou de celle qui a traversé des épreuves effrayantes, où la parole et le corps humains furent traités comme des misérables déchets, et de ceux qui furent visés par une haine exterminatrice. Bien évidemment encore, un second aspect positif de cette notion est de permettre de rompre les tautologies prédictives qui, telles d’obstinées et défaites ritournelles, font d’un enfant maltraité, un futur maltraitant et d’un enfant abusé, un futur abuseur, etc. Mais, au-delà de ces bénéfices incontestables pour l’action éducative, que d’impasses pour la pensée clinique dès que l’on passe au crible de l’épsitémologie ce que la résilience est censée signifier, plus que signaler. Que de facticités aussi rencontrons-nous! Disons le net : toute suradaptation au trauma, tout processus de résilience ne sauraient, in fine, être assimilés à une victoire du sujet sur son trop triste sort. Et toute résilience ne saurait non plus se réduire à ce concept d’identification à l’agresseur dont, ici, Pierre Sabourin, se fait le défenseur inspiré. Il est des façons de suradaptation paradoxale aux pires situations qui passent par des mécanismes de clivage fort coûteux et parfois, aussi, par des défenses et des actings d’allure nettement psychopathique. À valoriser tout type de résilience on ne fait que reconduire une apologie de la performance, sans plus avant s’interroger sur les montages d’identité et d’altérité qui sont en jeu. Et c’est à nouveau le culte du Moi fort qui se remet en scène, plus ou moins insidieusement. Or, et si nous lisons attentivement le texte subtil et documenté de Boris Cyrulnik, il se pourrait que nous assistions à une évolution sensible de ce que ladite résilience est censée, aujourd’hui, désigner. De la capacité qu’aurait le Moi à ne pas se laisser par trop affecter, de la force qui serait sienne à maintenir l’homéostasie, la résilience ne désignerait-elle pas, plus récemment, la capacité de l’individu à faire lien et à se laisser affecter par l’autre. Le progrès théorique est net. Ainsi remodelée la résilience a une allure plus psychanalytique. Mais cette mutation se paie d’un paradoxe qui n’est pas repéré en ce numéro. En effet comment superposer les conceptions du Moi fort et résilient car solipsiste à celles d’une capacité du sujet à retrouver le lien et à goûter à la dynamique de l’aliénation/séparation ? C’est, bien sûr, le statut de la pulsion et de ses étayages signifiants qui se pose. Des cliniciens qui ont travaillé auprès d’enfants errants et gravement carencés, dans les rues des mégapoles, ont su montrer à quel point ces jeunes, parfois suradaptés et résilients dans la rue, survivant au milieu des déchets et des restes de la ville, régressaient brutalement dès que mis à l’abri dans un centre ad hoc, tant ils devaient revisiter et reprendre la construction archaïque de leur corps orificiel. Ce dernier étant pris dès les premiers soins dans les jeux humanisants et parlés de l’offre et de la demande, de la préoccupation venant de l’autre.

C’est, enfin, un autre bouquet de travaux qui nous offrira l’illustration de la « rémanence » évoquée en titre. Des cliniciens antillais, stimulés par les diverses commémorations de la seconde abolition de l’esclavage (la première souvenons- nous en avait eu lieu en 1794) ont tenté de parler de l’impact des traumas historiques dans les conflits d’identité aux Antilles. L'abord clinique interrogera, dans ces articles, la façon dont le social et l'histoire ont pu cesser de prendre soin du désir d'altérité présent dans la construction du sujet. . Comment la pratique psychanalytique peut-elle recevoir un éclairage de patients dont l'histoire, la leur ou celle de leurs ascendants est marquée par des violences massives de destruction et de déni d’humanité brisant les fils des générations ? Comment, surtout élaborer psychiquement au-delà de ce qui commande l'effacement, la mise en silence et en censure de ce qui viendrait reconnaître ce meurtre d’humanité ? Il est parlé ici, à propos de ces patients, des effets de cette situation coloniale particulière sur la possible réappropriation d'une histoire qui s'origine par la déportation et la réduction en esclavage des ancêtres de toute une population . La mort, le meurtre, les héritages de la destruction de l'humain ..., d'emblée, ces articles veulent inscrire ce constat : un homme, tout homme, peut très bien s'attendre à mourir, mais nul ne s'attend à être dépossédé de son "mourir". Cette dépossession, en masse, au nom d'un bon droit qu'aurait une part de l'humanité à disposer de l'autre, est une opération qu'a tenté de réaliser l'esclavage. L'héritage de la plus déshumanisante et de la plus destructrice situation coloniale, l'esclavage, est culturel et politique, mais, et c'est là que le clinicien a son mot à dire, il peut aussi être psychique. Il n'est pas besoin de revenir sur la charge explosive -c'est à dire une charge aussi et avant tout porteuse de possibilité de sublimation et de mutations culturelles- que distillent les rapports d'identités, d'appartenances communautaires et de langues dans des pays colonisés ou post-colonisés. Sur ce point, le psychanalyste est concerné en tant que soignant et en tant que chercheur, mais il l'est surtout dans la responsabilité qui est la sienne de poser la question de la nature et de la fonction de l'héritage du passé sans tenter de la banaliser ou de l'hystériser. Il lui incombe aussi, et avant tout, à partir des dires et des transferts de ses patients, de reconnaître le corps de traumatisme, de reconnaître ce qui dans le traumatisme et sa plainte dit la nécessité de se souvenir de l' « insouvenable ». Il appartient au psychanalyste non de produire un savoir universitaire venant interpréter ou réduire a quia les autres savoirs que construisent les autres sciences humaines, mais, de sa place, et à partir de son acte clinique, d'entendre la nécessité culturelle, politique et subjective d'authentifier que s'est bien produite la perte réelle d'un patrimoine humain et symbolique. Responsabilité donc et tout autant, de miser sur le changement et d'ouvrir à des traversées, des transferts, pour conjurer la tentation mélancolique qu'expriment plus d'un patient de périr de trauma ou d'oubli. Les textes antillais sont passionnants, au premier rang desquels le courageux « Traumatisme béké, traumatisme nègre » du à Guillaume Suréna, qui est, ici encore, l’ auteur d’un très bel hommage à un homme disparu, dont il évoque la mémoire avec tant de ferveur et poésie que c’est toute l’île de Martinique qui ressurgit avec sa pudeur, sa dignité, ses charmes exigeants. Il s’agit d’un adieu au père de l’auteur, récemment décédé. Ceux des lecteurs que les écrits des amis cliniciens antillais intéresseraient pourront aussi, en complément de ce dossier, lire les parutions des Cahiers de la Mémoire (Nantes/Unesco/Dakar) [2] consacrés aux effets actuels, économiques et humains de la traite atlantique et consulter les documentations de l’ARCC [3]centrées sur les Antilles et la Réunion.

Olivier Douville

[1] La chose traumatique, Paris, L’Harmattan, 2005

[2] Association les Anneaux de la Mémoire, 18 rue Scribe 44000 Nantes http://www.lesanneauxdelamemoire.com/Comment.htm

[3] Association Réunioniase Communication et Cultures, 160 rue Pelleport, 75020 Paris http://www.arcc.asso.fr/nouveau/info.htm