Les employés - Siegfried Kracauer

Traduction française par Claude Orsoni, présentation et organisation de l’édition par Nia Perivolaropoulo, Paris, Avinus, 2000, 182 pages.

Par Olivier Douville

On doit à par N. Perivolaropoulo la présentation d’un des textes importants du sociologue Siegfried Kracauer[1], publié pour la première fois en Allemagne en 1930. Siegfried Kracauer, sociologue, critique et écrivain, au carrefour des cultures, des disciplines et des genres a vécu de 1889 à 1966. Intellectuel à la fois allemand, européen, américain, juif, exilé, il quittera l’Allemagne suite à la montée du nazisme, puis à la Shoah, pour l’exil à Paris (1933) et aux États-unis (de 1941 jusqu’à sa mort). C’est un élève de G. Simmel. Son livre Les Employés qui est centré sur une observation du monde moderne porte une attention particulière aux phénomènes de la vie contemporaine les plus saillants : la mise en place d’une culture de masse et les émergences des modernités urbaines considérées également dans les incidences qu’elles ont sur les pratiques sociales et sur les fonctionnements subjectifs.

La pensée de Kracauer, d’un pessimisme lucide, décrit les effets psychiques de la dévotion majoritaire à la grande consolatrice qu’est la culture de Masse - il faut ici lire Kracauer avec Adorno, et réinterpréter les schémas un peu trop directement issus d’une sociologie obsolète sur lesquels Freud argumentait, en 1921, sa Mässen Psychologie. Détournant le sujet du rappel de sa finitude, la distraction propre à la culture de Masse (au rang desquels le sport ) favorise le refoulement de la perception d’un manque, d’un déracinement, d’une condition absurde. “ Asile pour sans-abris ”, la culture de Masse est analysée comme une grande mystification venant recouvrir le divorce entre la persistance d’une conscience bourgeoise et une prolétarisation progressive et rapide. Elle assure le maintien d’un moi idéal, lorsque l’Idéal du moi ne trouve plus d'arguments dans la réalité économique et matérielle.

Lors des autodafés de livres organisés par les nazis, Les Employés figuraient au nombre des livres honnis et brûlés, en mai 1933, le même mois et la même année où furent détruits par le feu les textes de Freud et de Zweig. Raison de plus, peut-être, pour découvrir cet auteur attachant, indispensable et actuel, qui fut, aussi un magnifique écrivain.

Kracauer choisit d’étudier une couche sociale qui vit une forme de déchéance et de tension identitaire très vive : la couche que forme les employés de la petite bourgeoisie berlinoise.

Les Employés se présente comme une suite de brèves, de regards acérés portant sur la naissance et le déclin de la moyenne classe bourgeoise à Berlin. Berlin sera avec Paris la ville emblématique de la modernité (cf. les textes sur Paris de W. Benjamin). Avec Kracauer, plus qu’avec Benjamin, une forme d’ethnographie urbaine voit le jour dans des chroniques, superbement écrites et animées de bout en bout par un souci du détail et du trait. L’acuité du regard, presque un regard chirurgical, permet de capter et de dégager un motif qui autrement serait égaré dans la fugacité de l’image. Les “ miniatures urbaines ” que façonne l’auteur, comme autant de rapides courts-métrages formidablement construits, donnent à voir une forme précise, celle qu’un regard rendu à la plénitude de son activité d’observation ne néglige pas et souligne. Il s’agit non d’enjoliver l’instant ou de le rabaisser à son aspect typique, mais de laisser voir en lui et à travers lui ce qu’il y a d’effrayant dans le normal, dans le banal. Kracauer est alors tout le contraire d’un portraitiste, il est un clinicien qui arrache à l’évidence ses mirages et ses masques. L’erreur serait alors de réduire l’écrivain et sociologue à un ethnographe qui entreprendrait une expédition dans un territoire lointain, peu accessible. S’il se lance dans une recherche empirique, si, encore, par ironie, il compare les habitudes et les pratiques sociales déjà caractéristiques de la middle class considérée aux rites des tribus lointaines, Kracauer n’en reste pas moins un citoyen allemand, inquiet de ce qui se préfigure dans “ La toute nouvelle Allemagne ”. Je reprends ici le sous-titre qu’il donna à son livre. On voit aussi à quel point l’écart est grand avec les continuateurs marxistes dont Gramsci qui, ne trouvant aucun intérêt à analyser les conditions de vie des classes moyennes, réduisaient l’héritage marxiste jusqu’à l’absurde des oppositions binaires. Il faut tout de même noter ici qu’une application très dogmatique des thèses marxistes, ne positivant que deux acteurs de l’histoire : le bourgeois et la prolétaire, ne pouvait absolument pas prendre en compte la fonction déterminante qu’occupa la petite bourgeoisie allemande dans l’avènement du nazisme.

Kracauer présente les employés berlinois autant comme les victimes de la modernisation socioculturelle que comme les agents de cette dernière. Ce qui, on le conçoit, ne peut que déboucher sur une théorie des logiques identitaires de cette nouvelle classe qui vont trouver leur matériel de constructions et leurs alibis de légitimations aux niveaux des instances de sélection et d’uniformisation et dans l’espace public de la distraction médiatique.

Ce livre s’écrivait à un moment charnière. Dès le début des années 20, en Allemagne, plus que partout ailleurs en Europe, les différences entre la classe bourgeoise moyenne et les ouvriers creusaient un écart considérable. Les employés constituaient alors un socle socio-économique, une couche moyenne, qui fut bel et bien le socle de l’État. En lisant en écho de Kracauer le formidable roman de W. Kolbenhof, Les sous-hommes, qui ne fut, à son tour traduit que tout à fait récemment en français[2], on observe la rapidité et l’aspect massif de ce processus idéologique qui distingua, en Allemagne, la classe moyenne des ouvriers, avec, en contrepartie des logiques d’exclusion du marché (exclusion autant matérielle que psychique) tout à fait dramatiques. On peut convenir de l’actualité d’une telle analyse, dans une société qui, comme la nôtre, produit de plus en plus d’exclus. Mais dès la fin des années 20, au moment où paraît de livre, cette classe des employés connaissait une crise d’identité des plus graves. Le processus qui les fabriquait rapidement en masse ne pouvait, compte tenu de la crise économique galopante, que leur retirer les avantages que leur situation “ privilégiée ” aurait dû leur conférer. Dès lors, se démarquer des prolétaires devenait un véritable tour de force et une obsession. C’est déjà une fin de règne que Kracauer diagnostique. S’il ne pouvait encore prévoir l’inféodation de cette classe moyenne aux sirènes meurtrières du nazisme, son livre nous apparaît aujourd’hui comme un des plus justes et des plus inquiétants témoignages relatifs à l’Allemagne pré-hitlérienne.

Olivier Douville

[1] On se reportera aussi à l’ouvrage collectif consacré à S. Kracauer et qu’elle a dirigé avec P. Despoix Culture de masse et modernité, dans la Collection Philia des Éditions de la Maison des Sciences de l’Homme, à Paris

[2] Paris, L’Harmattan, 2000