La cure de parole

Revue Française de Psychanalyse, 5, « La cure de parole »

Décembre 2007, tome LXXI, Paris, PUF pages 1284 à 1797

Par Olivier Douville

La vieille revue de la SPP semble graduellement faire peau neuve. Les références à l’œuvre de Lacan percent la façade freudienne et viennent parfois prendre le tour d’un hommage averti et responsable. Le temps n’est plus où il suffisait de jeter quelques insolences et piques en direction de cet auteur, devenu sous le poids des polémiques convenues un pygmée diabolisé aux yeux des réfractaires et des inavertis, et cela donne aux plus novateurs esprits de la SPP des inspirations bienvenues. En écho, les citadelles qui se sont ombiliquées autour du nom de Lacan et ont trouvé dans cette appropriation farouche le motif de bien des expansions et rudes exclusions, peuvent se sentir un peu dépossédées de leur vocation de reliquaire. Et c’est tant mieux. Car enfin si Lacan n’appartient plus seulement aux lacaniens (ce qu’indiquait déjà un robuste compendium de Gilbert Diatkine sur Lacan paru au PUF il y a 10 années déjà – la topologie n’y était toutefois pas examinée) alors l’enjeu d’un dialogue, sinon d’une réconciliation entre modélisation structurale et invention métapsychologique, devient un peu moins brumeux, un peu moins chimérique, un peu moins interdit. Reste à certains ou certaines des psychanalyses de la SPP qui enseignent à l’Université de suivre le mouvement et de ne pas supposer qu’il leur suffise d’affubler leurs étudiants de harnachements anti-lacaniens Lacan pour demeurer freudiens.

Disons le net, ce volume qui présente ce qui peut se jouer de neuf dans le rapport à la parole d’un psychanalyste et d’un analysant dans les situations contemporaines de cure est excellent, tant en raison de sa rigueur que de son inventivité.

L’ensemble est constitué de rapports faits au Congrès des Psychanalystes de Langue Française

Dominique Clerc, tout d’abord. Dans un rapport ambitieux « L’écoute de la parole », l’auteur reprend à nouveaux frais le lien entre le transfert et la parole de l’analysant. Elle décrit la situation analytique presque comme un appareil psychique « à deux » où la surface du système Perception-Conscience est excitée par l’écoute elle-même. Le projet de ce texte, ou du moins une des ses vues est de donner une description métapsychologique in situ des deux conséquences de la règle fondamentale : association libre et écoute flottante. Accueillir de tels effets ne se réduit pas pour le psychanalyste à l’art de diriger une cure, il faut encore qu’il fasse de la situation analytique ce qui peut contenir et donner forme à ce radical du processus transférentiel qu’est la justement nommée par Freud « attente anxieuse ». Loin de ne se plier qu’à un exercice d’herméneutique visant à dévoiler et à exposer le sens latent des formations de l’inconscient au clair jour, il s’agit, pour le psychanalyste de favoriser les mouvements psychiques qui vident et déplacent le trop évident visuel des mots pour atteindre les réminiscences insoupçonnées. Ne prenons pas alors ces réminiscences pour des souvenirs intacts, des images pleines et vraies. Elles sont des signes aussi d’un mouvement de désir et, parce qu’elles sont par le désir travaillées et infiltrées, elles sont soumises aux torsions du travail de la langue qui fonctionne par ambiguïté et assonance -je cite ici des remarques fondamentales qu’on trouve page 1313. C’est à tout un jeu sur l’équivoque que nous sommes invités pour comprendre la fonction de l’évocation et de l’interprétation en séance. Lacan, voyez-vous n’est pas si loin que cela et il est comme « retrouvé-recréé » par Dominique Clerc, qui pousse à conséquence ce qui la fait écrire, soit le projet d’une alliance suave et fine entre métapsychologie et phénoménologie.

Autre rapport à ce congrès, celui de Laurent Danon-Boileau qui revient à son tour sur la règle fondamentale. Il le fait en s’attelant à une question : comment la cure de parole frôle le risque d’une effluence maniaque où la parole compulsive peut engendrer, par une absence de scansion, un retour de l’énonciation vers l’automatisme de répétition. Le remède à cette dilapidation maniaque des capacités symboliques du dire est proposé par l’auteur dans une écoute de l’analyste centrée sur les émotions et les affects. Cette thèse peu originale est toutefois brillamment exposée et c’est sans nul doute dans son effort conclusif que cet article plaisant trouve sa raison d’être. La cure est alors présentée comme une nostalgie et donc un renoncement, à ce que procure de volupté le sentiment océanique de pleine effusion entre les mots et les choses.

Bertrand Chervet reprend rigoureusement les termes de D. Clerc. En prenant comme objet de son étude le couple notionnel du langage et de l’image, il analyse comment certains mots qui signifient la perte, la rupture et la séparation sont comme isolés du flux associatif et préservés aussi de s’allier avec d’autres mots mais parce qu’ils sont objet de haine de la part de l’analysant. On sa souviendra en écho que pour Winnicott certains mots prononcés en cure avaient valeur d’objet transitionnels et que Lacan allant plus loin dans le rapport du symbolique au Réel (celui-ci surmontant celui-là) posait que certains mots, loin d’être de simples signifiants pouvaient prendre le poids de bouts de réel. Les références au Lacan du primat du signifiant sont nettes, du moins dans le sous-titre : « D’une parole l’Autre: d’une écoute l’Autre » et elles sont en phase avec ce que Lacan avait établi de la position persécutée puis dépressive du sujet devant l’incomplétude de l’Autre dont il est à jamais séparé.

Ce qu’avance Chervet va se trouver clairement exploité par Guy Lavallée qui souligne la valeur de la différence entre parole associative et parole compulsive en apportant ici une précision cliniquement fondée et théoriquement féconde. En effet, il souligne que la parole compulsive ne peut être réduite à un agir ou même à une pulsionnalité dérivée de l’agir mais qu’elle renvoie à une forme particulière de désintrication de l’énergie pulsionnelle hallucinatoire. C’est là une avancée féconde qui ouvre logiquement sur plusieurs directions de recherche. J’en distinguerai alors deux. Soit d’abord la façon dont le récit de rêve et celui d’autres expériences d’illusions redécompose et redistribue les lieux et les temps du dire. Soit, ensuite, ce qui serait des conditions d’accueil dans une cure des chutes des pouvoirs du dire chez des sujets qui ont été désabonnés des effets de la parole, vivant dans une réelle précarité symbolique.Clinique de la détresse dans son aspect métapsychologique et anthropologique, voilà bien sur quoi débouche l’énoncé de ce volume comme il est traité avec sérieux.

Citons enfin deux textes pour conclure, celui de Jean-François Solal qui prend son départ d’un aphorisme : « la parole c’est la cure » et sait user du « Discours de Rome » (texte de Lacan qui est une des références doctrinales majeures de cet ensemble) afin de situer comment l’interprétation du psychanalyste en séance sait jouer sur les ambiguïtés de la parole pour ménager une ouverture et une surprise. On trouve en Alan Victor Meyer un autre fin lecteur de ce « Discours de Rome » qui y voit une apologie de la dimension ontologique du langage. Heidegger et sa thèse du langage comme demeure de l’être (de fait droite issue de Parménide) n’est pas loin.

Il serait vain de résumer les autres contributions qui pour intéressantes qu’elles soient n’apportent pas grand chose de neuf aux lignes fortes de ce volume, telles qu’ici exposées et relatées. Une mention particulière doit être réservée toutefois au dialogue que Daniel Widlöcher engage avec les propos de Julie Kristeva sur les liens entre parole et chair. Il s’attelle à la tâche de distinguer deux thèses à propos de la représentation inconsciente. La première pose la représentation comme représentation du somatique, la seconde la définit comme un acte psychique hallucinatoire. Si, dans un premier temps, il s’agit bien de savoir où et comment se mentalise des représentations somatiques en représentations psychiques, une autre perspective, fera de la position d’écoute de l’analyste ce qui permet de saisir une forme primaire du psychique en deçà de toute représentation thématique Avons-nous là deux sortes de représentations ou deux façons, complémentaires et non superposables de traiter théoriquement de la représentation ? Là un débat peut s’ouvrir qui a pour conséquence de modifier des notions cruciales de la situation analytique, soit ce dispositif apte à recueillir les effets réels de la parole. Tout ne se réduit pas, pour qui écoute et laisse de flottante façon dériver son écoute à un travail de construction et de reconstruction à partir de la recherche des strates archéologiques de la représentation. La cure de parole est aussi et surtout l’occasion d’une saisie du mouvement pulsionnel, mouvement suscité et réveillé par l’excitant pulsionnel et dont il s’agira, poursuit Widlöcher « de partager l’expérience par le langage ».

Parole, corps, rêve, ce tripode suppose un lieu d’adresse et un espace de création. Tour ce volume tourne autour de la dimension de l’Autre du Langage an cure. Il fallait ici savoir lire Lacan, et reconnaître ses dettes. C’est chose faite. Mais rien de pétrifié ni d’expéditif dans l’hommage. Et l’ensemble reste fidèle à l’exigence d’établir une métapsychologie du dispositif de cure. Autant dire que nous avons là une somme stimulante et souvent audacieuse.

Olivier Douville