La lettre de l’enfance et de l’adolescence, revue du GRAPE N°60, juin 2003, Erès, 108 Pages, « L’ennui et l’enfant »
Par Olivier Douville
Notre époque se met à craindre les enfants agités et indisciplinés. C’est au point que les plus jeunes de ces petits énergumènes, dont l’activité étonnante ferait redouter qu’ils marchent mal au pas, par la suite, font l’objet d’une suspicion généralisée qui n’a d’égale que le développement d’une politique de médication, puisant dans la pharmacopée des amphétamines, visant à calmer l’agité et l’instable.
On en venait à oublier, le replié, le ronchon, le morose. Bref l’enfant qui s’ennuie. Ce qui est pourtant tout aussi mal vu, puisqu’un enfant, nous l’avons compris, se doit d’être motivé et discipliné. L’enfant qui s’ennuie est, à sa façon, un opposant ; il campe sinon la figure du rebelle, du moins le profil de l’atypique.
Ah ! Qui chantera, de nouveau, les vertus et de l’ennui et de l’agitation ?
Fort heureusement, cette lettre du GRAPE nous parvient. Sans oublier que certains ennuis prolongés, certaines solitudes et certains enfermements peuvent à bon droit inquiéter, parents, éducateurs et psy… Les contributions ne rechignent pas à l’analyse critique de ce refus idéologique de toute forme d’ennui. N’oublions donc pas que certaines expérimentations et traversées des « temps vides » peuvent être aussi des moments de subjectivation, de renoncement à une dépendance à la toute puissance d’un autre toujours présent, toujours consolateur et gratifiant, ou même, simplement, toujours stimulant et excitant. On perçoit alors l’empan du projet de ce numéro qui met la catégorie existentielle et phénoménologique de l’ennui en lien avec les expériences de déception, de retrait, mais aussi de prise en considération du manque dans le lien à soi et aux autres. Il en ressort, au plan clinique, la possibilité d’interroger cette expérience psychique et physique de l’ennui au regard d’autres expériences tels les procédés auto-calmants, et, par un subtil et opportun retournement des propositions, de se pencher sur les incidences cliniques, ou même psychopathologiques, du refus de l’ennui. Voilà le pivot sur lequel rouleront les principales notations cliniques que les divers auteurs prennent le soin d’exposer de bien claire façon.
L’arrière-plan philosophique se trouvera aussi évoqué, légèrement en avant-propos, qui, faisant place à l’histoire des idées, pointera en quoi les représentations de l’ennui ont évolué au fil des temps. S’il eut fallu faire place plus nette à l’acedia mélancolique du Moyen-âge —ce repli des ermites du désert qui était occasion malheureuse d’un vide de la conscience de soi, les rendant vulnérables aux fantasmagories les plus troubles —, il n’en reste pas moins que les conjonctions entre ennui et maladie de l’intériorité (cf. René de Chateaubriand), puis entre ennui et nouvelle forme de mal-être dans le lien social contemporain, sonnent justes. C’est souligner alors, comme le fait Claude Schauder que l’ennui est un affect pris dans le tissage entre le singulier et le collectif — on retrouve ici, les thèses d’une grande clinicienne, Michèle Huguet, qui fut la première psychologue à s’intéresser à l’ennui dans les grandes cités et une des toutes premières à vouloir donner lecture raisonnée de l’étayage des processus subjectifs sur les espaces et les temporalités urbaines[1]. Nous regrettons que son œuvre pionnière soit totalement passée sous silence dans ce numéro
Alors, l’ennui : la meilleure ou la pire des choses ? Allons au plus court, oui l’ennui la pire des choses lorsque l’ennui est une forme mélancolique précoce de renoncement au désir, la meilleure lorsqu’il vient freiner les fantasmes de toute-puissance et de toute adéquation entre ce que l’enfant pense, qu’il fait et qu’il agit, et ce que l’autre, lui, voudrait. Bref ce terme d’ennui couvre autant ce qui serait un décrochage de l’enfant par rapport à l’autre, qu’un temps de réévaluation subjective d’un lien à autrui, plus offert au langage, car déjà marqué par l’incomplétude et par le manque. Les familles qui tolèrent les phases d’ennui ne sont pas dénuées d’esprit non plus. Et celles qui considèrent comme un crime de lèse-majesté qu’un enfant s’ennuie aux obligatoires réunions de famille sont bien rigides. Différence sans doute entre les familles d’esprit et l’esprit de famille.
L’ennui ne peut s’observer (et se coter) comme un trouble du comportement ou de la pensée, et la plainte de s’ennuyer peut être entendue en fonction des latitudes de signification de cet ennui plus haut évoquées. Autre conséquence, tout à la fois théorique et pratique qui concerne l’adolescence. L’adolescent s’ennuie souvent. On parlera là d’un ennui inévitable, accompagnant ce temps de refonte du fantasme infantile où se découvre la nécessité structurelle du manque. L’adolescent morose (on trouve déjà ça chez P. Mâle) s’ennuie. Et cet ennui « normal » est, souligne Dominique Ottavi, la condition pour une nouvelle mise en fonction de la pulsion épistémophilique et du goût pour la pensée. Oui, mais qu’en est-il des ennuis sans issue ? Cet ennui-là se corrode en mélancolie ou en fureur agressive et auto-agressive lorsque les identifications qui font tenir les idéaux sont frappées d’obsolescence ou cinglées par le mépris.
Pour le clinicien, la stase de l’ennui pose alors la question et de la dépression et de la défense maniaque ; pour le politique, l’ennui est une question qui renvoie à ce qui vit de la pensée, se transmet, fait mémoire des traces et fonction d’accueil des signes de vie et de présence dans la cité. Réduit durablement à un ennui de soi communicatif, l’adolescent risque de ne se vivre que comme faisant partie d’une génération sacrifiée.
Phénoménologie, clinique, anthropologie et psychanalyse ; telles sont les quatre fées qui, à l’invitation du GRAPE, se penchent sur le berceau de l’ennui, ayant chacune tâche d’en tenter son éloge (cf. le texte de Roger Teboul) et d’ourler, en la circonstance, des propos qui ne sont jamais lassants.
Olivier Douville
[1] Huguet, M. : (1971) : Les femmes dans les grands ensembles, Paris, éd. du CNRS
Huguet, M. : (1987) : l’ennui ou la douleur du temps, Paris, Masson