Marie-Claude Fourment lit le livre d'Olivier Douville
Lévi-Strauss à la plage. Un anthropologue dans un transat
Dunod, 2025
Contrairement à ce que pourrait suggérer le titre, la lecture du dernier ouvrage d’Olivier Douville ne s’accommode pas vraiment de la décontraction qui s’y trouve évoquée. Cela n’empêche pas l’auteur d’opérer un remarquable travail pédagogique sur les différents concepts mis en place par Lévi-Strauss, et sur la manière dont ce dernier a appliqué le structuralisme à ses recherches à la suite de sa rencontre fondatrice avec le linguiste Jakobson.
Un petit retour en arrière s’impose. Après avoir obtenu l’agrégation de philosophie en 1931, Lévi-Strauss s’oriente vers l’ethnologie, dans une période marquée par le bouillonnement culturel avec un intérêt nouveau pour l’anthropologie et l’ethnologie lié à une curiosité pour l’étranger non pas comme exotique tel que le montre l’exposition coloniale de 1931, mais comme objet d’une science rigoureuse qui a déjà ses héros : Marcel Mauss, Lévy-Bruhl, E. Durkheim. Elle devient même une science de terrain à laquelle Lévi-Strauss s’apprête à participer en acceptant de devenir professeur de sociologie à l’université de Sao Paulo. C’est ainsi qu’il part en expédition à la découverte des Caduveos et des Bororos. Au cours de ces premières expéditions il s’intéresse à ce qui fera le fond de son travail, les relations sociales, les liens de parenté, les mythes, et tout ce qui concerne les objets ethnographiques qui font l’objet d’une exposition au musée de l’Homme en 1937. Ce vif intérêt pour les arts et la littérature sera au centre de son travail tout au long de sa vie. Au Brésil comme lors de ses retours à Paris, il fréquente de nombreux savants et artistes, les surréalistes – André Breton- , des écrivains, J. Conrad et M. Proust qui exerceront une grande influence sur l’écriture de ses ouvrages où l’on trouve de magnifiques descriptions de paysages. Il montre également un goût prononcé pour des artistes de la mouvance avant-gardiste. En 1938, Lévi-Strauss repart au Brésil étudier les Nambikwaras qui lui fournissent un exemple de lien social élémentaire, qui, combiné avec les découvertes réalisées lors de sa précédente expédition, composera la base de son ouvrage le plus connu Tristes tropiques. Lors de cette deuxième expédition, sa compagne le quitte et il rentre à Paris à la veille de la seconde guerre mondiale. Il a la chance d’obtenir une bourse de la fondation Rockefeller qui lui permet de séjourner à New-York de 1941 à 1947 où il est accueilli par les savants locaux comme Franz Boas, auquel il doit beaucoup, et d’autres en exil comme André Breton avec lesquels il a partagé une longue traversée. C’est là qu’il fera la rencontre majeure qui oriente toute la suite de son travail, Roman Jakobson, linguiste spécialiste de la phonologie, le premier à montrer que chaque langue comporte des phonèmes distinctifs qui ne sont pas les mêmes d’une langue à l’autre, mais qui existent dans toutes les langue Ces phonèmes en nombre fini dans une langue composent la structure de base d’une langue. C’est une révélation pour Lévi-Strauss qui projette d’appliquer cette idée de structure aux systèmes de parenté qui le fascinent depuis le début de ses recherches. De manière plus générale, il se propose d’unifier les sciences humaines et la linguistique sous la bannière du structuralisme c’est-à-dire à la recherche d’oppositions binaires, comme dans la théorie phonologique, amenant à des lois universelles reposant sur des logiques mathématiques et donc formalisables. Lévi-Strauss y ajoute une pensée d’explication du social par le symbole qui permettrait de faire un pont vers l’inconscient. La question du signifiant devient ainsi centrale pour la formalisation des données recueillies. Comme le souligne également Deleuze, la place occupée dans un espace est première par rapport aux choses et aux êtres réels. A travers les signifiants « symbole », « inconscient », « place », on pressent les relations qui vont s’opérer entre la pensée de Lévi-Strauss et la psychanalyse. Selon lui, les combinatoires observées ne sont jamais parfaites, et seraient trop mécaniques pour rendre compte du fonctionnement symbolique, et insuffisantes pour constituer une structure. Ses observations lui montrent que certaines paroles à portée religieuse ou magique, mana ou hau, sont des signifiants sans signifié précis qu’il va nommer « signifiant flottant », là où un excès de signifiant permet de flotter vers diverses interprétations. C’est ce qui permet une avancée structurale en anthropologie comme en psychanalyse en dépassant le simple jeu formel et combinatoire.
L’étude des systèmes de parenté permet à Lévi-Strauss de déployer les applications entre structure phonologique et règles de parenté et d’alliance en s’émancipant des descriptions empiriques afin de pénétrer le monde des symboles et des règles inconscientes. Il innove également en créant l’idée d’un « atome de parenté » dont le schéma se rapproche de celui de celui de l’atome physique. Un couple de parent est représenté avec les valences positives ou négatives selon que les alliances sont permises ou interdites. On retrouve un système binaire d’opposition dans la structure qu’il développe longuement, celle des cousins croisés dans lequel les enfants de la sœur du père et ceux du frère de la mère sont voués à l’alliance. Quand les sexes s’inversent, les alliances ne sont plus possibles. Au cœur de cette structure très complexe deux autres éléments capitaux interviennent, l’interdit de l’inceste, présent sous des formes très diverses dans toutes les sociétés, et la question du don lié à l’échange des femmes qui garantit l’exogamie. L’ensemble de ces études constituent sa thèse soutenue en 1948 Les structures élémentaires de la parenté qui suscitera quelques critiques, sur la place des femmes considérées, selon certains, comme de purs objets d’échange, et l’autre, plus théorique repose sur l’homologie entre lois du langage et lois de la parenté. De plus, comme le note Olivier Douville, la dimension de la filiation est quasi absente alors qu’elle occupe avec le temps une place de plus en plus importante.
L’auteur nous entraîne ensuite vers l’étude des mythes que Lévi-Strauss explore à partir des années 50 après un voyage en Inde et au Pakistan où il découvre (déjà) les horreurs de l’urbanisation et de l’industrialisation galopantes. Comme nous l’explique Douville, il ne s’agit pas d’un virage à 180° mais d’une extension de ses études sur les règles sociales qui ne peuvent être séparées des croyances religieuses. Ses premières publications sur ce thème expriment un refus de la question de race, aussi bien au sens biologique qu’au plan ethnographique. En 1955, il publie les structures des mythes qu’il formalise de manière algébrique en termes de fonction qui permet de prévoir la transformation du mythe lors de sa transmission à un autre peuple. Si la forme première du mythe est composée d’oppositions binaires, un terme médian y est ajouté lors de sa transmission, qui fait le pont entre deux opposés : « la chasse » peut ainsi relier deux termes opposés, « agriculture » et « guerre » pour les pueblo. La transformation devient ainsi une caractéristique du mythe tel que le conçoit Lévi-Strauss. Ce travail sur les mythes sera déployé dans les ouvrages successifs et aboutiront, sur le plan institutionnel, à la nomination de Lévi-Strauss au Collège de France en 1960, suivie de la création de la revue L’Homme en 1961. C’est aussi ce travail sur les mythes qui permet le rapprochement entre anthropologie et psychanalyse. Lévi-Strauss fut tôt un lecteur de la psychanalyse et de Freud en particulier. Il fit une critique acerbe de Totem et tabou qu’il considère comme un mythe, et il n’adhère pas au statut du père primitif jouissant dont la mort permettrait de déduire la figure symbolique du père mort. Il n’apprécie pas non plus la théorie de la récapitulation de la phylogénèse dans l’ontogénèse émise par Haeckel, que Freud adopte dans un premier temps. Ses relations avec la psychanalyse s’approfondissent avec la rencontre de Lacan en 1949 grâce à Merleau-Ponty chez qui il encontre sa troisième épouse. Ce sont sur les notions de mythe et de signifiants que les deux hommes échangent et c’est grâce à Lévi-Strauss que Lacan trouve un écho à la question du signifiant et à l’idée d’une formalisation mathématique des sciences humaines. En 1953, Lacan publie Le mythe individuel du névrosé où il montre les analogies entre le mythe collectif et le « mythe individuel » (terme emprunté à Lévi-Strauss) puisqu’il y a également une variation de structure lors de la répétition transgénérationnelle. Lacan y ajoute les lois symboliques de la parole et formule la notion de « mythème ». La névrose du fils ne reproduit pas celle du père. Le fils fabrique une « torsion » car le mythème selon Lacan, consiste en une tendance à s’acquitter des choses sur les origines mais à les rectifier, d’où cette torsion. A l’issue d’une brillante démonstration, qui s’appuie sur l’étude « l’homme aux rats » initiée par Freud et poursuivie par Lacan, Olivier Douville montre l’apport incontestable de de Lévi-Strauss sur l’œuvre de Lacan, tout d’abord en opposant l’inconscient « vide » proposé par Lévi-Strauss à celui de Lacan « structuré comme un langage » et ensuite en montrant comment Lacan s’est appuyé sur Lévi-Strauss sur la question de la prédominance du signifiant sur le signifié, ainsi que sur celle de la place du sujet dans la structure par rapport à l’être psychologique qui l’occupe.
Le chapitre suivant est un retour au totémisme et constitue une analyse approfondie d’un autre ouvrage princeps : La pensée sauvage. Il commence par démonter la notion de totémisme comme étant le reliquat d’une pensée anthropologique dépassée. Ce n’est pas tout à fait l’idée que s’en fait Olivier Douville pour qui le totémisme repose sur un arrière-fond émotionnel s’exprimant par un cérémonial que les anthropologues d’aujourd’hui remettent à l’honneur dans leurs travaux de terrain. Quant à La pensée sauvage, elle n’a rien à voir avec la pensée des sauvages, mais correspond à un « bricolage », à une « science du concret », utilisant des débris ou des rebuts d’événements, qui ne s’oppose pas de façon frontale à la science et est en relation avec la possibilité de transformation du mythe.
A l’issue de la rédaction de cet ouvrage, Lévi-Strauss se consacre à l’étude de l’immense collection de mythes recueillis au cours de ses études de terrain. Ses réflexions aboutissent à la publication des Mythologiques comprenant initialement quatre volumes auxquels viendront s’ajouter La potière jalouse (1985) et Histoire de lynx (1991). O. Douville nous livre une clé pour parcourir ces volumes et y trouver une continuité, c’est « Le dénicheur d’oiseau » qui court tout au long du vaste ensemble de ces Mythologiques. N’oublions pas La voie des masques (1975) ouvrage largement illustré dans lequel s’exprime à la fois toute la passion esthétique de Lévi-Strauss, articulée à son autre passion, l’interprétation en termes structuralistes.
Comment s’étonner que l’auteur, grand amateur de jazz, consacre le dernier chapitre à la musique ? Il est plutôt étonnant que la musique ne soit pas apparue plus tôt dans l’ouvrage. Le vocabulaire de l’œuvre de Lévi-Strauss en est en effet imprégné, « symphonie », « ouverture », « Finale », sont des mots qui annoncent les chapitres et ponctuent ses récits. Olivier Douville en rend compte dans le cadre des mythes où, nous dit-il, chaque séquence de chaque mythe est traitée comme les parties instrumentales d’une symphonie. D’où la création du signe « mythopoétique », non arbitraire mais qui demeure un couple d’opposition où le corps est en jeu, comme dans l’incantation lors de l’accouchement où se joue l’opposition « ouvert /fermé ». Selon Lévi-Strauss la musique serait « un mythe codé en sons au lieu de mots ». Musique et littérature se sont partagé l’héritage du mythe.
Tout au long de sa vie, Lévi-Strauss restera attaché à une pensée structuraliste en ouverture, avec la passion de l’ethnologie qui a habité toute sa vie, car « tournée vers une richesse et une diversité dont l’humanité était la condition » et que son métier lui a servi de préserver en en laissant des traces dans ses multiples écrits et récits.
L’œuvre de Lévi-Strauss est très abondante et d’un abord parfois difficile pour que le lecteur qui s’y aventure en pensant y trouver de palpitants récits de voyages exotiques. Même pour un lecteur plus averti, il n’est pas aisé d’entreprendre le voyage très intellectuel que représente cette œuvre monumentale.
C’est pourquoi Le travail d’Olivier Douville est tout à fait remarquable par sa connaissance très approfondie des travaux de Lévi-Strauss, par l’analyse nécessairement personnelle qu’il en fait, par la pédagogie dont il fait preuve en mettant en lumière les concepts forgés par Lévi-Strauss parfois obscurs pour le néophyte, et aussi, en intriquant les repères biographiques à ses écrits, non pas de façon anecdotique, mais pour en extraire une meilleure compréhension en suggérant le contexte socio-politique dans lequel ces écrits ont pris corps. L’enchainement des œuvres devient ainsi un parcours lumineux, permettant au lecteur une lecture plus fluide et aussi plus critique, grâce à celles dont l’auteur parsème son texte, évitant ainsi toute hagiographie.
En conclusion, l’ouvrage d’Olivier Douville est un excellent guide pour qui souhaite entreprendre, ou reprendre, la lecture indispensable de Lévi-Strauss.
Marie-Claude Fourment-Aptekman