Le primitif, que devient la régression

APF / Annuel 2007, Le primitif, que devient la régression

Paris PUF 199 pages

Par Olivier Douville

Avec la parution de cet Annuel de l’A.P.F. naît une nouvelle publication de psychanalyse qui se présente sous la forme d’un livre. Si l’A.P.F. est une association fort influente dans de nombreuses revues passées ou encore actuelles (Psychanalyse à l’Université, Nouvelle revue Française de Psychanalyse, l’Inactuel) elle connaît ici sa première publication à part entière, enfin. Le souhait exprimé par André Beechsten est de faire sortir le débat scientifique des murs de l’institution où il a eu lieu a la vertu de fonder en raison le projet éditorial. Il s’agit de proposer un lecture seconde des thèmes et des débats qui ont eut cours toute une année au sein de l’Association Psychanalytique de France.

Dans son « Avant-Propos », Daniel Wildöcher expose avec une brièveté précise et sensible les raisons d’être d’une telle publication annuelle. Non seulement un changement de public, mais un changement de stratégie stylistique. En effet, le passage de l’oral à l’écrit contraint à la précision et dissuade les auteurs de trop utiliser la connivence et la valeur allusive avec le lecteur, alors que de telles commodités rhétoriques sont souvent de mise lorsqu’un orateur prend la parole devant un public qui lui est familier comme celui que forme le cercle des adhérents d’une même association ou d’une même école. Un nouveau public est donc visé : celui de lecteurs appartenant à la communauté psychanalytique en son ensemble.

En raison d’une telle ambition affichée nous nous montrerons donc tout à fait attentif à la qualité de l’écriture de ces textes et au nouveaux aspects théoriques qui pourraient en surgir.

La satisfaction, souvent, est au rendez-vous. On apprécie grandement la finesse des définitions et des précisions terminologiques dont fait, parmi d’autres, un usage opportun, Hélène Trivous-Wildöcher. Détaillant ce qui contraste – sans pour autant les opposer frontalement- le primitif avec l’inaugural (le premier ou le primitif), elle expose tout l’hasardeux qu’il y a à traduire le préfixe Ur indifféremment par « primitif » ou par « originaire ». On retrouve là les incertitudes et les ambiguïtés de l’anthropologie freudienne. Le stade animique étant inventé par Freud pour parler des mondes antéhistoriques, mais permettant aussi de penser certains aspects du transfert et de la situation de cure où s’exprime la part de magie qui, selon Freud, survit en chacun.

Dans un essai élégant, Laurence Kahn, découvre que le primitif est un personnage venu tardivement prendre sa place improbable dans nos galeries des ancêtres. Le Cannibale, le Sauvage, et le vieux Barbare des Grecs de l’âge classique, s’entendaient fort bien à limiter sur eux le rayonnement des civilisations ou des proto-civilisations les plus anciennes et/ou les plus reculées. Invention de l’Occident, le primitif, représentait le degré le plus en friche du travail de socialisation et de civilisation trouvable en ce monde. Degré zéro du civilisé qui ne demandait qu’à être éduqué, soigné, et mis eu pas. Ce qui fut fait, au besoin à coups de canons. Du temps du Totem et Tabou de Freud, la fiction d’une origine primitive de l’humanité était partagée par les sociologues triomphants et les anthropologues débutants (Wundt, Frazer, Reinach et Mauss). Là ne réside pas la saveur et la valeur de la fable freudienne. En revanche ce que Freud a introduit de neuf est une hypothèse qui noue collectifs et singularité et qui est celle du refoulement comme moteur de l’histoire et cause de l’inconfort d’un sujet en prise avec le travail de civilisation. Il fallait rappeler ce point. Et nous préciserons alors, que du temps de Freud, il n’y avait pas grand monde chez les anthropologues pour entrevoir la portée d’une telle hypothèse anthropologique et métapsychologique, à l’exception de deux fondateurs géniaux : Kroeber et Malinowski. Le sujet freudien est sujet du social non seulement car il adopte, par identification, des Totems et des Tabous, des contraintes et des idéaux, mais parce qu’il est divisé par ce qu’il a rejeté au dehors et qui continue aussi à vivre au dedans comme un matériel, une inscription énigmatique que le sujet tente de déchiffrer, générations après générations. Sous forme de boutade, je voudrais commenter le travail de Laurence Kahn est avançant que si Freud, et de même certaines théologies nous expliquent sur les raisons du meurtre de l’animal jouissif primitif (ou Urvater), si, de plus, Freud et quelques anthropologues nous instruisent des motifs de l’ingestion cannibalique de ce cadavre du père, seule la psychanalyse depuis Freud s’aventure à proposer une troisième question. Non pas « pourquoi avoir tué cet Urvater, ou l’avoir dévoré ? », mais « Pourquoi l’avoir si mal digéré ? ».

Forme de hantise, souvenir écran du meurtre et de la mort, le primitif est hors temps, hors histoire. L’image du rêve et l’image du mythe s’interpénètrent, se fécondent, s’évanouissent l’une dans l’autre. Le primitif est plus hantise que « case départ ». Rien n’étonne ici à ce que la pensée de Fédida soit citée qui voyait dans le primitif un ombilic de la pensée un temps hallucinatoire qui excède et dont les mots nous délivrent, non sans restes. Car le matérialisme de Freud ne nous fait remonter si loin dans une activité psychique ou traces mnésiques et images mnésiques seraient confondues. Un écart infranchissable consiste qui provient du travail et de la résistance de l’inconscient, et les faits de langage créent une inscription dans le monde de la trace mnésique. Qu’est alors le primitif ? Une intrusion et une tension. Intrusion de la terre étrangère interne du refoulé dans la terre externe du monde, tension où la première forme inconnaissable en soi se donne sous l’aspect primitif d’une première trace, d’une première incise, peut- être d’une première orientation.

Edmundo Gömez Mango dans un texte qui porte sur ce qui serait, pour la poésie, les mots premiers et primordiaux de la langue, aidé et inspiré en cela par le poème de Goethe Urworte (Les mots originaires) nous donne sa propre version du primitif. Le considérant , à son tour, comme une figure freudienne du psychisme, il le définit par sa capacité de représenter le pulsionnel dans sa tension originaire entre poussée et refoulement, et, d’autre part, ce dit primitif désigne une façon d’oxymore initiale où s’intriquent dans un mélange sans fin actuel et inactuel, proche et lointain. Mais n’est-ce pas alors redonner au primitif une valeur de processus primaire, tel qu’en parle Freud en 1991 et 1915 (soit les « Formulations sur les deux principes du cours des évènements psychiques » et « L’inconscient ») ?

Ces trois articles qui forment le socle théorique argumentaire de l’ensemble du volume laissent entrevoir une instabilité féconde dans l’usage que les auteurs font de la métapsychologie : description de la pré-forme de la civilisation et du travail de la culture, ou description des lois de la vie psychique. D’un côté la métapsychologie est comme validée par l’anthropologie, de l’autre par la situation de cure. De plus si ne sont pas usités conjointement, en explicitant leurs incomplétudes et leurs solidarités, les trois points de vue : dynamique, économique et topique, on risque par surcroît de référence topique à positiver l’anthropologie, l’histoire des peuples deviendrait analogue à l’histoire de la psychogenèse d’un appareil psychique. A l’inverse, une centration sur le pôle économique, détaillant au peigne fin les investissement de la libido sur des figurations d’images et des pensées, peut faire de la métapsychologie l’appareillage doctrinal savant qui explore les opérations de pensée et de ressenti du temps de l’espace et d’autrui pour un sujet donné dans la situation de cure. Au point que la distance entre psychanalyse et phénoménologie devient impalpable.

Trop érudits pour cela, les auteurs nous épargnent les bévues qui naissent immanquablement du réductionnisme de l’exotique au primitif. En revanche est patent le flottement entre recomposition phénoménologique des expériences archaïques de la perception et de la pensée et compréhension psychanalytique de ces expériences. Etait-ce évitable ? Du moment que notre pensée s’évade des évidences et du bon sens pour évoquer l’investissement hallucinatoire primitif du monde, la métapsychologie ne vient-elle pas à point nommé, pour décrire la figuration subjective des premiers phénomènes mondains ?

Il en va ainsi de certains aspects du texte de Jean-Claude Rolland, qui décrit néanmoins, et avec une grande finesse les liens entre étrangeté devant le primitif et perte d’une capacité de traduction. Aussi les œuvres d’art du lointain et celles très anciennes peuvent-elles nous sembler primitives et effrayantes non parce qu’elles exposeraient tel quel du monstre ou du bizarre, mais parce que nous ne connaissons pas ou plus les modes particuliers de configuration sémiotique ou de phrasé qui en ordonnent la composition. Salutaire rappel de bon sens. Et ouverture tout autant car si le primitif désigne « ce qui ne passe pas » (comme le souligne en quelques pages très ramassées Dominique Clerc) il est aussi ce qui résiste aux appareils de traduction et d’interprétation dont nous avons le trop limité usage.

Vient ensuite une série de travaux divers présentés comme un peu loin du thème. Une contribution anthropologique de Patrice Bidou parlant de mythes amazoniens nous rappelle que si le mythe met en fiction les corps les plus hybrides et les moins détachés du magmas originaire, c’est aussi parce que le mythe ordonne des séries d’opposés et tente de disposer d’une logique des contradictions, des négations et des oppositions (nous nous sommes surpris à relire son travail grâce à la formule canonique du mythe, toute lévi-strausienne). Marcel Vignar explore les incidences psychiques des violences politiques, en se centrant ici sur les situations de détresse et de grandes exclusions. Jacques André, fin lecteur de Lacan, crédite, comme de juste, le psychanalyste français de rendre problématique la notion de régression temporelle. Mais c’est aussi pour dire que même lorsque la théorie atteint à ce degré de justesse, presque implacable, eh bien aucun patient, c’est-à-dire aucune cure ne saurait être entièrement logeable dans une théorie. Nous connaissons tous ce paradoxe, utile à redire, et dont Lacan nous a donné la formule logique qui ne faisait pas de la particularité un étant destiné à se résorber en tous ses points dans l’universel.

Le texte de Fedida qui clôt cet ensemble, « Du rêve au langage », est un des plus éloquents et des plus sinueux exemples des bonheurs et des trouvailles qu’ont pu donner ces noces, éphémères et instables, entre phénoménologie et métapsychologie.

Que la dimension du primitif, qui, ici, insiste et échappe, permette aussi de penser les moments de catastrophes, de la cure, du transfert, bref ces moments où la névrose de transfert ne norme pas tout, voilà qui est ici exprimé, pensée ici dans la plupart des contributions avec une hardiesse de ton et une rigueur tant plaisantes que stimulantes.

Olivier Douville