Le corps dans le rituel. Ethnopsychanalyse du monde hindou réunionnais - Yolande Govindama

Paris, ESF Collection “ Ethnopsychologie ”, 2000, 208 pages

Par Olivier Douville

Yolande Govindama est psychologue clinicienne et docteur en psychologie. Elle travaille depuis plus de vingt ans dans la Protection judiciaire de l’enfance à Paris et effectue des expertises auprès des juges des Affaires familiales à Paris.

Son livre, très clairement préfacé par Hélène Stork, est issu d’une recherche de terrain menée à l’île de la Réunion et consacrée aux fonctions psychiques des rituels propres à l’hindouisme réunionnais. Il se situe au croisement donc des champs cliniques et anthropologiques, d’où l’intitulé du sous-titre : “ Ethnopsychanalyse ”. Il faut préciser. Ce que le public entend par le label “ ethnopsychanalyse ” renvoie de façon indifférenciée à une doctrine, grosso modo complémentariste mais encore à des techniques de soin calquées sur les procédés et les artifices supposés à l’art du “ guérisseur traditionnel ”. Or, un livre tel que Le corps dans le rituel. Ethnopsychanalyse du monde hindou réunionnais, avec sa netteté clinique, témoigne du fait que l’on peut proposer un champ transdisciplinaire sans pour autant préconiser des techniques de manipulation ou d’influences prétendument traditionnelles. Avant d’en arriver à des propositions qui tissent méthodiquement l’érudition anthropologique et le sens clinique, il convient de faire preuve de sagesse épistémologique, comme le fait constamment Y. Govindama.

Ethnopsychanalyse ? C’est une façon aujourd’hui de parler. Ou de faire retour à des recherches issues du freudisme, voir internes à lui, qui remirent comme programme de travail et de recherche la dimension du corps et du rituel. L’auteur nous l’affirme : certains terrains et certaines cliniques ne permettent pas d’oublier la dimension du corps, en souffrance, en attente, du corps encombré de marques, de stigmates et désertés des lettres et des significations qui le symbolisent et le culturalisent.

La clinique des effets de l’exil (non la clinique des “ autres ” et des patients réduits à des spécimen exotiques) a sensibilisé certains à l’effet subjectif de ces déhiscences entre corps privé et corps ritualisé. On rappelle ici les travaux de J.-M. Hirt, J. Galap, O. Natahi, O. Ly et Z. Benchemsi. Y. Govindama rattache les maltraitances du corps, le passage à l’acte violent perpétré par les parents sur la personne de l’enfant à une faute antérieure dont ils auraient subi eux-mêmes les conséquences dans leur propre enfance et qui n’auraient pas été mentalisée. Cette thèse se profile en filigrane tout au long de ce livre sans toutefois faire l’objet d’une articulation démonstrative.

La clinique qui nous est proposée s’inscrit donc dans une perspective transculturelle où les violences des histoires singulières trouvent et leur place et leurs conditions de lisibilité. Dès lors l’auteur n’absolutise pas le rapport de chacun à la loi et à la contrainte en le réduisant à un pur symbolique ethnique ou groupal. À l’inverse des promotions de ghettos, ou des romances sans consistance sur les joies du métissage et les charmes des “ entre-deux ”, elle prend position. Courageusement. Sans remiser ses propres boussoles afin de plaire aux consommateurs d’exotisme, elle convient que le réajustement entre les lois du pays d’accueil et celle de la culture d’origine est non seulement nécessaire, mais inévitable. C’est alors la reconnaissance du registre symbolique de la loi (de comment la loi fait loi et pour qui) qui permet à l’auteur de saisir la fonction à la fois identifiante et médiatrice du rite dans la psyché. Nous dirions pour notre part, à la suite des travaux de René Kaës, dans les appareils psychiques groupaux et générationnels. Les rituels joueraient un rôle de médiateur et de coupure/lien, ou, du moins, ils permettraient l’étayage de ces opérations. Je ne suis pas sûr que l’auteur ait su trancher entre ces deux propositions.

Détaillons alors.

Le bagage théorique de l’auteur est on ne peut plus classique au plan de la psychanalyse et de l’ethnopsychiatrie. Elle fait une présentation ramassée des thèses freudiennes et de leurs accueils. On peut nuancer le survol proposé et tenir Kroeber, voire Malinowski pour des commentateurs qui étaient loin d’être toujours des adversaires de Freud. Je pense même que Kroeber a mieux lu Totem et tabou que ne l’ont fait bien des psychanalystes immédiats disciples de Freud. Quant à Kardiner ou Linton, on me permettra de les situer en deçà des avancées freudiennes, lesquelles étaient ouvertes à la saisie de l’actuel des malaises dans les cultures en mouvements historiques, politiques et économiques. Aujourd’hui, en dépit des rares initiatives d’échanges entre des psychanalystes et des sociologues (Enriquez) et des anthropologues (Bidou, Galinier, Pradelles de Latour, Sélim), le monde psychanalytique français est assez fermé à un vrai dialogue avec les anthropologues, et surtout avec des anthropologues du contemporain, la plupart disciples de G. Balandier ou de M. Augé. Or, on ne peut nier que l’étude des fonctions politiques du rituel ait été une des dominantes les plus fructueuses de l’épistémologie et de la méthodologie anthropologique ces vingt dernières années. Heureusement, la place, qu’à juste titre, notre auteur fait aux travaux de C. Malamoud lui épargne partiellement un tel reproche. En revanche, je ne partage pas l’opinion qu’elle a de Fanon lequel n’en est pas resté à soutenir cette thèse hâtive de la non-existence du complexe d’œdipe chez les “ noirs ”. Ainsi que l’a bien montré A. Cherki (F. Fanon, Portrait, Paris, Seuil, 2000), Fanon est bien un des premiers et des plus conséquents penseurs des incidences subjectives de la colonisation. Dans l’ensemble, la présentation qui nous est donnée de l’ethnopsychiatrie se limite à un exposé réservé des assertions de T. Nathan, correctement défini comme un systématicien. Rien n’est dit, ou presque, des autres pseudos disciples de Devereux ce dont nous ne nous plaindrons pas trop amèrement. Il est clair qu’aujourd’hui la bannière “ ethnopsy ” rassemble des centres de consultations aux référents théoriques (quand ils en ont) et aux modalités de traitements extrêmement disparates.

Venons-en à d’autres sources anthropologiques. Le retour au corps exigeait un retour à Mauss et à ses théories du contre-don. L’articulation est vite obtenue avec les thèses de Malamoud sur le sacrifice. Elle est probante et fait justement place à tout ce que Yolande Govindama a reçu d’Hélène Stork au plan de la définition d’un objet d’étude : les traitements du corps dans les techniques de soins mère-enfant, et par extension les techniques et la ritualisation du corps pulsionnel vers le corps social. Ainsi explique, Malamoud, le corps purifié et signifié par le rite devient aussi corps offert au divin. C’est donc essentiellement cette notion de “ sacrifice de soi ” qui, inaugurée par le fondateur de l’humanité hindoue, Prajapati, est à la base de ces pratiques rituelles. Le rituel et son partenaire ignoré, la violence, transforme le corps en absence et en altérité. Lacan l’avait énoncé radicalement : l’Autre, c’est le corps (Séminaire XIV). On se demandera avec Y. Govindama, comment cette absentification du corps a partie liée ave l’élaboration d’un vécu d’exil primordial, venant donner consistance ontologique à un exil réel, historique comme ceux que vécurent les hindous allant en tant que “ travailleurs libres ” à la Réunion après l’abolition de l’esclavage (d’autres se rendirent aux Antilles …).

Le corps ritualisé est lieu de rappel du divin et lieu d’interrogation sur le divin. Le rituel est ici un moment de rappel de l’exil du sujet à l’immédiat de sa chair et un temps d’interrogation portant sur les montages entre la condition humaine et le discours du divin. Il scénarise et scénographie, la pente violente de thanatos, mais, surtout, il ne sature pas de sens, il ne plonge pas dans un “ trop de sens ”. Les rites hindous soulignent une incomplétude, une béance, faille dans le sujet et dans l’Autre, et proposent une codification des actes et des gestes qui mettent en regard ces deux failles sans les combler par du fétiche. Ainsi remplissent-ils un rôle de Tiers à travers lequel le sujet est recadré, dans ce que l’auteur, faisant juste usage des avancées lacaniennes, nomme métaphore paternelle. Il s’agit bien, et sans doute la formation et l’érudition clinique de l’auteur pourraient lui permettre d’aller jusque-là, d’articuler cette béance que garantit le rite hindou avec ce que la psychanalyse la plus éloignée de toute psychanalyse appliquée nomme “ manque dans l’Autre ”. Le rituel constitue une abstraction qui redoublant la marque d'un manque dans l'Autre institue un objet cause de désir. Initialement conçu comme inséré au champ du langage, cet acte devient garant d'une absence (et ab-sens) essentielle, ordonnatrice de la structure de tout sujet. Cette opération rituelle serait alors conforme à l’opération Nom-du-Père qui civilise la jouissance. On regrettera d’autant que les assertions tenues par l’auteur sur Lacan (page 189) reconduisent les préjugés usuels qui psychologisent Lacan.À l’opposé de ce qui reste affirmé dans ce livre, Lacan propose la notion de “ mère symbolique ” et tente d’articuler la fonction du père réel à la dimension de ce qu’il nomme père-version. Enfin, si autrefois on a pu à tort faire reproche à Lacan d’avoir gommé le corps, il est clair qu’un tel reproche ne résiste plus à l’examen des textes écrits et parlés du psychanalyste comme l’indique la masse de ces livres “ didactiques ” qui s’accumulent depuis cinq années environ autour du nom et de l’héritage de J. Lacan.

On aurait tort toutefois de se buter sur de telles réserves puisque ce livre donne des exemples des renouages symboliques qu’assure la mise en place d’un rituel, et, aussi, explique ce qui se passe lorsque le rituel “ passe à l’acte ” et ne surgit que comme accident traumatique livrant le sujet à l’opacité d'une violence qui en dit rein de sa raison d’être. En effet, la clinicienne qu’est Yolande Govindama ne rencontre pas que des équilibrages et des étayages entre le symbolique du rite et le réel du sujet, ce qui explique dans le cas de l’enfant nommé Vel que le “ rite du marlé effectué … avait échoué du fait que le dysfonctionnement du couple était bien antérieur à la naissance, la relation entre la mère et le fis aîné ayant contribué depuis longtemps à destituer le père géniteur. C’est en grande partie à cause du déficit des croyances et d’une absence de transmission au sein de la famille que le rite s’est trouvé dénué de sens et d’efficacité ” (page 139-140). Pourquoi, ceci étant, les rites fonctionnent-ils, la plupart du temps, si bien ? Parce que les familles jouent le jeu, parce qu’elles prennent au sérieux les incitations à la représentation que comporte la scène rituelle, parce que, en fait, les éléments du rituel ne sont pas détournés au profit d’une revendication œdipienne incestueuse, l’enfant étant redonné par le rituel sous le signe du séparé, et non comme réduit à du corps sur lequel des manipulations auraient eu lieu. Le rituel en lui-même ne suffit pas à avoir des fonctions symboligènes, quand bine même sa ou ses symboliques, sont, de l’extérieur, décryptables et déchiffrables.

Il est des mises en catastrophes, en chaos de ruineuses de tout nouage du Symbolique à l'Imaginaire qu'après le chaos, l'exil devient impossible. Son travail clinique lui fait rencontrer la question suivante : “ de quelles "maltraitances" "mises à la casse" du corps, du nom ou de la langue est-on devenu non encore l'héritier, pas même l'enfant, peut-être seulement le produit ? ” L'histoire contemporaine (colonisation et guerres coloniales parfois honteusement tues, déportation, génocides) a parfois authentifiée en masse la crainte de ne plus être issu que d'une indifférenciation suffocante, d'un sacrifice obscur ; suffocation et sacrifice où s'abîmèrent les encoches générationnelles nécessaire à la saisie de soi. Comment alors dégager le compte du sujet, soit le un par un ?

La clinique qui nous est proposée répondrait là par sa propre théorisation du symptôme. S'y indique la nécessité pour chaque analyste d'accueillir, voire de promouvoir une notion de place réservée, c’est-à-dire la façon dont les sujets prennent place dans l'histoire groupale. Attendus, comme prévu, comme produits par une histoire parfois effrayante. Le psychanalyste a l'impression d'une sorte de répétition. Or ce n'est justement pas à une simple insertion du sujet dans le noyau de catastrophe du trauma historique que l'on a affaire dans l'expérience analytique, tant qu’à la place où le sujet était "prévu" il y vient par le symptôme et donc en "porte à faux" ou "non sans discordance". Le symptôme permet une certaine liberté par rapport au déterminisme de l'histoire. Effet double du symptôme : ce par quoi le sujet se dégage de la structure, se dégage de sa place assignée, mais il est aussi -ça se retourne, le symptôme est une formation de compromis- ce par quoi il témoigne d'y être encore tout de même ne serait-ce que du fait de vouloir n'y être pas, mais alors pas du tout dans cette histoire là.

Lorsque Yolande Govindama écrit que “ Une perspective culturaliste ferait disparaître le dénominateur commun à l’humanité qui est la Référence fondatrice associée à la généalogie, à la filiation dont les médiateurs sont culturels “ (page 186), nous ne pouvons que souscrire. Comment alors la psychanalyste peut-elle situer l’horizon anthropologique du rituel et la dimension singulière qui surgit dans le processus de symbolisation, voire dans ses ratages ?

Est-ce en retrouvant une possible articulation entre deux modes d'être et de non-être d'objet : l'objet pulsionnel fantasmatique et la charge culturelle de l'objet rituel, que nous pourrons situer les destins des ritualités au singulier, dans leur fonction de coupure/ lien ? La question est d'importance. Par exemple, des cliniciens ont pu faire la remarque, à propos de ces manques de rituel ou de ces démembrements du lien entre rituel et sujet que génèrent les ruptures brutales, que certaines dilapidations des cohérences culturelles font retour sur les patients dans des tentatives où ils reprennent sur eux des termes corporels du rituel en les condensant et les fixant dans leur corporéité à la dérive. Mais encore, comment à la fois situer et entendre les références culturelles, dont nous pensons l'organisation en termes de collectif, et se rendre sensible à l'effet langagier et imaginal d'un désir au singulier ? Voilà deux questions que le livre de Y. Govindama nous impose de rencontrer et qui le rendent tout à fait recommandable. Nous ne disposions que de très peu de littérature sérieuse en anthropologie clinique des mondes tamouls à la Réunion. Le corps dans le rituel est un livre novateur, courageux, documenté. Nous voilà en présence d’une référence.

Olivier Douville