Les formes de l’oubli - Marc Augé
1998, réédition 2001, Paris, Payot et Rivages
Par Olivier Douville
Marc Augé est anthropologue. Cet ancien président de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales a à son actif près d’une vingtaine de livres. Spécialiste de l’Afrique de l’Ouest, et plus particulièrement des cultes divinatoires et des institutions prophétiques en Côte d’Ivoire, Togo et Bénin, il a pris aussi comme terrain de recherche des aspects des fonctionnements actuels de notre société, étudiée dans son rapport aux vestiges d’espace (Les Châteaux), aux lieux mutiques (des “ non-lieux ” tels les Hall d’aéroport ou de gare), et dans son rapport aux différentes opérations psychiques et culturelles qui signifient la temporalité, lorsque que cette dernière se relie et se déplace dans des jeux de mémoires et d’oublis.
Le parcours de Marc Augé dont la présente réédition indique un jalon ne saurait se comprendre uniquement en termes de déplacement de terrain. Il ne saurait se réduire à cette translation de la recherche anthropologique, allant d’un espace “ traditionnel ” à nos espaces et à nos temps dits “ modernes ”. À dire vrai l’anthropologue n’est pas assignée à une population unique ou encore à une méthode stricte. On a vu récemment M. Abélès, spécialiste à n’en point douter des chefferies coutumières éthiopiennes construire un livre et un film sur les rapports au pouvoir, aux échanges langagiers et à la représentation des hiérarchies, des alliances et des appartenances au sein du Parlement Européen. La mémoire des terrains n’est pas oubliée, mais elle n’est pas figée dans le prétexte d’une légitimation territoriale. Elle insiste à mettre en lumière un ailleurs. Dans ce mouvement où l’anthropologie revient vers les Mondes contemporains, elle considère alors, ou invite à considérer, que son objet devient l’étude des mouvements et des stratégies de signifiance collective des corps, des espaces et des récits.
Cette ouverture de la problématique ouvre à nouveaux frais la possibilité d’échanges avec la psychanalyse, même si à quelques exceptions près (dont l’ARAPS de M. Audisio et M. Cadoret, les projets de recherche de Jaak Le Roy) ces dialogues se font le plus souvent, de part et d’autre, sous la forme paradoxale d’une dialectique enclose sur elle-même. Du monologue autour ce qui est pensé comme discours de l’autre discipline, plus que de véritables dialogues, confrontations et échanges.
Mais c’est dire aussi que la dimension inconsciente de ce qui circule entre les sexes et les générations est aussi une question et un problème pour l’anthropologie contemporaine, et que la remise en cause d’un distinguo artificiel et idéaliste du moi et du collectif au profit d’un travail et d’une pensée de la distinction entre singulier et particulier est l’œuvre de quelques psychanalystes qui se situent à la suite de Freud, Roheim et Hermann.
C’est alors indiquer que le lot de concept ou de notions propre à chacune des deux disciplines se transfère souvent de l’une à l’autre, sans que ces notions disent, ou plus exactement découpent, la même chose.
La mémoire, l’oubli, le récit. Tels sont les motifs récurrents qui servent de point de capiton au canevas que fait et défait ici Marc Augé, menant une méditation rêveuse. Si la mémoire et l’oubli entretiennent, note-il page 20, le même rapport que la vie et la mort, alors Freud est là, en contre-champ qui écrivait que la vie travaille avec et contre la mort, donnant ainsi la formule d’un point de tension dialectique qu’il maintiendra dans le Moïse pour avancer que la tradition travaille avec et contre l’Histoire.
On pourrait alors en déduire que des opérations de clivage entre vie et mort, entre héritage et histoire, entre passé et présent attaquent très précisément, pour le sujet et son collectif les dispositifs de mises en récits et d’étayages entre corps, parole et idéalités. C’est bien ici la dimension des pratiques qui font tenir les récits en leur ouverture et leur possible traductabilité qui insiste et qui surgit dans nos mondes contemporains. Dimension qui s’exprime de façon manifeste avec l’adolescence, que beaucoup de recherches et de théories cantonnent dans le paradgime du sujet moderne (voire “ surmoderne ”) et qui se manifeste dans ses errances, excès, violences et créativités éparses autant comme un âge de la vie que comme une forme d’accueil de la mélancolisation du lien social et de résistance à cette mélancolisation. Il est des façons de résister aux injonctions de déni qui ne passent pas encore par le désir de l’œuvre mais se manifestent par une façon d’occuper les scènes en position d’héritier inédit et transgressif.
Marc Augé tente de décliner par un appui heureux sur la littérature ce qu’il distingue comme les trois figures de l’oubli : le retour, le suspens et le recommencement. Nous ne partagerons peut-être pas certaines de ses envolées qui, positivant ce que l’oubli peut avoir aussi de mobilisateur dans la genèse de la fiction, insistent sans doute trop sur la capacité des mises en récits à incuber les forces de la mémoire et de l’oubli, c’est aussi que notre objet insiste comme le reste des opérations de symbolisations.
Mais c’est peut-être dans la mesure où le psychanalyste s’intéresse à ce que les diverses élaborations des théories sexuelles au roman familial et de ce dernier au mythe individuel du névrosé à la fois incubent et forclosent, qu’il se rapprochera de cette forme atemporelle et réelle d’oubli réussi qui est le point où l’acte surgit comme créativité potentielle et où, sur un autre plan, le symptôme de ne se réduit pas à un effet de sens. En effet, pour la psychanalyse, le symptôme enferme et conserve un noyau de réel, un noyau d’angoisse d’un événement non totalement mis en fiction et auquel le sujet se confronte.
Forme extrême des oxymores de la mémoire et de l’oubli, ce point de réel qui, du symptôme ne se sublime pas en historial narratif, est bien l’objet de la psychanalyse. Ce qui est là un autre point de départ possible pour reprendre et une théorie de la mise en fiction et une théorie qui en serait son complémentaire portant sur les incomplétudes propres à toute mise en fiction. Ce à quoi Marc Augé nous invite, tout le long de son essai. Une telle invite ne peut prendre de la force et de la pertinence que si les psychanalystes s’ouvrent à ce que des anthropologues disent aujourd’hui de la façon dont les mondes contemporains hébergent encore, dans l’actuel récit de leur passé et de leur présent, un peu d’amour et un peu d’exigence pour le travail d’altérisation.
Olivier Douville