Lacan – L’index. Encore. Séminaire XX (1972-1973) - Françoise Bétourné

Paris, L’Harmattan, 2001 256 pages

Par Olivier Douville

Retrouver l’enseignement de Lacan est difficile dans la mesure où un tel enseignement ne se trouve pas intégralement dans un écrit ou une transcription déterminée mais parce que c’est bien l’ensemble des scripta et des choses dites et retranscrites qui constitue le corpus de référence.

À cet égard, et tout prenant acte de la distinction que proposait J.-C. Milner dans L’Œuvre claire [i] entre les textes écrits et les Séminaires, on pourrait concevoir de relire l'ensemble Séminaire sous la forme d'un magistral dispositif de miroir où des figures laissée en suspens se déplient bien des années après (ainsi pour le séminaire sur l'Ethique et celui sur l'Acte, ainsi pour la mise en spatialisation de l'objet a, dès le Transfert, puis son écriture dans les mathèmes et, enfin, sa mise en lien dans la topologie depuis le Séminaire R.S.I, qu'annoncent certains passages d'Ou pire et d'Encore). Un séminaire est souvent l’annonce d'un autre dont la transmission est à venir, quand il ne donne pas réponse à ce qui était annoncé- mais laissé de côté- bien avant. De plus, en ce qui concerne les dernières approches du réel, tout se trouve dans les ultimes séminaires, qui ,hélas, circulent encore diffcilement (en particulier les six dernières séances de R.S.I ,reprises certes dans Ornicar, Le Sinthome, et l'Insu que sait de l'une-bévue s'aille à mourre).

Lire aujourd’hui les Séminaires de Lacan, dans les diverses versions qui circulent plus ou moins officiellement, entendre Lacan grâce aux retranscriptions des plus précieuses qu’autour de J. Sibony l’équipe de Lutécium (site internet), met au jour, pose tout de même des problèmes de méthode.

Certaines questions de méthode et de présentation sont restées en suspend, et, concernant la numérotation des Séminaires de Lacan, on peut redouter, ce qu’exprimait récemment E. Porge, qu’une telle numérotation fasse de l'œuvre parlée de Lacan un corpus clos sur lui même. Enfin, on continue à ne pas comprendre pourquoi le Séminaire interrompu Les Noms-Du-Père ne figure pas dans la liste officielle.

Mais il est une autre difficulté encore qui n’est pas imputable à l’ordonnancement choisi, car enfin, on voit mal comment un texte pourrait être conçu à partir d’une parole publique sans que soient mises en œuvre pour le lire des dispositifs d’arpenteur et de classificateur. Cette autre difficulté est, selon moi, la suivante. Un des points majeurs de l’enseignement de Lacan consiste à proposer ( c’est-à-dire à distinguer) et à soutenir, logiquement (c’est-à-dire à discriminer) une séparation entre signification et sens. Signification et sens renvoient, respectivement à la parole vide et à la parole pleine ; à partir de quoi c’est l’idée même d’une classification des notions à la façon d’un dictionnaire qui peut devenir problématique, ou même, inapproprié. Les glissements de sens et les double sens étant aussi une des façons de lire des notions. À ce titre il est plus intéressant de repérer des évolutions, des glissements, des équivoques, et de reconsidérer cette façon souvent inspirée et parfois “ Almanach Vermot ” qu’avait Lacan de revenir à certains de ces concepts fondamentaux (Les Noms-du-Père versus les Non-dupes errent). La formule d’un index convient sans doute mieux que celle d’un dictionnaire, au risque, qui vaut mieux que celui d’un réductionnisme intempestif, de construire un corpus étonnement épais.

Si la démarche de lecture raisonnée choisie, qui est celle du plus grand nombre d’entre nous, est celle de l’étude du texte (de sa version écrite), alors nous avons besoin d’outils de travail afin de mieux cerner les significations d’une notion, saisir les moments logiques et chronologiques où elle surgit, pour la première fois, ou resurgit à nouveau. La méthode, au demeurant, est indiquée par J. Lacan dès le premier de ses Séminaires : Les écrits techniques de Freud, et nous en trouvons l’indication dans la version “ officielle ” parue au Seuil, à la page 262. Je cite : “ La signification ne renvoie jamais qu’à elle-même, c’est-à-dire à une autre signification. Chaque fois que nous avons dans l’analyse du langage à chercher la signification d’un mot, la seule méthode correcte est de faire la somme de ses emplois. Si vous voulez connaître dans la langue française la signification du mot “ main ”, vous devez dresser la catalogue de ses emplois, et non seulement quand il représente l’organe de la main, mais aussi quand il figure dans main d’œuvre, mainmise, main-morte, etc. La signification est donnée par la somme de ces emplois ”.

Françoise Bétourné, très avertie connaisseuse de l’œuvre de Jacques Lacan, a déjà publié ailleurs des extraits de son gigantesque et nécessaire ô combien travail d’indexation

Elle nous propose ici un appareil critique, propre à stimuler le lecteur à y “ mettre du sien ” en lisant Lacan. Son index du Séminaire XX est complété par le recensement organisé des phrases-clefs. Et c’est un outil de travail et un acte de transmission. Des erreurs parfois très gênantes, constamment rééditées dans la version “ Seuil ” se trouvent rectifiées (il en est ainsi de la forme de la figure 6). On sait, quand on compare la nouvelle version “ Seuil ” du Séminaire Le transfert à la première parue que de telles rectifications peuvent, avec le temps, voire pas mal de temps, être prises en compte.

Mais si tel était le seul mérite du travail de l’auteur, il resterait anecdotique ou, du moins, éphémère. F. Bétourné propose, bien clairement, de nuancer les insuffisances et de corriger les impairs, en tenant compte des corrections de Lacan lui-même, mais elle offre surtout la possibilité de mieux mettre à jour la structure et la dynamique des argumentations de Lacan. Et c’est sans doute sur ce Séminaire XX, flamboyant, exténuant, qu’un tel travail prend tout son sens. En effet, le Séminaire XX Encore, est un moment charnière. Lacan y renonce à certains de ces caps d’avancée. L’épistémé lacanienne, dès que le double fantôme science idéale/idéal de la science se dissipe, s'attache à épurer toute théorie de la coupure. C'est la fonction de la théorie des discours, théorie qui est une littéralisation des places et des termes qui sera, à nouveau, problématisée. La théorie des discours ne chronologise pas les coupures et les “ quart de tour ”. Et c'est bien ce séminaire XX qui, de la référence à la lettre, indique le tournant. S'inspirant du groupe Bourbaki, Lacan se montre très réservé . Le bourbakisme ne peut être maintenu que davantage littéralisé. Ainsi, il annonce (Encore, p. 46) que les lettres ne désignent pas des assemblages, mai qu'elles font ou qu’elles défont ces assemblages. C'est à la lettre qu'est dévolue la possibilité logique de faire lien entre Réel, Imaginaire et Symbolique, alors que le signifiant, qui relève du symbolique pur est défini entièrement par la place qu'il occupe relativement à d'autres signifiants. Triomphe éphémère du triomphe de la lettre. Le mathème connaîtra son propre achèvement. Dès la fin d'Encore le nœud est posé comme réfractaire à la lettre. "Il n'y a aucune théorie des nœuds. Aux nœuds ne s'applique à ce jour aucune formalisation mathématique". La lettre, identique à elle-même, susceptible de se transmettre sans relativisation de sa place et sans entame, porte l'ombre où elle va s'abolir. Le mathème s'épuise, son exténuation rencontre l'abolition de la lettre.

La substance de jouissance de l'objet parce qu'hétérogène sera prise dans l'objet topologique. La référence mathématique sera absorbée par le nœud borroméen.

Je pense donc que l’architecture contrariée et véhémente de ce Séminaire XX-Encore appelle un effort de discernement minutieux de la part de ceux qui tentent d’en rendre compte. Ce fut un des aspects les plus passionnants du livre de Milner, cité plus haut.

F. Bétourné nous propose donc plusieurs lignes de pistes, et il n’est pas à douter que son travail devrait ouvrir à une possibilité de lire Lacan avec rigueur et inventivité.

J’ajoute que ce livre est dédié à celui qui fut un des grands défricheurs de la possibilité d’écrire sur les textes et les Séminaires de Lacan et d’en transmettre un enseignement : Joël Dor. Beaucoup de l’exigence de J. Dor, de son intégrité et de sa volonté de travail, effective, se retrouve ici.

Olivier Douville

[i] Paris, Seuil, collection L’ordre philosophique, 1995