Lila et la lumière de Vermeer

Alain Didier Weil - Lila et la lumière de Vermeer. La psychanalyse à l'école de l'artiste - Paris, Denoël, 2003

Par Olivier Douville

Ce livre prend le parti d’illustrer ce qu’est l’ordre symbolique pour un psychanalyste lacanien. Il le fait en dépouillant la dimension symbolique de tout le fatras conventionnel de la référence univoque à une transcendance (L’ancêtre, la Loi) pour rendre perceptible et vivant le travail du symbolique dans l’immanence de l’acte créateur. Le symbolique serait situé du côté de ce qui rend vivant, il contient alors sa capacité à faire et défaire, à couper et à lier et à renouer du sujet au réel du corps et à l’imaginaire du semblable. C’est une perspective qui rompt avec la totale assimilation du symbolique à la pulsion de mort, ce legs hégélien très présent dans les quinze premières années de l’enseignement lacanien. La transcendance du signifiant fut interrompue, par l’invention des nœuds topologique et de ce qui s’y superpose entre la parole, le corps, l’image.

Dans les quatre textes qui nous sont donnés ici, l’auteur reprend les considérations et les points d’avancée qui sont les siens par rapport à ces moments où le sujet est saisi, au sens fort du terme, par la parole qui lui a été donnée et par la part mutique, insignifiable par la parole et qui insiste dans le symptôme comme face de jouissance, comme ce qui se greffe sur le réel d’un corps. Une patiente, Lila, .nous guidera dans ce livre. Plus qu’un guide, car affrontée à des évènements neufs, inédits, Lila deviendra cette exception qu’est tout sujet dès qu’il indique que notre sort commun d’être divisé se construit dans des défilés à chaque fois singuliers. Lila est chanteuse. Elle vit la confrontation avec l’océan des regards qui la captent et qu’elle capte comme pouvant être répartie sur deux registres : d’une part, ce regard si parlant et si intrusif de ces hommes qui, dans la vie quotidienne, lui signifient qu’elle est belle -ce qu’elle considère comme un impertinence et une insulte. Elle interprète ce regard comme quelque chose de médusant : un « sois belle et tais toi ». D’autre part, le regard du public qui, à l’inverse, l’encourage, lorsqu’elle chante, à rejoindre, dans la fulgurance de la beauté, la métamorphose que causent à son corps les legato et le vibrato de sa voix.

Lila est donc soit réduite à une icône muette et figée, soit elle devient ce lien, cette torsion, entre image et voix, entre corps et un au-delà de l’imaginaire narcissique. Une pure visualité de la voix. Une exception qui a tout son lustre.

Cette symptomatique partition dit autre chose qu’une gêne, qu’un handicap ou qu’un banal compromis névrotique. Le psychanalyste peut prendre le parti qu’elle départage un imaginaire soutenu par le fantasme de séduction et un imaginaire qui jaillit lorsque le fantasme se délite dans le ravissement. Le sujet se conjoint alors à l’objet, dans un retournement pulsionnel. De fait, cette division n’est pas constante, loin s’en faut. Et l’expérience esthétique est là qui, reprenant le dispositif chanteuse/public, mais le transposant sur du visuel, donne scène à cette division. Il reviendra à la grâce d’un tableau de Vermeer, La Laitière, de redoubler cette exquise dépersonnalisation. La lumière particulière de Vermeer, qui ne se construit pas du support du tracé de l’ombre -et ce ne fut pas sans m’évoquer la blancheur délectable dont parle Le Tasse au début de sa Jérusalem délivrée, mais il y aussi mention du ravissement devant l’exquise blancheur chez une hystérique bien freudienne- éclaire le sujet. Elle le capte, révélant à Lila qu’une part secrète existe en elle qui vit et survient dans un temps de trouvaille pure : au moment où elle est saisie par son chant, au moment où, dans son chant, ça se met à enchanter.

Il se produit alors une conjonction du regard et de la voix, dans un temps de retournement de la pulsion : il existe une discontinuité de la parole et une continuité de la musique liée à la pulsion invoquante qui constitue une trace signifiante non spectularisable et donnée avec la parole

C’est, en reprenant cette dimension toujours ouverte du rapport du pulsionnel à l’originaire et au corps que l’auteur permet de se croiser théorie de la création et théorie de la situation psychanalytique. La conception ordinaire de la sublimation s’en trouvera remaniée. Je conclus en rappelant, m’espérant en accord avec l’auteur, que la sublimation elle-même entretient des connivences avec la cruauté surmoïque tant qu’elle reste de l’ordre de la promotion surplombante du symbolique et ne réside plus dans cette tension d’élever l’objet à la dignité de la Chose.

Olivier Douville